Semaine « Les identités-frontières de Gloria Anzaldúa »
Aux identités multiples ou aux tiraillements culturels, Nadia Yala Kisukidi préfère parler de « double présence ». La philosophe franco-congolaise a un pied à l’université Paris-VIII, où elle enseigne, et l’autre en République démocratique du Congo, où elle opère comme co-commissaire de la biennale d’art contemporain qui se tiendra à Kinshasa en 2021. Nadia Yala Kisukidi interroge sa pratique de philosophe depuis les deux continents : les idées, on s’en empare, elles circulent. Mais les idées, rappelle-t-elle, ce sont aussi des corps, des vécus : le cœur du présent échange. Membre des Ateliers de la pensée de Dakar, elle contribue à affûter les outils post-coloniaux et invite à ne pas se résigner à la « mélancolie théorique liée à la perte et au deuil » — par une approche qu’elle nomme « laëtitia africana » : prendre toute la mesure politique des expériences diasporiques et des nouvelles formes de résistance. « Déraciner massivement la pensée dualiste de la conscience individuelle et collective constitue le début d’une longue lutte », écrivait, sous d’autres cieux, Gloria Anzaldúa. Troisième temps de cette semaine consacrée aux identités de frontières et à la féministe chicana.
Au moment où j’ai commencé à travailler sur les postcolonial studies et la pensée africana, j’étais en Suisse, en faculté de théologie. Travailler dans ces champs a été compliqué pour plusieurs raisons. D’abord à cause de mon corps, pris dans la dialectique folle de l’invisibilité et de la visibilité. Pour beaucoup, le fait que je m’intéresse à ces domaines signifiait que mon corps — mon identité — prenait le dessus sur le savoir, sur la pureté et l’objectivité de la vérité qu’un chercheur se doit de servir. En choisissant de m’engager dans cette voie, on découvrait non seulement que j’étais noire, mais peut-être pire que cela, que j’avais conscience de l’être. On peut ainsi être confronté à une double disqualification : une disqualification scientifique concernant les objets (Afrique, colonialité etc.) et une disqualification scientifique concernant le sujet — être disqualifié en tant que chercheuse précisément parce qu’on considère que vous vous rapportez de manière affective, émotive, et donc identitaire, à vos objets de recherche. Quand je suis revenue en France, il y a quatre ans, la philosophie africana n’était pas légitime dans le champ universitaire. Elle ne l’est pas encore tout à fait mais la situation commence à changer, malgré la violence des crispations sociales et les campagnes médiatiques de dénigrement constantes depuis deux ans dans les médias mainstream. Quand j’ai commencé à travailler dans le champ postcolonial, il y a dix ans, dans l’espace européen francophone, il fallait toujours justifier les raisons pour lesquelles on mobilisait tels auteurs, tels sujets. Qu’apportait-on de nouveau ? En quoi ces objets étaient-ils des objets dignes de recherche ? Être toujours pris dans ce procès de légitimation est ce qui empêche d’avoir des paroles créatrices. À chaque fois il faut prouver, en premier lieu, la possible intégration de vos objets à un corpus ou à une norme, alors que ce qui est intéressant, c’est de voir comment ces objets peuvent déstabiliser les lieux dans lesquels vous êtes installés pour vous emmener sur d’autres voies, et emprunter des chemins de traverse… Créer.
Une personne non-blanche qui entre dans cet univers cadré déplacerait ce qui est en place ?
« Penser l’antiracisme politique, certes, mais aussi la terre, l’écologie, les savoirs, le religieux, l’impérialisme, les mutations de nos propres corps. »
La présence de corps non-blancs dans l’institution a toujours des effets un peu « subversifs ». Qui porte tel ou tel savoir ? Qui sont les corps de ces savoirs ? Ces présences permettent de questionner la manière dont les savoirs sont incarnés. Il peut y avoir quelque chose de transformateur à envisager d’autres corps du savoir, d’autres objets et d’autres territoires, quand ils permettent de démonter, de détraquer des conformismes, des pesanteurs, des violences symboliques qui structurent l’institution. Toutefois, ce n’est pas le fait d’être racisé en soi qui permet de déplacer ce qui est en place : on peut être racisé et se satisfaire de ce qu’offre un pouvoir — dans ce cadre, on ne déplace rien, on maintient l’ordre et même, on le légitime ! La puissance critique des corps exclus s’affirme quand ces mêmes corps interrogent et démontent les logiques de leur propre exclusion et cassent, donc, une autorité, une manifestation du pouvoir. C’est ce qui s’opère dans les études postcoloniales, dans le tournant décolonial, ainsi que dans d’autres espaces (gender studies, queer studies, études critiques de la race…). Dans ces espaces critiques, des déplacements s’opèrent. De nouvelles utopies du savoir se forment. L’engagement des corps critiques dans le champ de la connaissance recrée de nouvelles communautés spirituelles. Dit ainsi, c’est assez beau.
De quelle manière cela enrichit-il le collectif ?
On se trouve dans une situation où les réflexions et le débat politique concernant les questions d’« identité », en France, sont saturés, étouffés par les dichotomies. D’un côté, l’universalisme, de l’autre, le particularisme ou l’identitarisme. En France, ce débat est répété dans les mêmes termes depuis trente ans et il ne s’essouffle pas. Or beaucoup d’auteurs français ou de langue française ont répondu de manière nette à ces questions depuis plus d’un demi-siècle : il suffit de lire la lettre de démission du PCF que Césaire a adressée à Maurice Thorez, en 1956, qui est une réponse à ce débat, cinglante et définitive. Il y a plusieurs manières de penser et d’énoncer l’universel. Le conflit n’est pas entre le particulier et l’universel mais entre des modes d’énonciation de l’universel — pour le dire comme le philosophe Étienne Balibar. D’un côté, un universel clos et fermé, qui invite toutes les différences à se dissoudre dans un modèle unique, particulier — celui qui domine. De l’autre, un universel dynamique, ouvert, riche de tous les particuliers. C’est cet universel qui est défendu par Césaire, et d’autres avec lui. Pour ma part, je considère que la question est réglée. Et ce qui est intéressant dans les approches décoloniales, c’est qu’elles considèrent qu’on peut passer à autre chose ; et passer à autre chose, c’est relancer la machine à produire des utopies concrètes. Penser l’antiracisme politique, certes, mais aussi la terre, l’écologie, les savoirs, le religieux, l’impérialisme, les mutations de nos propres corps en lien avec le vivant et l’inerte… Penser, théoriser, expérimenter la vie au sein d’espaces où les hiérarchies de la violence (race, genre, classe) ne sont pas reconduites, réhabilitées. Voilà comment je me rapporte au tournant décolonial. L’énonciation de nouveaux possibles politiques ne se fait pas sans adversité.
[Maya Mihindou | Ballast]
Comment formulez-vous votre identité ?
C’est une question dont la réponse est mouvante, parfois déconcertante par sa simplicité, parfois compliquée. Gloria Anzaldúa, dans Borderlands, dit se définir à partir d’une multiplicité de termes, ces termes pouvant changer, se coller, se démonter, se substituer les uns aux autres. Sur ce point, je me sens proche d’elle. Mais il y a un terme auquel je tiens, que je porterai toute ma vie car il accueille tous les possibles de la métamorphose, c’est le terme « noire ». Je suis noire. Ensuite, je peux coller les termes « femme », « afrodescendante » ; parfois, « franco-congolaise ». Jamais uniquement française, jamais uniquement congolaise. Je ne me dis pas « métisse », je n’emploie jamais ce terme. Si je l’utilise, ce n’est pas comme outil définitionnel mais plutôt comme opérateur de démantèlement. Pour compliquer les termes, les cadres politiques et parfois les fictions à travers lesquelles je me construis. Et je ne parle pas, ici, des catégories dans lesquelles la police sociale du regard voudrait m’enfermer. Dans mon cas, le terme « noir » n’est pas un terme stable. Cette instabilité, j’y ai été confrontée concrètement — lors de mon premier voyage en République démocratique du Congo (le pays de mon père, mon pays), où je suis désignée comme blanche (mundele) en raison de ma peau perçue comme plus claire et de ma provenance (l’Europe). Mundele : un mélange de classe et de race, qui témoigne de toute une géopolitique coloniale et néocoloniale.
« Avec le terme
noir, j’ai eu accès à la beauté du monde. J’ai pu m’accrocher à ce monde et me dire qu’il était possible d’y déployer une vie. »
Cela a été très violent, car je pensais, plus jeune — et ce n’est pas une naïveté —, qu’en Afrique, j’échapperais à la race, à la ligne de couleur. Je pensais pouvoir me perdre au milieu de la foule. Or cela a été complètement le contraire. J’étais mundele. Cette instabilité de mon identité noire, c’est quelque chose qui a été très difficile à vivre. La question métisse au Congo se pose d’une manière tout à fait particulière. Elle renvoie à une histoire de violence, enracinée dans la colonisation belge. Il faut lire, sur ce point, le travail d’Assumani Budagwa, qui étudie la ségrégation des métis dans les anciennes colonies belges (Congo, Rwanda, Burundi). Les corps métis mettent en lumière les lignes raciales, des formes de la colonialité qui sont toujours actives, et façonnent aujourd’hui encore les relations de pouvoir dans certains territoires anciennement colonisés.
Le métissage historique indique parfois un arrachement ou de profonds désaccords familiaux ; dans votre histoire familiale de personne métisse, est-ce le cas ?
J’ai deux familles différentes, l’une congolaise et l’autre franco-italienne. Je n’ai pas été confrontée à de la violence au sein de ma famille, en fait. Dans la sphère des intimités familiales africaines comme européennes, les petites violences symboliques du quotidien ont toujours été recouvertes par l’amour — ce qui a permis, quand elles étaient nécessaires, des réconciliations. Ce n’est pas si facile, évidemment. Pour ma part, je n’ai jamais investi le terme « métisse » d’utopies. Des phrases que j’entendais beaucoup en France dans les années 1980–1990, du type « L’avenir du monde, c’est le métissage », non, ça ne m’a jamais parlé ! Peut-être parce que j’ai été confrontée au racisme anti-noir, et que ce racisme-là ne s’embarrasse pas de nuances, de délicatesses ; l’insulte a toujours été « sale négresse ». Par ailleurs, la mouvance, la puissance d’hybridation qu’on accole au terme « métis » sont déjà présentes dans le terme « noir ». Le signifiant « noir » est un signifiant modulable, un signifiant de la métamorphose — se dire « noir », ce n’est pas se dire « nègre » ; c’est déjà une réinvention contre le geste qui fait de vous une abjection. C’est en cela que je rejoins aussi Gloria Anzaldúa, peut-être. Se dire « noir », ce n’est pas s’enfermer dans une identité close, dans le délire racial que des langages et des têtes fébriles qui ont cru en leur blancheur ont voulu vous imposer. Se dire « noir », c’est se déployer dans un espace réinventé, transformé contre la douleur et les violences politiques. C’est ce processus de transformation qui m’intéresse. Il est continu. Avec le terme « noir », j’ai eu accès à la beauté du monde. J’ai pu m’accrocher à ce monde et me dire qu’il était possible d’y déployer une vie — malgré tout. Ce mot m’a ouvert à toute une bibliothèque musicale, textuelle, qui m’a donné des ressources vitales pour affronter la laideur du monde sans me laisser submerger par elle.
[Maya Mihindou | Ballast]
Gloria Anzaldúa s’approprie dès la fin des années 1970 le terme « queer » pour cette idée de mouvement, de transversalité. Elle le fait fondre dans son identité métisse !
Je suis sensible à la fécondité des pensées queer dans le champs politique. Au-delà même des critiques de l’identité, la manière dont on peut penser son rapport à la terre, s’assembler à d’autres rythmes du monde, aux machines, au vivant. Penser ces mutations, ce n’est pas être dans l’éloge de la traversée ; la mouvance n’est pas une pacification des contraires. On y pense les conflictualités, les lignes de combat et l’amour. La force des pensées queer, c’est qu’elles valorisent l’acte par lequel on s’autorise à faire ce qu’on veut de soi-même : c’est cette liberté, toujours sous contrainte, et sa fécondité politique qui m’intéressent. Ne pas croire aux illusions de l’authenticité, contester les rhétoriques de la pure adéquation à soi. Je vis à la « frontière » de la France et de la RDC. Le texte racial bouge. Les alliances et solidarités que l’on croit spontanées ne le sont jamais. Elles ne sont jamais innées, elles sont toujours à construire.
Anzaldúa analyse finement cette bulle « extraterrestre » dans laquelle elle a la sensation d’évoluer, travaillée constamment par la frontière — sans pour autant se dire à la marge. Vous l’entendez ?
« Je suis installée dans cette contradiction, dont la voie de sortie n’est que politique. Mon problème n’est plus d’être acceptée. »
Oui ! Et ce qui me parle aussi, c’est la manière dont elle formule toute une poétique enracinée dans cette expérience de la frontière. Son rapport à la nuit, aux ténèbres m’intéresse dans ses travaux. Le champ lexical de la nuit permet de déployer toute la puissance onirique de terme « noir », dans une approche féministe et antiraciste radicale. Je ne rattache pas ce terme exclusivement à la question raciale. Mais à tout un ensemble de langages, d’écritures, de pratiques minoritaires. On peut cliver les archives européennes de la noirceur : elles racontent aussi les sorcières, le monde peuplé de la nuit, le drapeau noir des luttes politiques. Ces symboliques multiples, qui excèdent ou infiltrent la question raciale, s’accordent avec ma sensibilité poétique. Cette dimension poético-politique existe également chez Gloria Anzaldúa, j’y suis sensible et elle m’inspire beaucoup. Chez elle, c’est le métissage qui ouvre les portes du monde de la nuit, un monde où les choses prennent un autre visage, se transforment, où elles sont à peine visibles… D’ailleurs, elle le dit : elle écrit ses textes la nuit. La fiction et l’écriture appartiennent à la nuit. Toutefois, contrairement à elle, je ne me conçois pas comme entre deux. Je suis deux, voire deux fois plus ! La frontière entre la France et la RDC signifie pour moi une expérience de la surabondance plus qu’une expérience de l’écart… Je ne suis pas entre deux territoires, mais sur ces deux lieux à la fois. La « double présence », habiter deux lieux en même temps, est aussi une formulation classique du fait de vivre sur la frontière, ou encore, en diaspora.
L’expérience de l’absence, du vide, du deuil est, chez celles et ceux qui naviguent entre plusieurs cultures, une réalité à éprouver et qu’Anzaldúa analyse — « la communauté absente1 » est un terme que vous-même convoquez…
L’expérience de la communauté absente, cela signifie, pour celui ou celle dont la vie est traversée par une frontière, ne jamais appartenir — pour le dire comme Anzaldúa. Que faire de cette expérience ? Est-elle le signe d’une incomplétude ? D’une souffrance qu’on ne peut jamais guérir, soigner ? Ou alors est-elle la marque d’un foyer absolument fécond sur le plan politique ? J’ai choisi que ce soit fécond. Ceux qui sont « doublement absents » à une communauté sont aussi ceux qui sont présents sur deux espaces. Ou plus. Comment essayer de resignifier politiquement cette « double présence » ? Mon identité, ma culture ne concernent que moi, je n’attends pas d’être validée par ma famille ou une communauté — je suis libérée de cette quête de la communauté, en tant qu’elle serait donnée, transparente à elle-même. La question me paraît plus urgente sur le plan politique. J’habite une géopolitique des lieux en conflit : la captation des vies là-bas (extractivisme, creusage) nourrit l’abondance ici. Je suis installée dans cette contradiction, dont la voie de sortie n’est que politique. Mon problème n’est plus d’être acceptée ; j’ai vieilli et ne pas être acceptée ne me fait plus mal. Par ailleurs, assumer cela m’a paradoxalement ouvert la voie vers d’autres communautés, politiques cette fois. Elles se tissent sur des liens de solidarité, réfléchis, construits, et non pas sur ce que la naissance a cru me donner.
[lire le quatrième et dernier volet]
Illustrations de bannière et de vignette : Maya Mihindou | Ballast
- « Ni tragique, ni coupable, ni amère, l’expérience de la communauté absente éloigne en fait de la question des identités− culturelles, nationales. Elle ouvre des possibilités pour une pratique politique où, sous les rêves abandonnés de communauté se rejoue la question du retour. Où retourner quand on est absent à toute communauté ? Où retourner quand on demeure inadéquat ? Pourquoi persister à « retourner » quand la question même de la provenance, des origines, ne fait plus vraiment sens pour ceux qui sont en dispersion ? », Nadia Yala Kisukidi signe un texte, intitulé « Du retour » dans l’ouvrage collectif Politique des Temps, imaginer les devenirs africains, Philippe Rey, 2019.[↩]
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Eryn Wise : « Nous vivons un moment historique », décembre 2016