Vers la révolution écosocialiste [2/2]


Traduction d’un texte de Climate & Capitalism pour le site de Ballast

Le temps est comp­té mais il n’est pas trop tard pour agir, estime le phi­lo­sophe fran­co-bré­si­lien Michael Löwy. Chacun sait que le sys­tème capi­ta­liste est très lar­ge­ment res­pon­sable de la crise éco­lo­gique ; cha­cun sait « la guerre » qu’il mène contre l’en­vi­ron­ne­ment — inutile d’y reve­nir. La ques­tion cli­ma­tique s’im­pose dès lors, pour­suit-il, comme « la ques­tion sociale et poli­tique la plus impor­tante du XXIe siècle ». Pour y répondre, les éco­so­cia­listes s’é­chinent, depuis vingt ans, à s’or­ga­ni­ser de par le monde — en Afrique du Sud, au Brésil, en Australie, au Canada, en Inde, en Turquie ou encore aux États-Unis. Dans ce second volet, Löwy revient sur l’é­chec inévi­table du mou­ve­ment éco­lo­giste s’il n’en­tend pas rompre avec le capi­ta­lisme, c’est-à-dire se tour­ner vers le socia­lisme, et sur le carac­tère obso­lète du mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste s’il ne place pas l’é­co­lo­gie en son centre.


[lire le pre­mier volet]


Les ques­tions envi­ron­ne­men­tales n’é­tant pas aus­si mar­quantes au XIXe siècle qu’à notre époque de catas­trophe éco­lo­gique nais­sante, ces pré­oc­cu­pa­tions n’ont pas joué un rôle cen­tral dans les tra­vaux de Marx et Engels. Néanmoins, leurs écrits uti­lisent des argu­ments et des concepts essen­tiels concer­nant le lien entre dyna­mique capi­ta­liste et des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment natu­rel, et le déve­lop­pe­ment d’une alter­na­tive socia­liste et éco­lo­gique au sys­tème domi­nant. Certains pas­sages de Marx et d’Engels (et, sans conteste, dans les cou­rants mar­xistes domi­nants qui ont sui­vi) adoptent une posi­tion non cri­tique à l’é­gard des forces pro­duc­tives créées par le capi­tal, trai­tant le « déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives » comme le prin­ci­pal fac­teur du pro­grès humain. Cependant, Marx était radi­ca­le­ment oppo­sé à ce que nous appe­lons aujourd’­hui le « pro­duc­ti­visme » — la logique capi­ta­liste selon laquelle l’ac­cu­mu­la­tion de capi­tal, de richesses et de mar­chan­dises devient une fin en soi.

« Chaque pro­grès de l’agriculture capi­ta­liste est un pro­grès non seule­ment dans l’art d’exploiter le tra­vailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol. »

L’idée fon­da­men­tale de l’é­co­no­mie socia­liste — contrai­re­ment aux cari­ca­tures bureau­cra­tiques qui pré­va­laient dans les expé­riences « socia­listes » du XXe siècle — est de pro­duire des valeurs d’u­sage, des biens néces­saires à la satis­fac­tion des besoins, au bien-être et à l’é­pa­nouis­se­ment de l’Homme. Pour Marx, la carac­té­ris­tique cen­trale du pro­grès tech­nique n’é­tait pas la crois­sance indé­fi­nie des pro­duits (« avoir »), mais la réduc­tion du tra­vail socia­le­ment néces­saire et l’aug­men­ta­tion conco­mi­tante du temps libre (« être »). L’accent mis par Marx sur l’au­to-déve­lop­pe­ment com­mu­niste, sur le temps libre pour les acti­vi­tés artis­tiques, éro­tiques ou intel­lec­tuelles — par oppo­si­tion à l’ob­ses­sion capi­ta­liste de la consom­ma­tion de biens de plus en plus maté­riels — implique une réduc­tion déci­sive de la pres­sion sur l’en­vi­ron­ne­ment naturel.

Au-delà du béné­fice pré­su­mé pour l’en­vi­ron­ne­ment, une contri­bu­tion mar­xienne essen­tielle à la pen­sée éco­lo­gique socia­liste consiste à attri­buer au capi­ta­lisme une faille méta­bo­lique — c’est-à-dire une per­tur­ba­tion de l’é­change maté­riel entre les socié­tés humaines et l’en­vi­ron­ne­ment natu­rel. Cette ques­tion est notam­ment abor­dée dans un pas­sage bien connu du Capital :

La grande pro­prié­té fon­cière réduit la popu­la­tion agri­cole à un mini­mum, à un chiffre qui baisse constam­ment en face d’une popu­la­tion indus­trielle concen­trée dans les grandes villes et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ain­si des condi­tions qui pro­voquent un hia­tus irré­mé­diable dans l’équilibre com­plexe du méta­bo­lisme social com­po­sé par les lois natu­relles de la vie ; il s’ensuit un gas­pillage des forces du sol, gas­pillage que le com­merce trans­fère bien au-delà des fron­tières du pays consi­dé­ré. […] En outre, chaque pro­grès de l’agriculture capi­ta­liste est un pro­grès non seule­ment dans l’art d’exploiter le tra­vailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque pro­grès dans l’art d’accroître sa fer­ti­li­té pour un temps, un pro­grès dans la ruine de ses sources durables de fer­ti­li­té. Plus un pays, les États‑Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se déve­loppe sur la base de la grande indus­trie, plus ce pro­cès de des­truc­tion s’accomplit rapi­de­ment. La pro­duc­tion capi­ta­liste ne déve­loppe donc la tech­nique et la com­bi­nai­son du pro­cès de pro­duc­tion sociale qu’en épui­sant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur.

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Ce pas­sage impor­tant cla­ri­fie la vision dia­lec­tique de Marx sur les contra­dic­tions du « pro­grès » et ses consé­quences des­truc­trices pour la nature dans les condi­tions capi­ta­listes. L’exemple, bien sûr, se limite à la perte de fer­ti­li­té du sol. Mais sur cette base, Marx tire l’i­dée géné­rale que la pro­duc­tion capi­ta­liste incarne une ten­dance à miner les « condi­tions natu­relles éter­nelles ». D’un point de vue simi­laire, Marx réitère l’ar­gu­ment, plus fami­lier, selon lequel la même logique pré­da­trice du capi­ta­lisme exploite et avi­lit les tra­vailleurs. Alors que la plu­part des éco­so­cio­logues contem­po­rains s’ins­pirent des idées de Marx, l’é­co­lo­gie a pris une place de plus en plus cen­trale dans leur ana­lyse et leur action. Au cours des années 1970 et 1980, en Europe comme aux États-Unis, un socia­lisme éco­lo­gique a com­men­cé à prendre forme. Manuel Sacristan, un phi­lo­sophe espa­gnol dis­si­dent-com­mu­niste, a fon­dé la revue éco­so­cia­liste et fémi­niste Mientras Tanto en 1979, intro­dui­sant le concept dia­lec­tique de « forces des­truc­tives-pro­duc­tives ». Raymond Williams, socia­liste bri­tan­nique et fon­da­teur des études cultu­relles modernes, a été l’un des pre­miers en Europe à appe­ler à un « socia­lisme éco­lo­gi­que­ment conscient » ; on lui attri­bue même sou­vent le mérite d’a­voir inven­té le terme « éco­so­cia­lisme ». André Gorz, phi­lo­sophe et jour­na­liste fran­çais, a sou­te­nu l’i­dée que l’é­co­lo­gie poli­tique doit por­ter une cri­tique de la pen­sée éco­no­mique et appe­lé à une trans­for­ma­tion éco­lo­gique et huma­niste du tra­vail. Barry Commoner, un bio­lo­giste amé­ri­cain, a sou­te­nu que le sys­tème capi­ta­liste et sa tech­no­lo­gie — et non la crois­sance démo­gra­phique — étaient res­pon­sables de la des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, ce qui l’a conduit à la conclu­sion qu’une « sorte de socia­lisme » était l’al­ter­na­tive réaliste.

« Le sys­tème capi­ta­liste est l’un des prin­ci­paux res­pon­sables du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la crise éco­lo­gique plus large qui touche la Terre. »

Dans les années 1980, James O’Connor a fon­dé l’in­fluente revue Capitalism Nature Socialism. La revue s’est ins­pi­rée de l’i­dée de O’Connor sur la « deuxième contra­dic­tion du capi­ta­lisme ». Dans cette for­mu­la­tion, la pre­mière contra­dic­tion est la contra­dic­tion mar­xiste entre les forces et les rap­ports de pro­duc­tion ; la deuxième se situe entre le mode de pro­duc­tion et les « condi­tions de pro­duc­tion » — en par­ti­cu­lier, l’é­tat de l’en­vi­ron­ne­ment. Une nou­velle géné­ra­tion d’é­co­marxistes est appa­rue dans les années 2000, dont John Bellamy Foster et d’autres, autour de la revue Monthly Review : ils ont déve­lop­pé le concept mar­xiste de « frac­ture méta­bo­lique » entre les socié­tés humaines et l’en­vi­ron­ne­ment. En 2001, Joel Kovel et l’au­teur des pré­sentes lignes ont publié un Manifeste éco­so­cia­liste, déve­lop­pé plus avant par les mêmes auteurs, aux côtés de Ian Angus cette fois, dans le « Manifeste éco­so­cia­liste de Belem » de 2008, signé par des cen­taines de per­sonnes de 40 pays et dis­tri­bué au Forum social mon­dial en 2009. Il est deve­nu une réfé­rence impor­tante pour les éco­so­cia­listes du monde entier.

Pourquoi les écologistes doivent être socialistes

Comme ces auteurs, et d’autres, l’ont mon­tré, le capi­ta­lisme est incom­pa­tible avec un quel­conque ave­nir durable. Le sys­tème capi­ta­liste, une machine de crois­sance éco­no­mique pro­pul­sée par les com­bus­tibles fos­siles depuis la Révolution indus­trielle, est l’un des prin­ci­paux res­pon­sables du chan­ge­ment cli­ma­tique et de la crise éco­lo­gique plus large qui touche la Terre. Sa logique irra­tion­nelle d’ex­pan­sion et d’ac­cu­mu­la­tion sans fin, de gas­pillage des res­sources, de consom­ma­tion osten­ta­toire, d’ob­so­les­cence pro­gram­mée et de recherche du pro­fit à tout prix conduit la pla­nète au bord de l’abîme.

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Le « capi­ta­lisme vert » (la stra­té­gie qui consiste à réduire l’im­pact envi­ron­ne­men­tal tout en main­te­nant les ins­ti­tu­tions éco­no­miques domi­nantes) offre-t-il une solu­tion ? L’invraisemblance d’un tel scé­na­rio de réforme poli­tique est illus­trée de la manière la plus écla­tante par l’é­chec d’un quart de siècle de confé­rences inter­na­tio­nales visant à trai­ter effi­ca­ce­ment le chan­ge­ment cli­ma­tique. Les forces poli­tiques enga­gées dans l’« éco­no­mie de mar­ché » capi­ta­liste qui ont créé le pro­blème ne peuvent être à l’o­ri­gine de la solu­tion. Lors de la confé­rence de Paris sur le cli­mat de 2015, de nom­breux pays ont ain­si déci­dé de faire de sérieux efforts pour main­te­nir l’aug­men­ta­tion moyenne de la tem­pé­ra­ture mon­diale en des­sous de 2 °C (idéa­le­ment, ont-ils conve­nu, en des­sous de 1,5 °C). En consé­quence, ils se sont por­tés volon­taires pour mettre en œuvre des mesures visant à réduire leurs émis­sions de gaz à effet de serre. Ils n’ont tou­te­fois mis en place aucun méca­nisme d’ap­pli­ca­tion ni de consé­quences en cas de non-res­pect, ce qui ne garan­tit pas qu’un pays tien­dra sa parole. Les États-Unis, deuxième plus gros émet­teur de car­bone au monde, sont désor­mais diri­gés par un néga­tion­niste du cli­mat [texte écrit avant la départ de Donald Trump, ndlr] qui les a reti­rés de l’ac­cord. Même si tous les pays res­pec­taient leurs enga­ge­ments, la tem­pé­ra­ture mon­diale aug­men­te­rait de 3 °C ou plus, avec un risque impor­tant de chan­ge­ment cli­ma­tique désas­treux et irréversible.

« Le défi envi­ron­ne­men­tal — construire un sys­tème alter­na­tif qui reflète le bien com­mun dans son ADN ins­ti­tu­tion­nel — devient inex­tri­ca­ble­ment lié au défi socialiste. »

Le défaut fatal du capi­ta­lisme vert réside dans le conflit entre la micro-ratio­na­li­té du mar­ché capi­ta­liste, avec son cal­cul à courte vue des pertes et pro­fits, et la macro-ratio­na­li­té de l’ac­tion col­lec­tive pour le bien com­mun. La logique aveugle du mar­ché résiste à une trans­for­ma­tion rapide de l’éner­gie pour s’é­loi­gner de la dépen­dance aux com­bus­tibles fos­siles, en contra­dic­tion intrin­sèque avec la ratio­na­li­té éco­lo­gique. Il ne s’a­git pas d’ac­cu­ser les « mau­vais » capi­ta­listes éco­ci­daires, par oppo­si­tion aux « bons » capi­ta­listes verts : la faute incombe à un sys­tème ancré dans une concur­rence impi­toyable et une course au pro­fit à court terme qui détruit l’é­qui­libre de la nature. Le défi envi­ron­ne­men­tal — construire un sys­tème alter­na­tif qui reflète le bien com­mun dans son ADN ins­ti­tu­tion­nel — devient inex­tri­ca­ble­ment lié au défi socialiste.

Ce défi exige la construc­tion de ce que E. P. Thompson a appe­lé une « éco­no­mie morale », fon­dée sur des prin­cipes non moné­taires et extra-éco­no­miques, sociaux-éco­lo­giques et régie par des pro­ces­sus de déci­sion démo­cra­tiques. Bien plus qu’une réforme pro­gres­sive, ce qu’il faut, c’est l’é­mer­gence d’une civi­li­sa­tion sociale et éco­lo­gique qui fasse naître une nou­velle struc­ture éner­gé­tique et un ensemble de valeurs et un mode de vie post-consu­mé­riste. La réa­li­sa­tion de cette vision ne sera pas pos­sible sans une pla­ni­fi­ca­tion et un contrôle publics sur les « moyens de pro­duc­tion », les intrants phy­siques uti­li­sés pour pro­duire une valeur éco­no­mique — telles que les ins­tal­la­tions, les machines et les infrastructures.

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Une poli­tique éco­lo­gique qui fonc­tionne dans le cadre des ins­ti­tu­tions et des règles domi­nantes de l’« éco­no­mie de mar­ché » ne per­met­tra pas de rele­ver les pro­fonds défis envi­ron­ne­men­taux aux­quels nous sommes confron­tés. Les éco­lo­gistes qui ne recon­naissent pas que le « pro­duc­ti­visme » découle de la logique du pro­fit sont voués à l’é­chec — ou, pire, à être absor­bés par le sys­tème. Les exemples abondent. L’absence d’une posi­tion anti­ca­pi­ta­liste cohé­rente a conduit la plu­part des par­tis verts euro­péens — notam­ment en France, en Allemagne, en Italie et en Belgique — à deve­nir de simples par­te­naires « éco-réfor­mistes » dans la ges­tion sociale-libé­rale du capi­ta­lisme par les gou­ver­ne­ments de centre-gauche. Bien sûr, la nature ne s’en est pas mieux sor­tie sous le « socia­lisme » de type sovié­tique que sous le capi­ta­lisme. C’est d’ailleurs l’une des rai­sons pour les­quelles l’é­co­so­cia­lisme a un pro­gramme et une vision très dif­fé­rents du soi-disant « socia­lisme réel­le­ment exis­tant » du pas­sé. Puisque les racines du pro­blème éco­lo­gique sont sys­té­miques, l’é­co­lo­gie doit remettre en ques­tion le sys­tème capi­ta­liste domi­nant, ce qui signi­fie qu’il faut prendre au sérieux la syn­thèse du XXIe siècle entre l’é­co­lo­gie et le socia­lisme : l’écosocialisme.

Pourquoi les socialistes doivent être écologistes

« L’absence d’une posi­tion anti­ca­pi­ta­liste cohé­rente a conduit la plu­part des par­tis verts euro­péens à deve­nir de simples par­te­naires éco-réfor­mistes. »

La sur­vie de la socié­té civi­li­sée, et peut-être d’une grande par­tie de la vie sur la pla­nète Terre, est en jeu. Une théo­rie ou un mou­ve­ment socia­liste qui n’in­tègre pas l’é­co­lo­gie comme élé­ment cen­tral de son pro­gramme et de sa stra­té­gie est ana­chro­nique et sans inté­rêt. Le chan­ge­ment cli­ma­tique repré­sente l’ex­pres­sion la plus mena­çante de la crise éco­lo­gique pla­né­taire, posant un défi sans pré­cé­dent his­to­rique. Si on laisse les tem­pé­ra­tures mon­diales dépas­ser les niveaux pré­in­dus­triels de plus de 2 °C, les scien­ti­fiques pré­voient des consé­quences de plus en plus graves — comme une élé­va­tion du niveau de la mer si impor­tante qu’elle ris­que­rait de sub­mer­ger la plu­part des villes mari­times, de Dacca au Bangladesh à Amsterdam, Venise ou New York. Une déser­ti­fi­ca­tion à grande échelle, une per­tur­ba­tion du cycle hydro­lo­gique et de la pro­duc­tion agri­cole, des phé­no­mènes météo­ro­lo­giques plus fré­quents et plus extrêmes et la dis­pa­ri­tion d’es­pèces sont autant de menaces. Nous en sommes déjà à 1 °C. À quelle aug­men­ta­tion de tem­pé­ra­ture (5, 6 ou 7 °C) allons-nous atteindre un point de bas­cu­le­ment au-delà duquel la pla­nète ne pour­ra plus sup­por­ter la vie civi­li­sée, voire devien­dra inhabitable ?

Il est par­ti­cu­liè­re­ment inquié­tant de consta­ter que les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique s’ac­cu­mulent à un rythme bien plus rapide que ne le pré­disent les cli­ma­to­logues, qui — comme presque tous les scien­ti­fiques — ont ten­dance à être très pru­dents. L’encre ne sèche pas plus vite sur un rap­port du Groupe d’ex­perts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’é­vo­lu­tion du cli­mat lorsque l’aug­men­ta­tion des impacts cli­ma­tiques le fait paraître trop opti­miste. Alors que l’ac­cent était autre­fois mis sur ce qui se pas­se­ra dans un ave­nir loin­tain, l’at­ten­tion s’est de plus en plus por­tée sur ce à quoi nous sommes confron­tés aujourd’­hui et dans les années à venir.

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Certains socia­listes recon­naissent la néces­si­té d’in­té­grer l’é­co­lo­gie, mais s’op­posent au terme « éco­so­cia­lisme », arguant que le socia­lisme inclut déjà l’é­co­lo­gie, le fémi­nisme, l’an­ti­ra­cisme ain­si que d’autres fronts pro­gres­sistes. Cependant, le terme « éco­so­cia­lisme », en sug­gé­rant un chan­ge­ment déci­sif des idées socia­listes, revêt une signi­fi­ca­tion poli­tique impor­tante. Premièrement, il reflète une nou­velle com­pré­hen­sion du capi­ta­lisme en tant que sys­tème basé non seule­ment sur l’ex­ploi­ta­tion mais aus­si sur la des­truc­tion — la des­truc­tion mas­sive des condi­tions de vie sur la pla­nète. Deuxièmement, l’é­co­so­cia­lisme étend la signi­fi­ca­tion de la trans­for­ma­tion socia­liste au-delà d’un chan­ge­ment de pro­prié­té : une trans­for­ma­tion civi­li­sa­tion­nelle de l’ap­pa­reil pro­duc­tif, des modes de consom­ma­tion et de l’en­semble du mode de vie. Troisièmement, ce nou­veau terme sou­ligne la vision cri­tique qu’il adopte des expé­riences du XXe siècle au nom du socialisme.

« L’écosocialisme étend la signi­fi­ca­tion de la trans­for­ma­tion socia­liste au-delà d’un chan­ge­ment de pro­prié­té : une trans­for­ma­tion civilisationnelle. »

Le socia­lisme du XXe siècle, dans ses ten­dances domi­nantes (social-démo­cra­tie et com­mu­nisme de type sovié­tique), était, au mieux, inat­ten­tif à l’im­pact humain sur l’en­vi­ron­ne­ment et, au pire, com­plè­te­ment mépri­sant. Les gou­ver­ne­ments ont adop­té et adap­té l’ap­pa­reil pro­duc­tif capi­ta­liste occi­den­tal dans un effort de « déve­lop­pe­ment », tout en igno­rant lar­ge­ment les coûts néga­tifs pro­fonds sous forme de dégra­da­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. L’URSS en est un par­fait exemple. Les pre­mières années qui ont sui­vi la Révolution d’Octobre ont vu se déve­lop­per un cou­rant éco­lo­gique : un cer­tain nombre de mesures de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment ont été pro­mul­guées. Mais, à la fin des années 1920, du fait du pro­ces­sus de bureau­cra­ti­sa­tion sta­li­nienne en cours, un pro­duc­ti­visme insou­ciant de l’en­vi­ron­ne­ment s’est impo­sé dans l’in­dus­trie et l’a­gri­cul­ture au moyen de méthodes tota­li­taires, tan­dis que les éco­lo­gistes étaient mar­gi­na­li­sés ou éli­mi­nés. L’accident de Tchernobyl de 1986 est un emblème dra­ma­tique des consé­quences désas­treuses à long terme.

Changer qui pos­sède des biens sans chan­ger la façon dont ils sont gérés est une impasse. Le socia­lisme doit pla­cer la ges­tion démo­cra­tique et la réor­ga­ni­sa­tion du sys­tème pro­duc­tif au cœur de la trans­for­ma­tion, ain­si qu’un enga­ge­ment ferme en faveur de la ges­tion éco­lo­gique. Pas seule­ment le socia­lisme ou l’é­co­lo­gie, mais l’écosocialisme.

L’écosocialisme et la Grande Transition

La lutte pour le socia­lisme vert à long terme exige de lut­ter pour des réformes concrètes et urgentes à court terme. Sans se faire d’illu­sions sur les pers­pec­tives d’un « capi­ta­lisme propre », le mou­ve­ment pour un chan­ge­ment pro­fond doit essayer de réduire les risques pour les per­sonnes et la pla­nète, tout en gagnant du temps pour obte­nir le sou­tien néces­saire à un chan­ge­ment plus fon­da­men­tal. En par­ti­cu­lier, la bataille pour for­cer les puis­sances en place à réduire dras­ti­que­ment les émis­sions de gaz à effet de serre reste un front clé, de même que les efforts locaux pour pas­ser à des méthodes agroé­co­lo­giques, à l’éner­gie solaire coopé­ra­tive et à la ges­tion com­mu­nau­taire des ressources.

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Ces luttes concrètes et immé­diates sont impor­tantes en soi : des vic­toires par­tielles sont essen­tielles pour lut­ter contre la dété­rio­ra­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et le déses­poir face à l’a­ve­nir. À plus long terme, ces cam­pagnes peuvent contri­buer à éle­ver la conscience éco­lo­gique et socia­liste et à pro­mou­voir l’ac­ti­visme d’en bas. La prise de conscience et l’au­to-orga­ni­sa­tion sont toutes deux des condi­tions préa­lables et des fon­de­ments déci­sifs pour trans­for­mer radi­ca­le­ment le sys­tème mon­dial. L’amplification de mil­liers d’ef­forts locaux et par­tiels en un mou­ve­ment mon­dial sys­té­mique glo­bal ouvre la voie à une Grande Transition : une nou­velle socié­té et un nou­veau mode de vie. Cette vision imprègne l’i­dée popu­laire d’un « mou­ve­ment des mou­ve­ments », née du mou­ve­ment pour la jus­tice mon­diale et des Forums sociaux mon­diaux, et qui, depuis de nom­breuses années, a favo­ri­sé la conver­gence des mou­ve­ments sociaux et envi­ron­ne­men­taux dans une lutte com­mune. L’écosocialisme n’est qu’un cou­rant par­mi d’autres dans ce cou­rant plus large, sans pré­tendre qu’il est « plus impor­tant » ou « plus révo­lu­tion­naire » que les autres. Une telle pré­ten­tion concur­ren­tielle engendre une pola­ri­sa­tion contre-pro­duc­tive alors que ce qu’il faut, c’est l’unité.

« Le mou­ve­ment pour la jus­tice cli­ma­tique réunit l’an­ti­ra­cisme et l’é­co­so­cia­lisme dans la lutte contre la des­truc­tion des condi­tions de vie des com­mu­nau­tés souf­frant de discrimination. »

L’écosocialisme vise plu­tôt à contri­buer à un ethos com­mun adop­té par les dif­fé­rents mou­ve­ments pour une Grande Transition. L’écosocialisme se consi­dère comme fai­sant par­tie d’un mou­ve­ment inter­na­tio­nal : puisque les crises éco­lo­giques, éco­no­miques et sociales mon­diales ne connaissent pas de fron­tières, la lutte contre les forces sys­té­miques qui sont à l’o­ri­gine de ces crises doit éga­le­ment être mon­dia­li­sée. De nom­breuses inter­sec­tions impor­tantes font sur­face entre l’é­co­so­cia­lisme et d’autres mou­ve­ments, notam­ment les efforts visant à relier l’é­co­fé­mi­nisme et l’é­co­so­cia­lisme comme étant conver­gents et com­plé­men­taires. Le mou­ve­ment pour la jus­tice cli­ma­tique réunit l’an­ti­ra­cisme et l’é­co­so­cia­lisme dans la lutte contre la des­truc­tion des condi­tions de vie des com­mu­nau­tés souf­frant de dis­cri­mi­na­tion. Dans les mou­ve­ments indi­gènes, cer­tains diri­geants sont des éco­so­cia­listes ; de nom­breux éco­so­cia­listes voient quant à eux dans le mode de vie indi­gène, fon­dé sur la soli­da­ri­té com­mu­nau­taire et le res­pect de la « Pachamama », une source d’ins­pi­ra­tion pour la pers­pec­tive éco­so­cia­liste. De même, l’é­co­so­cia­lisme trouve sa voix au sein des mou­ve­ments pay­sans, syn­di­caux, décrois­sants — pour ne par­ler que d’eux.

Le mou­ve­ment de ras­sem­ble­ment des mou­ve­ments cherche à chan­ger le sys­tème, convain­cu qu’un autre monde est pos­sible au-delà de la mar­chan­di­sa­tion, de la des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, de l’ex­ploi­ta­tion et de l’op­pres­sion. Le pou­voir des élites diri­geantes en place est indé­niable et les forces de l’op­po­si­tion radi­cale res­tent faibles. Mais elles se déve­loppent et repré­sentent notre espoir d’ar­rê­ter le cours catas­tro­phique de la « crois­sance » capi­ta­liste. L’écosocialisme apporte une pers­pec­tive impor­tante pour nour­rir la com­pré­hen­sion et la stra­té­gie de ce mou­ve­ment pour une Grande Transition. Walter Benjamin a défi­ni les révo­lu­tions non comme la loco­mo­tive de l’Histoire, comme le pen­sait Marx, mais comme le fait pour l’hu­ma­ni­té de tirer sur le frein de secours avant que le train ne tombe dans l’a­bîme. Nous n’a­vons jamais autant eu besoin d’at­teindre ce levier ensemble et de tra­cer une nou­velle voie vers une des­ti­na­tion dif­fé­rente. L’idée et la pra­tique éco­so­cia­listes peuvent aider à orien­ter ce pro­jet his­to­rique mondial.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast, avec l’aimable auto­ri­sa­tion de l’auteur | « Ecosocialism : A Vital Synthesis », Climate & Capitalism, 16 décembre 2020
Photographies de ban­nière et de vignette : Edward Burtynsky | www.edwardburtynsky.com

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Michael Löwy

Philosophe marxiste et écosocialiste franco-brésilien. Il est notamment l'auteur, avec Olivier Besancenot, de Affinités révolutionnaires : Nos étoiles rouges et noires (2014).

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