Dossier « Que faire ? » | Entretien inédit pour le site de Ballast
Entre la France, la Belgique et la Suisse, le Réseau Salariat, fondé en 2012, suscite un intérêt croissant. Son principal porte-voix, Bernard Friot — sociologue, économiste et membre du PCF —, entend réhabiliter le « communisme ». Mais un communisme du déjà-là, « sur la table et concret ». En clair : il faut étendre les conquis historiques du mouvement ouvrier (à commencer par le régime général de la Sécurité sociale) et prendre la main, dès maintenant et partout, sur son travail. C’est que, pour le Réseau, le salariat est la classe révolutionnaire ; la révolution, c’est donc « partir de la souveraineté sur le travail ». Sa proposition la plus connue, le salaire à la qualification personnelle (ou salaire à vie), défend la mise en place d’un salaire, sur une échelle de 1 à 3, entendu comme « droit politique » pour tous les citoyens majeurs. Corrélatif : le marché de l’emploi et la propriété lucrative seront abolis. Nous nous sommes déjà entretenus avec le Réseau Salariat et Friot : il ne sera donc pas question de leurs idées mais d’un point autrement moins discuté : comment les mettre en œuvre ? Dans le cadre de ce dossier entièrement consacré aux différentes stratégies de rupture avec l’ordre dominant, nous avons échangé avec trois membres — également syndicalistes (Solidaires, IWW, CNT-SO) — de cette association d’éducation populaire.
Leila : En Belgique, la mobilisation syndicale est très faible comparativement à la France. Au début du mois de décembre dernier, nous avons eu deux journées de grève : une sur la préservation des libertés syndicales et le maintien du pouvoir d’achat, l’autre contre l’obligation vaccinale et pour l’amélioration des moyens pour la santé. Autrement, ce sont essentiellement des mobilisations très sectorielles, voire très localisées, comme celle des supermarchés. Ceci dit, faisant partie du collectif La santé en lutte, nous avons pu expérimenter le fait, du moins à l’échelle locale, que nous pouvions mener des luttes pour l’amélioration des conditions de travail et pour poser des revendications au-delà des clivages de région et de secteur (public/privé). Et tout ça sans l’appui des principales organisations syndicales. En l’état actuel de la mobilisation des forces syndicales en Belgique, développer les propositions du Réseau Salariat au sein de ces organisations est prématuré. Il y a eu des rencontres entre des responsables syndicaux et Bernard Friot (ou des membres du Réseau Salariat), ce qui ouvre des possibilités de dialogue, mais ça n’est pas allé tellement plus loin.
« Les syndicats sont pris dans le système actuel et ont l’habitude de se défendre avec les mots du système, mais des organisations comme la CGT Spectacle et SUD culture montrent un intérêt sincère pour nos thèses. »
Gaston : Dans certains secteurs ou certains lieux, il peut y avoir besoin de contourner les organisations syndicales par des collectifs. Mais il ne faut pas oublier que ce sont elles qui rassemblent le plus de travailleurs et de travailleuses. Toute mobilisation massive repose sur elles. Il y a régulièrement des victoires locales, à l’échelle d’une boîte ou d’un secteur. Il n’y a pas tellement moyen de se passer des syndicats. De plus, ça correspond bien à ce que défend Réseau Salariat, à savoir l’organisation des travailleurs et des travailleuses qui réfléchissent à l’amélioration de leurs conditions. Même s’il reste une partie un peu trop oubliée : l’appropriation des outils de travail et la maîtrise de son propre travail. Il faut dorénavant faire concrètement le lien entre nos lieux de travail et Réseau Salariat, avec tout ce qui touche au salaire et à la qualification. Que ce soit la qualification à la personne du fonctionnaire ou la qualification du poste dans le privé, via les conventions collectives, les affiliations aux régimes de retraites ou encore les droits au chômage, nous voyons quotidiennement des luttes autour de ces sujets. Ces choses peuvent paraître techniques mais sont directement liées aux thèses de Réseau Salariat. Il est évident que le lieu de travail est une bonne entrée. C’est en partant du vécu concret de ses collègues qu’on se réappropriera l’histoire de la Sécu : beaucoup de personnes qui n’iraient jamais écouter une conférence de deux heures ont quand même très envie de comprendre le contenu de leur fiche de paie… Et pour le comprendre, il faut faire toute l’histoire des institutions dont on défend l’extension ! De même, on se rend compte que beaucoup de secteurs se mobilisent pour l’amélioration de leurs conditions de travail, et pour avoir les moyens de faire correctement celui-ci. Réseau Salariat apporte une réponse très concrète à ces revendications. Pour l’hôpital, par exemple : finançons-le massivement par la cotisation sociale !
Aurélien : Quelque chose d’important se joue dans ce type de collectifs autonomes car ils permettent de contourner l’inertie syndicale et les vieux mots d’ordre, qu’on questionne à Réseau Salariat. Mener une bataille à l’intérieur d’un syndicat peut être épuisant. Passer par un collectif ouvert à des mots d’ordre plus dynamiques permet en revanche d’être tout de suite dans l’action et de faire pression sur les organisations syndicales depuis l’extérieur. Il faut redire que le syndicalisme est un outil essentiel — même s’il n’est pas indépassable. Il serait aberrant de faire l’impasse dessus, d’autant plus que les choses évoluent : dans le secteur de la culture, par exemple, on remarque une appétence pour les analyses que l’on porte. Il faut bien entendu tenir compte de l’état du rapport de force. Les syndicats sont pris dans le système actuel et ont l’habitude de se défendre avec les mots du système, mais des organisations comme la CGT Spectacle et SUD culture montrent un intérêt sincère pour nos thèses. Et cet intérêt est clairement favorisé par l’action de collectifs autonomes à la lisière du syndicalisme.
Gaston : Pour celles et ceux qui adhèrent aux thèses de Réseau Salariat, qui sont convaincu⋅es par les propositions de Friot, une interrogation revient souvent : comment militer pour ces idées ? C’est une bonne question parce qu’en effet, être pour le salaire à vie dans son coin ne fait pas avancer les choses. Cet aspect concret passe d’abord par l’organisation sur son lieu de travail, ou en tout cas dans une organisation syndicale — ce qui est possible même si on n’a pas d’emploi.
[Ouvriers RATP, à Paris | Stéphane Burlot]
À la question « Est-ce que cette mobilisation générale, ce doit être la grève générale ? », Bernard Friot répond « non ». Il ajoute : « La grève générale, elle ne construit pas l’alternative. Or c’est du pour dont nous avons besoin. » C’est une sacrée rupture d’avec l’imaginaire de la gauche anticapitaliste !
Leila : Je n’ai pas entendu la proposition de Friot comme étant exclusive. Ou comme une condamnation de la grève générale — loin de là. Des choses différentes peuvent se jouer. Tout d’abord, la perspective d’une grève générale, interprofessionnelle et au long court, semble assez peu probable dans l’état actuel du rapport de forces. Il faut voir cette proposition de Friot comme une autre forme de recours, complémentaire, comme une autre possibilité de mobilisation des travailleurs et des travailleuses. Il est difficile de mener une grève dans certains secteurs — santé, enseignement ou accompagnement social. Cette frilosité s’explique souvent par le chantage affectif en lien avec la mission que l’on doit remplir, et avec la vision sacerdotale que ces professionnel·les peuvent avoir de leur mission. Peut-être que dans ces secteurs, la façon la plus appropriée de mener une grève serait justement de faire le travail concret tel qu’on l’entend. Et donc de ne pas passer notre temps à remplir des dossiers administratifs ou à réaliser des encodages qui valorisent économiquement ce que l’on est en train de faire. Dans ce type de secteurs, faire son travail comme on l’entend, en plus de nous réconcilier avec la dimension éthique (tellement manquante qu’elle met les professionnel·les en souffrance), nous permettrait d’atteindre l’objectif de la grève : mettre la pression économique sur les pouvoirs organisateurs en ne faisant pas le travail de valorisation comptable ou économique. Cette forme d’action relève par ailleurs du syndicalisme de lutte.
« Ce qui rend l’action syndicale indispensable, c’est la forte couverture territoriale et le maillage qu’offrent les syndicats. »
Aurélien : La grève générale, chargée de symboles, reste à mon avis une chose à garder. Mais ce que propose Bernard Friot est significatif de tout un renversement opéré par Réseau Salariat. De la même façon que l’on affirme que les retraité·es restent des travailleurs et des travailleuses, les grévistes, eux aussi, le restent. Plutôt que d’entrer dans un processus de blocage de la production, et vu que nous rappelons à longueur de journée que le salaire à vie, c’est travailler comme on l’entend, pourquoi différer la chose ? Il est donc assez cohérent de proposer cette nouvelle forme de grève. Mais comment faire ? C’est toute la question. Même avec un mandat syndical, je ne me vois pas arriver au boulot demain et proposer de faire tourner l’entreprise selon nos propres aspirations. Cela me paraît bien plus puissant que d’arrêter le travail ! Ne rentre-t-on pas dans un conflit de propriété qui serait beaucoup plus lourd que le simple blocage de la production ou l’occupation du lieu de travail ? Cette nouvelle forme de grève porterait la lutte à un niveau de conflictualité sans équivalent. Bernard Friot nous fait cette remarque depuis sa tribune, et ça renverse nos habitudes de pensée. Mais, oui, comment la mettre en pratique ? Voilà qui reste en suspens. Pourtant, je pense que ça aurait bien plus de conséquences que la grève générale.
Gaston : Il faut tout de même être prudent. Lorsqu’on entend Friot parler ainsi à la tribune, des syndicalistes peuvent penser que c’est une attaque sur leur mode d’action, et les personnes non syndiquées peuvent le prendre comme une confirmation de l’inutilité de l’action syndicale. Ce n’est pas le message qu’on veut faire passer. Dire : « C’est nous qui allons gérer l’économie », c’était effectivement une perspective déjà très présente dans le syndicalisme révolutionnaire. Ce qui rend l’action syndicale indispensable, c’est la forte couverture territoriale et le maillage qu’offrent les syndicats. Si on prétend gérer l’économie, il faut des liens entre les différents secteurs et territoires. Donc penser cette perspective de gestion de l’économie ne peut faire l’impasse sur les structures qui maintiennent les liens interprofessionnels entre les travailleurs et les travailleuses. Il faudrait d’ailleurs lancer un travail là-dessus : recenser les tentatives de grèves qui ont pu aller dans ce sens, ce qui a marché, la perception de cette forme de lutte, etc.
[Séverine, auxiliaire de vie dans la campagne avesnoise | Vincent Jarousseau]
Aurélien : Le mouvement Art en grève a été une expérience enrichissante de ce point de vue. Le préalable a été de se demander à quoi pouvaient ressembler des artistes et des écrivain·es en grève. Comment ça se manifeste ? On a d’abord cherché à savoir de quelle façon matérialiser ce mot d’ordre. Recouvrir ses œuvres, par exemple, peut être mal perçu car ça entre en conflit avec le droit d’auteur : c’est une atteinte au droit moral. Notre première intention a donc été l’arrêt de la production, surtout au sein du mouvement social. Nous n’étions pas là pour jouer de la trompette ou faire de belles banderoles, nous étions là pour parler des retraites et du statut des travailleurs et des travailleuses. Nous ne voulions pas, comme l’avait suggéré un sociologue de gauche lors d’une réunion, mettre « un peu de couleur, un peu de peps » dans les cortèges. Cependant, pour se faire entendre, il a fallu se mettre à travailler comme on l’entendait, c’est-à-dire utiliser des savoir-faire qui nous étaient propres et qui avaient un rapport avec la communication, l’expression, la transmission, etc. En participant à des occupations de lieux, en formant notre propre cortège au sein des manifestations, en répondant aux médias, nous nous sommes remis·es à produire. Nous reprenions le travail mais en faisant ce qui nous paraissait juste et selon nos propres critères. Ça a été quelque chose de très puissant à vivre.
« Il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre, partout, en restant fermes sur la direction à suivre et les objectifs à atteindre. Ce qui veut dire que les élections ne peuvent jamais être un but en soi. »
Leila : Il me semble que pour certaines catégories de travailleurs et de travailleuses, la proposition de Bernard Friot apparaît comme la seule façon de pouvoir exercer un droit de grève. Par exemple, concernant les chômeurs et les chômeuses, être en grève, ça pourrait être ça. Car l’aliénation de l’activité concrète, on la subit toutes et tous : qu’on soit dans l’emploi, au chômage, en incapacité de travail ou retraité·es, on a des injonctions à faire certaines choses ou ne pas faire d’autres choses. Finalement, cette proposition qui est de dire « Nous faisons ce qui nous semble juste, bien, et de la façon dont on a envie de le faire », ça nous mettrait sur un pied d’égalité et permettrait à des personnes qui n’ont pas accès au droit de grève de pouvoir l’exercer.
La mise en place institutionnelle du salaire à la qualification personnelle ne peut faire l’impasse sur la prise du pouvoir d’État. L’abrogation de la propriété lucrative est nécessairement un acte juridique. Donc : vous optez pour les élections ou pour une autre forme de conquête ?
Aurélien : Pendant quelques années, j’ai été particulièrement hostile au système électoral. Je considérais qu’y participer, c’était légitimer le vainqueur. J’en suis revenu et je pense aujourd’hui qu’on ne peut pas laisser un pouce de terrain à nos adversaires, qui, eux, n’hésitent pas à prendre tout l’espace. En abandonnant ce terrain, nous sommes toujours perdant·es. Il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre, partout, en restant fermes sur la direction à suivre et les objectifs à atteindre. Ce qui veut dire que les élections ne peuvent jamais être un but en soi. Il est important d’y aller et de tenter sa chance, mais quand je discute avec des membres de La France insoumise sur les questions de culture, par exemple, on est sur le mode de la rêverie. Ils pensent vraiment qu’être élu, c’est pouvoir faire ce qu’il y a écrit dans un programme : comme si l’application du contenu ne dépendait pas de la mobilisation des travailleurs et des travailleuses dans les entreprises, de l’implication des citoyen·nes pour soutenir ou non un gouvernement qui subirait des pressions extérieures, notamment sur la plan économique ! Je suis assez effrayé par la naïveté et la candeur qui s’exprime chez des militant·es, pourtant très engagé·es, dans de grosses organisations politiques.
[Mamadou Marciset, cofondateur du Riders Social Club, coopérative de livraison à vélo | Loez]
Pour tenter de sortir de ce qu’il tient pour une double impasse — tout miser sur les urnes ou se lancer dans un soulèvement violent contre l’État —, le philosophe et économiste Frédéric Lordon, proche de Friot, a récemment défendu l’idée d’un « 1936 accompli » : l’élection d’un gouvernement de gauche radicale tenu et surveillé par une immense mobilisation populaire. C’est une hypothèse qui retient votre attention ?
Gaston : Ce serait très bien. Mais même en imaginant qu’un équivalent du Front populaire arrive au pouvoir, le mouvement social n’est pas là. Il faut rappeler que les réformes sociales qu’on a retenues de 1936 ne figuraient pas au programme du gouvernement : elles ont été poussées par une grève générale massive, rendue possible par la dynamique qui accompagne l’unification syndicale CGT-CGTU. Le recul commence avec l’échec de la grève de 1938, et donc le reflux syndical. Je vois des gens mettre beaucoup d’énergie dans le côté électoral et qui, du coup, n’en mettent pas, ou moins, dans la construction de forces concrètes pour créer un mouvement social. Commençons par parler politique autour de nous, par reconstruire des collectifs (syndicats, mais aussi des collectifs de locataires, etc.). C’est la priorité. D’autant qu’on connaît toutes les déceptions liées aux élections : les militant·es s’en tiennent un peu aux présidentielles ; on nous vend l’idée qu’on va gagner et qu’après on pourra tout changer. Alors que nous avons besoin de personnes qui fassent des choses sur la durée : construire des collectifs de lutte sur les lieux de travail, des liens interprofessionnels structurés et durables. C’est un travail de longue haleine, qui est peut-être un peu moins vendeur que de croire dans la réalisation d’un programme. C’est moins attirant de se dire qu’il faut faire le boulot patient, ingrat, quotidien — comme faire du travail juridique avec des salarié·es non-militant·es, convaincre, tracter —, mais c’est comme ça que l’on construit. Le dernier mouvement social sur les retraites était massif, mais ce fut frappant de voir sur place à quel point l’immense majorité des secteurs n’était pas en grève, et que rien ne se faisait pour aller les mettre en grève. Tout le monde parle de convergence des luttes mais combien la construisent effectivement ? Même au sein des syndicats, trop peu de militant⋅es investissent leur union locale. Alors je dis : venez voir votre Union locale, c’est là que se construit le lien entre tous les secteurs, qu’on crée de nouveaux syndicats, qu’on syndique les chômeurs et chômeuses.
« Je suis bien obligée d’admettre qu’il va être difficile de rédiger et faire voter des lois si on n’a pas la possibilité de pousser une organisation partidaire à le faire. Cette question, il va falloir la résoudre. »
Leila : Je suis bien obligée d’admettre qu’il va être difficile de rédiger et faire voter des lois si on n’a pas la possibilité de pousser une organisation partidaire à le faire. Cette question, il va falloir la résoudre. En Belgique, le parti qui serait le plus à même de pouvoir le faire, c’est le PTB, mais leur mesure phare est la taxe des millionnaires : ça montre quel travail il reste à faire pour espérer atteindre notre objectif. On est vraiment très loin de nos aspirations et loin d’avoir un mouvement tel celui de 1936. Peut-être aussi car, à cette époque, il y avait une dimension internationaliste qui était bien présente ; aujourd’hui, elle est très affaiblie. De plus, l’arsenal répressif, de contrôle et de traçage qu’on connaît actuellement fait qu’on ne possède plus du tout le même degré de liberté qu’en 1936.
Aurélien : En vous entendant parler de ces mots d’ordre qui tournent autour du fameux « taxer les riches », ce qui me frappe c’est qu’ils constituent vraiment le summum de la radicalité dans des organisations politiques comme LFI ou le PCF. Ils sont pourtant très loin des revendications historiques du mouvement ouvrier. Ce ne sont pas du tout des mots d’ordre qui proviennent des bases syndicales. Ils nous viennent plutôt d’ONG ou d’associations comme Attac. J’y vois le symptôme d’une certaine déconnexion entre les partis de gauche et le monde du travail.
[Un travailleur dans une entreprise de marbre | Loez]
Récapitulons : d’abord, prendre le pouvoir sur tous les lieux de travail puis, plus tard, prendre le pouvoir sur les institutions, c’est-à-dire l’État, pour mettre en place le salaire à vie et abolir le marché de l’emploi. Mais cette sorte de « gradualisme » est-il possible quand le capitalisme contemporain ne cède plus un pouce de terrain ?
Gaston : En partant sur la défensive, on se condamne à perdre. Comment gagner des choses alors qu’on n’arrive même pas à se défendre ? Il est évident que si notre visée est de combattre telle ou telle réforme, dans le meilleur des cas on la bloque, on la repousse, et dans le pire des cas on n’a rien fait. Alors que si on se donne des objectifs nouveaux — comme construire de nouvelles institutions qui visent à améliorer les conditions d’existence matérielle de tous et de toutes —, on a davantage de chances de créer de l’enthousiasme. Travailler à construire des choses nouvelles, c’est un premier point. Mais l’opposition que vous évoquez entre « révolution » et « gradualisme » est un peu fausse : les révolutions ne sont jamais des tables rases de l’ordre existant.
Aurélien : Le gradualisme est un concept bien défini politiquement. Il faut un travail de fond et de la patience pour arriver à une appropriation assez large de nos idées par la population. Car on peut toujours imaginer qu’un groupe d’avant-garde va prendre le pouvoir, mais si la population ne s’est pas appropriée les débats, les savoirs et certaines manières d’envisager les problèmes, ça ne tiendra pas ! On aura un gouvernement isolé qui devra faire face au backlash d’une classe dirigeante qui se mettra en ordre de bataille pour démonter le peu d’avancées qui auront été réalisées. Il faut des forces considérables pour tenir et maintenir le rapport de force. On ne peut pas faire l’impasse sur le travail de politisation et d’éducation populaire. Ce n’est pas du gradualisme.
« Aujourd’hui en France, la moitié des travailleurs sont des travailleuses et, à l’échelle de la planète, la majorité ne sont pas des personnes blanches. »
Leila : Cela demande aussi de réfléchir aux institutions internationales pour avoir une force de proposition qui ait l’ambition de résister. Imaginons qu’en France le mouvement social s’amplifie, que La France insoumise arrive au pouvoir et mette en place les prémisses d’une organisation salariale telle que nous l’entendons : il y a fort à parier que des sanctions économiques, voire militaires, débarqueront. Il sera difficile d’y faire face s’il n’y a pas une coalition de toutes les forces anticapitalistes à travers le monde. Il faut envisager la coopération économique afin de pouvoir tenir. Envisager des institutions économiques internationales progressistes, voilà qui revient à repenser les rapports avec les pays du Sud et le pillage opéré par le Nord.
Justement, parlons-en. La France doit une partie de sa richesse au pillage des pays du Sud. Or on ne voit jamais apparaître cet élément dans le PIB. Comment repenser ça ?
Leila : La prédation s’opère avec le support de toute une série de dispositifs et d’institutions internationales ainsi que d’un arsenal juridique dont le mode de production est obscur. Ce sont aujourd’hui les accords commerciaux/financiers internationaux posés par des organismes tels que le FMI ainsi que des règlementations imposant l’inégalité des échanges qui permettent l’accaparement des richesses, avec le cas échéant le support militaire qui prétend protéger les populations pillées contre des factions armées avec des armes françaises ou belges. À l’heure actuelle, nous se sommes pas encore parvenu·es à avoir une réflexion sur ce sujet. Réseau Salariat a un groupe international qui commence à produire des pistes de réflexion mais nous en sommes encore au début, c’est-à-dire à faire le tour des questions — il s’agit d’un vaste chantier. Jusque là, nous avons tenté de voir quels sont les angles morts de nos thèses dans une perspective internationaliste. Dans le groupe Belgique, nous avons dû nous pencher sur ces questions assez rapidement : en voulant utiliser les supports déjà existants, nous nous sommes aperçus que nous ne pouvions pas le faire du fait des différences historiques et institutionnelles (nous n’avons pas le même « déjà-là »). Il a donc fallu que nous nous posions la question de savoir comment transposer ces thèses.
[Travailleur à la RATP, Paris | Stéphane Burlot]
Le groupe International a listé quatre grands domaines sur lesquels nous devons nous pencher. Le premier concerne ce qui est invisibilisé dans la façon de concevoir le PIB : c’est dans les consommations intermédiaires que se cache le pillage du cobalt, de l’uranium et de tant d’autres matières premières. Une des pistes envisagées est celle ouverte par le groupe Sécurité sociale de l’alimentation, qui cherche à construire une réflexion à partir d’une chaîne complète de production comprenant la production, la transformation, le transport et la logistique. Ceci en posant cinq questionnements : qui produit, qui possède, qui investit, qui décide et au profit de qui ? Un autre axe doit également être étudié : celui de la conditionnalité des droits. Qui est porteur d’un droit salarial pour une richesse produite par un produit fini en France à partir d’intrants produits/extraits ailleurs ? est-ce la personne qui fait un cake à la banane en région parisienne ? ou est-ce que c’est aussi la personne qui a produit la banane ? comment pose-t-on la conditionnalité des droits ? est-ce un droit du sol ou bien un droit attaché à la personne, qu’elle peut transporter avec elle ? Nous avons également comme axe de réflexion le recensement des formes de « déjà-là » de socialisation ailleurs dans le monde : qu’est-ce qui a fonctionné ? quelles ont été les entraves ?… Enfin, la question du territoire, et donc celle du protectionnisme, reste à ouvrir. Ce sont des interrogations qui doivent être résolues.
« Quand on parle de l’institution du régime général de Sécurité sociale en 1946 en France, ça implique quoi dans les colonies ? »
Gaston : C’est un sujet sur lequel nous devons effectuer un travail de recherche historique similaire à celui fait sur la construction du droit au salaire en France. Partir du déjà-là, ça implique de ne pas imaginer de toute pièce un système idéal, mais de se mettre à l’école de l’existant et des luttes actuelles et passées. Sur ce sujet, on a beaucoup à faire pour se mettre à la page. Quand on parle de l’institution du régime général de Sécurité sociale en 1946 en France, ça implique quoi dans les colonies ? Au même moment, il y a des grèves massives à Dakar, puis dans toute l’Afrique occidentale française (AOF) avec de fortes revendications d’égalité salariale. C’est une demande inconcevable pour les autorités coloniales : leur technique de contournement va être de lancer une série d’études sur le coût de la vie, pour fixer des salaires qui satisfassent les besoins minimaux des travailleurs et des travailleuses, et bien entendu ce coût n’est pas le même pour un⋅e Africain⋅e que pour un⋅e Européen⋅ne ! Le Code du travail n’y est adopté qu’en 1952, alors que le taux de salarisation y est très faible…
Autres luttes à regarder, que l’on connaît grâce aux travaux passionnants de la chercheuse Myriam Paris : les employées de maison à La Réunion n’ont pas droit aux allocations familiales jusqu’en 1960. Alors qu’à Réseau Salariat, on a fait de ces allocations basées sur un salaire d’ouvrier en France un élément important de l’extension du droit au salaire. À La Réunion, le syndicat CGT des bonnes et des blanchisseuses va alors mener une lutte dans laquelle ces femmes se posent comme productrices de valeur économique, s’affirment comme salariées, mettant ainsi en question la définition coloniale et patriarcale du travail. Ce ne sont que deux exemples, pour inviter à se mettre au travail. C’est ce qui est intéressant dans notre manière de fonctionner, nous ne sommes pas là pour prêcher la révolution sous forme de recettes de cuisine, on se pose continuellement des questions, y compris si elles viennent mettre en cause/nourrir nos lectures historiques existantes ! L’autre chantier, évoqué par Leila, c’est celui qui consiste à se documenter sur les systèmes de Sécurité sociale ailleurs qu’en France, et de travailler à construire des luttes communes. Un camarade expliquait récemment, par exemple, qu’au Portugal il y avait une revendication de cotisation à taux unique interprofessionnel, Taxa Social Única : il faut s’appuyer là-dessus !
[Loïc, titulaire d'un CAP Cuisine, entre interim et contrats d'insertion à Denain (Nord) | Vincent Jarousseau]
On assiste à une radicalisation de l’extrême droite en France : sa parole sature l’espace médiatique, ses principaux représentants sont donnés à environ 30 % au premier tour et les luttes antiracistes sont quotidiennement disqualifiées. Comment travailler à cette hégémonie sociale, pour ne pas dire révolutionnaire, dans un tel contexte ?
Aurélien : Comme le dit Bernard Friot, la perspective d’une démocratie économique peut contribuer à combattre le racisme en montrant que le travail n’est pas une quantité finie. Si chaque personne est sécurisée sur le plan matériel, c’est un terreau propice à l’amélioration des rapports sociaux et à l’extinction des logiques racistes. Mais cette analyse me gêne un peu car le racisme dépasse de loin la question du travail. Dans le milieu de l’art, je suis souvent confronté au concept d’intersectionnalité, qui m’intéresse énormément, bien qu’il soit mal utilisé. On en fait une espèce d’empilement indistinct de hashtags progressistes : au bout du compte, on affiche beaucoup de choses, on javellise nos consciences en se montrant exhaustifs, mais on n’agit pas beaucoup. Je ne pense pas qu’un individu ou un collectif puisse assumer un bloc totalisant de revendications. On a besoin d’organisations spécialisées sur les différentes luttes. Réseau Salariat est une association très pertinente sur la question du travail, et c’est une bonne chose. Là où l’intersectionnalité peut nous aider à pallier nos lacunes, c’est quand on la reprend comme épistémologie, comme méthodologie scientifique et militante afin de ne pas se fourvoyer dans une lutte de classes aveugle qui n’admettrait que la classe comme déterminant social. Cette grille de lecture traditionnelle, on ne peut plus l’utiliser. Dans ce schéma, le travailleur est un homme blanc qui bosse à l’usine ; or, aujourd’hui en France, la moitié des travailleurs sont des travailleuses et, à l’échelle de la planète, la majorité ne sont pas des personnes blanches. Par ailleurs, l’industrie n’est plus aussi centrale dans le paradigme du travail, surtout en Europe. Nous sommes donc obligé·es de nous mettre à jour et de prendre en compte les expériences minoritaires et les savoirs qui nous sont fournis par les sciences sociales. Ceci dit, faire discuter des organisations spécialisées entre elles afin qu’elles ne restent pas aveugles aux autres problématiques, ça prend du temps et on est loin du compte.
« Les victoires ouvrières nous détournent du fascisme. Notre but est de contribuer à ces victoires et de donner des nouvelles perspectives. »
Gaston : Affirmer que le travail n’est pas en quantité limitée, ça permet quand même de repousser tous les argumentaires — que l’on entend même parfois à gauche — sur la question des frontières, de la gestion du flux migratoire, etc. C’est tout de même très utile. Réseau Salariat n’est pas une organisation qui se consacre spécifiquement à l’antiracisme mais à l’heure où l’on observe de plus en plus de confusions, un renforcement du nationalisme dans une certaine partie de la gauche, des communistes qui se veulent « patriotes », il est utile de répondre avec ces arguments. De pouvoir dire que, même d’un point de vue communiste, ça ne tient pas, que la quantité de travail n’est pas limitée. Voilà qui peut tout à fait nourrir la lutte antiraciste. A
Leila : Au sein du Réseau Salariat il y a un groupe femmes qui vise à ce que les questions féministes ne soient pas invisibilisées dans les réflexions qu’on porte. Il manque, à mon sens, un groupe antiraciste qui serait en mesure de poser les points aveugles dans les thèses telles qu’on les défend aujourd’hui. Peut-être cela nous amènera-t-il, mais je le dis en prenant des précautions, à avoir une grille de lecture qui ne soit plus uniquement posée à partir de la valeur ajoutée, mais à avoir aussi une proposition sur l’imposition des prix. Et, à travers une nouvelle réflexion, à tenir compte du fait que nous vivons dans une société où le racisme et le sexisme s’expriment sans entraves — autant d’écueils pour rendre audibles les thèses qu’on veut défendre. C’est ainsi que je vois le rapport au racisme que nous devons avoir à Réseau Salariat : comment allons-nous opérer pour faire des thèses du réseau une force de proposition désirable par toutes et tous, en soulevant les obstacles posés par ces préjugés sexistes et racistes ?
[Usé de pédaler pour un salaire de misère, Amadou S. aimerait reprendre des études | Loez]
L’idéal coopératif et autogestionnaire compte aux yeux d’une partie de la gauche radicale. Parfois, il est même fixé comme l’horizon démocratique à atteindre — plutôt que des formes collectives larges ou la prise du pouvoir d’État. En quoi n’est-ce pas suffisant selon vous ?
Leila : Il y a bien des formes de coopératives qui permettent d’expérimenter l’autogestion mais, le plus souvent, la socialisation complète est difficile et correspond à une socialisation « de la misère ». La violence du marché de l’emploi est remplacée par la violence du marché des biens et services. C’est pourquoi il nous paraît indispensable d’avoir des institutions macro pour éviter ces écueils.
« On ne changera pas le monde en criant
autogestionousalaire à vie, mais en pratiquant les deux à la fois, par tous les moyens possibles. »
Aurélien : Les principes autogestionnaires peuvent être une pièce du puzzle, comme la Sécu. Le plus délicat est d’articuler ces différents éléments. En plus de cent cinquante ans, le mouvement coopératif n’a jamais été en mesure d’ébranler le modèle capitaliste. Il a connu des succès comme Mondragon au Pays basque, mais ce sont des entreprises qui évoluent dans un environnement hostile, en utilisant des outils comptables et managériaux inadaptés qui finissent par les transformer en rouages de l’Économie sociale et solidaire. Au-delà des coopératives, il existe une tradition libertaire extrêmement précieuse, qui va des communes de l’Espagne anarchiste aux ZAD actuelles, mais le constat est le même : c’est une forme d’action parmi d’autres, avec ses points forts et ses faiblesses. Avec le recul, on voit qu’un certain nombre de militant·es autogestionnaires ont fini par dériver vers un réformisme plus ou moins marqué, en partie par hostilité à toute forme d’organisation macropolitique. C’est le cas de Michel Rocard — passé du Parti socialiste unifié à la création de la CSG [Contribution sociale généralisée] — et de tout un courant du syndicalisme représenté par la CFDT. À mon avis, ce type de trajectoires, qu’on retrouve aussi chez des penseurs de l’autonomie comme Yann Moulier-Boutang, n’est pas assez interrogé.
Le souci, quand on commence à militer, c’est qu’il faut choisir sa chapelle : soit le syndicalisme révolutionnaire, soit les communes autonomes, soit la Sécu, soit les coopératives. Je crois que l’une des forces de Réseau Salariat est de relier ces approches. Nous considérons par exemple qu’on n’arrêtera pas l’agrobusiness en additionnant les expériences de permaculture, d’agriculture paysanne et de distribution coopérative. Mais nous savons aussi que nous n’avancerons pas sans elles. Nous pensons que le rôle d’une Sécurité sociale de l’alimentation serait de coordonner ces initiatives, de socialiser la valeur qu’elles produisent et d’affirmer des principes communistes à une échelle suffisamment robuste pour soutenir le fameux rapport de force dont nous parlions. Les expériences autogestionnaires, qu’elles soient spontanées ou institutionnalisées, n’ont aucune chance de passer la vitesse supérieure si elles restent atomisées. De même que, sans elles, n’importe quelle Sécu finira dénaturée par l’isolement bureaucratique et dépecée par la classe dirigeante. Je les vois comme les composantes d’un même ensemble qui doit trouver le bon équilibre entre autonomie et coordination. Il y a plein d’autres pistes à creuser. Le mouvement coopératif pourrait se pencher sur le dépassement de sa forme actuelle en étudiant le modèle d’entreprise sans fonds propres que développe Benoît Borrits dans le séminaire que nous avons organisé en 2019–20202. Il pourrait aussi être plus exigeant avec ses outils comptables, car ce sont des instruments redoutables qui peuvent introduire les logiques du profit et de la rentabilité jusque dans les SCOP. Je crois que seules des démarches très matérialistes peuvent donner une consistance à nos luttes et un contenu à nos mots d’ordre. On ne changera pas le monde en criant « autogestion » ou « salaire à vie », mais en pratiquant les deux à la fois, par tous les moyens possibles.
[lire le cinquième et dernier volet | UCL : « Démocratie directe, fédéralisme et autogestion »]
Photographie de bannière : Vincent Jarousseau
- Depuis le début des années 1990, seulement un salarié sur dix est syndiqué : un taux qui reste stable depuis.[↩]
- Daniel Bachet, Benoît Borrits (dir.), Dépasser l’entreprise capitaliste, Éditions du Croquant, 2021.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Frédéric Lordon : « La multitude mobilisée en masse est l’unique solution », novembre 2021
☰ Lire notre débat « Revenu de base ou salaire à vie ? », février 2021
☰ Lire notre entretien avec Claude Didry : « Le salariat, une classe révolutionnaire ? », avril 2020
☰ Lire notre rencontre avec Bernard Friot, juin 2019
☰ Lire notre article « Le salaire à vie : qu’est-ce donc ? », Léonard Perrin, mars 2018
☰ Lire notre entretien avec Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour produire », septembre 2015