Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une institution monolithique »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Dans les pages de son essai La Révolution kurde — Le PKK et la fabrique d’une uto­pie, paru aux édi­tions La Découverte, le cher­cheur Olivier Grojean retrace l’his­toire du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan. De sa fon­da­tion en Turquie, en 1978, à la lutte qu’il mène de nos jours aux côtés des ses orga­ni­sa­tions satel­lites, notam­ment en Syrie et plus par­ti­cu­liè­re­ment au Rojava. Mais c’est une lec­ture cri­tique que l’au­teur pro­pose : le PKK a‑t-il chan­gé ain­si qu’il le pré­tend ? le Rojava est-il le cœur de la révo­lu­tion socia­liste contem­po­raine ? L’État isla­mique s’est effon­dré, Washington a rap­pe­lé 400 de ses Marines, Poutine vient d’an­non­cer le retrait d’une part signi­fi­ca­tive du contin­gent mili­taire russe — Assad a salué l’ac­tion menée par son par­te­naire au nom de « la guerre contre le ter­ro­risme » — et le hui­tième cycle de pour­par­lers de paix sur la Syrie s’est ache­vé hier : c’est dans ce contexte que nous en discutons. 


La vic­toire des Kurdes syriens contre Daech fait d’eux des acteurs de pre­mier plan, d’autant qu’ils reven­diquent un pro­jet fédé­ral pour l’ensemble de la Syrie : quel est leur poids dans les négo­cia­tions et l’avenir du pays ?

Pour bien com­prendre ce qu’on entend par « Kurdes syriens », il me semble d’abord néces­saire de reve­nir sur l’emboîtement des dif­fé­rents groupes kurdes ayant par­ti­ci­pé en Syrie à la lutte contre l’État isla­mique. La bataille de Raqqa a en effet été rem­por­tée par les Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS), qui est une armée d’environ 60 000 hommes et femmes kurdes, arabes et assyrien.ne.s, sou­te­nue par une coa­li­tion inter­na­tio­nale domi­née par les États-Unis. Ce sont d’ailleurs les États-Unis qui ont pré­co­ni­sé la créa­tion de cette force prin­ci­pa­le­ment ara­bo-kurde afin de faci­li­ter son déploie­ment dans des zones majo­ri­tai­re­ment arabes et ain­si pour­suivre la lutte contre l’État isla­mique au-delà du Kurdistan syrien. Car cette armée est en fait une éma­na­tion des YPG (Unités de défense du peuple) et YPJ (Unités de défense des femmes), bras armés du PYD (Parti de l’union démo­cra­tique) qui contrôle depuis 2012 le Rojava. Fondé en 2003, le PYD est quant à lui une orga­ni­sa­tion-sœur du PKK, le Parti des tra­vailleurs du Kurdistan, qui mène une guerre contre la Turquie depuis 1984. Cet emboî­te­ment explique ain­si com­ment le PKK — consi­dé­ré comme une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste par la Turquie, mais aus­si l’Union euro­péenne et les États-Unis — s’est retrou­vé, via des sous-groupes qui lui sont affi­liés, par­te­naire pri­vi­lé­gié de Washington et prin­ci­pal vain­queur de la bataille de Raqqa contre l’État isla­mique, après notam­ment celles de Kobanê, Tal-Abyad ou Manbij.

« Si le PKK et le PYD sont aujourd’hui des acteurs de pre­mier plan, ils sont éga­le­ment dans une situa­tion très déli­cate en rai­son des incer­ti­tudes de l’après-État islamique. »

Par ailleurs, vous y fai­siez réfé­rence, le PYD n’est pas dans une logique indé­pen­dan­tiste telle qu’elle a pu s’exprimer — au moins stra­té­gi­que­ment — au Kurdistan ira­kien avec le réfé­ren­dum d’auto-détermination du 25 sep­tembre 2017. Suivant en cela l’idéologie déve­lop­pée par Abdullah Öcalan, le chef his­to­rique du PKK empri­son­né en Turquie depuis 1999, les Kurdes syriens ne reven­diquent en effet même pas une auto­no­mie ter­ri­to­riale : l’objectif est l’« auto­no­mie démo­cra­tique », c’est-à-dire la for­ma­tion d’institutions paral­lèles à l’État, capables de riva­li­ser avec lui et de le contour­ner. Autonomie d’action, donc, qui n’est pas bor­née par des fron­tières et pour­rait à terme être pro­po­sée à tous les peuples qui le dési­rent. Pour autant, le régime syrien a lui-même évo­qué en sep­tembre la pos­si­bi­li­té d’une Syrie fédé­rale, qui per­met­trait ain­si aux Kurdes de béné­fi­cier d’une véri­table auto­no­mie ins­ti­tu­tion­nelle dans le cadre éta­tique syrien. Même si, dans le même temps, les élec­tions locales orga­ni­sées le 21 sep­tembre et le 1er décembre dans les zones contrô­lées par le PYD ont été qua­li­fiées de « blague » par le vice-ministre syrien des Affaires étran­gères, Fayçal Mokdad…

Pour reve­nir à votre ques­tion, si le PKK et le PYD sont aujourd’hui des acteurs de pre­mier plan, ils sont éga­le­ment dans une situa­tion très déli­cate en rai­son des incer­ti­tudes de l’après-État isla­mique. La Turquie pour­rait-elle enva­hir le Rojava, comme le laisse pen­ser le pro­gres­sif encer­cle­ment du can­ton d’Afrin ? Le régime de Bachar el-Assad ne se retour­ne­ra-t-il pas contre les Kurdes une fois sa via­bi­li­té assu­rée ? Ces ques­tions dépendent notam­ment du sou­tien poli­tique et mili­taire amé­ri­cain et de la capa­ci­té de Washington à conte­nir les vel­léi­tés turques, ira­niennes et syriennes. Jusqu’à pré­sent, la plu­part des obser­va­teurs étaient per­sua­dés que les États-Unis cher­che­raient à se désen­ga­ger rapi­de­ment de Syrie afin de ne pas répé­ter la même erreur qu’en Irak après 2005. Or, début décembre, un porte-parole du Pentagone a affir­mé que les États-Unis pour­raient res­ter « un bon moment » en Syrie afin d’« empê­cher le retour de groupes ter­ro­ristes » — évo­quant même une durée de 10 ans. Il a éga­le­ment assu­ré que Washington n’abandonnerait pas les FDS et les aide­rait à deve­nir des « forces de sécu­ri­té locales durables, auto-suf­fi­santes et eth­ni­que­ment diverses ». Ce qui n’empêche pas le PKK de se rap­pro­cher éga­le­ment de la Russie, qui a déployé des sol­dats dans le can­ton d’Afrin et a bom­bar­dé des posi­tions de l’État isla­mique à Deir ez-Zor en sou­tien aux YPG… Les Kurdes syriens sont donc au centre de nom­breuses trac­ta­tions, mais qui ne les concernent qu’indirectement. C’est aus­si pour cette rai­son qu’il est extrê­me­ment dif­fi­cile de pré­voir leur place, leur rôle et leur poids dans l’avenir du pays…

[Bachar el-Assad | DR]

Le repré­sen­tant du Rojava en France, Khaled Issa, nous disait qu’en dépit de l’aide cir­cons­tan­ciée de Washington, « On ne nous impose rien, et ça ne chan­ge­ra pas » : l’appui amé­ri­cain aura-t-il un impact sur le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire en cours ?

Depuis la bataille de Kobanê, la coopé­ra­tion avec les États-Unis concerne presque exclu­si­ve­ment les ques­tions sécu­ri­taires et la lutte contre l’État isla­mique. Je ne crois pas que Washington ait eu des exi­gences par­ti­cu­lières et directes concer­nant l’ordre éco­no­mique, social ou poli­tique en train de se construire au Rojava. En revanche, un cer­tain nombre de ques­tions sécu­ri­taires ont évi­dem­ment des réper­cus­sions sur les rela­tions entre les ins­ti­tu­tions kurdes et la socié­té. Comme je le disais, ce sont bien les États-Unis qui ont pré­co­ni­sé la créa­tion des FDS, et l’existence de cette enti­té a évi­dem­ment per­mis une meilleure accep­ta­tion des forces kurdes par­mi les popu­la­tions arabes sous son contrôle, mais aus­si une plus grande légi­ti­mi­té à l’international. Les États-Unis ont sans doute éga­le­ment cher­ché à s’assurer de la pré­sen­ta­bi­li­té de la mou­vance PKK/YPG/FDS en termes de droits humains, ce qui a pu avoir des consé­quences posi­tives sur la contre-insur­rec­tion menée notam­ment à l’égard des Arabes (sou­vent soup­çon­nés d’avoir col­la­bo­ré avec l’État isla­mique). De fait, ces consé­quences indi­rectes concernent sur­tout les forces kurdes en zones majo­ri­tai­re­ment arabes et le PKK lui-même a pris contact avec des ONG euro­péennes spé­cia­li­sées dans la réso­lu­tion des conflits pour apprendre à mieux gérer les popu­la­tions non-kurdes pas­sées sous son contrôle. Néanmoins, une fois les ques­tions sécu­ri­taires réglées, nul ne sait quelle influence pour­raient avoir les États-Unis sur les ins­ti­tu­tions du Rojava. Peut-on ima­gi­ner une pro­messe de pro­tec­tion en échange de la mise en place d’un véri­table plu­ra­lisme poli­tique (alors que le PKK est aujourd’hui tou­jours obnu­bi­lé par son hégé­mo­nie) ? Ou en échange de contrats pétro­liers (ce qui, évi­dem­ment, vien­draient quelque peu édul­co­rer l’image de cette révo­lu­tion) ? Pour l’instant, d’un point de vue sécu­ri­taire, la ques­tion réelle est celle du main­tien de la pré­sence amé­ri­caine, dont dépendent direc­te­ment les nou­velles ins­ti­tu­tions kurdes. Et d’un point de vue plus poli­tique, c’est la Russie qui porte les espoirs kurdes, car c’est elle qui peut faire pres­sion sur Damas et Téhéran.

Début novembre, Bernard-Henri Lévy a ras­sem­blé, à Paris, de nom­breuses per­son­na­li­tés autour d’une soi­rée en sou­tien aux Kurdes et on assiste régu­liè­re­ment à la dépo­li­ti­sa­tion totale du Rojava socia­liste, au nom d’une cer­taine lutte contre l’islamisme ou d’un cer­tain fémi­nisme. Comment l’entendre ?

« Les dyna­miques poli­tiques sont sur­tout impul­sées par le haut et les poli­tiques éco­no­miques et sociales mises en œuvre ne remettent pas fron­ta­le­ment en cause l’économie capitaliste. »

Depuis la fin des années 1980, les sou­tiens fran­çais aux Kurdes sont davan­tage orien­tés vers les Kurdes d’Irak : de Danièle Mitterrand ou Frédéric Tissot à Bernard Henri-Lévy, de Bernard Kouchner à aujourd’hui Manuel Valls et Caroline Fourest, toutes et tous s’intéressent davan­tage aux dyna­miques kurdes ira­kiennes — même si Ségolène Royal et François Hollande avaient, dans les années 1990 puis 2010, affi­ché un réel inté­rêt pour les ques­tions kurdes de Turquie et de Syrie. Ce phé­no­mène est d’ailleurs très dif­fé­rent en Allemagne, où les pro­jets du PKK et du PYD sont bien davan­tage relayés par la gauche, qu’elle soit radi­cale ou social-démo­crate. De fait, pour de bonnes ou de mau­vaises rai­sons, les intellectuel.le.s et les poli­tiques français.e.s se sont tou­jours senti.e.s plus proches du Parti démo­cra­tique du Kurdistan (PDK) de Barzani ou de l’Union patrio­tique du Kurdistan (UPK) de Talabani que du PKK — et main­te­nant du PYD. Il faut d’abord y voir des stra­té­gies d’internationalisation dif­fé­rentes : si les Kurdes ira­kiens ont avant tout cher­ché des contacts ins­ti­tu­tion­nels avec la France et se sont enga­gés dans du lob­bying, le PKK a davan­tage misé sur la mobi­li­sa­tion de la dia­spo­ra kurde de Turquie et la stra­té­gie de la rue face aux États euro­péens. De même, dans les années 1980 et 1990, l’Irak de Saddam Hussein, qui a lan­cé la cam­pagne Anfal contre les Kurdes en 1988, a béné­fi­cié de beau­coup moins de sou­tiens en Europe que la Turquie, dont la can­di­da­ture à une adhé­sion à l’Union euro­péenne a fina­le­ment été accep­tée en 1999. Enfin, le modèle de mili­tan­tisme propre au PKK, la place d’Öcalan dans l’imaginaire poli­tique du par­ti ain­si que l’utilisation de la tech­nique des attaques-sui­cides à la fin des années 1990 ont par­fois quelque peu « refroi­di » ses sou­tiens poten­tiels, et en pre­mier lieu les intellectuel.le.s s’intéressant aux Kurdes et les femmes et hommes poli­tiques engagé.e.s au PS ou au PCF. En consé­quence, il faut attendre la guerre civile syrienne puis la bataille de Kobanê pour obser­ver un nou­vel inté­rêt pour cette mou­vance et pour son pro­jet, mais autour d’acteurs moins média­tiques — ou moins recon­nus — comme l’« écri­vain-aven­tu­rier » Patrice Franceschi ou l’intellectuel liber­taire Pierre Bance

Vous expli­quez que la thèse d’une muta­tion du PKK (du mar­xisme-léni­nisme rigide au fédé­ra­lisme éco­lo­giste à ten­dance liber­taire) doit être « for­te­ment nuan­cée ». En quoi ?

J’ai failli reve­nir là-des­sus, lorsque vous avez par­lé de « Rojava socia­liste ». En effet, je ne suis pas du tout cer­tain que les pra­tiques du PKK se soit radi­ca­le­ment trans­for­mées au milieu des années 2000, de même que je ne suis pas sûr que la révo­lu­tion en cours au Rojava soit d’ores et déjà « socia­liste » ou « liber­taire ». En fait, si Öcalan a effec­ti­ve­ment contri­bué à radi­ca­le­ment trans­for­mer l’idéologie du par­ti quelques années après son incar­cé­ra­tion, la plu­part de ces « nou­velles » ques­tions pos­sé­daient une his­toire longue au sein de l’organisation : les rap­ports entre les hommes et les femmes sont abor­dés dès le milieu des années 1980, la ques­tion de l’environnement — d’abord asso­ciée à la culture et aux tra­di­tions kurdes — émerge suite à la contre-insur­rec­tion des années 1990, le carac­tère liber­taire de la révo­lu­tion peut être relié à une cer­taine théo­rie de l’émancipation de soi et de la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle obser­vable dès la fin des années 1980, et les reven­di­ca­tions d’autonomie en lieu et place d’indépendance sont d’ores et déjà pré­sentes au début des années 1990, même si le concept d’autonomie a été for­te­ment revi­si­té par Öcalan au milieu des années 2000. De fait, le PKK n’est pas une ins­ti­tu­tion mono­li­thique et, au contraire, il faut insis­ter sur le carac­tère très mal­léable des dis­cours idéo­lo­giques d’Öcalan, en constante évo­lu­tion depuis la fon­da­tion du PKK. Pourtant, il faut bien dis­tin­guer les dis­cours des pra­tiques. Et il me semble que les pra­tiques du PKK res­tent aujourd’hui for­te­ment mar­quées par une cer­taine théo­rie de l’Homme nou­veau (enga­ge­ment total, obéis­sance, auto­cri­tique, rup­ture avec son ancienne vie, etc.), l’idée d’avant-garde éclai­rée (s’assurer que les sym­pa­thi­sants et la popu­la­tion suivent les recom­man­da­tions du par­ti, ce qui vient remettre en cause l’idée d’une « démo­cra­tie par le bas »), ou encore l’idée d’une vio­lence qui serait libé­ra­trice (la lutte armée, le com­bat inté­rieur, etc.). C’est donc aus­si pour cette rai­son que je nuan­ce­rais le carac­tère socia­liste ou liber­taire de la révo­lu­tion au Rojava : les dyna­miques poli­tiques sont en effet sur­tout impul­sées par le haut et les poli­tiques éco­no­miques et sociales mises en œuvre, tou­jours embryon­naires et dépen­dantes d’une éco­no­mie de guerre, ne remettent pas fron­ta­le­ment en cause l’économie capi­ta­liste, du moins pour le moment.

[Portrait d'Öcalan, Istanbul, 21 mars 2018 | DR]

La mou­vance PKK a « favo­ri­sé le mili­taire » au détri­ment du poli­tique, dites-vous : n’était-ce pas inévi­table, par temps de guerre et de fronts multiples ?

Inévitable, je ne sais pas, mais, sur le fond, je com­prends votre ques­tion. Comme je l’explique dans le livre, il n’est pas envi­sa­geable d’analyser la mou­vance PKK en l’extrayant de ses contextes d’action, comme si l’on pou­vait juger « toutes choses égales par ailleurs ». Or si l’on s’en tient aux qua­rante der­nières années, force est de consta­ter que le PKK est bien le pro­duit d’une his­toire sin­gu­lière, d’une conflic­tua­li­té par­ti­cu­lière, qu’il faut relier au coup d’État de 1980 en Turquie, à la contre-insur­rec­tion turque des années 1990, aux mul­tiples espoirs déçus des années 2000, et aux évé­ne­ments qui secouent le Moyen-Orient depuis l’intervention amé­ri­caine en Irak en 2003. Et si l’on remonte encore davan­tage dans le temps, à la fon­da­tion de la République turque en 1923 par exemple, on s’aperçoit que le natio­na­lisme kurde s’est construit sur le modèle inver­sé du natio­na­lisme turc (social dar­wi­niste, car celui-ci est domi­nant en Europe à l’époque), ou encore que le culte d’Öcalan res­semble étran­ge­ment au culte d’Atatürk, là encore sur un mode inver­sé. Par ailleurs, au-delà de la dimen­sion socio-his­to­rique, on ne peut rendre compte de la vio­lence du PKK sans la recon­tex­tua­li­ser au sein de sys­tèmes d’interactions sin­gu­liers : les stra­té­gies du par­ti sont situées, c’est-à-dire qu’elles sont pen­sées et mises en œuvre à l’aune d’un uni­vers des pos­sibles contraint par le jeu des autres pro­ta­go­nistes, qu’ils soient des États (turc, ira­nien, amé­ri­cain, russe) ou d’autres groupes poli­ti­co-mili­taires comme l’État isla­mique. Ceci étant dit, il me semble que le par­ti s’est enga­gé depuis 2011 dans une nou­velle dyna­mique plus intran­si­geante qui a favo­ri­sé le mili­taire aux dépens du poli­tique, même si évi­dem­ment des diver­gences peuvent encore exis­ter au sein de la mou­vance PKK à pro­pos de l’option vio­lente. On l’a notam­ment vu avec l’armement du Mouvement de la jeu­nesse révo­lu­tion­naire patrio­tique en Turquie et sa stra­té­gie de « libé­ra­tion » des villes à l’été 2015. Or, du fait de la répres­sion turque, extrê­me­ment mas­sive, cette option mili­taire n’a pas eu les effets escomp­tés et s’est avé­rée par­ti­cu­liè­re­ment coû­teuse poli­ti­que­ment. Bref, des choix sont éga­le­ment faits, qui orientent dans une voie ou dans une autre…

Le por­trait que vous bros­sez du lea­der du PKK, Öcalan, n’est pas fameux : culte de la per­son­na­li­té, auto­ri­ta­risme… Serait-il, en cas de libé­ra­tion et si l’on vous suit dans votre scep­ti­cisme quant à son évo­lu­tion, un frein au pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires kurdes ?

« Personne ne sait quelle sera la posi­tion du régime Assad sur le Rojava une fois que les ques­tions sécu­ri­taires seront réglées. »

Au vu des dyna­miques actuelles en Turquie, je ne crois pas qu’Öcalan sera un jour libé­ré. Il faut par ailleurs for­te­ment rela­ti­vi­ser l’influence du Serok — Président — dans les pro­ces­sus poli­tiques en cours. En fait, Öcalan est empri­son­né depuis bien­tôt 19 ans, il est à l’isolement total depuis sep­tembre 2016, il n’a plus ren­con­tré de per­son­na­li­tés poli­tiques ou éta­tiques depuis avril 2015, et ne peut plus voir ses avo­cats depuis juillet 2011 : il ne peut donc plus désor­mais conseiller le mou­ve­ment kurde depuis sa pri­son comme il le fai­sait dans les années 2000. Pourtant, sa figure conti­nue de ras­sem­bler, de mobi­li­ser, d’être au centre de toutes les luttes et de presque toutes les reven­di­ca­tions kur­distes encore aujourd’hui. De fait, elle a consti­tué et consti­tue encore aujourd’hui un mar­queur d’adhésion au PKK : on ne peut cri­ti­quer ouver­te­ment le chef au sein du mou­ve­ment et, inver­se­ment, se parer de l’aura d’Öcalan per­met de légi­ti­mer toute sorte de déci­sion. Votre ques­tion en amène donc une autre : la domi­na­tion cha­ris­ma­tique d’Öcalan avant son empri­son­ne­ment et la place du lea­der dans l’imaginaire poli­tique de la mou­vance PKK aujourd’hui sont-elles un frein à la démo­cra­ti­sa­tion du par­ti ? C’est une ques­tion assez com­plexe. La « magie » n’est pas for­cé­ment incom­pa­tible avec la démo­cra­tie. Mais quand elle sert à exclure, à sou­mettre, ou à tran­cher une dis­cus­sion au départ argu­men­tée, la figure d’Öcalan peut tou­jours être vec­trice de diverses formes d’autoritarisme.

Vous rap­pe­lez que des fonc­tion­naires en poste au Rojava sont encore payés par Damas. On sait éga­le­ment le malaise des Kurdes syriens face à l’hégémonie isla­miste au sein de la rébel­lion syrienne. Comment les cadres du Rojava voient-ils Assad ?

Oui, la rébel­lion est sou­vent per­çue comme un bras armé de la Turquie et, inver­se­ment, il y a une coopé­ra­tion de longue date entre le régime syrien et le PKK. La Syrie a héber­gé le par­ti d’Öcalan de 1980 à 1999, Bachar el-Assad a remis les clés du Rojava au PYD en 2012, des fonc­tion­naires syriens sont tou­jours en poste au Kurdistan, et on a pu voir les YPG/YPJ se reti­rer de cer­taines zones afin d’y lais­ser la place aux sol­dats du régime. Néanmoins, le PYD a été vio­lem­ment répri­mé dans les années 2000 et les cadres poli­tiques et mili­taires du mou­ve­ment ne se font aucune illu­sion sur la sin­cé­ri­té ou la droi­ture de Bachar el-Assad : il s’agit d’une alliance tac­tique, prag­ma­tique, qui n’exclut pas des heurts et des ten­sions — et même des revi­re­ments spec­ta­cu­laires. Personne ne sait quelle sera la posi­tion du régime Assad sur le Rojava une fois que les ques­tions sécu­ri­taires seront réglées.

[Combattantes du PKK | DR]

Vous avan­cez que les poli­tiques d’égalité entre les sexes lan­cées par le PKK et ses satel­lites sont « inédites » au Moyen-Orient. Tout en nuan­çant leur dimen­sion « fémi­niste ». Dans Libérer la vie : la révo­lu­tion de la femme, Öcalan appelle pour­tant à la lutte contre le patriar­cat, la domi­na­tion mas­cu­line et « l’homme sexiste »…

Les mili­tantes et com­bat­tantes du PKK elles-mêmes ne se déclarent pas « fémi­nistes » et cri­tiquent sou­vent le fémi­nisme tel qu’il s’est déve­lop­pé en Occident. Comme je l’ai mon­tré en détail dans plu­sieurs articles et dans le livre, la ques­tion fémi­nine émerge au sein du PKK moins comme un pro­jet éga­li­taire que comme une volon­té de cor­ri­ger les com­por­te­ments fémi­nins (asso­ciés à la tra­hi­son poten­tielle) et mas­cu­lins (asso­ciés à la puis­sance et à la domi­na­tion) afin de sou­mettre les mili­tants. Il s’agit éga­le­ment au départ de ratio­na­li­ser les rap­ports de genre et l’économie libi­di­nale (les his­toires d’amour, la sexua­li­té) dans des groupes de gué­rille­ros ou clan­des­tins sou­mis à une cer­taine forme de pro­mis­cui­té. Si le par­ti a donc pro­mu les femmes dans ses dif­fé­rentes ins­tances (jusqu’à l’institutionnalisation de co-direc­tions mixtes), il a éga­le­ment exi­gé l’interdiction des rela­tions sexuelles entre ses membres, ins­tau­ré un code de la pudeur proche de ce qui s’observe au sein de la socié­té kurde, et a lié ces élé­ments à un idéal d’engagement, d’obéissance et d’investissement de soi expli­ci­té dans les théo­ries de l’« Homme nou­veau » et de la « Femme libre ». En rai­son de toutes ces règles et normes ins­ti­tuées, de cette désexua­li­sa­tion, il est impos­sible aujourd’hui pour un.e militant.e ou un.e combattant.e d’inventer de nou­veaux rôles fémi­nins et mas­cu­lins alter­na­tifs. Par exemple, dans Libérer la vie, Öcalan explique ce qu’il entend par « science de la femme » — la jineo­lo­jî, en kurde — en rées­sen­tia­li­sant l’identité fémi­nine : les femmes seraient ain­si par nature paci­fistes, anti­ca­pi­ta­listes, éco­lo­gistes, auraient une intel­li­gence émo­tion­nelle, une esthé­tique, une com­pré­hen­sion de la vie et une res­pon­sa­bi­li­té éthique bien supé­rieures aux hommes. Il y a donc au sein du PKK à la fois une véri­table sen­si­bi­li­sa­tion à la domi­na­tion mas­cu­line et aux sen­ti­ments d’incompétence fémi­nins, et une incon­tes­table dis­ci­pli­na­ri­sa­tion des corps des militant.e.s et combattant.e.s. Notez que je parle bien ici des branches poli­tiques et mili­taires des orga­ni­sa­tions : cette dis­ci­pli­na­ri­sa­tion ne touche pas de la même manière les sym­pa­thi­sants en Europe ou les membres des par­tis pro-kurdes légaux en Turquie, qui pro­fitent par contre for­te­ment de la sen­si­bi­li­sa­tion, et se mobi­lisent éga­le­ment contre la domi­na­tion mas­cu­line. C’est ain­si que de nom­breuses femmes par­ti­cipent aujourd’hui à la vie poli­tique kurde en Turquie, s’engagent dans des asso­cia­tions ou ont été encou­ra­gées à se lan­cer dans une vie pro­fes­sion­nelle rému­né­rée. Cette poli­tique dépasse donc de loin les cercles des orga­ni­sa­tions clan­des­tines stric­to sen­su, et a des effets sociaux qui pour­ront dif­fi­ci­le­ment être remis en cause.

L’historien Jean-Pierre Filiu, inlas­sable contemp­teur de la cause révo­lu­tion­naire kurde, a qua­li­fié de « gau­chistes » les « libé­ra­teurs » de Raqqa. Vous contes­tez les accu­sa­tions de net­toyage eth­nique mais évo­quez la dif­fi­cul­té pour la mino­ri­té orga­ni­sée kurde de se lier à la majo­ri­té arabe. Sont-ils à vos yeux sur la bonne voie ?

« Les Kurdes se battent depuis près de 100 ans pour leur recon­nais­sance et subissent des répres­sions qui ont fait plu­sieurs cen­taines de mil­liers de morts. »

Comme je le disais, les YPG/YPJ ont depuis 2015 élar­gi leur champ d’action à des zones à majo­ri­té arabe et, après nombre de vic­toires mili­taires contre l’État isla­mique, ont ain­si été ame­nées à gérer des popu­la­tions non-kurdes. Or, cette ges­tion s’est faite au départ d’une manière qua­si colo­niale (les Arabes étant consi­dé­rés comme arrié­rés, anar­chiques ou tri­baux) ren­for­cée par une crainte (sou­vent fon­dée) de cel­lules dor­mantes de l’État isla­mique. Progressivement, après diverses expé­riences plus ou moins réus­sies, ce mode de gou­ver­ne­ment des popu­la­tions a évo­lué avec l’objectif de s’engager dans une contre-insur­rec­tion plus « démo­cra­tique », non fon­dée sur des cri­tères eth­niques. En Irak, les pesh­mer­gas kurdes ont d’ailleurs été confron­tés aux mêmes pro­blèmes et ont été inter­pel­lés par des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales des droits humains pour avoir dis­cri­mi­né ou refu­sé le retour de popu­la­tions arabes. Dans les deux cas, il me semble cepen­dant qu’il ne s’agit pas d’une poli­tique déli­bé­rée et de long terme, mais de ten­sions — par­fois inévi­tables en pra­tique — entre enjeux sécu­ri­taires et prin­cipes d’égalité ethno-confessionnelle.

La com­pa­rai­son entre le mou­ve­ment zapa­tiste et le Rojava est régu­liè­re­ment effec­tuée. En juin 2017, le Mouvement des femmes du Kurdistan a adres­sé un mes­sage de sou­tien à la repré­sen­tante des indi­gènes aux pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles mexi­caines. Quelles sont tou­te­fois leurs diver­gences essentielles ?

Les simi­li­tudes entre l’Armée zapa­tiste de libé­ra­tion natio­nale (EZLN) et le PKK sont en effet nom­breuses. Toutes deux d’origine mar­xiste-léni­niste, ces orga­ni­sa­tions ont évo­lué vers une idéo­lo­gie qui pri­vi­lé­gie l’auto-gestion, l’écologie ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. Trois élé­ments fon­da­men­taux me semblent cepen­dant dif­fé­ren­cier les deux mou­ve­ments. Tout d’abord, le phé­no­mène cha­ris­ma­tique est bien plus puis­sant au Kurdistan qu’au Chiapas, où le sous-com­man­dant Marcos s’est reti­ré. Ensuite, les zapa­tistes n’ont pas déve­lop­pé une mar­ty­ro­lo­gie telle qu’on peut l’observer au sein de la mou­vance PKK. Enfin, et ceci explique peut-être aus­si cela, le contexte de guerre est autre­ment plus violent au Moyen-Orient, où les Kurdes se battent depuis près de 100 ans pour leur recon­nais­sance et subissent des répres­sions qui ont fait plu­sieurs cen­taines de mil­liers de morts. Alors que les Indiens du Chiapas se pensent encore au sein de la nation mexi­caine, les Kurdes ont beau­coup de mal à s’identifier à la nation turque (fon­dée sur la tur­ci­té) ou à la nation syrienne. Alors que l’EZLN semble avoir réel­le­ment lais­sé le pou­voir aux civils, les forces mili­taires du PKK res­tent pour le moment aux com­mandes au Kurdistan et influencent for­te­ment les pro­ces­sus poli­tiques en cours. L’avenir nous dira si la sta­bi­li­sa­tion des ques­tions sécu­ri­taires per­met­tra à terme de redon­ner de l’autonomie au politique.


Photographie de ban­nière : com­bat­tantes et com­bat­tants du PKKDR


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REBONDS

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☰ Lire notre tra­duc­tion « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Rojava : des révo­lu­tion­naires ou des pions de l’Empire ? », Marcel Cartier, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre his­toire », mai 2017


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