Patrick Chamoiseau : « Il n’y a plus d’ailleurs »


Entretien paru dans le numéro 6 de la revue papier Ballast

Fleury-Mérogis : un jeune homme ori­gi­naire des Antilles a pris dix ans pour bra­quage. Il lit beau­coup — Angela Davis, Anta Diop, Fanon et Cahier d’un retour au pays natal ; cela inquiète le direc­teur. Nous sommes en 1979 et Patrick Chamoiseau tra­vaille, comme édu­ca­teur, à la réin­ser­tion de déte­nus dans l’Hexagone. Il se lie d’amitié avec le pri­son­nier, lui offre des livres et un car­net, l’en­cou­rage à écrire ; Chamoiseau, qui n’a alors publié aucun ouvrage, prend ain­si la mesure de l’acte d’é­cri­ture. Il lui pré­sente les textes d’Édouard Glissant, dont les réflexions sur l’i­den­ti­té antillaise, tout entières tra­mées de cette « conscience autre dans la langue [fran­çaise] », cha­hutent les « mémoires domi­na­trices ». Chamoiseau devien­dra écri­vain, conteur, essayiste. Nous ren­con­trons ce « mar­queur de parole » qui, de son pre­mier à son der­nier livre, écoute, relie.


On entend par­fois que la fran­co­pho­nie repo­li­ti­se­rait la lit­té­ra­ture fran­çaise par les thèmes qu’elle aborde et les ori­gines cultu­relles, his­to­riques, qui sont les siennes. La lit­té­ra­ture hexa­go­nale aurait, quant à elle, le loi­sir de se conten­ter de l’art. Partagez-vous cette idée ?

L’art est poli­tique et par défi­ni­tion majus­cule, c’est-à-dire qu’il fait par­tie des hautes moda­li­tés du bien-vivre humain, indi­vi­duel ou col­lec­tif. Que l’expression soit « fran­co­phone » ou « hexa­go­nale », si on est vrai­ment en lit­té­ra­ture, on est dans l’art. Ceci étant, l’idée de fran­co­pho­nie dit, à mon sens, que la langue fran­çaise, dis­sé­mi­née par les colo­ni­sa­tions fran­çaises, s’est en quelque sorte éman­ci­pée de sa source natio­nale, des idéo­lo­gies et des valeurs que cette source lui avait incul­quées et par les­quelles cette source exer­çait toutes sortes de domi­na­tions. Elle a connu et s’est fait fécon­der par d’autres ima­gi­naires, d’autres visions du monde. Dire « fran­co­phone » n’indique plus pour moi une fra­ter­ni­té quel­conque mais seule­ment une cir­cons­tance de la pré­sence au monde.

Qu’entendez-vous par là ?

« Ce qui est essen­tiel pour iden­ti­fier les familles d’écrivains, ce n’est plus la langue. »

Ce serait une pré­sence au monde pure­ment rela­tion­nelle, en contact avec tout, et démul­ti­pliée par celui-ci. Ce sont les moda­li­tés sin­gu­lières de ce contact qui vont per­mettre de devi­ner des fra­ter­ni­tés tou­jours mou­vantes et évo­lu­tives. De par mon équa­tion rela­tion­nelle, j’écris dans la langue de France mais je suis plus proche de n’importe quel his­pa­no­phone, anglo­phone, luso­phone ou créo­lo­phone de la Grande Caraïbe que d’un écri­vain fran­çais. Dans les flux rela­tion­nels du monde, la langue est deve­nue seconde en ce qui concerne les appar­te­nances ou les fra­ter­ni­tés. Ce qui est essen­tiel pour iden­ti­fier les familles d’écrivains, ce n’est plus la langue, ni d’ailleurs les dra­peaux, les fron­tières, le ter­ri­toire de nais­sance, la cou­leur de peau ou je ne sais quel autre mar­queur iden­ti­taire ancien. L’important, ce sont les struc­tures d’imaginaire. Le rap­port aux langues, le rap­port à la glo­ba­li­sa­tion du monde, le rap­port à la diver­si­té ou aux muta­tions de l’identité, l’équation irré­duc­tible d’une expé­rience au monde, etc.

Exit les langues pour défi­nir les car­to­gra­phies littéraires ?

La langue n’indique plus que des che­mi­ne­ments his­to­riques, peut-être quelques soli­da­ri­tés, mais pas de famille ou de fra­ter­ni­té, encore moins une esthé­tique com­mune. Dans la mise-en-rela­tion1 des diver­si­tés du monde, la lit­té­ra­ture n’habite pas des langues, ni d’ailleurs des « styles » — elle n’est ni dans la défense ni dans l’illustration, elle habite des lan­gages. Tout écri­vain de ce siècle construit son lan­gage dans les langues qui lui sont don­nées par son expé­rience au monde. Pour moi, c’est le créole et le fran­çais, mais les deux vivent dans le désir-ima­gi­nant de toutes les langues du monde. La Nation et sa langue ne sont plus les ter­ri­toires de l’écrivain. Les langues natio­nales, orgueilleuses, impé­rieuses, ser­vant de réfé­rence cen­trale, pou­vaient pro­duire des « styles » à la Flaubert, ou autre (une petite bro­de­rie esthé­tique dans l’usage de la langue natio­nale qui consti­tuait presque la colonne ver­té­brale de l’écrivain), mais, aujourd’hui, la mise-en-rela­tion de toutes les langues du monde oblige au lan­gage. Le lan­gage pro­blé­ma­tise les langues et les appar­te­nances, il ouvre à l’infini, à com­men­cer par la lit­té­ra­ture elle-même qui, dès lors, n’est plus l’affaire des seuls scribes mais peut sur­gir ailleurs — chez un musi­cien comme Bob Dylan, par exemple…

[Maya Mihindou]

Ça ne semble pas être une évi­dence pour tous…

Pourtant, les chan­sons de Bob Dylan sont de la lit­té­ra­ture, en ce qu’elles étendent la notion de lan­gage lit­té­raire aux sons et aux har­mo­nies, à la sen­si­bi­li­té reliée aux com­bats d’une époque, à une jus­tesse de la pos­ture de toute une géné­ra­tion — et, plus glo­ba­le­ment, à une éthique sen­sible à l’humain. Nous allons vers un méta­lan­gage pour une méta­lit­té­ra­ture. De ce point de vue, cer­tains grands cinéastes ont fait, eux aus­si, de la méta­lit­té­ra­ture. Avec cette idée, on com­prend bien pour­quoi la lit­té­ra­ture contem­po­raine tend à éli­mi­ner les genres lit­té­raires et à se rap­pro­cher d’organismes nar­ra­tifs indé­fi­nis­sables. Regardez la pein­ture, qui a quit­té le che­va­let, les tubes et les pin­ceaux, a explo­sé la toile, s’est enfuie de la toile pour se répandre dans les rues, et aujourd’hui dans les esthé­tiques fluides du numé­rique… Ces exten­sions en conver­gence auront sans doute un impact sur toutes les expres­sions humaines jusqu’à nous offrir des sur­gis­se­ments inouïs de beau­té, que nous ne pou­vons même pas encore ima­gi­ner. Ce qui ne veut pas dire que les anciennes formes d’expression artis­tiques vont dis­pa­raître au pro­fit des nou­velles ! La mise-en-rela­tion des ima­gi­naires du monde sup­pose que l’ancien, le nou­veau et l’inouï, se mêlent et s’emmêlent à l’infini, pro­dui­sant sans cesse des splen­deurs et des pré­ci­pi­ta­tions de nos sen­si­bi­li­tés, de notre conscience et de nos clair­voyances. C’est en cela que l’art rejoint sa haute fonc­tion­na­li­té poli­tique : il nous change, change le monde que nous por­tons en nous, et par là-même change le monde qui nous porte.

Mais pour­quoi éva­cuer ce qu’il est com­mun d’appeler le « style », en littérature ?

Le style reste un orgueil de la langue uti­li­sée. Le lan­gage est l’équivalent d’une catas­trophe créa­trice dans l’univers des langues mises-en-rela­tion. Voyez ce que fait un poète comme Monchaochi dans son recueil Lémistè, aux édi­tions Obsidiane… C’est inouï.

Comment défi­ni­riez-vous le lan­gage d’un écrivain ?

« Dans ce chaos géné­sique, l’Occident, mal­gré son triomphe soli­taire, s’est retrou­vé lui-même pré­ci­pi­té dans la diver­si­té du monde. »

C’est sa soli­tude. Les artistes sont aujourd’hui seuls. Ils ne repré­sentent pas une langue, une culture, une com­mu­nau­té, une Histoire ou une Nation, mais une irré­duc­tible expé­rience au monde qui, de s’accomplir dans le monde, devient soli­daire de l’humaine condi­tion. La langue uti­li­sée par l’écrivain de main­te­nant est mise en pré­sence de toutes les langues du monde, comme le disait Glissant — elle s’en émeut, elle les désire, elle s’inspire de l’imprévisible, de l’incertain, voire de l’impensable d’une conscience-monde active en cha­cun de nous, et encore plus chez les artistes. Et cela donne, d’ouvrage en ouvrage, un évé­ne­ment lan­ga­gier, presque une catas­trophe. Pas de lit­té­ra­ture, à mon sens, sans évé­ne­ment lan­ga­gier. L’événement lan­ga­gier construit non plus des récits, mais des orga­nismes nar­ra­tifs inclas­sables, les­quels reflètent bien la com­plexi­té du réel et du monde, et sur­tout leur inac­ces­si­bi­li­té et leur impré­vi­si­bi­li­té. Ce sont donc les dyna­miques du lan­gage, ses lignes de force, ses audaces, ses maillages d’ombre et de lumière, l’intensité de sa catas­trophe, qui vont dési­gner les familles d’écrivains ; tout le reste n’a plus qu’une impor­tance extrê­me­ment relative…

Vous êtes sou­cieux de rap­pe­ler que l’histoire des Antilles a pour pre­mière mytho­lo­gie, pre­mière genèse, « la cale des bateaux négriers ».

C’est un concept de Glissant. Pour lui, la cale négrière défait tous les cor­sets com­mu­nau­taires anciens et ouvre à l’infinie mise-en-rela­tion des peuples, mais sur­tout des individus.

Admettre ça, tout comme l’idée que l’universalité des mythes fon­da­teurs de l’Occident serait un men­songe, n’est-ce pas le début d’une forme d’Histoire à contre-cou­rant, qui par­ti­rait de la négri­tude césai­rienne pour abou­tir au Tout-Monde de Glissant ?

Dans les mytho­lo­gies anciennes (genèses, mythes fon­da­teurs, his­toires natio­nales), les peuples nais­saient à eux-mêmes, c’est-à-dire à leurs abso­lus : mon ter­ri­toire, mes ancêtres, ma langue, mon Dieu, ma Nation, mon dra­peau, ma Patrie, mon Identité — vou­lus immuables au monde… Les colo­ni­sa­tions occi­den­tales visèrent à étendre ces abso­lus dans une idée de l’universalité qui se ran­geait, en fait, sur les valeurs du vain­queur ou du domi­nant — en l’occurrence de l’Occident. Seulement, les choses ne se sont pas pas­sées exac­te­ment comme pré­vu. Les « valeurs » occi­den­tales ont été éten­dues, impo­sées, des diver­si­tés ont été rayées de la sur­face de la Terre, d’autres ont été décons­truites, mais toutes, d’une manière ou d’une autre, sont entrées en Relation pour pro­duire du nou­veau. Dans ce chaos géné­sique, l’Occident, mal­gré son triomphe soli­taire, s’est retrou­vé lui-même pré­ci­pi­té dans la diver­si­té du monde. Sa frappe a pro­duit du nou­veau, et ce nou­veau a fécon­dé en retour les domi­nants. Et, sur­tout, elle a créé deux moda­li­tés déter­mi­nantes pour com­prendre le monde d’aujourd’hui ; l’explosion de l’individuation (les indi­vi­dus qui se déprennent des cor­sets com­mu­nau­taires) et le phé­no­mène rela­tion­nel, qui allaient empor­ter indi­vi­dus, peuples, cultures et civi­li­sa­tions dans un flux de chan­ge­ments impré­vi­sibles et incessants.

[Maya Mihindou]

Quand on y réflé­chit bien, les décou­vreurs et conqué­rants colo­nia­listes étaient sou­vent des indi­vi­dus, de mons­trueuses per­son­na­li­tés, presque en rupture de nor­ma­li­té com­mu­nau­taire. Ce sont ces monstres, au sens pro­fond du terme, qui s’élancèrent à la décou­verte de l’inconnu, en pré­tex­tant défendre des abso­lus comme le vrai Dieu, la vraie langue, la seule civi­li­sa­tion ou l’humanité la plus accom­plie. Ce qui a été le plus ter­rible dans la ren­contre de ces per­son­na­li­tés avec les com­mu­nau­tés anciennes qu’elles entre­pre­naient de domi­ner, c’est bien sûr la vio­lence, la bêtise et la cupi­di­té, le goût de la domi­na­tion, mais c’est sur­tout le flam­boie­ment d’une indi­vi­dua­tion très forte, qui était aus­si fas­ci­nante que les abso­lus qui étaient impo­sés. D’autre part, dans la colo­ni­sa­tion, il y aura la Traite des nègres et l’esclavage de type amé­ri­cain. Là, ce sont les cap­tifs afri­cains qui seront arra­chés à l’emprise com­mu­nau­taire et pré­ci­pi­tés dans ce que Glissant appelle un « gouffre », la cale du bateau négrier. Il va en faire une défla­gra­tion, concrète et sym­bo­lique, qui allait concen­trer en elle toute la vio­lence des colo­ni­sa­tions, mais aus­si tout ce qui allait se pas­ser par la suite : l’esclavage dans les plan­ta­tions, le néo­co­lo­nia­lisme, l’empire capi­ta­liste, etc. La cale, quand on y réflé­chit, devient le lieu où le monde est entré dans une nou­velle moda­li­té du vivre-ensemble…

Quelle serait cette nou­velle modalité ?

« La cale, quand on y réflé­chit, devient le lieu où le monde est entré dans une nou­velle moda­li­té du vivre-ensemble. »

Le vivre-ensemble ne peut plus s’envisager sur la base de com­mu­nau­tés closes sur leurs abso­lus, mais sur celle d’individus mobiles, for­cés de mobi­li­ser dans une sorte de méta­no­ma­disme tout ce qui leur est don­né dans la mise-en-rela­tion mas­sive et accé­lé­rée des peuples, des cultures et des civi­li­sa­tions. Ce n’est donc pas une contre-Histoire le « contre » est tou­jours dépen­dant —, c’est un autre éclai­rage de l’évolution du monde… Un écart déterminant.

Vous évo­quez Césaire et Glissant, qui détaillaient leur terre pour en dis­sé­quer « les Traces où pou­vaient se devi­ner d’impalpables monu­ments ». Ils rap­pellent le dés­équi­libre des nar­ra­tions et parlent de « sou­ve­nirs fos­siles ». Les monu­ments de pierre n’appartiendraient-ils qu’aux vainqueurs ?

Toujours. Les monu­ments célèbrent tou­jours une Victoire, une domi­na­tion, une mise en ver­ti­ca­li­té dans l’horizontale plé­ni­tude du vivant. Les Traces, elles, témoignent d’une pré­sence au monde. La pré­sence au monde est par essence hori­zon­tale, par­ti­ci­pa­tive, et c’est de là qu’elle peut deve­nir totale. Il nous faut apprendre à lire autour de nous, non pas les monu­ments, mais les Traces…

Vos livres l’affirment dans leur struc­ture même : sans com­pré­hen­sion de l’esclavage comme fon­da­tion tota­li­taire, comme « dam­na­tion de l’homme nègre », on ne peut « com­prendre le monde contem­po­rain, l’Afrique, l’Amérique, le pro­ces­sus d’individuation, les migra­tions, ni l’importance du jazz »…

Exact. Le pathos ne trans­forme pas le crime en expé­rience. Il est néces­saire dans un pre­mier temps. Mais en face de tout crime, on doit se deman­der ce qui a per­mis son sur­gis­se­ment, et ce qui a été désor­mais dépas­sé par le seul fait qu’il se soit réa­li­sé. Avec cela, on com­mence sa trans­mu­ta­tion en expé­rience, on en tire une leçon et une connais­sance. Quand on voit ce qu’Israël fait aux Palestiniens, on peut dire que le crime de la Shoah n’a pas été trans­for­mé en expé­rience. L’esclavage de type amé­ri­cain a été une catas­trophe qui a sti­mu­lé le génie humain d’une manière valable pour tous. Il a chan­gé le monde, et il a pré­ci­pi­té du nou­veau dans le monde. Le jazz, mais aus­si la biguine, la sal­sa, le reg­gae, toutes les musiques et les danses des Amériques en pro­viennent direc­te­ment… et sont valables pour tous.

[Maya Mihindou]

Nous avons, dans notre numé­ro 5, ques­tion­né les liens com­plexes, ambi­gus, par­fois bru­taux, qui existent entre les tra­di­tions socia­listes et anti­ra­cistes. Comment les appréhendez-vous ?

Socialisme et anti­ra­cisme se pré­oc­cupent de la même chose : amé­lio­rer l’humaine condi­tion, huma­ni­ser l’homme dans son rap­port à lui-même et au monde. On peut main­te­nant y ajou­ter la pen­sée-action éco­lo­gique. C’est le même com­bat. Le pro­blème, c’est de ne plus s’enfermer dans des méca­niques et des sys­tèmes. Le capi­ta­lisme a fait de la phi­lo­so­phie libé­rale une méca­nique éco­no­mique ter­ri­fiante. Prenez l’idée la plus géné­reuse, rigi­di­fiez-la en méca­nique ou en sys­tème et vous bas­cu­lez dans la ter­reur. On peut déshu­ma­ni­ser au nom de la liber­té. C’est pour­quoi je me méfie des « valeurs ». Quand mon ami Régis Debray crie « Fraternité ! » et tend à l’ériger en sys­tème, je m’éloigne en cou­rant. Quand le gou­ver­ne­ment de la France veut faire de l’« éga­li­té » une méca­nique de déve­lop­pe­ment pour les pays dits d’outre-mer, je sombre dans la conster­na­tion. La « fra­ter­ni­té » ou l’« éga­li­té » sys­té­mique peut anni­hi­ler n’importe qui, n’importe quoi, et s’annuler elle-même. En revanche, l’idée de Relation, por­ter l’autre en soi, se réa­li­ser dans le concert de toutes les dif­fé­rences, veiller à l’épanouissement opti­mal de cha­cun dans l’échange per­ma­nent, com­plexi­fier tou­jours, relier tou­jours ce qui semble oppo­sé ou anta­go­niste, sont des prin­cipes qui n’ont pas besoin de « valeurs » ; ils fondent une éthique ouverte, com­plexe, décente, qui a la ver­tu de ne pas pou­voir être avi­lis­sante ou meur­trière. C’est pour­quoi Glissant ou Edgar Morin sont de grands « civi­li­sa­teurs », même si cette notion de « civi­li­sa­tion » est à prendre avec des précautions…

Césaire a par­lé de l’arrogance révo­lu­tion­naire blanche à l’endroit des révo­lu­tion­naires de la péri­phé­rie. Il récu­sait le « fra­ter­na­lisme » du grand frère regar­dant de haut les peuples colo­ni­sés qui inven­taient leur propre route…

« Socialisme et anti­ra­cisme se pré­oc­cupent de la même chose : amé­lio­rer l’humaine condi­tion, huma­ni­ser l’homme dans son rap­port à lui-même et au monde. »

La poli­tique que défen­dait Césaire était d’opposer à la féo­da­li­té des békés et du sys­tème de plan­ta­tions une citoyen­ne­té fran­çaise pleine et entière. C’est une posi­tion que les mulâtres ont his­to­ri­que­ment tou­jours défen­due. D’une manière géné­rale, quand les colons amé­ri­cains se sont enri­chis, ils ont récla­mé leur indé­pen­dance à la métro­pole d’origine. Chez nous, ils ne se sont pas suf­fi­sam­ment enri­chis pour bas­cu­ler dans cette logique, et ce sont les mulâtres qui, d’une cer­taine manière, ont impo­sé leur choix, qui n’était pas celui de l’indépendance mais d’être plei­ne­ment citoyens fran­çais. Cela allait entraî­ner notre assi­mi­la­tion pure et simple, ce que ne vou­lait pas Césaire qui récla­mait une citoyen­ne­té pour ain­si dire auto­nome. C’était à mon avis un moindre mal — mais l’indépendance aurait été à l’époque pré­fé­rable. Aujourd’hui, la donne s’est com­plexi­fiée : la bonne décla­ra­tion n’est plus une décla­ra­tion d’indépendance, mais une décla­ra­tion d’interdépendance. Dans le monde mis en rela­tion, tout est en contact et donc tout est dépen­dant de tout. Il n’y a plus de ter­ra inco­gni­ta ni même d’ailleurs ; il n’y a que de la Relation. L’ici est dans le là-bas, et le là-bas affecte l’ici de manière constante, ins­tan­ta­née, impré­vi­sible. Donc tout est à pen­ser et à construire à par­tir de ce constat-là… Le moteur du bien-être indi­vi­duel ou col­lec­tif passe désor­mais par une inten­si­té rela­tion­nelle consciente et pro­blé­ma­ti­sée en per­ma­nence… C’est cela, l’autre voie véritable.

Les socié­tés ont de plus en plus de clés pour se lier et mettre en com­mun leurs mémoires et leurs ima­gi­naires, mais l’époque génère pour­tant une angoisse iden­ti­taire immense. Comme si, à mesure que la Relation s’installe, le besoin de cloi­son­ne­ment, de culture propre, de « retour à sa terre » se ren­force. Avez-vous, dans les champs de l’art et de la lit­té­ra­ture, sen­ti venir cette panique ?

Héraclite nous avait déjà aler­tés sur cette ques­tion : les contraires sont soli­daires dans le deve­nir. La vie est dans la mort, la mort est dans la vie, la lumière et l’ombre sont presque une même chose. Dans le monde glo­ba­li­sé, la Relation s’étale, pro­gresse. C’est pour cela que les ten­ta­tives contraires s’activent ou se réac­tivent, entrent en panique ou en repli. Elles signalent qu’il existe en face d’elle une force en marche. Elles s’y opposent, mais le pro­fond, le plus déter­mi­nant, reste la Relation qui s’amplifie… Cette panique et ce repli, on les voit en lit­té­ra­ture : cela donne le retour du récit. Le récit n’est rien d’autre qu’une ten­ta­tive de mettre ou de remettre de la mesure dans la déme­sure ouverte du Tout-Monde. Le récit n’est plus qu’un niveau de conscience ancien.

[Maya Mihindou]


« Le Lieu est ouvert et vit cet ouvert ; le Territoire dresse des fron­tières », dites-vous. « L’Europe s’archipélise », écri­vait Glissant. Creusons encore ces ques­tions, si vous le vou­lez bien. Vous évo­quiez Régis Debray : dans À un ami israé­lien, il écrit quant à lui : « La bonne fron­tière est comme la peau, elle per­met d’entrer et de sor­tir. » Que dit l’« ouvert » dont vous parlez ?

L’ouvert ne peut pas se trai­ter avec l’imaginaire ancien : il faut chan­ger tous nos sys­tèmes de repré­sen­ta­tion. Le phé­no­mène migra­toire est un bon exemple. Le capi­ta­lisme pré­tend avoir en quelque sorte libé­ré le monde par le libre-échange. C’est vrai que le libre-échange a dimi­nué les guerres mon­diales et réduit consi­dé­ra­ble­ment les bar­ba­ries archaïques. Ce qui fait que quelqu’un d’aussi esti­mable que Michel Serres peut dire : « Nous vivons dans une époque bénie, sans guerres mon­diales ! », etc. Sauf que la bar­ba­rie est tou­jours là ! Non seule­ment dans les misères, les pau­pé­ri­sa­tions et les dom­mages col­la­té­raux de la Pax Economica, mais aus­si dans l’effondrement moral, spi­ri­tuel ou éthique qu’elle dif­fuse insi­dieu­se­ment, en fai­sant de nous des machines à consom­mer soli­taires et égoïstes. C’est une autre forme de bar­ba­rie où l’humain est tout autant broyé ! Les flux migra­toires nous dévoilent de fait la bar­ba­rie cachée de ce sys­tème. La Méditerranée devient jour après jour un cime­tière, dans une conscience mon­diale indif­fé­rente ! Les mar­chan­dises, les banques, les capi­taux peuvent aller et venir libre­ment mais pas les hommes ? Ah bon ! Pourquoi pas les hommes ? Ils sont moins por­teurs de richesses que les mar­chan­dises ou les capi­taux ? non. Pourtant, dans le vivant, ce sont les flots de dif­fé­rences qui nour­rissent les plus hautes vita­li­tés ! Où est donc le pro­blème ? En fait, les richesses qu’ils portent ne sont pas rece­vables, car elles concernent avant tout l’équation humaine, l’équation vivante, pas l’équation éco­no­mique. C’est pour­quoi il faut décli­ner toute jus­ti­fi­ca­tion éco­no­mique de l’intérêt des migra­tions. C’est encore res­ter dans le sys­tème domi­nant, dans l’économisme se suf­fi­sant à lui-même ! Les mar­chan­dises et les capi­taux cir­culent libre­ment mais les pro­fits se concentrent dans les même endroits et de la manière la plus étroite pos­sible, et tout le reste doit demeu­rer en place dans les catas­trophes et les misères induites par ce seul vam­pi­risme… C’est seule­ment cela qu’il faut consi­dé­rer. Et refu­ser de manière déterminante !

« (Le Gouffre) de l’Atlantique s’est éveillé […] / les tran­chées du pro­fit / les meutes et les sectes d’actionnaires / agences-sécu­ri­té et agences-fron­tières / radars et bar­be­lés / et la folie des murs qui damnent ceux qu’ils pro­tègent / chaus­sures neuves et crânes jeunes font explo­ser les vieilles concen­tra­tions ! », écriviez-vous…

« Les flux migra­toires nous dévoilent de fait la bar­ba­rie cachée de ce sys­tème. La Méditerranée devient jour après jour un cimetière. »

Exact. Le sang humain du monde cir­cule, rien ne sau­rait l’arrêter, et ten­ter de le faire est non seule­ment une bar­ba­rie totale, mais un écocide.

Existe-t-il une soli­da­ri­té réelle, une com­mune conscience de l’Histoire, entre les diverses îles et archi­pels qui forment la Caraïbe ?

Oui, mais elle cherche à se concré­ti­ser — on y revient — essen­tiel­le­ment sur une base éco­no­mique. Or l’économisme est la pire des pau­vre­tés. Il mène à une impasse pour le moins inhu­maine et non éco­lo­gique. L’imaginaire de la Relation est com­plè­te­ment incon­nu des États et des orga­ni­sa­tions de la Caraïbe… Il faut le regretter.

Il y a un opti­misme et une beau­té tou­jours pré­sents dans votre regard sur le monde et dans votre lit­té­ra­ture. Comme si les récon­ci­lia­tions et la fin des ébran­le­ments étaient au bout du che­min. On y croit, en vous lisant. Envisagez-vous cela comme une utopie ?

Il n’y a pas et il n’y aura jamais d’aboutissement glo­bal, pas d’aube défi­ni­tive aux quêtes que nous menons. Je suis opti­miste parce que je n’attends pas de Grand Soir ; je guette sim­ple­ment des inten­si­tés du vivre, des épi­pha­nies de la per­cep­tion, des moments de grâce qu’il faut apprendre à devi­ner, et sur­tout à vivre. Fréquenter des uto­pies sert à cela : vivre au rêve, à l’idéal, à la beau­té, tendre vers eux sans pour autant les atteindre… Au bout, il n’y a d’inévitable que les dra­gons de la vieillesse, de la mort, de la souf­france et de la dis­pa­ri­tion. C’est le che­mi­ne­ment vers eux qui déter­mine la posi­tion que nous aurons indi­vi­duel­le­ment face aux der­niers dra­gons. C’est pour tout cela que je me déclare par­fois « Guerrier de l’imaginaire ». « Guerrier », cela veut dire : à jamais vigi­lant et tou­jours désirant.

[Maya Mihindou]

Vous écri­vez : « Les poètes sont les dési­rants de l’indicible, non pas comme pro­blème à résoudre mais comme soleil à vivre. » Que se passe-t-il dans votre alam­bic, au moment de l’écriture, qui per­met de fabri­quer de l’or avec des larmes ?

L’écrivain, quand il se met à son ate­lier, se retrouve en face du monde — c’est seule­ment cela qu’il a en face de lui. Le monde, en rela­tion active et impré­vi­sible, est la don­née qui pré­cède et qui s’impose à l’œuvre contem­po­raine. La page est blanche mais elle n’est pas vide, comme le disait Deleuze. Si l’écrivain pra­tique du récit, il se sou­met et se retrouve vain­cu par les don­nées ini­tiales du monde, le déjà-vu, déjà-pen­sé, déjà-écrit… S’il se posi­tionne en face de l’indescriptible, de l’indicible, sur­tout de l’impensable de ce même monde, alors toutes les don­nées sont explo­sées, mises en effer­ves­cence, et c’est alors que la créa­tion (qui n’est rien d’autre que la « trans­mu­ta­tion » essen­tielle des don­nées) peut com­men­cer. L’impensable nous force vrai­ment à ten­ter de l’inouï. L’inouï est intrai­table, c’est une bête pas facile à cap­ter. C’est pour­quoi en lit­té­ra­ture, mais d’une manière géné­rale en créa­tion, l’échec est la mesure la plus juste. Faulkner jugeait ses propres livres à l’intensité de leur échec. Si l’échec est minable, l’œuvre est minable. Si l’échec est reten­tis­sant, bou­le­ver­sant, sur­pre­nant, alors l’œuvre a fait avan­cer le génie humain… Face à l’œuvre, le lec­teur ne per­çoit que le bou­le­ver­se­ment, ou plein de choses bizarres qui l’émeuvent, qui le tra­versent ou qu’il rejette. Mais le créa­teur, lui, qui sait avoir ten­té de l’inouï, voit l’ampleur de son échec… C’est pour­quoi, quelque temps après, tout créa­teur recom­mence, tente une nou­velle et vaine fois de sai­sir de l’inouï…

À quelle heure du jour ou de la nuit vous y mettez-vous ?

« La ville a pro­duit de l’urbain, mais l’urbain s’est déta­ché de la ville. L’urbain est désor­mais un fleuve. »

J’écris plu­tôt le matin. Je suis très intel­li­gent, très naïf et très inno­cent le matin, très sen­sible et très lucide aus­si… Cet état dure envi­ron jusqu’à midi ; après, cela se gâte…

« Je suis gens-de-la-ville », confiez-vous dans La Matière de l’absence. « Mais la ville est un dan­ger […], elle pétri­fie de silences les cam­pagnes comme autre­fois les Empires étouf­faient l’alentour ; sur la ruine de l’État-nation, elle s’érige plu­ri­na­tio­nale, trans­na­tio­nale, supra­na­tio­nale, cos­mo­po­lite — créole démente en quelque sorte, et devient l’unique struc­ture déshu­ma­ni­sée de l’espèce humaine », objec­tait le per­son­nage de l’urbaniste dans votre roman Texaco

La ville ancienne pou­vait l’être — mon clo­cher, mon quar­tier, ma rue… Mais, aujourd’hui, la pro­li­fé­ra­tion urbaine ne pro­duit plus de villes comme nous les connais­sions. La ville ancienne struc­tu­rait une vision du monde, un rap­port de force sym­bo­lique ou concret, et réper­cu­tait par ses spa­tia­li­sa­tions un pou­voir quel­conque. La ville a pro­duit de l’urbain, mais l’urbain s’est déta­ché de la ville. L’urbain est désor­mais un fleuve, c’est une pro­li­fé­ra­tion mul­ti­forme qui aujourd’hui nous englobe tous et qui consti­tue l’écosystème de nos ima­gi­naires créa­tifs. Tout est aujourd’hui urbain. Même ce qui nous reste de nature à pré­ser­ver doit être géré par un ima­gi­naire deve­nu urbain. C’est pour cela que les urba­nistes, que les poli­tiques urbaines, que l’art urbain, sont des points chauds déter­mi­nants. Ils réin­jectent une pers­pec­tive rela­tion­nelle, humaine, dans un éco­sys­tème qui met à mal toutes nos anciennes manières de vivre ensemble ou de vivre seul, de faire socié­té, peuple ou agglu­ti­na­tions soli­daires. Le fleuve urbain nous force en quelque sorte à naître à de nou­veaux modes relationnels.

Vous aimez conci­lier la fable et l’autobiographie, comme une manière de réen­chan­ter le réel pour le char­ger d’épaisseur, de durée, de mémoire. Faut-il y voir une influence du réa­lisme magique sud-amé­ri­cain ou plu­tôt des conteurs de la veillée martiniquaise ?

Oui, mais j’aime bien l’idée de l’« émer­veille2 » : Bien au-delà du réa­lisme mer­veilleux : c’est une poé­tique qui intègre le conte, l’étrange, le bizarre, le ter­ri­fiant, le fan­tas­tique, la science-fic­tion, l’invisible, l’indicible, l’impensable… L’émerveille ne se refuse rien, elle est inten­sé­ment lucide, et d’être lucide la rend inten­sé­ment libre, irra­tion­nelle, déme­su­rée… La porte de la mer­veille est res­tée grande ouverte, l’écrivain de main­te­nant n’échappe pas à son chant, il aurait tort de le faire…

Une affir­ma­tion sur­prend, à la fin de La Matière de l’ab­sence : « Je connais ce mal­heur de ne pas être poète… » Si vous n’êtes pas poète, nous sommes papes ! Comment com­prendre que vous ne vous per­ce­viez pas comme tel ?

Je ne suis pas poète car je suis encore atta­ché à la nar­ra­tion ; je suis un homme du texte. Le poète, lui, n’est jamais en nar­ra­tion. Le poète est une plaque sen­sible expo­sée aux foudres et aux écla­bous­se­ments de l’indicible, de l’indescriptible, de l’informulable, de l’impensable… et qui est en mesure d’en accu­ser l’impact sans déploie­ment nar­ra­tif, juste par des vers et des poèmes. Il est très proche du sor­cier et de ses incan­ta­tions. L’homme du texte, lui, ne fait pas des vers ou des poèmes, il opère des « sai­sies nar­ra­tives ». La sai­sie nar­ra­tive pro­vient non pas des incan­ta­tions sor­cières mais des splen­deurs anciennes du récit, des langues et des lan­gages. La sai­sie tra­vaille dans la matière fon­da­trice des langues, son lan­gage sai­sit les cou­leurs, la lumière, les odeurs, les trans­mute, et appelle toute les langues du monde. La sai­sie fonde un lan­gage pos­sible quand la poé­sie, elle, est déjà bien au-delà des lan­gages du pos­sible… Vous voyez, ce n’est pas très clair, mais une petite dis­tance est intro­duite, petite mais bien réelle ; après, il faut faire bou­ger le cur­seur pour bien iden­ti­fier chaque cas, mais la dis­tance est bien posi­tion­née. Je suis frère des poètes sans héri­tage ni filia­tion ; il me faut, main­te­nant, vivre cette condition-là…


Photographie de ban­nière : Maya Mihindou | Ballast
Série d’illus­tra­tions réa­li­sée pour l’ou­vrage Osons la fra­ter­ni­té (Philippe Rey, 2018)


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  1. En oppo­si­tion à la mise-sous-rela­tion : « La mise-en-rela­tion inva­lide les notions de centre et de péri­phé­rie pour auto­ri­ser l’aventure des réseaux de soli­da­ri­tés véri­tables, de la com­mu­ni­ca­tion vraie, des com­plexi­tés mul­ti­po­laires, des appar­te­nances mul­tiples et des alliances pro­téi­formes fécondes. Elle n’isole pas, elle lie, et elle relie. » Patrick Chamoiseau, « La mise en rela­tion ».[]
  2. « Le roman d’aujourd’hui pour­ra être le roman-monde où l’esthétique du chaos, de l’incertain iden­ti­taire, de l’inachèvement, de la poly­pho­nie, du Grand amour se joignent à l’Émerveille pour ten­ter d’approcher de la saveur du monde don­né en son total. […] Il ne s’agit plus de com­prendre le monde mais de le devi­ner. Plus de le domi­ner ou de le conqué­rir : mais de l’habiter. » Patrick Chamoiseau, Émerveilles, Gallimard, 1998.[]

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