Le Vent se lève : « Rester connecté au sens commun »


Entretien inédit pour le site de Ballast | rubrique Relier

Dans la galaxie des maga­zines en ligne, Le Vent se lève a vu le jour à la fin de l’an­née 2016 — un « média d’opinion com­ba­tif », selon l’un de ses fon­da­teurs, dési­reux de s’en­ga­ger dans la fameuse « bataille cultu­relle ». Plus de 300 papiers, à ce jour, s’en sont char­gés ; près de 100 béné­voles aux manettes, et tous de reven­di­quer les for­mats courts aisé­ment dif­fu­sables sur les réseaux sociaux. Ils jurent n’être pas une revue, entendent sub­ver­tir « les codes de l’adversaire », conçoivent la poli­tique comme la prise du pou­voir cen­tral, louent le popu­lisme comme stra­té­gie et tiennent à « avoir un impact sur le débat » : forme et fond ne sont pas les nôtres, bavards à dis­tance de l’ac­tu que nous sommes, et c’est bien pour cela que nous sou­hai­tions en dis­cu­ter avec eux. Que peut aujourd’­hui « le jour­na­lisme inté­gral » dont Le Vent se lève, élève de Gramsci, se réclame ?


Macron est l’une de vos cibles de pré­di­lec­tion : pour­quoi le pays a‑t-il visé de travers ?

Il est évi­dem­ment ten­tant d’affirmer que les Français ont voté à côté, qu’ils ont été, une fois de plus, trom­pés par un as du mar­ke­ting élec­to­ral et de la mani­pu­la­tion des masses. C’est trop facile. Nous pen­sons qu’il faut avant tout décryp­ter la stra­té­gie de l’adversaire, déce­ler chez lui les res­sorts de sa capa­ci­té à sus­ci­ter l’adhésion — afin de mieux la décons­truire. Force est de consta­ter que, dans un contexte de brouillage des fron­tières idéo­lo­giques, lié notam­ment à la rela­tive indif­fé­ren­cia­tion des poli­tiques éco­no­miques menées par les deux pré­cé­dents pré­si­dents de la République, le cli­vage gauche/droite a per­du de sa cen­tra­li­té dans les men­ta­li­tés des Français. D’ailleurs, trois des quatre can­di­dats arri­vés en tête à l’élection pré­si­den­tielle se sont éver­tués à s’affranchir de cet axe struc­tu­rant de la vie poli­tique : Marine Le Pen, en oppo­sant les « patriotes » aux « mon­dia­listes » ; Jean-Luc Mélenchon, en ins­tau­rant une ligne de frac­ture entre le « peuple » et l’« oli­gar­chie » ; Emmanuel Macron, en pré­ten­dant incar­ner le ras­sem­ble­ment des « pro­gres­sistes » contre les « conser­va­teurs » de tous bords.

« Nous nous effor­çons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation poli­tique d’un néo­li­bé­ra­lisme assu­mé, éman­ci­pé des com­plexes des socia­listes et débar­ras­sé des obses­sions iden­ti­taires des droites. »

La fron­tière dres­sée par Emmanuel Macron est habile : elle ren­voie dos à dos une droite hos­tile au chan­ge­ment et une gauche arc-bou­tée sur la défense d’acquis sociaux jugés d’un autre âge. Pour résu­mer, tan­dis que gauche et droite, par leurs que­relles arti­fi­cielles et leur manque d’audace, ont enfon­cé la France dans l’immobilisme, Emmanuel Macron se pré­sen­tait comme le can­di­dat à même de libé­rer le pays de ses car­cans, de lui redon­ner un « esprit de conquête ». Cette image est fon­da­men­tale : celle d’une France qui avance, qui relève de nou­veaux défis. Là où les néo­li­bé­raux « tra­di­tion­nels » font de l’austérité un hori­zon indé­pas­sable, fidèles à la for­mule « There is no alter­na­tive » de Margaret Thatcher (que l’on songe un ins­tant à la moro­si­té d’un François Fillon ou d’un Alain Juppé), Emmanuel Macron pro­pose un nou­veau récit poli­tique mobi­li­sa­teur axé sur l’ambition et la moder­ni­té. Cette nou­velle fron­tière, il l’a construite pour main­te­nir le sys­tème et non pour le chan­ger réel­le­ment — c’est pour­quoi le terme de « trans­for­misme » est plus adé­quat pour qua­li­fier son pro­jet. Emmanuel Macron est éga­le­ment par­ve­nu à cap­ter une pro­fonde demande de renou­vel­le­ment poli­tique en capi­ta­li­sant sur la désaf­fec­tion de nom­breux citoyens à l’égard des par­tis tra­di­tion­nels. En lan­çant son propre mou­ve­ment bâti comme une start-up, en appe­lant au retour de la socié­té civile et de l’expérience pro­fes­sion­nelle en poli­tique, au nom de l’efficacité et par oppo­si­tion à une élite poli­tique car­rié­riste et sclé­ro­sée, il a incon­tes­ta­ble­ment mar­qué des points. Bref, Emmanuel Macron s’est façon­né le cos­tume de la figure ico­no­claste, inclas­sable, bri­sant les tabous et trans­gres­sant les codes pour faire pro­gres­ser le pays et balayer le « vieux monde ». Un car­net d’adresses bien four­ni, une large cou­ver­ture média­tique, un spec­ta­cu­laire ali­gne­ment des pla­nètes (affaire Fillon, vic­toire de Benoît Hamon à la pri­maire socia­liste) et un épou­van­tail bien com­mode (Marine Le Pen) ont fait le reste.

Quant à nous, à LVSL, nous nous effor­çons de mettre au jour Emmanuel Macron pour ce qu’il est : l’incarnation poli­tique d’un néo­li­bé­ra­lisme assu­mé, éman­ci­pé des com­plexes des socia­listes et débar­ras­sé des obses­sions iden­ti­taires des droites. C’est peut-être une cible de pré­di­lec­tion, mais il faut recon­naître qu’il faci­lite aujourd’hui la tâche de ses adver­saires. Au bout d’un cer­tain temps, les actes finissent imman­qua­ble­ment par prendre le pas sur la puis­sance du récit poli­tique. Notre rôle consiste donc tout à la fois à défaire le dis­cours et à poser un regard cri­tique sur les actes. Emmanuel Macron ne peut pas scan­der à la face du monde « Make our pla­net great again » et en même temps accep­ter l’application pro­vi­soire du CETA ou céder sur les per­tur­ba­teurs endo­cri­niens. Il ne peut pré­tendre pro­pul­ser la France dans la moder­ni­té tout en adop­tant une réforme du mar­ché du tra­vail qui signe une pro­fonde régres­sion dans le quo­ti­dien de mil­lions de sala­riés. Ajoutez à cela « les gens qui ne sont rien », les « fai­néants », les « cyniques » ou ceux qui « foutent le bor­del », et le tra­vail de décons­truc­tion de l’entreprise macro­niste est déjà bien entamé.

Margaret Thatcher en Russie (DR)

Votre ligne défend le « popu­lisme de gauche », por­té notam­ment par Podemos. Dans une tri­bune publiée cette année par Attac, Pierre Khalfa, syn­di­ca­liste et copré­sident de la Fondation Copernic, esti­mait qu’il est un « non-dit » délé­tère der­rière ce popu­lisme : son auto­ri­ta­risme, son culte de la repré­sen­ta­tion, sa mythi­fi­ca­tion du lea­der comme incar­na­tion popu­laire. Qu’objecter à cela ?

Pierre Khalfa fait une mau­vaise lec­ture du popu­lisme. Dans son texte, il oppose la construc­tion du peuple à son auto­cons­truc­tion. Il per­çoit la pre­mière comme étant le pro­ces­sus actif et exclu­sif de construc­tion du sujet poli­tique par le lea­der, ce qui implique un risque d’autoritarisme, et la seconde comme étant une forme spon­ta­née d’autoconstruction hori­zon­tale du peuple. Il y a ici à la fois une incom­pré­hen­sion de ce que les intel­lec­tuels popu­listes nomment « construc­tion du peuple » et une pure incan­ta­tion sur l’autoconstruction spon­ta­née : on attend tou­jours l’autoconstruction d’un sujet poli­tique… Bref, l’erreur de Khalfa consiste dans le fait qu’il n’a pas lu, ou mal lu, le fait que le pro­ces­sus de construc­tion du peuple était un pro­ces­sus dia­lec­tique, à la fois top-down et bot­tom-up, et non un pro­ces­sus qui des­cen­dait magi­que­ment du lea­der. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de lea­der sans sujet à incar­ner, sans groupe qui fasse un tra­vail dis­cur­sif et sym­bo­lique sur lui-même, et qu’à l’inverse, ce groupe — néces­sai­re­ment hété­ro­gène — ne peut se main­te­nir sans des formes d’unification dont l’incarnation par une figure tri­bu­ni­tienne est l’un des prin­ci­paux vec­teurs. À ce jour, per­sonne ne défend l’idée qu’un lea­der imma­cu­lé vien­drait créer ex nihi­lo un sujet politique.

« Prenez Manuel Valls : son auto­ri­ta­risme était cor­ré­la­tif de son pitoyable score à la pri­maire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son pro­jet et de son manque de légitimité. »

Passées ces cari­ca­tures, il convient tout de même de prendre à bras le corps la ques­tion de l’autoritarisme et du culte de la repré­sen­ta­tion. Ce risque est à l’évidence réel, mais il ne faut pas l’exagérer. Pierre Khalfa part du pos­tu­lat que la nature du lien entre le lea­der et le mou­ve­ment ou le peuple est néces­sai­re­ment auto­ri­taire et ver­ti­cale. La ques­tion qui se pose est l’existence de contre-pou­voirs qui viennent contre­car­rer les ten­dances à l’autoritarisme qui peuvent émer­ger. Mais tout d’abord, il est néces­saire de cla­ri­fier ce qu’on entend par auto­ri­té et auto­ri­ta­risme. Il ne fau­drait pas, par rejet légi­time de l’autoritarisme, refu­ser tout prin­cipe d’autorité enten­due comme forme légi­time et recon­nue d’exercice d’une fonc­tion. L’autorité et l’autoritarisme sont deux choses anta­go­niques : on verse dans l’autoritarisme lorsqu’il n’y a plus d’autorité légi­time. Prenez Manuel Valls : son auto­ri­ta­risme était cor­ré­la­tif de son pitoyable score à la pri­maire de la gauche de 2011, de l’absence de base sociale de son pro­jet et de son manque de légi­ti­mi­té. Ou encore le trai­te­ment infli­gé par l’Union euro­péenne à la Grèce en 2015 : l’autoritarisme des ins­ti­tu­tions et leur manque de légi­ti­mi­té étaient bien évi­dem­ment liées. Dès lors, si l’approche popu­liste ne fait pas l’économie de formes d’autorité en poli­tique, elle ne défend aucu­ne­ment l’autoritarisme, au contraire. C’est l’existence d’un sujet poli­tique conscient qui per­met de contre­car­rer les phé­no­mènes de cap­ture du poli­tique, de mise à dis­tance de la sou­ve­rai­ne­té, et de contour­ne­ment démo­cra­tique. Il est plus dif­fi­cile de prendre des petites déci­sions scan­da­leuses dans le secret des conci­lia­bules face à un peuple conscient de lui-même que face à une mul­ti­tude épar­pillée. À moins que l’on consi­dère que c’est le peuple comme sujet qui est auto­ri­taire, mais dans ce cas, on en revient à la logique néo­li­bé­rale qui consiste à se méfier un peu trop des peuples lorsqu’ils sur­gissent dans l’Histoire…

Venons-en au culte de la per­son­na­li­té : c’est une ques­tion dif­fi­cile. Le mou­ve­ment ouvrier a tou­jours oscil­lé sur ce sujet. Chacun a en tête les paroles de L’Internationale : « Il n’est pas de sau­veur suprême, ni Dieu, ni César, ni Tribun ». Néanmoins, on connaît aus­si la suite : on refuse l’incarnation dans les mots et on la pra­tique dans les faits, par­fois sur un mode incon­trô­lé et déli­rant. L’histoire du mou­ve­ment ouvrier est par­se­mée de lea­ders et de tri­buns : Jean Jaurès, Léon Blum, Lénine, Rosa Luxemburg, Léon Trostky, Joseph Staline, Maurice Thorez, Jacques Duclos, Georges Marchais, François Mitterrand, etc. L’hétérogénéité de cette liste, lorsque l’on prend par exemple des figures aus­si oppo­sées que Staline et Rosa Luxemburg, ou encore Jaurès, laisse per­ce­voir qu’il y a des moda­li­tés dif­fé­rentes d’incarnation. Par ailleurs, il faut aus­si voir que des appa­reils poli­tiques dés­in­car­nés ne sont pas pour autant plus démo­cra­tiques et moins sujets à des formes de dévia­tion auto­ri­taires. On ne peut main­te­nir une hori­zon­ta­li­té pure qu’en cou­pant toutes les têtes qui dépassent… La ques­tion qui se pose est dès lors : quelle incar­na­tion vou­lons-nous ? C’est à cela qu’il faut répondre, et non repar­tir dans des oppo­si­tions binaires entre hori­zon­ta­lisme et incar­na­tion. Une piste peut par exemple consis­ter à cher­cher à arti­cu­ler des formes d’incarnation ver­ti­cale avec des contre-pou­voirs popu­laires impor­tants : réfé­ren­dum d’initiative popu­laire, auto­ges­tion ou coges­tion de cer­taines entre­prises, pos­si­bi­li­té de révo­quer cer­tains élus en éta­blis­sant des moda­li­tés per­ti­nentes, etc. Ce n’est pas contra­dic­toire avec la méthode popu­liste. L’enjeu est de conci­lier les exi­gences d’une com­pé­ti­tion poli­ti­co-élec­to­rale qui valo­rise les indi­vi­dua­li­tés fortes — d’autant plus en France sous la Ve République où les ins­ti­tu­tions concentrent l’essentiel des pou­voirs entre les mains d’un seul homme — et l’indispensable mise à contri­bu­tion des membres d’un mou­ve­ment dans la défi­ni­tion des orien­ta­tions, du pro­gramme, dans le choix des repré­sen­tants, etc. Prenez Madrid, par exemple : nous avons ren­con­tré Rita Maestre, qui nous a expli­qué com­ment la mai­rie avait mis en place un sys­tème de vote qui per­met­tait aux habi­tants des dif­fé­rents quar­tiers de la ville d’arbitrer entre dif­fé­rents inves­tis­se­ments publics : une école, un parc, etc. Les gens votent et reprennent la main sur leur vie. Cela se fait aus­si par des moda­li­tés déci­sion­nelles. Beaucoup de choses res­tent à inventer.

Pablo Iglesias, de Podemos (AFP)

Votre réflexion et le lexique qui la struc­ture sont ouver­te­ment gram­scien (« hégé­mo­nie », « guerre de posi­tion », « jour­na­lisme inté­gral », etc.) : que peut le com­mu­niste ita­lien embas­tillé sous Mussolini en 2017 ?

Il peut beau­coup. Gramsci est un théo­ri­cien du poli­tique fon­da­men­tal si l’on veut sor­tir des impuis­sances struc­tu­relles du mou­ve­ment ouvrier, à condi­tion qu’on en fasse une lec­ture cor­recte et que l’on n’en retienne pas uni­que­ment la vul­gate habi­tuelle sur la « bataille des idées » et sur « l’importance du cultu­rel à côté de l’économique ». Ces inter­pré­ta­tions com­modes, reprises tant à gauche qu’à droite (sou­ve­nez-vous du dis­cours de Nicolas Sarkozy où celui-ci cite Gramsci, ou encore, plus récem­ment, Marine Le Pen lors de sa ren­trée poli­tique) prennent le risque de l’idéalisme et le risque d’affaiblir le poten­tiel révo­lu­tion­naire de cet auteur. La pen­sée d’Antonio Gramsci est beau­coup plus dia­lec­tique que cela. C’est un néo­ma­chia­vé­lien, qui per­çoit l’autonomie du poli­tique et qui, en ce sens, rejette le déter­mi­nisme et l’eschatologie « mar­xiste » selon les­quels la révo­lu­tion est iné­luc­table avec le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme, et selon les­quels la struc­ture idéo­lo­gique de la socié­té est un pur reflet de la vie maté­rielle des indi­vi­dus. Pour Gramsci, il y a une inter­pé­né­tra­tion pro­fonde entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de l’économie. Bien évi­dem­ment, la vie maté­rielle des indi­vi­dus vient mode­ler leurs per­cep­tions idéo­lo­giques, mais la culture joue à son tour le rôle de média­tion et de condi­tion des rela­tions éco­no­miques. Croit-on réel­le­ment qu’il pour­rait y avoir des rela­tions éco­no­miques sans rela­tions contrac­tuelles impli­cites ou expli­cites ? sans le droit ? sans des pré­fé­rences col­lec­tives et indi­vi­duelles de consom­ma­tion ? bref, sans pro­duc­tion idéo­lo­gique ? Il est évident que ce n’est pas le cas. Gramsci per­met ain­si d’opérer une ana­lyse fine de la façon dont les rela­tions éco­no­miques et cultu­relles s’articulent. Il per­met de sor­tir de cette dicho­to­mie sté­rile qui consiste à les oppo­ser. Aux « mar­xistes », il rap­pelle que les mou­ve­ments du poli­tique ne résultent pas de la varia­tion du taux de pro­fit et de l’augmentation du taux de plus-value. Aux idéa­listes, il rap­pelle que les idées sont tra­vaillées par la vie maté­rielle des indi­vi­dus, par leur inser­tion sociale et leur quo­ti­dien (dont le tra­vail est une com­po­sante non-négligeable !).

« Le jour­na­lisme inté­gral nous conduit aus­si à déve­lop­per une nou­velle concep­tion du jour­na­liste. Celui-ci n’a pas uni­que­ment le rôle d’informer, il doit prendre parti. »

Au-delà, Gramsci per­met au mou­ve­ment ouvrier de sor­tir de sa néga­tion du rôle de l’intellectuel et de son refus de l’élitisme. Chez le com­mu­niste ita­lien, l’intellectuel orga­nique joue un rôle de média­tion, de tra­duc­tion, entre les caté­go­ries popu­laires et la socié­té poli­tique. Les intel­lec­tuels doivent à la fois s’extirper du sens com­mun, des repré­sen­ta­tions majo­ri­taires et immé­dia­te­ment acces­sibles qui struc­turent le rap­port des indi­vi­dus à la réa­li­té, et y replon­ger en per­ma­nence. Leur fonc­tion est pro­fon­dé­ment dia­lec­tique et exi­geante, car ils doivent faire des allers-retours conti­nus, et parce qu’ils meurent comme intel­lec­tuels orga­niques dès lors qu’ils se coupent de ce sens com­mun. C’est à cette condi­tion que le « Prince moderne » (ter­mi­no­lo­gie emprun­tée à Machiavel pour dési­gner ce que doit être le Parti) peut être réel­le­ment effi­cace et jouer son rôle révo­lu­tion­naire. Il y a une vraie pen­sée stra­té­gique et poli­tique chez l’auteur des Quaderni del car­cere (Cahiers de pri­son). De même, on entend beau­coup par­ler de « conquête de l’hégémonie cultu­relle » comme enjeu fon­da­men­tal de la poli­tique lors­qu’on évoque Gramsci. Beaucoup de mili­tants et de jour­na­listes pensent qu’il s’agit uni­que­ment de dif­fu­ser ses idées dans la socié­té civile. Mais cette conquête est beau­coup plus exi­geante. Il s’agit, pour le mili­tant, l’intellectuel et le jour­na­liste, de tra­vailler le sens com­mun, de l’orienter vers son propre pro­jet poli­tique. Cela implique de ne pas être trop éloi­gné de ce sens com­mun. Il faut se situer en per­ma­nence à mi-che­min entre les repré­sen­ta­tions majo­ri­taires et le pro­jet de socié­té que l’on sou­haite, et pas uni­que­ment contre le sens com­mun. Il faut donc admettre qu’il y a une part de véri­té chez l’adversaire, parce que celui-ci est sou­vent bien meilleur que nous pour se faire entendre de la majo­ri­té de la popu­la­tion — et l’on doit sai­sir cette part de véri­té pour la retour­ner et mieux com­battre cet adver­saire. Lire Gramsci ain­si invite à se remettre en cause en conti­nu : « Suis-je décon­nec­té du sens com­mun de l’époque ? Est-ce que je vis et évo­lue dans un sys­tème en vase clos qui me fait diver­ger des sub­jec­ti­vi­tés des gens ordi­naires ? » La pen­sée gram­scienne est alors une invi­ta­tion au décloi­son­ne­ment cultu­rel, au fait de par­tir des demandes poli­tiques et des sub­jec­ti­vi­tés, et non de ses propres idées. Sans cela, on prend le risque de se conten­ter d’aller évan­gé­li­ser le reste de la popu­la­tion en lui dévoi­lant la réa­li­té des méca­nismes décrits dans Le Capital et Le Manifeste du Parti com­mu­niste.

Venons-en au jour­na­lisme inté­gral. En ce qui nous concerne, et sans que celle-ci soit pré­ci­sé­ment défi­nie, il s’agit de construire et d’imprimer une vision du monde — Gramsci uti­lise le terme alle­mand Weltanschauung, qui ren­voie à un ensemble de repré­sen­ta­tions qui forment une concep­tion, une tota­li­té. Celle-ci doit néces­sai­re­ment s’articuler avec le sens com­mun de l’époque. C’est pour­quoi nous avons repris l’ensemble des codes des réseaux sociaux pour mieux les détour­ner. C’est aus­si pour­quoi nous avons éva­cué toute la vieille esthé­tique gau­chi­sante qui était une bar­rière men­tale et sym­bo­lique à la récep­tion de nos articles. Le jour­na­lisme inté­gral nous conduit aus­si à déve­lop­per une nou­velle concep­tion du jour­na­liste. Celui-ci n’a pas uni­que­ment le rôle d’informer, il doit prendre par­ti, et adop­ter un style per­cu­tant. Son rôle est de se construire comme intel­lec­tuel orga­nique, de faire le pont entre ses lec­teurs et la socié­té poli­tique. Le lec­teur ne doit pas être per­çu comme un simple récep­tacle pas­sif qui reçoit la pro­duc­tion idéo­lo­gique, il doit être actif dans cette rela­tion. D’une cer­taine façon, le jour­na­liste a une mis­sion d’éducation — et non de péda­go­gie, terme si cher aux néo­li­bé­raux. Il doit aider le lec­teur à s’élever et à deve­nir lui-même jour­na­liste. À Le Vent se lève, cela se tra­duit par le fait qu’un nombre non-négli­geable de nos lec­teurs sont deve­nus des rédacteurs.

Gramsci (DR)

Vous ne cachez pas votre proxi­mi­té idéo­lo­gique avec la France insou­mise. Votre média est-il com­pa­gnon de route, sou­tien cri­tique, ou rien de tout ceci ?

Il y a méprise, mais nous com­pre­nons qu’elle existe. Cela est pro­ba­ble­ment lié au fait que quelques articles remar­qués assu­maient une proxi­mi­té idéo­lo­gique avec la France insou­mise, et que nous avons réa­li­sé un cer­tain nombre d’entretiens avec des cadres de ce mou­ve­ment. En même temps, il aurait été absurde de ne pas le faire, dans la mesure où la FI est à l’évidence deve­nue la force poli­tique hégé­mo­nique dans ce qu’on a cou­tume d’appeler « la gauche ». Nous ne pou­vions pas­ser à côté de ce phé­no­mène. Et, bien enten­du, cer­tains membres de LVSL se retrouvent à titre per­son­nel dans la stra­té­gie popu­liste mise en œuvre par la FI. Pour autant, nous sommes radi­ca­le­ment indé­pen­dants, et nous devons le res­ter, sinon notre pro­jet serait tué dans l’œuf. Notre rôle n’est pas de sou­te­nir tel ou tel mou­ve­ment. Le faire serait contre-pro­duc­tif, et vous note­rez que nous n’avons jamais don­né une seule consigne de vote. Nous pre­nons nos lec­teurs au sérieux, ils sont suf­fi­sam­ment grands pour faire leurs choix poli­tiques en conscience. Par ailleurs, nous sommes plus de 80 dans la rédac­tion de Le Vent se lève, et celle-ci est hété­ro­gène. Il y a des anciens du PS, des com­mu­nistes, des Insoumis, quelques che­vè­ne­men­tistes, et un nombre impor­tant de per­sonnes qui ne se sont jamais encar­tées nulle part. Nous n’avons pas à par­ler d’une seule voix. En fait, et c’est peut-être là le plus dif­fi­cile à com­prendre, nous n’avons pas de ligne poli­tique ou idéo­lo­gique unique. Nous par­ta­geons certes un ensemble de prin­cipes — par exemple : la jus­tice sociale, l’écologie poli­tique, l’internationalisme, etc. —, mais ce qui fait sur­tout l’unité et l’originalité de Le Vent se lève, c’est la méthode. On peut la qua­li­fier de popu­liste, ou de gram­scienne, mais cette méthode ne pré­sup­pose aucune adhé­sion par­ti­daire ou programmatique.

Vous vous reven­di­quez du « sens com­mun ». Olivier Besancenot nous confia un jour être cir­cons­pect quant à cette notion, en ce qu’elle peut conduire à épou­ser, par cynisme ou stra­té­gie, le dis­cours de l’adversaire. Comment tenir le cap du « pro­grès » que vous revendiquez ?

« Un espace média­tique sain est néces­sai­re­ment plu­ra­liste. Nous sommes très atta­chés à cette valeur car­di­nale : elle est consti­tu­tive de notre rédaction. »

Bien évi­dem­ment, le risque d’épouser le sens com­mun existe, mais cela n’est abso­lu­ment pas la méthode que nous reven­di­quons. Il faut être à mi-che­min, c’est-à-dire ni contre, ni avec le sens com­mun. Cette exi­gence est une ligne de crête, car il existe tan­tôt le risque de tom­ber dans une simple oppo­si­tion, tan­tôt le risque d’épouser com­plè­te­ment le sens com­mun néo­li­bé­ral. Pour tenir ce cap, il faut que les rédac­teurs exercent un tra­vail exi­geant de réflexi­vi­té et de remise en cause cri­tique des idées qu’ils déve­loppent et des formes que celles-ci prennent. Sans ce tra­vail d’articulation de notre vision du monde avec les repré­sen­ta­tions majo­ri­taires, sans cette édu­ca­tion à tenir la ligne de crête, notre tra­vail est vain. C’est un effort quo­ti­dien si l’on veut tenir le cap du progrès.

L’un de vos textes s’est éle­vé contre les « récu­pé­ra­tions dou­teuses » d’Orwell par des « intel­lec­tuels plus ou moins réac­tion­naires ». Deux écueils guettent tout média cri­tique : la grosse tam­bouille (on sait l’intérêt gran­dis­sant que sus­cite, dans une frange du camp anti­ca­pi­ta­liste, une Natacha Polony) et le sec­ta­risme (on sait la chasse à la vir­gule pri­sée par une frange de l’extrême gauche). Comment manœuvrez-vous ?

Vous le savez pro­ba­ble­ment aus­si bien que nous, c’est com­pli­qué. Un espace média­tique sain est néces­sai­re­ment plu­ra­liste. Nous sommes très atta­chés à cette valeur car­di­nale : elle est consti­tu­tive de notre rédac­tion et nous devons la pro­té­ger si nous dési­rons main­te­nir une liber­té de ton féconde. C’est pour­quoi nous avons publié un article qui cri­ti­quait le trai­te­ment dont Natacha Polony a fait l’objet. Pour autant, comme vous l’avez noté, cela ne nous a pas empê­chés de publier un texte contre les récu­pé­ra­tions dou­teuses d’Orwell. Notre ligne consiste donc à défendre le plu­ra­lisme tout en orga­ni­sant le débat d’idées. Récemment, nous avons réa­li­sé un nombre impor­tant d’entretiens dans les­quels des acteurs de la France insou­mise comme de Podemos défen­daient le popu­lisme de Laclau et Chantal Mouffe. Il nous a paru néces­saire de réa­li­ser un entre­tien avec Guillaume Roubaud-Quashie, du PCF, qui cri­tique la stra­té­gie popu­liste, parce que le débat contra­dic­toire, lorsqu’il est bien orga­ni­sé, c’est-à-dire lorsqu’il ne res­semble pas aux cari­ca­tures qu’on en fait dans les médias domi­nants, per­met de faire avan­cer les choses. Ainsi, si l’on veut défendre le plu­ra­lisme, cela implique de bien pré­pa­rer les entre­tiens que nous fai­sons, et de mon­trer une cer­taine dis­tance cri­tique. Cette exi­gence est d’autant plus forte lorsqu’il s’agit d’intellectuels et de per­son­na­li­tés contro­ver­sés. Si nous devions réa­li­ser un entre­tien avec Natacha Polony, par exemple, vous pou­vez être sûrs que nous pré­pa­re­rions bien nos ques­tions. Il n’y a donc pas de choix à faire entre le sec­ta­risme et la tam­bouille. Le tout est de prendre ses lec­teurs au sérieux, de les trai­ter comme des adultes, et non comme des enfants qui épou­se­ront néces­sai­re­ment les posi­tions déve­lop­pées dans tel ou tel article ou tel ou tel entre­tien. Cela exige évi­dem­ment de mener l’entretien de façon adé­quate, et d’exercer en per­ma­nence cette dis­tance cri­tique si néces­saire à un débat d’idées bien organisé.

Jean-Luc Mélenchon (Lewis Joly / Sipa)

Iñigo Errejón, cadre de Podemos, vous disait cet été qu’il aspi­rait à la vic­toire du pôle « de droite » du FN, dans la bataille qui fait rage dans ses rangs, afin de mettre à mal, une fois pour toutes, l’idée que le FN serait la voix du peuple. C’est ce qu’il s’est pro­duit, à la ren­trée : l’aile « sociale » (Philippot) a été limo­gée, Marine Le Pen s’est lan­cée dans une dia­tribe hal­lu­ci­née que n’aurait pas reniée son père et Ménard, libé­ral en chef, se frotte les mains. Le FN « défen­seur des sans-grades, des petits, des invi­sibles » est-il en train de mourir ?

Lorsque l’on voit la der­nière per­for­mance de Marine Le Pen à l’émission poli­tique, ce qui est sûr, c’est que le FN est très affai­bli, et qu’il y a donc un espoir de pou­voir désaf­fi­lier cer­taines caté­go­ries popu­laires du vote fron­tiste. Le FN est plon­gé dans de pro­fondes contra­dic­tions. S’il adopte une ligne d’union des droites, ce qui n’est pas encore fait mais qui est en bonne voie, il doit néces­sai­re­ment aban­don­ner la sor­tie de l’euro, qui est un casus bel­li pour la droite ver­sion Wauquiez. Mais en aban­don­nant ce dis­cours cri­tique, les fron­tistes devront nor­ma­li­ser cer­taines posi­tions éco­no­miques hété­ro­doxes qu’ils tenaient jusqu’à ce jour. Cela implique le risque de perdre les caté­go­ries popu­laires conquises ces der­nières années. En fait, la crise du FN révèle la crise de la droite post-sar­ko­zyste. L’équation qui a per­mis à la droite d’arriver au pou­voir et de se main­te­nir était l’union de la bour­geoi­sie conser­va­trice retrai­tée et des caté­go­ries popu­laires de la France péri­phé­rique. Mais en réa­li­té, ces deux élec­to­rats ont pro­fon­dé­ment diver­gé sous l’effet de l’approfondissement de la crise en zone euro et sous l’effet de la pola­ri­sa­tion éco­no­mique pro­vo­quée par la mon­dia­li­sa­tion. Dès lors, com­ment recons­ti­tuer un bloc his­to­rique majo­ri­taire ? Les Républicains ras­semblent essen­tiel­le­ment des retrai­tés qui défendent leur épargne aujourd’hui, et ils sont concur­ren­cés par Macron sur ce cré­neau. Le FN, lui, a fédé­ré un temps la France des « petits » et des « sans-grades » que vous évo­quiez. Pour pra­ti­quer l’union, le par­ti peut main­te­nir son dis­cours iden­ti­taire, mais doit aban­don­ner son dis­cours éco­no­mique et social, qui lui a per­mis de pros­pé­rer. En fait, l’extrême droite a aujourd’hui le choix entre le fait de retom­ber à 15–18 % et d’arriver au pou­voir, ou de faire 25 à 28 % mais de res­ter confi­né dans un ghet­to électoral.

« La France insou­mise a sen­si­ble­ment limi­té la pro­gres­sion du FN dans les caté­go­ries popu­laires et les jeunes à la der­nière élec­tion présidentielle. »

Les cadres du FN, notam­ment les plus récents, veulent exer­cer des res­pon­sa­bi­li­tés et obte­nir des postes. Ils ont donc logi­que­ment fait pres­sion pour mar­gi­na­li­ser Philippot, qui incar­nait d’une cer­taine façon l’option d’un score éle­vé, mais sans pers­pec­tive d’arrivée au pou­voir. Celui-ci a en retour orga­ni­sé son expul­sion pour par­tir avec les hon­neurs et ren­voyer le FN dans la pou­belle de la dia­bo­li­sa­tion. Marine Le Pen, qui est de noto­rié­té publique idéo­lo­gi­que­ment phi­lip­po­tiste, doit main­te­nant appli­quer une ligne qui diverge de plus en plus de sa ligne idéo­lo­gique. Elle est com­plè­te­ment affai­blie et sym­bo­li­que­ment déclas­sée depuis le débat de l’entre-deux tours. Néanmoins, le FN va essayer de limi­ter la casse auprès des caté­go­ries popu­laires. C’est pour­quoi le par­ti essaie de déve­lop­per un dis­cours plus « civi­li­sa­tion­nel », de défense des « com­mu­nau­tés » contre « l’individualisme libé­ral », de retour des « fron­tières » contre la socié­té « liquide ». Dans ses dis­cours les plus récents, Marine Le Pen n’a eu de cesse d’opposer à la « France nomade » d’Emmanuel Macron une « France durable » sou­cieuse de pré­ser­ver son iden­ti­té et de pro­té­ger ses citoyens des mul­tiples méfaits de la mon­dia­li­sa­tion. C’est un mélange de la ligne Buisson et de la pen­sée d’un auteur comme Alain de Benoist. Il s’agit de conti­nuer de prendre en charge le sen­ti­ment que « tout fout le camp » dans la France péri­phé­rique et de faire pas­ser la pilule de l’abandon pro­gres­sif de la sor­tie de l’euro et du ver­ni social du pro­gramme. En fait, il n’était tout sim­ple­ment pas pos­sible de tenir un dis­cours de sor­tie de l’ordre euro­péen tout en frac­tu­rant les classes popu­laires par un dis­cours iden­ti­taire qui oppose les « petits Blancs », les « Français de souche », et les Français dits des « quar­tiers popu­laires », terme com­mode pour par­ler de la ban­lieue et de l’immigration post-colo­niale. Un tel pro­gramme de sor­tie de l’ordre euro­péen implique de coa­li­ser ces caté­go­ries qui souffrent toutes deux de l’ordre éco­no­mique actuel. Bref, le FN est pris entre le mar­teau et l’enclume. Le mar­teau de Wauquiez, Dupont-Aignant et Philippot à droite, et l’enclume de la France insou­mise qui a sen­si­ble­ment limi­té la pro­gres­sion du FN dans les caté­go­ries popu­laires et les jeunes à la der­nière élec­tion pré­si­den­tielle. Le risque est pour le par­ti de se faire ava­ler tout cru des deux côtés, et c’est une très bonne nouvelle.

Les ques­tions post-colo­niales, déco­lo­niales ou raciales paraissent absentes de votre spectre de réflexion : n’est-ce pas pro­blé­ma­tique lorsque l’on aspire à « construire un peuple », pour reprendre une for­mule qui doit vous être chère, et que ce peuple est éga­le­ment mode­lé par ces questions ?

Ce n’est pas tout à fait juste. Nous avons par exemple publié un article de Cyprien Caddeo sur le racisme latent dans le ciné­ma fran­çais, et cet article avait don­né lieu à une émis­sion sur France culture. De même, nous avions publié un article lors de l’affaire Théo qui met­tait en cause le racisme dont les des­cen­dants d’immigrés post-colo­niaux font régu­liè­re­ment l’objet. Ou encore, plus récem­ment, nous avons publié un article sur Thomas Sankara et l’absence scan­da­leuse de com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire sur son assas­si­nat, ain­si qu’un entre­tien avec le bio­graphe de Sankara. Nous trai­tons donc ces sujets à notre façon. Mais nous n’esquiverons pas votre ques­tion. Il y a dans notre rédac­tion une plu­ra­li­té d’approches sur la façon dont on doit lut­ter contre le racisme, et nous sommes de ce point de vue aus­si hété­ro­gènes que la gauche. Nous avons donc à cœur de ne pas impor­ter les conflits qui ont miné notre camp à l’intérieur de LVSL. Nous avons tiré les leçons des polé­miques qui ont eu lieu après les atten­tats de Charlie Hebdo et nous refu­sons aujourd’hui de par­ti­ci­per au jeu média­tique qui consiste à racia­li­ser les débats. Nous refu­sons l’agenda que veulent impo­ser tant les Indigènes de la République que Manuel Valls, qui n’existent que par ces polé­miques. Bien sûr, on peut nous rétor­quer que cela invi­si­bi­lise ces enjeux, mais nous croyons que les dégâts pro­duits par des dis­cours per­for­ma­tifs qui racia­lisent la socié­té et nos repré­sen­ta­tions sont aus­si très éle­vés. Nous essayons de trai­ter ces ques­tions sans frac­tu­rer la gauche, de façon paci­fiée, sans jamais rien concé­der aux discriminations.

Thomas Sankara (Alexander Joe / AFP)

Par ailleurs, nous dou­tons que les ques­tions de racisme struc­tu­rel puissent être trai­tées par le simple dis­cours média­tique. Nous avons la convic­tion que c’est par l’action poli­tique, par la mise en mou­ve­ment de ce peuple qu’il faut construire, que nous pour­rons faire recu­ler le fait que les indi­vi­dus se regardent en fonc­tion de leurs iden­ti­tés et non en fonc­tion de ce qu’ils ont de com­mun : le fait d’être des citoyens fran­çais qui doivent récu­pé­rer la sou­ve­rai­ne­té sur leur vie et sur le des­tin de leur pays. Moins il y a de sou­ve­rai­ne­té, plus il y a un repli iden­ti­taire. Ce qui fait la France, ce n’est pas une cou­leur de peau, ni une ascen­dance his­to­rique, mais un ensemble de prin­cipes citoyens, un hori­zon poli­tique en com­mun. C’est une com­mu­nau­té soli­daire qui doit se pro­té­ger de l’offensive néo­li­bé­rale en déve­lop­pant ses ser­vices publics, en oppo­sant au mépris de ceux d’en haut la digni­té de ceux « qui ne sont rien ». Nous adhé­rons en ce sens à l’idée d’un patrio­tisme démo­cra­tique, pro­gres­siste et inclu­sif défen­due par Íñigo Errejón. Et en même temps, il faut avoir une vision sociale à la hau­teur des dif­fi­cul­tés. La ghet­toï­sa­tion de notre socié­té ne peut pas conti­nuer. Il faut mettre fin aux ghet­tos de riches comme aux ghet­tos de pauvres. Il faut en finir avec cette logique néo­li­bé­rale qui dresse des murs par­tout, qui déve­loppe des normes expli­cites comme impli­cites qui font diver­ger la socié­té fran­çaise et qui la fracturent.

Vous évo­quez les « bas­tions encla­vés » que sont les grands médias alter­na­tifs (Le Monde diplo­ma­tique, Fakir, Là-bas si j’y suis, etc.) et le « public res­treint » qui reste mal­gré tout le leur. Vous espé­rez, comme beau­coup, tou­cher un public plus large que celui des fameux « déjà conver­tis » : le support écrit est, nous sommes les pre­miers à le savoir, un frein ! De quelle façon espé­rez-vous bri­ser ce cercle « vicieux » ? Les médias indé­pen­dants ne man­quaient pas. Quel axe inédit Le Vent se lève comp­tait-il, dans l’esprit de ses créa­teurs, por­ter ; quel angle à ses yeux mort sou­hai­tait-il combler ?

« Depuis trop long­temps, beau­coup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont cou­pés de la stra­té­gie politique. »

Si nous devions nous défi­nir, et quitte à être un peu pom­peux, nous pen­sons le média comme une entre­prise cultu­relle glo­bale. Nous consi­dé­rons que LVSL est un lieu de for­ma­tion, de construc­tion de nou­veaux jour­na­listes qui assument le fait de faire du média d’opinion. Le fait de prendre la plume n’est pas un acte neutre et, de ce point de vue, nous avons essayé d’insuffler l’esprit sui­vant à nos rédac­teurs : il faut, lorsque l’on écrit un article, pen­ser en per­ma­nence à sa récep­tion, au niveau des termes que l’on uti­lise comme des idées que l’on déve­loppe. Cette dis­ci­pline per­met de res­ter connec­tés au sens com­mun. Ensuite, nous avons pour but de faire le lien entre les intel­lec­tuels, les mili­tants et les lec­teurs par les entre­tiens que nous fai­sons, mais aus­si par les cercles de réflexion que nous venons de créer et par les évé­ne­ments que nous allons orga­ni­ser. Nous voyons Le Vent se lève comme un écha­fau­dage, et non comme l’édifice. Depuis trop long­temps, beau­coup d’intellectuels se sont repliés sur eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils se sont cou­pés de la stra­té­gie poli­tique, même s’ils sont res­tés enga­gés ; ils ont arrê­té de pen­ser à la tra­duc­tion de leurs idées dans des termes poli­ti­que­ment per­ti­nents, donc dans des termes connec­tés au sens com­mun. De même, les par­tis, quels qu’ils soient, se sont vidés de leurs res­sources intel­lec­tuelles depuis 30 ans, et ont de ce fait per­du en qua­li­té d’élaboration stra­té­gique. Nous vou­lons mettre un terme à ce cloi­son­ne­ment, et donc être un lieu rela­ti­ve­ment neutre où les gens peuvent dis­cu­ter, échan­ger et éven­tuel­le­ment tra­vailler ensemble. Une dis­cus­sion entre un lec­teur peu poli­ti­sé et un mili­tant che­vron­né peut par­fois rap­pe­ler à ce der­nier qu’il consti­tue une mino­ri­té dans la socié­té, et qu’il doit donc pen­ser à la façon de tra­duire ses idées. C’est impor­tant : sans chan­ge­ment cultu­rel des mili­tants, aucune pos­si­bi­li­té de prise du pou­voir dans la socié­té civile comme dans la socié­té poli­tique n’est envisageable.

Nous vou­lons aus­si uti­li­ser tous les for­mats média­tiques, qui sont autant d’outils pour mener notre com­bat cultu­rel : l’écriture en ligne, les col­loques, les pho­tos, les vidéos, les info­gra­phies, une éven­tuelle uni­ver­si­té d’été, voire une ver­sion papier, à terme. De même, nous cher­chons à influen­cer le débat poli­tique, c’est pour­quoi nous avons pro­duit des notes stra­té­giques. D’une cer­taine façon, nous vou­lons insuf­fler une concep­tion machia­vé­lienne de la poli­tique, dans le bon sens du terme. C’est un peu l’identité de ce média. D’ici peu, nous annon­ce­rons de nom­breux déve­lop­pe­ments de notre pro­jet. Enfin, ce qui fait la par­ti­cu­la­ri­té de Le Vent se lève, c’est sa volon­té de ne pas lais­ser le mono­pole de la moder­ni­té et du pro­grès à ses adver­saires, c’est le fait de tou­jours essayer de sub­ver­tir les codes et de réflé­chir en per­ma­nence au fait de ne pas finir cor­ne­ri­sé. Nous vou­lons être trans­ver­saux, par­ler à tout le monde, et pas uni­que­ment à notre petite clien­tèle. Ce qui implique des actes très concrets, beau­coup d’ambition et une remise en ques­tion per­ma­nente. Nous exis­tons depuis décembre 2016, soit depuis moins d’un an, et nous allons conti­nuer à essayer de nous dépasser.


Le Vent se lève


ENGRENAGES — « dis­po­si­tif de trans­mis­sion d’un mou­ve­ment géné­ra­le­ment cir­cu­laire for­mé par plu­sieurs pièces qui s’engrènent », en méca­nique. Cette rubrique don­ne­ra, au fil des mois, la parole à ceux que l’usage nomme, dans le camp de l’émancipation, l’é­di­tion et les médias « indé­pen­dants » ou « alter­na­tifs » : autant de sites, de revues et de mai­sons d’é­di­tion qui nour­rissent la pen­sée-pra­tique. Si leurs diver­gences sont à l’évidence nom­breuses, reste un même désir d’endiguer les fameuses « eaux gla­cées du cal­cul égoïste » : par­tons de là.


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☰ Lire notre entre­tien avec Danièle Obono : « Il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment de masse », juillet 2017
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