Olivier Besancenot : « Le récit national est une imposture »


Entretien inédit pour le site de Ballast

L’un de ses livres — appe­lant à croi­ser les tra­di­tions com­mu­nistes et liber­taires et à ouvrir un espace cri­tique « divers, mul­tiple, démocratique1 » — a été l’un de nos nom­breux points d’ap­pui au moment de lan­cer la pré­sente revue. Nous retrou­vons Olivier Besancenot, auteur de neuf ouvrages depuis 2002, dans un bar non loin du bureau de poste qui l’emploie à Paris. La télé­vi­sion chante du Claude François ; deux ou trois clients dis­cutent de Renaud devant une bière ou un café. En nous croi­sant par hasard lors d’un ras­sem­ble­ment à Nuit Debout, nous avions évo­qué l’i­dée d’un entre­tien sans liens aucuns avec l’ac­tua­li­té poli­tique ou média­tique : voi­ci chose faite.


Quelle est la ques­tion la plus las­sante qu’on vous pose en interview ?

(il réflé­chit) « Pourquoi vous n’êtes pas can­di­dat ? » C’est une ques­tion média­tique récur­rente. Ma réponse ne rentre pas dans leurs cases et n’est pas rac­cord avec leur grille de lecture.

Vous refu­sez de vous consi­dé­rer comme un intel­lec­tuel tout en publiant régu­liè­re­ment des ouvrages poli­tiques : qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Ce serait pré­ten­tieux de dire que je le suis : je n’en ai pas la sta­ture, et pas le bagage cultu­rel suf­fi­sant. Je suis un mili­tant qui essaie d’avoir accès au monde des idées. C’est une ques­tion de sens : d’où on part ? où on va ? J’apprends encore beau­coup. Et j’aime apprendre. Écrire, c’est l’occasion de concen­trer ses idées, de cogi­ter, de poser son esprit. C’est aus­si, chez moi, un effort volon­ta­riste car l’u­ni­vers des idées n’est pas mon milieu natu­rel. Je suis entré dans le mili­tan­tisme pous­sé par la volon­té d’a­gir sur le monde, plus que de le pen­ser. Mais j’ai tou­jours été admi­ra­tif de la com­plé­men­ta­ri­té d’ac­tion et de réflexion d’un Daniel Bensaïd, par exemple — qu’on a pré­sen­té, à juste titre, comme un « intel­lec­tuel mili­tant ». Il était un mili­tant très enga­gé et un intel­lec­tuel brillant, dont la pen­sée nous fait cruel­le­ment défaut aujourd’hui. Il pos­sé­dait des connais­sances tout ter­rain et un style incom­pa­rable, tel­le­ment plai­sant à lire. Je le dis sans fla­gor­ne­rie, j’aime le lire et le relire… Quelle plume !

Vous aviez coécrit Prenez par­ti pour un socia­lisme du XXIe siècle, avec lui. Et deux ouvrages avec le phi­lo­sophe Michael Löwy : sur le Che et le mar­xisme liber­taire. Comment se passe une col­la­bo­ra­tion de ce genre ?

« Un pla­teau de télé n’est pas un lieu neutre. Il est très mar­qué par les rap­ports de domination. »

Une col­la­bo­ra­tion sti­mu­lante et très ordon­née ! (il sou­rit) On se par­tage un plan puis cha­cun écrit ses par­ties. Il faut que ça soit par­fai­te­ment éga­li­taire, pra­ti­que­ment au signe près ! Michael y tient beau­coup. On s’échange ensuite nos textes, on en dis­cute à nou­veau, puis on valide nos cha­pitres res­pec­tifs après avoir échan­gé sur nos points d’accord et de désac­cord. On valide même cer­taines diver­gences en par­tant du fait que ce que nous avons en com­mun est plus fort que le reste. C’est un enri­chis­se­ment mutuel. Notre ren­contre date d’une réunion publique, que je lui avais deman­dé d’a­ni­mer à la fac de Nanterre, sur Che Guevara. À l’occasion du tren­tième anni­ver­saire de sa mort. Vous le connais­sez, Michael est par­ti­cu­liè­re­ment humble ; il se deman­dait si sa par­ti­ci­pa­tion était vrai­ment utile… L’amphi était bon­dé et son dis­cours a été extra­or­di­naire. Un des points com­muns entre Michael Löwy et Daniel Bensaïd vient de leur grande capa­ci­té à par­ler comme ils écrivent, et inver­se­ment. Moi, je parle… Ou j’écris. Et je parle mal. (rires)

Mais cette parole « orale » que vous avez, très franche, par­fois fami­lière, c’est aus­si votre marque de fabrique, non ?

Non, j’aimerais la cor­ri­ger ! Parler « cor­rec­te­ment », plus posé­ment. Je ne réflé­chis pas du tout en termes de stra­té­gie ni de com­mu­ni­ca­tion, en me disant que je serais ain­si plus « audible » pour un « cer­tain public ». Vraiment pas. Je me rac­croche seule­ment à ma façon de par­ler pour ne pas perdre le fil de ce que je veux dire. Un pla­teau de télé n’est pas un lieu neutre. Il est très mar­qué par les rap­ports de domi­na­tion. C’est un lieu d’apparence démo­cra­tique, mais qui est en réa­li­té très codé, très res­treint pour le débat d’i­dées. Il est conçu de telle façon que les ano­nymes s’y sentent mal à l’aise pour s’ex­pri­mer. Y aller, c’est se faire vio­lence. Je m’y rends pour faire pas­ser un mes­sage car je me sens man­da­té par mon camp poli­tique. Peut-être que je com­pense alors, en par­lant à la télé­vi­sion comme j’ai appris à par­ler en mili­tant, c’est-à-dire en Assemblée géné­rale, au lycée, à la fac, à la Poste…

[Cyrille Choupas | Ballast]

Aujourd’hui encore, vous vous faites vio­lence pour y aller ?

Oui, ce n’est jamais une par­tie de plai­sir. Mais pas de quoi faire pleu­rer pour autant : ce n’est rien com­pa­ré aux autres rap­ports de domi­na­tion. Mais le pla­teau télé est un lieu qui repro­duit ces rap­ports, un lieu de domi­na­tion à part entière qui méri­te­rait d’être réflé­chi sous cet angle. Le lieu par excel­lence qui per­met au poli­ti­cien de désta­bi­li­ser un exploi­té ou un oppri­mé, en le fai­sant bégayer, alors qu’il s’a­git d’é­vo­quer sa vie quo­ti­dienne — cas d’é­cole, pour­tant, pour le poli­ti­cien, puisque lui ne la vit pas ! Il va néan­moins se sen­tir plus légi­time que nous pour le faire. Pourquoi ? La socié­té nous pousse à pen­ser que nous sommes illé­gi­times à par­ler de nous-mêmes et de notre propre sort de façon géné­rale : ce tra­vers est décu­plé sur un pla­teau. La télé­vi­sion est peut-être l’expression ultime de cette chaîne de domination.

On a une colle pour vous. Ça fait deux ans qu’on existe et qu’on tourne autour : la véri­té — disons ici, pour faire simple, la jus­tice, l’é­ga­li­té — est his­to­ri­que­ment mino­ri­taire, mais tout chan­ge­ment pro­fond de socié­té doit pas­ser par la majo­ri­té. Comment résout-on cette tension ?

« Les mili­tants ne forment pas une espèce à part, celle de ceux qui auraient tout com­pris et qui serait confron­tée à l’i­ner­tie d’une masse moutonnière. »

C’est l’exercice démo­cra­tique concret qui peut dénouer cette ten­sion. La pra­tique démo­cra­tique gran­deur nature. Lorsque, à un moment don­né, une par­tie signi­fi­ca­tive du peuple se révèle enfin à elle-même. L’enjeu est de réin­ven­ter un nou­veau pro­jet d’émancipation, mais on n’y arri­ve­ra jamais en vase clos : aucun par­ti, aucune orga­ni­sa­tion, aucune revue, aucun mou­ve­ment social ne peut pré­tendre accom­plir, seul, ce tra­vail colos­sal. Ce pro­jet implique que la majo­ri­té décide par et pour elle-même. Nous avons été pri­vés de ce choix jus­qu’a­lors. Dans l’his­toire récente, nous n’avons connu que deux types de socié­tés, toutes pri­va­tives : le capi­ta­lisme, où une poi­gnée d’ac­tion­naires décide pour tous et de tout, et la socié­té « socia­liste » bureau­cra­tique, dans laquelle une mino­ri­té d’ap­pa­rat­chiks s’est acca­pa­rée le pou­voir. Le seul ordre social que nous n’a­vons pas encore réus­si à construire est celui où la majo­ri­té décide vrai­ment. Je ne connais pas le nom qui qua­li­fie le mieux cette socié­té à bâtir : com­mu­niste ? socia­liste ? éco­so­cia­liste ? auto­ges­tion liber­taire ? démo­cra­tie réelle ? Ou un terme que per­sonne n’a encore en tête ? La pra­tique seule nous per­met­tra de trou­ver les bonnes com­bi­nai­sons. C’est l’Événement qui crée­ra les condi­tions de ce bas­cu­le­ment, c’est-à-dire l’irruption consciente des classes oppri­mées sur le devant de la scène poli­tique. À cet ins­tant, les idées mino­ri­taires iront à la conquête de la majo­ri­té. Ce qui ne signi­fie pas une forme de subor­di­na­tion : la « mino­ri­té-qui-a-rai­son » n’ins­truit pas la majo­ri­té ; il s’a­git alors d’une conver­gence concrète.

La véri­té serait donc latente au sein de la majorité ?

C’est ça. Pardonnez-moi, je vais ver­ser dans l’orthodoxie : Trotsky disait que le point com­mun qui relie l’am­biance d’un bureau, d’une usine, d’un ate­lier, ou même d’un lycée, est l’exis­tence sys­té­ma­tique d’une mino­ri­té de réfrac­taires d’un côté, et d’une mino­ri­té rési­gnée de l’autre — entre les deux, il y a la masse, qui peut bas­cu­ler dans un camp comme dans l’autre. Chaque mili­tant connaît cette situa­tion et cette pers­pec­tive éven­tuelle. Quel mili­tant n’a pas été confron­té à un col­lègue de tra­vail qui ne prend tra­di­tion­nel­le­ment jamais le tract et qui, un jour, en pleine grève, va bluf­fer l’as­sis­tance en grim­pant sur une table pour prendre la parole ? Les mili­tants ne forment donc pas une espèce à part, celle de ceux « qui auraient tout com­pris » et qui serait confron­tée à l’i­ner­tie d’une masse mou­ton­nière et docile. C’est essen­tiel de cas­ser cette vision.

[Nuit Debout | Stéphane Burlot]

Vous par­lez de plus en plus du phi­lo­sophe Jacques Rancière, ces der­niers temps…

Oui, pré­ci­sé­ment. J’ai aimé décou­vrir ses tra­vaux. Son livre Et tant pis pour les gens fati­gués ! m’a­vait don­né envie d’al­ler plus loin. J’ai ensuite lu Le Maître igno­rant, dans lequel Rancière reprend la pro­po­si­tion du péda­gogue Jacotot : par­tir de l’égalité pré­sup­po­sée des com­pé­tences intel­lec­tuelles de cha­cun plu­tôt que l’i­né­ga­li­té com­mu­né­ment admise en la matière. Il est vrai qu’en termes d’é­du­ca­tion, il est ten­tant de se baser sur le pos­tu­lat de l’inégalité des « chances » : on veut don­ner un maxi­mum de moyens aux couches popu­laires, les plus domi­nées et dému­nies, afin de com­pen­ser les inéga­li­tés sociales. Tout en dénon­çant les inéga­li­tés sociales criantes, Jacques Rancière sug­gère de per­sis­ter à par­tir du poten­tiel éga­li­taire des com­pé­tences intel­lec­tuelles de cha­cun. Nous abri­tons tous des savoirs, des savoir-faire et des dis­po­si­tions, qui sont le plus sou­vent en som­meil en cha­cun de nous. Reste à trou­ver le moyen de les révé­ler à soi ! J’avoue ne pas savoir la por­tée de cette pro­po­si­tion dans le domaine des sciences de l’é­du­ca­tion. En revanche, appli­quée au mili­tan­tisme et à la poli­tique, cette inver­sion fon­da­men­tale est sub­ver­sive. Elle invite toute la gauche radi­cale — nous inclus — à faire la révo­lu­tion coper­ni­cienne qui s’im­pose. L’action mili­tante doit sor­tir du rap­port pro­fes­so­ral. Transposer le sché­ma qui oppose les « savants » aux « non-savants » abou­tit, par exemple, au fait que les orga­ni­sa­tions se fixent comme objec­tif d’ex­pli­quer aux oppri­més pour­quoi ils le sont. En réa­li­té, les exploi­tés n’ont besoin de per­sonne pour savoir com­ment et pour­quoi ils sont exploi­tés ! Cette exté­rio­ri­té sociale et poli­tique fait le lit des bureau­cra­ties de demain : les mino­ri­tés savantes s’approprient l’ex­per­tise avant de s’ac­ca­pa­rer l’é­lan éman­ci­pa­teur. C’est une ques­tion stra­té­gique majeure et les tra­vaux de Rancière sont, ici, essentiels.

Pourquoi, dès vos débuts de mili­tant, n’avez-vous jamais été ten­té par cette autre vision de l’émancipation qui consiste à créer des micro-socié­tés, des « oasis », des zones en marge d’une majo­ri­té qu’il fau­drait igno­rer ou fuir, tant elle consent à la domination ?

« L’attitude hau­taine des mou­vances d’ex­trême gauche qui pensent que les gens ne pigent rien ne m’a jamais parlé. »

C’est vrai que ça ne m’a jamais trop ten­té… Au-delà de ma for­ma­tion poli­tique, ça doit pro­ve­nir de ma pré­fé­rence pour les affi­ni­tés humaines, je crois. J’ai ten­dance à appré­cier les gens, même avec leur tra­vers ; j’aime dis­cu­ter avec eux. L’attitude hau­taine des mou­vances d’ex­trême gauche qui pensent que les gens ne pigent rien ne m’a jamais par­lé. Je l’a­na­lyse comme le fruit du rap­port de force, de l’air du temps… Je peux com­prendre qu’on soit ten­té de renon­cer au com­bat pour une éman­ci­pa­tion majo­ri­taire dans un monde qui ne semble pas récep­tif à ce mes­sage, sur­tout dans la période de reflux que nous tra­ver­sons. Ça peut paraître épui­sant. Mais une ques­tion de fond se niche der­rière ce choix : si tu n’optes que pour les replis mino­ri­taires, tu renonces à la force col­lec­tive du plus grand nombre et, sur­tout, tu feins d’i­gno­rer le bilan poli­tique du XXe siècle — qui pèse sur les épaules de tous les anti­ca­pi­ta­listes. Si le mou­ve­ment ouvrier ne fait plus rêver et si les nou­velles géné­ra­tions ne croient plus à la cré­di­bi­li­té d’un modèle alter­na­tif au capi­ta­lisme, c’est parce qu’anticapitalisme et démo­cra­tie semblent irré­mé­dia­ble­ment incom­pa­tibles. Il est donc néces­saire, plus que jamais, de se confron­ter à la majo­ri­té telle qu’elle est.

En 2003, vous aviez publié l’ouvrage Révolution ! Et vous conti­nuez de vous pré­sen­ter comme un « révo­lu­tion­naire ». En oppo­si­tion, on l’imagine, à « réfor­miste ». Que dit encore à notre époque cette très ancienne querelle ?

Les points de cli­vages évo­luent bien sûr au fil du temps. La frac­ture réforme/révolution n’est plus, comme autre­fois, celle qui oppo­sait les sociaux-démo­crates tra­di­tion­nels aux révo­lu­tion­naires. Les gou­ver­ne­ments pré­ten­du­ment « sociaux-libé­raux » d’aujourd’hui ne sont même plus réfor­mistes : des libé­raux comme les autres… Mais la ten­ta­tion réfor­miste sub­siste, y com­pris au sein d’une par­tie de la gauche radi­cale ! Il s’a­git d’une dis­cus­sion stra­té­gique incon­tour­nable et néces­saire. Comment appli­quer notre pro­gramme face à la mino­ri­té sociale qui pos­sède les richesses, cette mino­ri­té dont l’Histoire nous dit à quel point elle ne se laisse pas dépos­sé­der faci­le­ment ? Certains disent régler cette ques­tion en pro­cla­mant « Votez pour nous, on ne va pas vous tra­hir, cette fois ». Ça revient à pro­po­ser de recons­ti­tuer l’an­cienne gauche. Ça ne m’intéresse pas. Je veux en construire une autre, bâtir une nou­velle repré­sen­ta­tion poli­tique, radi­ca­le­ment dif­fé­rente, dont le pro­gramme remette en cause les fon­de­ments d’un sys­tème qui exploite, opprime, oppresse. Ce cli­vage, d’ap­pa­rence très théo­rique, ren­voie aus­si à une pra­tique concrète — notam­ment dans nos rela­tions avec l’appareil d’État. Le mou­ve­ment contre la loi Travail et Nuit Debout en sont une illus­tra­tion récente : notre approche de la répres­sion poli­cière découle de ces ana­lyses. Faut-il assu­mer notre indé­pen­dance col­lec­tive vis-à-vis de l’État pour assu­rer le bon dérou­lé des mani­fes­ta­tions ou bien s’en remettre à la Préfecture pour le faire ? Je ne pense pas qu’il suf­fise de don­ner les clés de l’appareil d’État à quelqu’un de « bon » pour que la nature de cet appa­reil change réel­le­ment. Le véri­table chan­ge­ment ne porte pas le nom d’un futur pré­sident. Il ne se résume pas à la pro­mo­tion des qua­li­tés d’une équipe gou­ver­ne­men­tale alter­na­tive. Ce sont les règles du jeu qu’il faut chan­ger, pas les pions. Il s’a­git, pour reprendre la for­mule aux into­na­tions liber­taires de Marx consa­crée à la Commune de Paris, d’in­ven­ter dans les faits « la forme poli­tique enfin trou­vée » de l’émancipation, celle qui implique le dépé­ris­se­ment de l’appareil d’État.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Ce que vous écri­vez dans l’un de vos livres : l’État comme « ins­tru­ment de la domi­na­tion ». Vous avan­cez que « la socié­té sans État n’en reste pas moins la seule garan­tie pos­sible de la libé­ra­tion défi­ni­tive de l’humanité ».

Oui, on doit se débar­ras­ser de l’appareil bureau­cra­tique et mili­taire. L’occasion de se rap­pe­ler que notre adver­saire n’est pas que le capi­tal, mais aus­si l’État qui nous étouffe.

Avant la révo­lu­tion bol­che­vik, Lénine appe­lait, avec des airs presque anar­chistes, à fiche en l’air l’État : il l’a pris puis n’a fait que ren­for­cer son pou­voir. Peut-on vrai­ment, encore, ima­gi­ner la des­truc­tion totale de cet appareil ?

Sur la base des expé­riences concrètes, oui. La Commune, les Soviets des pre­miers temps, l’Espagne de 1936, les expé­riences auto­ges­tion­naires des années 1970, le zapa­tisme… Toutes les ten­ta­tives pra­tiques du dépé­ris­se­ment éta­tique m’intéressent. Compte tenu des muta­tions tra­giques et san­glantes de nom­breuses ten­ta­tives d’é­man­ci­pa­tion par le pas­sé, les anti­ca­pi­ta­listes sont condam­nés à se concen­trer sur ce qui a pu rendre pos­sible l’avènement des contre-révo­lu­tions bureau­cra­tiques durant les révo­lu­tions. Et elles arrivent très vite ! Elles les suivent comme une ombre qui traque une proie. Ce dilemme poli­tique, que recouvre toute amorce démo­cra­tique réelle, est une réa­li­té cruelle : il faut s’y confron­ter, s’y pré­pa­rer pour étouf­fer le monstre bureau­cra­tique et l’empêcher, par avance, de prendre le contrôle des mou­ve­ments éman­ci­pa­teurs. Au fond, il existe deux façons de renon­cer à ce com­bat : le réfor­misme (on vote pour un can­di­dat qui ne tou­che­ra jamais à la struc­ture du pou­voir) ou le repli mino­ri­taire (le monde poli­tique est tel­le­ment sale — et il l’est — qu’il faut renon­cer au pou­voir et le lais­ser, de fait, aux mains des mêmes). Prendre le pou­voir sans se faire prendre par le pou­voir, voi­là l’hy­po­thèse stra­té­gique sur laquelle il faut plan­cher. Ne serait-ce qu’à Nuit Debout, à une moindre échelle, ce type de pro­blé­ma­tique s’est posé — et vous le savez bien. L’Assemblée géné­rale doit-elle déci­der de tout, évi­tant ain­si les récu­pé­ra­tions ? Mais si la démo­cra­tie meurt au sor­tir de l’AG et que tu t’interdis toute forme de délé­ga­tion, même contrô­lée, le vide poli­tique crée est occu­pé par d’autres : en l’ab­sence d’un sys­tème pen­sé et assu­mé qui per­met de dési­gner des man­da­taires contrô­lables et révo­cables, des repré­sen­tants auto­pro­cla­més se char­ge­ront de par­ler au nom d’un mou­ve­ment muet. Il fau­drait déci­der à la base le maxi­mum de choses pos­sibles, tout ce qui peut l’être, en accep­tant de délé­guer à une échelle supé­rieure uni­que­ment ce qui doit l’être. Et en s’assurant que cette délé­ga­tion soit contrô­lable et révo­cable par la base à tout ins­tant. Nuit Debout n’est pas par­ve­nu à résoudre ce genre d’équation.

Vous écri­viez dans une pré­face à un livre du liber­taire Élisée Reclus que qui refuse le pou­voir se retrouve ins­tru­men­ta­li­sé par lui. Ce n’est donc pas un gros mot, « pouvoir » ?

« Combien d’é­pi­sodes, tra­giques ou héroïques, du mou­ve­ment ouvrier témoignent du fait que l’é­cri­ture de ce récit sort de la plume des vain­queurs de l’Histoire ? »

Pas un gros mot, mais un obs­tacle stra­té­gique incon­tour­nable. Le pou­voir enivre et rend dingue : à ce niveau, je fais volon­tiers mienne une bonne par­tie des ana­lyses anar­chistes. Et pas seule­ment au sein des fonc­tions ins­ti­tu­tion­nelles : allez dans une tête de cor­tège de la gauche radi­cale… Ça joue des coudes ! (rires) La ques­tion du pou­voir donne des ver­tiges très rapi­de­ment — et je m’étonne que nous n’en par­lions, fina­le­ment, pas plus que ça. Au NPA, nous avons des mesures qui nous tiennent à cœur pour dépro­fes­sion­na­li­ser la poli­tique : la révo­ca­bi­li­té des élus, l’interdiction du cumul des man­dats, leur rota­tion et le pla­fon­ne­ment de la rému­né­ra­tion des élus. On pour­rait tous mener cette bataille col­lec­tive, conver­ger sur cette base-là.

Vous n’évoquez jamais la République. Le mot est trop usé, trop sali ?

Quand je pense à « République », j’ai aus­si­tôt son his­toire cachée et sa face téné­breuse qui me viennent à l’es­prit : la domi­na­tion de classe, le colo­nia­lisme, les guerres et les mas­sacres per­pé­trés en son nom. Mais je n’en fais pas une théo­rie car je sais que je suis le pre­mier à me reven­di­quer de mots éga­le­ment déna­tu­rés, à com­men­cer par le com­mu­nisme… Simplement, les invo­ca­tions répu­bli­caines ne me font pas fré­mir. Je n’ai pas d’affects pour elles. Et je vois ce qu’elles com­portent bien sou­vent, y com­pris à gauche : elles ramènent inlas­sa­ble­ment à la ques­tion natio­nale et son « récit ». Voyez Jean-Luc Mélenchon. Se conver­tir au « récit natio­nal » est un piège intel­lec­tuel, une impos­ture périlleuse. Combien d’é­pi­sodes, tra­giques ou héroïques, du mou­ve­ment ouvrier témoignent du fait que l’é­cri­ture de ce récit sort de la plume des vain­queurs de l’Histoire ?

[Nuit Debout | Stéphane Burlot]

Et quid d’un contre-récit, d’une his­toire popu­laire d’un pays ?

Ce serait celle des vain­cus — qui n’ont pas dit leur der­nier mot. D’emblée, il n’est plus ques­tion du récit de la Nation, où l’op­pri­mé finit par croire que ses défaites deviennent des vic­toires ! Il s’a­gi­rait du récit de ceux qui se sont bat­tus et donnent envie de le faire à nou­veau, de la Commune de Paris à Mai 68, en pas­sant par 1936, la résis­tance au nazisme, puis les por­teurs de valises pour l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est pas le récit des Versaillais, du patro­nat de 1936 qui disait : « Mieux vaut Hitler que le Front popu­laire », ni celui de Pétain ou de l’OAS. Ce n’est pas la même histoire.

Daniel Bensaïd reje­tait la République, mais pas la République sociale.

« La socié­té pour laquelle je me bats ne rime pas avec la fin de la poli­tique. Au contraire. »

Et on en par­lait sou­vent ! Il aimait déter­rer les tra­vaux de Marx, et la République du tra­vail en fai­sait par­tie. Je n’ai donc vrai­ment rien contre ceux qui veulent inves­tir cette notion d’un sens autre et d’une por­tée ori­gi­nelle. Par exemple, dans un registre dif­fé­rent, je pense que Frédéric Lordon s’es­saie à ça aus­si. Je suis donc très gour­mand du type d’é­changes que ça peut sus­ci­ter. Avec des entrées en matière qui ne sont pas les mêmes, nous pou­vons avoir de grandes conver­gences de vue et de pra­tiques. Mais aus­si des diver­gences : j’ai lu Imperium et c’est vrai que je ne le suis pas sur l’État ou la Nation, même lors­qu’il nous ren­voie avec brio à cer­tains angles morts de notre pen­sée poli­tique. Il y a tel­le­ment d’autres termes et d’autres notions sub­ver­sives qui sont en friche et qu’il fau­drait revi­si­ter : « démo­cra­tie », « éman­ci­pa­tion », « égalité »…

Le sous-com­man­dant Marcos pré­fé­rait se pré­sen­ter comme un « rebelle social » plu­tôt que comme un révo­lu­tion­naire, car il ne vou­lait pas de l’État…

Une géné­ra­tion anti­ca­pi­ta­liste entière a vou­lu prendre ses dis­tances avec le pou­voir. Une façon de se pré­mu­nir du mal légué par les expé­riences « socia­listes » du XXe siècle. Mais, dans la pra­tique, les zapa­tistes eux-mêmes ont créé une forme de pou­voir. Ils ne s’en cachent pas. Et ils savent que l’au­tar­cie n’est ni pos­sible, ni sou­hai­table. Il faut com­po­ser avec le monde qui nous entoure. On ne peut pas vivre en vase clos. À l’é­chelle de l’hu­ma­ni­té qui vit sur le globe, tu ne peux pas tout régler loca­le­ment. Il y a des régions plus ou moins bien loties, qui ont plus ou moins de richesses natu­relles : si, au nom de la démo­cra­tie, tu décrètes qu’il ne faut déci­der que loca­le­ment, ça revient à admettre que ceux qui vivent dans les régions natu­rel­le­ment riches vivront mieux que les autres. Comment coor­don­ner, fédé­rer, mettre en com­mun ? Il existe des ques­tions sans réponses. La socié­té pour laquelle je me bats ne rime pas avec la fin de la poli­tique. Au contraire. Elle n’est pas la simple « admi­nis­tra­tion des choses ». Il y aura des dis­cordes dans cette socié­té, des choix à opé­rer, ne serait-ce que sur la tran­si­tion éner­gé­tique, par exemple. Comment conci­lier le man­dat impé­ra­tif, issu de la déli­bé­ra­tion majo­ri­taire, et l’ex­pres­sion des mino­ri­tés en désac­cord ? J’y réflé­chis beaucoup.

Vous assu­mez très sou­vent de n’avoir pas réponse à tout, de ne pas être en mesure de four­nir un sys­tème « clé en main ». Cette humi­li­té est-elle le plus sou­vent per­çue comme une saine fran­chise ou de l’amateurisme ?

Les deux. On peut nous remer­cier d’assumer notre part légi­time de doute et nous repro­cher le fait de ne pas avoir un pro­jet suf­fi­sam­ment car­ré à pro­po­ser. « Dites-nous com­ment ça va fonc­tion­ner demain ! » J’aime bien retour­ner la ques­tion. Lundi der­nier, lors d’une réunion à Poitiers, on m’a deman­dé ce que j’avais à « offrir »… J’ai répon­du : « Pas grand-chose ou alors on a tous à s’offrir mutuel­le­ment. » Il faut évo­luer dans cet entre-deux. Je ne vois pas d’autre espace pos­sible : ceux qui arrivent avec des solu­tions toutes faites ne peuvent plus nous convaincre. Peut-être que lors des radi­ca­li­sa­tions poli­tiques éphé­mères, tu peux culti­ver l’i­dée que ton cou­rant a rai­son sur tout, auprès des jeunes notam­ment — mais cela ne dure qu’un temps.…

[Cyrille Choupas | Ballast]

On sent, à vous par­ler, que vous n’êtes pas un féti­chiste des mots, un sectaire.

Avec des mots dif­fé­rents, on peut sou­vent dire la même chose. Il faut se pré­mu­nir du sec­ta­risme comme de l’op­por­tu­nisme ! Des rac­cour­cis, comme des méca­nos poli­tiques et autres manœuvres à trois bandes… La ques­tion, c’est com­ment abattre les cloi­sons de verre qui séparent des per­sonnes qui militent sépa­ré­ment, mais arrivent sen­si­ble­ment aux mêmes conclusions ?

On entend sans cesse : « Pourquoi Besancenot, Bové, Arthaud, Mélenchon, Autain et Laurent ne prennent-ils pas un café ensemble pour pro­po­ser une piste unitaire ? »…

… Le café, pas de sou­ci. Mais un accord par le haut, c’est mort. Ça ne pour­ra arri­ver que par le bas. S’asseoir autour d’une table, on l’a fait, on le fait et on le fera. Mais rien ne sor­ti­ra dura­ble­ment de cette manière. Nos diver­gences poli­tiques ne pour­ront être sur­mon­tées qu’à chaud. Pour les subli­mer, il fau­dra une force contrai­gnante : la pres­sion du bas, de la force mili­tante poli­tique, syn­di­cale et asso­cia­tive, qui, las­sée de se sen­tir orphe­line d’un outil qui la repré­sente, aura déci­dé de se lan­cer à l’as­saut de la poli­tique. On sera plus nom­breux autour de la table ; il fau­dra plus de cafés, c’est tout… (rires)

Nous nous étions croi­sés à Nuit Debout et vous nous disiez presque que vous étiez content que les dra­peaux, NPA com­pris, soient écar­tés de la place de la République !

« S’asseoir autour d’une table, on l’a fait, on le fait et on le fera. Mais rien ne sor­ti­ra dura­ble­ment de cette manière. »

Oui, car les mili­tants des par­tis étaient les bien­ve­nus. Sauf à y aller dra­peau déployé, ou pour faire son mar­ché, ce qui n’est pas très élé­gant et en dit déjà beau­coup sur ton pro­jet de société !

Vous dites sou­vent que la pré­si­den­tielle vous place face à une contra­dic­tion. Pourquoi ne pas rejoindre les posi­tions d’un Alain Badiou, qui la boy­cotte com­plè­te­ment ? Pourquoi consen­tir, in fine, à ce cadre ?

À cause de notre ambi­tion majo­ri­taire. Les élec­tions pré­si­den­tielles sont une contra­dic­tion, oui, mais on doit com­po­ser avec les échéances telles qu’elles existent en temps et en heure. En l’absence d’une grande irrup­tion sociale qui conduit des mil­lions de per­sonnes à se poli­ti­ser, c’est l’un des rares moments où une mul­ti­tude de gens peuvent cher­cher à pen­ser par eux-mêmes. C’est l’un des rares moments, aus­si, où des cou­rants mino­ri­taires ont l’oc­ca­sion de prendre la mesure de la per­cep­tion popu­laire quant à leurs pro­po­si­tions. Si tu pré­tends que ton pro­jet de socié­té est cali­bré pour la majo­ri­té, refu­ser le retour du réel est une curieuse concep­tion des choses… Le retour du type accou­dé au bar, de l’employé de bureau, de l’ou­vrier d’a­te­lier, du radié des listes de Pôle emploi, de l’ar­ti­san, du com­mer­çant, tu ne l’as pas de la même manière le reste du temps. Et c’est un retour impor­tant, quand tu aspires à l’émancipation col­lec­tive. Mais, évi­dem­ment, que ce n’est pas notre ter­rain de pré­di­lec­tion. Nous nous pré­sen­tons à une fonc­tion que nous pro­po­sons d’a­bo­lir. C’est un peu étrange…

Passer der­rière le rideau de l’isoloir, ça vous laisse quel sentiment ?

Tranquille. Ni malaise ni enthou­siasme par­ti­cu­lier. J’entends les cri­tiques construc­tives de Rancière à pro­pos des pré­si­den­tielles (nous nous sommes ren­dus pri­son­niers d’un agen­da poli­tique qui n’est pas le nôtre, et nous fai­sons ain­si obs­tacle à l’unification des forces anti­ca­pi­ta­listes en jouant trop le jeu des mots d’ordre de la Ve République), mais beau­coup moins les appels au boy­cott de Badiou. Nous entrons sans remords dans cette cam­pagne, mal­gré les contra­dic­tions dont nous avons par­lé. Ça par­ti­cipe à faire vivre notre pro­jet. On en vient aus­si à la ques­tion des intel­lec­tuels et de leur rap­port à la pra­tique poli­tique. Philippe Poutou a par­lé sou­vent dans ses mee­tings à ce pro­pos du départ de Finkielkraut lors de Nuit Debout (qui, soit dit en pas­sant, a pu pas­ser bien plus de temps à écou­ter l’AG que nous ne le pour­rions jamais dans une quel­conque AG d’actionnaires). Il sou­ligne à juste titre la soli­da­ri­té trou­blante de cer­tains intel­lec­tuels entre eux et de leurs réflexes cor­po­ra­tistes. Jusqu’à Onfray, qui s’est offus­qué de cela sur le mode « On ne fait pas ça à des phi­lo­sophes ! ». Ce que ces intel­lec­tuels ne sup­portent pas, c’est le fait que des gens puissent se réunir sur une place pour pen­ser sans faire néces­sai­re­ment appel à leur exper­tise. Ça les rend malades.

[Frédéric Lordon à Nuit Debout | Stéphane Burlot]

Vous écri­vez dans un de vos livres que les révo­lu­tion­naires « n’ont pas besoin » de la vio­lence pour défendre leurs idées. Est-ce pour ras­su­rer ou pen­sez-vous vrai­ment qu’on puisse en faire l’économie ? Voyez le syn­di­ca­liste Xavier Mathieu qui assume, à heure de grande écoute, que nous n’aurons pas d’autre choix que la vio­lence tant les puis­sants ne redoutent plus rien d’autre…

Xavier est mon pote. Au-delà des paroles, qu’est ce que cela implique dans les faits ? Les jour­na­listes et les poli­ti­ciens cherchent tou­jours à nous pié­ger sur cette ques­tion. Alors que les gou­ver­nants, eux, pra­tiquent la vio­lence bien plus que nous. La vio­lence, dans le cadre éman­ci­pa­teur que nous posons, ne peut s’entendre qu’en termes d’au­to­dé­fense et d’au­to­pro­tec­tion. Plus la mino­ri­té pri­vi­lé­giée s’opposera par la vio­lence à l’émancipation col­lec­tive, plus nous serons ame­nés à répondre à cette vio­lence par la vio­lence. C’est impor­tant de poser le pro­blème comme ça. Aucun poli­ti­cien, même bour­geois, ne pour­rait nier, s’il est un gaul­liste sin­cère, par exemple, qu’il conteste la légi­ti­mi­té de la prise des armes, en tout temps et en tous lieux — ne serait-ce qu’en sou­ve­nir du com­bat contre l’occupant nazi. Tout dépend donc du contexte et de l’époque. Et nous, révo­lu­tion­naires, avons nos propres bilans à faire. Par nature, la vio­lence n’est jamais ano­dine. Elle porte en elle sa propre dyna­mique. On sait lors­qu’elle com­mence, mais jamais quand ni com­ment elle se ter­mine. Par le pou­voir qu’elle détient, la vio­lence révo­lu­tion­naire couve dans ses flancs le risque bureau­cra­tique. En ce moment, par exemple, je me penche à nou­veau sur la révo­lu­tion russe : si on peut admettre que la Tchéka [police poli­tique sovié­tique, ndlr] a été créée ini­tia­le­ment pour des rai­sons objec­ti­ve­ment impa­rables (s’opposer aux contre-révo­lu­tion­naires armés), force est de consta­ter qu’elle en venue très vite à acqué­rir son propre pou­voir, indé­pen­dam­ment de celui des Soviets. Quand ce der­nier décrète l’abolition de la peine de mort en 1920, la Tchéka s’empresse de fusiller tous les otages en deux jours… Moins éloi­gné dans le temps : les mou­ve­ments de lutte armée des années 1970 ont tous été confron­tés aux risques intrin­sèques que col­porte tout appa­reil mili­taire. L’action mili­taire ne sup­porte pas le temps long de la déli­bé­ra­tion col­lec­tive. Elle s’au­to­no­mise vite.

Ce que disait le Che : pas de démo­cra­tie dans l’organisation de la guérilla.

« Aucun cor­pus défi­ni (liber­taire, gué­va­riste, trots­kyste…) ne peut pré­tendre avoir eu rai­son à lui seul contre tous les autres. »

Oui ! Créer des rap­ports mili­ta­ri­sés sans hié­rar­chie est extrê­me­ment com­plexe. Le temps des armes n’est plus celui des AG et des débats contra­dic­toires. Personne ne peut igno­rer ce péril. Même ceux qui, par « esthé­tisme », pré­tendent faire l’é­loge de la vio­lence en soi. Parler fort, jouer les chauds, tout le monde sait le faire. Aboyer aus­si. Mais quand on mord, il est pré­fé­rable de savoir ce qu’on fait.

Vous avez écrit que le trots­kysme n’était pas, à vos yeux, une mémoire reli­gieuse mais « fonc­tion­nelle » : c’est-à-dire ?

Certains ont dit, lorsque j’ai expli­qué que je ne me défi­nis­sais pas par­ti­cu­liè­re­ment comme « trots­kyste », que je fai­sais de la comm’. La bonne blague ! Je viens d’une orga­ni­sa­tion trots­kyste, la Ligue com­mu­niste révo­lu­tio­naire ; c’est mon his­toire et mon patri­moine, je l’assume. J’en garde beau­coup de choses, dont mon attache vis­cé­rale à la lutte contre la bureau­cra­tie et pour l’in­ter­na­tio­na­lisme. Mais je me défi­nis avant tout comme « mili­tant révo­lu­tion­naire ». Car je crois, encore une fois, qu’aucun cor­pus défi­ni (liber­taire, gué­va­riste, trots­kyste…) ne peut pré­tendre avoir eu rai­son à lui seul contre tous les autres. Ceux qui croient cela peuvent vivre ain­si pour plu­sieurs siècles… Sauf qu’on n’a pas des siècles devant nous et que j’ai envie que le chan­ge­ment de socié­té arrive avant, et pour de bon : ce n’est pas pour m’occuper l’esprit que je milite. Par ailleurs, une piqûre d’internationalisme ne ferait de mal à per­sonne à gauche — même dans la gauche radi­cale. Une bonne dose, même. L’internationalisme n’est jamais spon­ta­né et nous assis­tons à une grande régression.

L’idée qu’il fau­drait dire et penser l’in­ter­na­tio­na­lisme comme un « inter-natio­na­lisme », c’est-à-dire coopé­ra­tion des nations entre elles et non dépas­se­ment de celles-ci, s’implante dans nos espaces. N’auriez-vous rien com­pris à ce concept ?

J’ai bien com­pris le sens du trait d’u­nion, jus­te­ment ! (rires) Je veux bien qu’on dis­cute de tout, mais par­tons alors sur un pied d’égalité : si les inter­na­tio­na­listes doivent faire le ménage dans leurs idées, les inter-natio­na­listes aus­si. Qui pour­rait oublier com­ment fut rapide le che­min qui a mené le mou­ve­ment ouvrier de l’in­ter­na­tio­na­lisme à l’in­ter-natio­na­lisme, pour finir, en bout de course, au natio­na­lisme tout court ? Si on se sou­vient ne serait-ce que de l’é­pi­sode de la Première Guerre mon­diale, durant lequel toute la social-démo­cra­tie, le mou­ve­ment syn­di­cal, la CGT, et même des liber­taires comme Kropotkine, ont bas­cu­lé en un éclair dans le camp de l’Union sacrée au nom de l’in-ter-na-tio-na-lisme, on se dit que mieux vaut bien réflé­chir avant de s’obs­ti­ner à vou­loir char­cu­ter de jolis mots… Je ne fais pas de fixette, sin­cè­re­ment, mais je pres­sens un grand dan­ger. Il y a quelque temps seule­ment, dans nos dis­cus­sions avec la direc­tion du Parti de gauche sur le thème des fron­tières, du sou­ve­rai­nisme et de la Nation, les cama­rades nous expli­quaient que tout ceci se bor­nait aux ques­tions éco­no­miques et à un pro­tec­tion­nisme béné­fique aux tra­vailleurs, un pro­tec­tion­nisme qui, arti­cu­lé à toutes les classes ouvrières du monde, allait tirer tout le monde vers le haut. Malgré leurs pro­messes, nous en arri­vons désor­mais aux bafouillages sur les ques­tions migra­toires, sur les tra­vailleurs déta­chés (avec ou sans guille­mets) et sur la liber­té d’ins­tal­la­tion… Alors, à tout prendre, je pré­fère mon coup de Tipp-Ex sur le trait d’u­nion ! Je pré­fère assu­mer qu’il existe encore, en France, des inter­na­tio­na­listes décom­plexés. À moins de rai­son­ner en termes d’impasse, c’est-à-dire de conclure que le capi­tal a gagné la bataille des fron­tières. De lui lais­ser ce mono­pole. De lui lais­ser le monde. Il est faux de croire qu’on peut échap­per au règne du capi­tal en reve­nant à la fron­tière. On doit tout se dire et je serais vrai­ment friand d’une vraie table ronde sur le sujet. Sans noms d’oiseaux. Je vois bien, depuis quelque temps, les tacles et les allu­sions à notre endroit… Arrêtons les allu­sions et débat­tons clai­re­ment des choses.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Vous êtes en effet consi­dé­ré comme une sorte de figure emblé­ma­tique, à gauche, de cette forme d’internationalisme…

Heureusement, je suis loin d’être le seul ! La mobi­li­sa­tion contre la loi Travail s’est immé­dia­te­ment pla­cée dans une pers­pec­tive inter­na­tio­na­liste. Sans nota bene et autres traits d’u­nion. Il y a spon­ta­né­ment eu des Nuits Debout par­tout dans le monde. Discutons donc. Est-ce que quel­qu’un dans la gauche radi­cale pense réel­le­ment que le pro­tec­tion­nisme peut être effi­cace pour la classe exploi­tée ? Allons‑y, et dans le détail. Qu’on m’explique com­ment on fabrique une voi­ture 100 % fran­çaise aujourd’hui ? En ne jurant que par Renault contre les autres marques, on fait du pro­tec­tion­nisme ? Un véhi­cule Renault, en France, c’est désor­mais un puzzle qui pro­vient du monde entier. Et PSA ? Les capi­taux fran­çais seraient-ils moins avides de pro­fits, moins friands en plus-value ? Les capi­ta­listes fran­çais moins exploi­teurs ? Discutons de la ques­tion natio­nale, en elle-même. Pourquoi les par­ti­sans de son retour en force dans le débat stra­té­gique ont tant de dif­fi­cul­tés à admettre la dis­tinc­tion que ce sujet pose, selon qu’il s’a­gisse d’un pays en situa­tion de domi­na­tion dans le monde capi­ta­liste ou dans un pays domi­né ? Quand la Troïka déboule avec l’armée et les poli­ciers, en Grèce, pour faire le tour des minis­tères, la domi­na­tion est évi­dente. Mais la France n’est pas la Grèce. Même si nous sommes der­rière l’Allemagne, l’État et le capi­tal fran­çais sont aux manettes de l’Union euro­péenne. Le capi­ta­lisme fran­çais est une réa­li­té mon­diale. La Françafrique éga­le­ment. Vous pou­vez vrai­ment par­ler « ques­tions natio­nales » sans mettre tout ceci sur la table ? Vraiment ?

« Regardez avec quelle intel­li­gence des Antillais, héri­tiers de pro­ces­sus de domi­na­tion san­glants et autre­ment plus bar­bares, comme l’es­cla­vage, pensent la ques­tion de l’identité. »

Regardez avec quelle intel­li­gence des Antillais, héri­tiers de pro­ces­sus de domi­na­tion san­glants et autre­ment plus bar­bares, comme l’es­cla­vage, pensent la ques­tion de l’identité : la négri­tude puis la créo­li­té, avec des auteurs comme Glissant ou Chamoiseau. Relisez leurs mises en garde contre les iden­ti­tés fixes. Leurs appels à une « iden­ti­té-rela­tion », apte à trou­ver l’é­qui­libre néces­saire entre le par­ti­cu­lier et l’u­ni­ver­sel. Forts de leurs par­cours his­to­riques et du poids de leurs souf­frances, ils en seraient arri­vés à ce type de conclu­sions pen­dant que nos orga­ni­sa­tions, en France, à gauche — mais socio­lo­gi­que­ment assez mar­quées et peu diver­si­fiées —, en seraient à réha­bi­li­ter des traits d’u­nion lourds de consé­quences ? Oui, défendre la liber­té d’installation a un coût poli­tique : je le connais bien. Quand tu as accès au grand public et que tu te montres favo­rable à la régu­la­ri­sa­tion de tous les sans-papiers, le mec au coin de la rue va te dire : « Bien, OK sur ce que tu dis sur les riches, mais les immi­grés, j’en veux pas, moi… » Je lui réponds qu’avec le NPA, c’est un paquet com­mun, un for­fait avec abon­ne­ment, un package comme à La Poste. (rires)

On avait inter­viewé Razmig Keucheyan, du mou­ve­ment Ensemble. Il nous disait que la poli­tique devait tou­jours par­tir du « sens com­mun », de ce que les « masses » pensent à un ins­tant t. À quel moment ce sou­ci, stra­té­gique et logique, bas­cule-t-il dans le cynisme, la compromission ?

Je suis favo­rable aux causes com­munes, mais plus réser­vé sur la théo­ri­sa­tion du sens com­mun. Dans Podemos, par exemple, une par­tie de la direc­tion, ins­pi­rée par des théo­ri­ciens popu­listes d’Amérique latine, dit qu’il faut miser sur un point de réfé­rence et décla­rer le reste secon­daire. Je n’y adhère pas. Dès lors que des pro­ces­sus de causes com­munes se mettent en branle, tout se met en com­mun : il aurait fal­lu, durant Nuit Debout, inter­dire de par­ler d’autre chose que de la loi Travail ? Et la Palestine ? Le droit des femmes ? L’économie poli­tique ? L’écologie ? La cause ani­male ? Il aurait fal­lu ne gar­der qu’une seule com­mis­sion place de la République ? Dès lors qu’on parle d’une mai­son des causes com­munes, cha­cun vient avec sa pierre à l’é­di­fice et entend faire par­ta­ger son com­bat. Quoi de plus logique ! La ques­tion devient donc celle de la conver­gence, qui n’est pas l’uniformisation qui arron­dit les angles. Ça ne revient pas non plus à épou­ser l’air du temps. Autrement, si on s’en tient à l’internationalisme, il ne s’a­gi­rait plus seule­ment de mettre cet aspect de côté, par « sou­ci du sens com­mun », mais nous serions ame­nés à par­ler comme la droite… Il en va de même pour l’identité. Plutôt que de dis­cu­ter, à gauche, de l’identité sur la base des albums d’Astérix, par­lons de Glissant. Chacun peut venir avec ses albums et on les confron­te­ra, remar­quez… (rires) Ne soyons pas dupes de la stra­té­gie déployée par la classe domi­nante pour zap­per le mou­ve­ment social de ces der­niers mois : ins­tru­men­ta­li­ser les atten­tats, la peur, l’identité et l’islamophobie. Deux mondes paral­lèles se font face : celui créé par les poli­ti­ciens, avec la cam­pagne pré­si­den­tielle, et celui de notre vécu quo­ti­dien. Aujourd’hui, c’est la sur­en­chère : occu­per les esprits, ino­cu­ler du venin en mar­te­lant que l’islam est le vrai sujet.

[Almamy Kanouté à Nuit Debout | Stéphane Burlot]

Vous concluez votre livre Affinités révo­lu­tion­naires — Nos étoiles rouges et noires par un appel à lier le mar­xisme et l’anarchisme comme socle de l’émancipation du XXIe siècle. Régulièrement, quand nous nous entre­te­nons avec des acteurs poli­tiques ou cultu­rels des quar­tiers popu­laires, nous enten­dons que ce cadre ne parle pas « aux ban­lieues ». Que ces mots-là n’ont aucune por­tée. Voire, même, que la pen­sée anti­ca­pi­ta­liste ne peut s’ancrer puisque l’idée de « réus­sir » ou d’« entre­prendre » serait plus mobilisatrice…

… Bien sûr. Mais ce n’est pas un frein dès lors que nos pra­tiques sont conver­gentes. Les mots passent au second plan. J’apprends au contact d’une per­sonne qui n’a pas la même tra­di­tion poli­tique et cultu­relle que moi, et j’espère que c’est réci­proque. On peut s’enrichir mutuel­le­ment. Les par­cours poli­tiques ne sont figés pour per­sonne. Prenez Malcolm X : il n’aurait sans doute pas ima­gi­né, quelques mois aupa­ra­vant, par­ti­ci­per à des confé­rences avec des socia­listes et des mar­xistes amé­ri­cains. Il en est fina­le­ment arri­vé à se décla­rer contre le capi­ta­lisme sur la base de sa propre expé­rience. Rien n’est jamais fer­mé. La pra­tique n’est pas que l’acte : elle implique la dis­cus­sion pen­dant l’action.

Vouloir ras­sem­bler, voire récon­ci­lier, mar­xistes et anar­chistes, c’est prendre des coups des deux côtés, non ?

Ça n’a pas lou­pé ! Et c’est même le pari qu’on avait secrè­te­ment pas­sé avec Michael en l’écrivant : se ramas­ser des bou­lets rouges et noirs. (rires)

Quel camp est le plus coriace ?

Match nul. Il y a un ins­tinct de pro­prié­té sur l’hé­ri­tage poli­tique assez fort chez les rouges autant que chez les noirs.


Photographies de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas| Ballast.


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  1. Voir Affinités révo­lu­tion­naires — Nos étoiles rouges et noires, coécrit avec Michael Löwy aux édi­tions Mille et une nuits (2014).

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Frédéric Lordon : « L’internationalisme réel, c’est l’organisation de la conta­gion », juillet 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Philippe Poutou : « Rejeter la loi et pré­pa­rer la lutte », février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Almamy Kanouté : « Il faut fédé­rer tout le monde », juillet 2015
☰ Lire notre semaine thé­ma­tique consa­crée à Daniel Bensaïd, avril-mai 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », février 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Michael Löwy : « Sans révolte, la poli­tique devient vide de sens », décembre 2014

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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