Texte inédit pour le site de Ballast
Nous publiions hier un texte d’Errico Malatesta, pour qui le vote n’était qu’un subterfuge historique : le libertaire appelait à s’organiser, par la base, en faveur de la révolution sociale et de la démocratie non-représentative. Notre rédaction, profondément tiraillée entre partisans de l’isoloir (mais, pour ne rien arranger, pas tous du même bulletin…) et contempteurs définitifs du cadre électoral, débat et ferraille à haute voix : aujourd’hui, place à ce texte critique à l’endroit de l’abstention militante. Rester chez soi, le plaisir des fins gourmets et des dandys ?
La campagne présidentielle touche à sa fin. Parmi les incertitudes que pointent analystes et sondeurs figure celle du niveau de l’abstention. Nombre de citoyens revendiquent une abstention politisée, une abstention porteuse d’un message politique : « Personne ne me représente. » À la différence de l’abstentionnisme « en dehors du jeu politique » des classes populaires (qui possèdent un faible niveau de diplôme et s’auto-censurent en ne se reconnaissant trop souvent aucune compétence1), cet abstentionnisme « dans le jeu politique » concerne plutôt des citoyens politisés — souvent à gauche —, intégrés socialement et dotés d’un capital culturel. Anne Muxel, politiste spécialiste de l’abstention, analyse ce comportement politique comme l’expression d’« une insatisfaction face à l’offre électorale proposée2 », voire, même, la contestation du principe représentatif en tant que tel. Des intellectuels, artistes ou polémistes font — de tribunes en manifestes — de l’abstention aux présidentielles le parangon de la radicalité politique. Loin de s’attaquer à la racine des problèmes, ce choix incarne, au contraire, les tropismes sociologiques de ces nouvelles classes moyennes : aristocratisme, individualisme affinitaire, éthique du salut moral et déni des conjonctures politiques concrètes.
Un aristocratisme
« L’abstentionniste a des idées si subtiles, si sophistiquées, si spéciales qu’il ne saurait les confondre avec une pâle copie électorale. »
L’expression revient sans cesse dans la bouche des abstentionnistes militants : ne pas participer à cette « mascarade ». Des masques pour cacher la nature oligarchique du système représentatif, un déguisement du pouvoir qui se trouve ailleurs, entend-on. Antoine Buéno, ancien collaborateur de François Bayrou et auteur de No Vote ! — Manifeste pour l’abstentionnisme, révèle l’avantage du saut dans l’aventure abstentionniste : « ne plus être manipulé3 ». Le tout-venant croit encore aux histoires qu’on lui raconte sur la démocratie, le pouvoir, les promesses des jours meilleurs. Le ballot est resté dans la caverne ; qu’à cela ne tienne, les sachants vont lui apporter la lumière. L’abstentionniste politisé exhume le marxisme le plus fossilisé de la « fausse conscience » : « Les gens sont manipulés par l’idéologie des élections et la propagande des candidats : lorsqu’ils prendront conscience, ils s’abstiendront », dit l’avant-garde. Mais l’attitude aristocratique ne s’arrête pas à la porte de ceux qui récusent jusqu’au principe électif (« Voter c’est abdiquer » disait l’anarchiste Élisée Reclus) : elle embrasse d’un même souffle les hésitants. « Je ne rechigne pas à voter mais je ne retrouve pas mes idées dans l’offre politique. » La belle affaire. L’abstentionniste a des idées si subtiles, si sophistiquées, si spéciales qu’il ne saurait les confondre avec une pâle copie électorale. Onze candidats, deux tendances du trotskysme, du républicanisme social et écologique, des variantes du libéralisme économique avec ou sans conservatisme social, du fédéralisme européen, des souverainistes de gauche et de droite ou du nationalisme (et même plus) ne suffisent pas. « Plus de ceci, moins de cela », le gourmet désire des suppléments sur sa pizza : sans olive noire mais avec des câpres — il faut dire que son palais a d’autres exigences que celles du common man. Le sens de la distinction des classes supérieures et le choix du nécessaire des classes populaires, disait le sociologue Pierre Bourdieu.
Qui d’autre que le médiatique Aymeric Caron pour donner corps à notre propos ? Pourquoi ne votera-t-il pas pour Jean-Luc Mélenchon, pourtant proche de ses positions antispécistes et écologiques ? « Son programme contient de nombreuses mesures intéressantes4 », reconnaît-il, affable. Mais « il défend une écologie old school
, que j’appelle superficielle
, en regard de l’écologie que je défends et que je nomme essentielle
». Fermez le ban ! Il n’a pas trouvé le concept de l’écologie à son goût — comment pourrait-il en être autrement puisque l’intéressé a pris soin de délimiter lui-même ce qu’était l’écologie pertinente (« essentielle », donc) ? Peu importe à l’aristocrate qu’aucun autre candidat ne soit jamais allé aussi loin sur un programme écologiste cohérent. Mais Caron ne s’arrête pas là : « Mélenchon n’est pas à ma connaissance devenu au moins végétarien. » Quand l’abstentionniste politisé daigne rejoindre la masse confuse des votants — celle qui mange de la viande et ne pipe mot à l’écologie essentielle —, c’est que le nom adoubé sur le bulletin n’est rien de moins qu’un reflet parfait. L’aristocrate a une haute estime de lui-même. Tant et si bien qu’il a ses caprices, qui décideront si untel mérite son suffrage : pour Caron, c’est l’écologie, les choix éthiques des impétrants et le revenu universel. « Ai-je le droit de considérer que tout cela m’autorise à ne pas voter pour lui ? », demande-t-il pour se justifier. Tous les droits, Monseigneur. L’abstentionnisme aristocratique consiste, entre autres choses, à ériger comme seul déterminant du vote un enjeu particulier : parfois, une simple déclaration suffira — un mot de travers sur les relations internationales et 357 mesures de progrès social et écologique ne valent plus rien. Ce comportement ne se limite pas, loin de là, à l’élite de l’estrade médiatique : chacun, à l’ère des réseaux sociaux, constitue son petit pré carré — si le candidat a priori désigné n’entre pas dans la case, il sera puni.
Un individualisme
Pouvoir dire « Not in MY name » : le trophée de l’abstentionniste. Les choix politiques sont rabattus sur les aspirations de l’individu-électeur : ma singularité prime sur le reste. Ces militants disent combattre le travers contemporain de l’individu-roi mais reproduisent, à leur corps défendant, la mythologie post-moderne de l’authenticité, du moi-intérieur, de la révolte individuelle et bohème du « style de vie » en accord avec ses « principes ». Antoine Peillon, auteur de Voter, c’est abdiquer, raconte sa conversion à l’abstentionnisme : « C’est quelque chose d’intime, c’est un mouvement personnel, intérieur5 ». Il poursuit : « J’ai eu une sorte de haut-le-cœur aux élections régionales. […] J’ai été jusqu’à l’isoloir, j’ai déchiré le bulletin et mis l’enveloppe avec le bulletin déchiré dans l’urne. Dans un moment pulsionnel, inconscient. Je ne sais pas si c’est le Ça ou le Surmoi qui a parlé. » La mise en scène de soi, l’exaltation esthétique et héroïque du moi, le symbolisme inoffensif : tout y est — ne manque que la photo postée sur les réseaux sociaux, ornée de quelque hashtag, pour parfaire le complet-cravate de l’individu contemporain.
« Le pâté de maisons face aux délocalisations de l’industrie, à la fraude fiscale et aux bombardements aériens sur les populations civiles, vraiment ? »
Le vote pour un parti ou un candidat revient à s’amalgamer avec autrui, « comme si le fait de s’associer à un tout
, critique Íñigo Errejón, secrétaire politique de Podemos, faisait perdre son individualité6 ». L’abstentionnisme revendiqué comme geste politique se double paradoxalement d’une rhétorique qui colle, parfois mot pour mot, avec la ligne anti-idéologique des « modernisateurs », de la troisième voie de l’« au-delà de la gauche et la droite ». Par exemple : un localisme exclusif qui ne s’embarrasse de rien sinon de sa grandiloquence — il faut être sur le terrain, proche des réalités locales et non dans les grandes théories ; il faut apporter des réponses pragmatiques, celles de l’activisme du bas, par en bas, pour le bas. Lorsque le magazine en ligne Slate donne la parole à « Chabanne, étudiant de 26 ans, abstentionniste assumé et serein7 », pour qui « la question du vote est dérisoire », l’intéressé dit se placer « à une échelle plus locale » : « J’essaye de voir ce que je peux faire avec les gens qui sont autour de moi. À ce niveau, on a vraiment un impact sur les choses. » Le pâté de maisons face aux délocalisations de l’industrie, à la fraude fiscale et aux bombardements aériens sur les populations civiles, vraiment ?
Une recherche du salut moral
« Je ne veux pas légitimer ce système pourri en y participant ! », jurent les abstentionnistes engagés. Il y a là une forme de mystique religieuse : le Jour du Jugement dernier, je serai dans le camp des purs. « Les choses ne changeront jamais mais personne ne pourra dire que je me suis sali », raille le même Errejón. D’aucuns pourraient penser que la politique consiste à disputer les équilibres de pouvoir : pour l’abstentionniste, c’est une simple catharsis, une purification, une abréaction — à mi-chemin entre le cours de yoga et la méditation monastique. À la fin, personne ne gagne ou ne perd mais on se sent mieux, n’est-il pas ? Une plaisanterie circulait sur les réseaux sociaux quant aux réactions outrées de Benoît Hamon suite à la défection généralisée de son parti : « En politique, il est préférable de se référer à Nicolas Machiavel qu’à Pierre Rabhi. » Le message est transposable au comportement abstentionniste. La vertu de l’abstentionniste n’est pas la virtù louée par le conseiller florentin, père de la science politique moderne : « La première renvoie à des caractéristiques à la fois éthique et morale de l’individu ; la seconde signifie la vertu politique, la capacité à remporter des victoires dans les entreprises politiques8 », explique Hector Meleiro, membre de Podemos, dans un article consacré à la saga fantastique Game of Thrones. Machiavel mettait en garde les princes — et à travers eux tous ceux qui ambitionnent de faire de la politique — contre la boussole de la moralité individuelle : « Le salut collectif (de la cité) passe avant le salut individuel (de l’âme)9. » Pour la simple et bonne raison que le bien agir individuel — la morale irréprochable de l’abstention — peut entrer en contradiction avec le bien agir collectif : en politique s’impose « la subordination de l’intégrité morale de l’individu à l’intérêt général10 ».
Dans les livres et la série télévisée, la morale de l’abstentionniste a le visage du personnage Ned Stark, souverain du Nord et conseiller du roi. Il incarne l’éthique religieuse du salut individuel face à l’éthique politique du bien commun. Au moment d’agir pour protéger la cité d’un mal certain, Ned Stark préfère sauver son honneur et finit décapité devant ses enfants. Et Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos et inconditionnel de la série, de dépeindre la situation : « Moralement parlant, un monde où les innocents doivent fuir et se cacher pendant que votre tête roule sur le sol est-il préférable à un monde où il vous reste encore des marges de manœuvre pour prendre le pouvoir et neutraliser le despotisme et la tyrannie11 ? » Dernière couche pour lui régler définitivement son compte : « Plutôt que de faire le bien, on peut dire que le héros moral [comme l’abstentionniste] choisit toujours d’être lui-même bon (ce qui est une bien curieuse manière de l’être). » Se dessine un clivage politique entre le réconfort moral du perdant (« Il a perdu mais il était du bon côté de la barricade, le camp des justes ; honorons sa mémoire. ») et les contradictions pratiques du gagnant. En termes plus directement politiques, cette ligne de fracture départage la politique minoritaire de la politique majoritaire : les groupuscules, les avant-gardes et les marges contre les mouvements de masse, la conquête du sens commun et des institutions.
« Se dessine un clivage politique entre le réconfort moral du perdant et les contradictions pratiques du gagnant. »
D’un côté, la victoire esthétique de l’abstentionniste (on ne s’étonne d’ailleurs pas que l’imaginaire de la révolte anarchisante féconde toujours autant les clips publicitaires des multinationales). De l’autre, la victoire pratique de l’électeur (la caméra ne sera jamais là pour filmer — et comment le pourrait-elle ? — une augmentation du salaire minimum ou des lits supplémentaires dans les hôpitaux). La vraie révolution, celle qui bouleverse les équilibres de pouvoir et la répartition des richesses, n’est pas photogénique. D’un côté, le confort de la critique du dehors (« J’ai toujours dit que ça tournerait mal, Dieu m’en est témoin. ») ; de l’autre, l’inconfort des contradictions d’une époque et d’un terrain de bataille façonné par l’adversaire. D’un côté, les satisfactions symboliques dans les cercles autorisés ; de l’autre, l’exigence permanente de faire ses preuves. Au fond, l’éthique abstentionniste du salut de l’âme est hypocrite : elle reporte la charge aux autres de faire la basse besogne. « Je n’ai pas besoin de participer car, de toute façon, untel sera battu au second tour », dit l’intéressé, croisant les doigts pour que la prophétie sondagière se réalise. Ah bon, et par qui ? Par les autres électeurs. Ils auront fait le sale boulot pendant que l’abstentionniste restera immaculé — et quand le pouvoir montrera son vrai visage antisocial, l’homme sans pêché se réjouira d’afficher son casier vierge. « Faire appel à la bonté de l’âme et garder les mains propres12 », dira le philosophe marxiste Slavoj Žižek à propos de ce qui différencie un révolutionnaire d’un homme de gauche, bon teint et propre sur lui. Le propos d’Élisée Reclus se retourne dès lors contre son auteur : « Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, disait-il, c’est manquer de vaillance13. »
Un déni des conjonctures politiques concrètes
L’abstentionnisme revendique l’art de la morale ou de la vérité. Loin, donc, de l’art politique — celui, éminemment stratégique, des conjonctures. « L’art du mot d’ordre est un art du moment propice14 », soutenait Daniel Bensaïd, du NPA. L’abstentionniste préfère s’en tenir à son bréviaire : « Le principe électif est vicié à la racine, hier, aujourd’hui et demain » ou, au choix, « Tant que l’offre ne reflétera pas mes aspirations, je resterai à la maison ». Les crises d’hégémonie, les erreurs tactiques de l’adversaire, les « fenêtres de l’histoire » dont Frédéric Lordon appelle à « tirer le loquet15 » : rien de tout cela n’intéresse l’abstentionniste. Un collectif anonyme raconte, dans le récit d’anticipation L’élection présidentielle n’aura pas lieu, les conditions d’une hypothétique victoire de la stratégie abstentionniste en avril et mai 2017 : une participation à 10 %, une Assemblée nationale qui décide de s’auto-dissoudre et d’entamer un processus constituant — chacun jugera de la crédibilité des étapes intermédiaires —, des Nuits Debout qui essaiment aux quatre coins du territoire. Le wishful thinking abstentionniste n’apparaît que plus clairement sous la plume de ses défenseurs. Sur la planète Terre, les conditions réelles de la politique sont les suivantes : l’élection centrale de la Ve République (seule à même de mobiliser massivement les classes populaires) est dans deux jours, les deux grands partis qui alternent au pouvoir depuis quarante ans sont en ballottage défavorable (le Parti socialiste paie son quinquennat quand les Républicains traînent les casseroles de leur chef), l’oligarchie joue sa dernière carte en la personne d’Emmanuel Macron, le Front national est en passe de réaliser son score le plus élevé et, pour finir, une candidature, celle de Jean-Luc Mélenchon, en rupture avec l’ordre néolibéral, a créé une dynamique politique telle — quel que soit le critère choisi (sondages, affluence aux meetings, impact sur les réseaux sociaux) — que la meute s’est mise à aboyer en cadence. L’abstention militante n’a, ici, rien à voir avec le refus de voter au second tour des élections cantonales entre la droite et l’extrême droite locale : ce fameux art de la conjoncture. « Je crois aussi qu’est heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité du temps », disait Machiavel. Et de conclure : « De même, qu’est malheureux celui dont la façon de procéder ne s’accorde pas avec le temps16. »
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Une question demeure bien sûr. Légitime, brutale et empêchant chaque esprit raisonnable de nier tout crédit aux abstentionnistes résolus : « Après Tsipras et Syriza, comment voter de nouveau pour la radicalité de papier ? » Silence dans l’assemblée. Ne louvoyons pas : il existe indéniablement un pari sans assurance dans le vote Mélenchon, comme dans toute délégation de pouvoir. On argumente alors en mobilisant le parcours intellectuel et politique du candidat ayant appris des erreurs de l’européisme béat ; on rappelle la ténacité de son caractère, certainement inflexible à l’heure des négociations — telle est en dernière instance la vérité du système représentatif : miser sur des tempéraments et des cohérences idéologiques personnelles, le programme ne valant pas mandat impératif. Un pari, oui.
« L’abstentionnisme anarchisant transforme sa lucidité en paralysie collective : le pessimisme de l’intelligence est démobilisateur. »
Mais l’abstentionnisme anarchisant transforme sa lucidité en paralysie collective : le pessimisme de l’intelligence est démobilisateur. « Suffit-il de constater que le capitalisme est irréformable, demande encore Íñigo Errejón, pour qu’automatiquement les gens sortent dans la rue disant Alors dépassons-le !
17. » Évidemment, non. C’est d’ailleurs l’inverse qui se produit : « S’il n’y a de possibilité ni dans la réforme ni dans la révolution, les gens rentrent à la maison », termine le n°2 de Podemos. Entre de nouveau par la fenêtre ce que l’on croyait avoir chassé par la porte : la politique n’est ni la science ni la morale. Déconstruire des discours dominants (en expliquant, par exemple, que « voter ne mène à rien ») n’est pas construire des identités collectives et des horizons politiques mobilisateurs pour le grand nombre. Si le petit-bourgeois cultivé se satisfait d’un paysage éclaté, sans chemin ni balise, en épousant quelque lutte de substitution (la passion de déconstruire), le passant ordinaire n’y voit que fatras et querelles byzantines. Ne craignons pas de revendiquer une conception machiavelienne de la politique : « La politique ne consiste pas à avoir raison mais à gagner », tranche même Pablo Iglesias.
Gagner quoi ? Justement, quelque chose. Déprécier toutes les conquêtes par les urnes — épaulées, naturellement, par le mouvement social et la rue — se conjugue volontiers avec une vision policière de l’Histoire : « Les traîtres ont toujours trahi ! » Tautologisme réconfortant, mais vide d’analyse. Le libertaire américain Noam Chomsky, tout conscient des limites de la réforme qu’il est, n’en affirme pas moins que « la politique électorale a permis d’accomplir des progrès pour le bien-être humain qui sont loin d’être insignifiants18 ». Non, le Front populaire n’est pas la Fédération républicaine ; non, Salvador Allende n’est pas Josep Alessandri Rodríguez ; non, Hugo Chávez n’est pas Henrique Capriles ; non, Mélenchon n’est pas Macron. L’accès de gouvernants progressistes à la tête des institutions ne rapporte pas seulement des avantages économiques et sociaux à la majorité travailleuse (hausse des salaires, semaines de congés payés, droits syndicaux, retraite à 60 ans ou sécurité sociale intégrale) ; conquérir le pouvoir, c’est avant tout construire de l’irréversibilité politique, c’est-à-dire la capacité d’inscrire dans les rapports sociaux — des rapports juridiques les plus abstraits aux rapports matériels les plus concrets — des transformations sociales. Le droit au mariage pour les couples de même sexe en donne un exemple éclairant : un pouvoir conservateur peut-il démarier des couples et violer le principe de non-rétroactivité de la loi ? C’est donc, pour l’avenir, façonner de telle façon le terrain de bataille politique et les institutions qu’il serait quasiment impossible pour l’adversaire, même au pouvoir, de revenir en arrière. En Amérique latine, les gouvernements progressistes ont atteint une telle hégémonie politique que la droite locale, afin de les défier électoralement, se voit contrainte de revendiquer publiquement l’héritage des mesures sociales et ne dispute que leur réalisation concrète. Le vote, l’élection et la présence dans l’État et les institutions légitimes d’hommes et femmes « de gauche » n’est pas un détail que l’on pourrait balayer d’un revers de la main : il est la condition pour être vraiment révolutionnaire.
Toutes les photographies sont tirées de la série télévisée Game of Thrones © HBO.
- Nous n’entendons pas par là que l’abstentionnisme populaire serait intégralement « subi » : il peut, lui aussi, faire l’objet d’un choix franc. Seulement, il ne s’exprime pas sous la forme d’un appel militant à la prise de conscience. Il n’a pas vocation à faire tâche d’huile.[↩]
- Anne Muxel, « L’abstention : déficit démocratique ou vitalité politique ? », Pouvoirs, 1/2007 (n° 120), p. 43-55.[↩]
- Antoine Buéno, No Vote ! Manifeste pour l’abstentionnisme, p. 100.[↩]
- Statut Facebook du 18 avril 2017.[↩]
- Émission de Mediapart : « Boycotter la présidentielle pour ranimer la démocratie », 15 avril 2017.[↩]
- Intervention au cycle de réflexion de Contrapoder sur Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, mai 2016.[↩]
- Juliette Harau : « Ils boycottent la présidentielle, et le proclament haut et fort », Slate, 23 février 2017.[↩]
- Hector Meleiro, « Pourquoi Ned Stark perd-il la tête ? », dans Les leçons politiques de Game of Thrones (dir. Pablo Iglesias), Post-éditions, 2015, p. 124.[↩]
- Ibid., p. 128.[↩]
- Ibid., p. 127.[↩]
- Ibid., p. 11.[↩]
- Slavoj Zizek, Lenin Reloaded : Towards a Politics of Truth, Duke University Press, 2007, p. 20.[↩]
- Lettre à Jean Grave, 26 septembre 1885.[↩]
- Daniel Bensaïd, La Politique comme art stratégique, Syllepses, 2011, p. 50.[↩]
- « Les fenêtres de l’histoire », La pompe à phynance, 19 avril 2017.[↩]
- Cité dans Hector Meleiro, « Pourquoi Ned Stark perd-il la tête ? », op. cit., p. 124.[↩]
- Intervention à l’université d’été de Podemos, 24 juillet 2015.[↩]
- Raison contre pouvoir : le pari de Pascal, L’Herne, 2009.[↩]
REBONDS
☰ Lire le texte d’Errico Malatesta « Au diable les élections » (Memento), avril 2017
☰ Lire notre article « L’émancipation comme projet politique », Julien Chanet, novembre 2016
☰ Lire notre article « L’abstention ou l’agonie démocratique », Pierre-Louis Poyau, novembre 2016
☰ Lire notre article « Trump — Ne pleurez pas, organisez-vous ! », Richard Greeman, novembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Olivier Besancenot : « Le récit national est une imposture », octobre 2016
☰ Lire notre entretien avec Philippe Poutou : « Rejeter la loi et préparer la lutte », février 2016
☰ Lire notre article « Droite & gauche : le couple des privilégiés », Émile Carme, février 2016
☰ Lire notre entretien avec Razmig Keucheyan : « C’est à partir du sens commun qu’on fait de la politique », janvier 2016
☰ Lire le texte inédit de Daniel Bensaïd « Du pouvoir et de l’État », avril 2015