Les voix d’en bas : discussion avec les éditions Plein Chant


Entretien inédit | Ballast | Série « Littérature du travail »

Les édi­tions Plein Chant ont vu le jour en 1970. Elles campent quelque part sur les bords de la Charente. À leur tête ? Edmond Thomas. L’homme, liber­taire né en 1944 et manœuvre, dans sa jeu­nesse, dans des ate­liers de reliure indus­trielle, se fait l’é­cho des voix oubliées, négli­gées et dédai­gnées de la poé­sie, du monde du tra­vail ou de la bohème. Entre contes­ta­tion et déri­sion, son cata­logue four­mille de textes voués « à une dif­fu­sion confi­den­tielle » : « ils ne font appel ni aux res­sources de la mode, ni à la sen­si­bi­li­té du jour, ni aux pro­cé­dés lit­té­raires qui leur assu­re­raient le suc­cès du nombre ». Les livres sont soi­gnés, cou­sus et bro­chés main. L’encre est d’un noir pur, sans recours au numé­rique. « Si la lit­té­ra­ture ouvrière est née dans l’échoppe ou l’a­te­lier, si elle s’est déve­lop­pée ensuite à tra­vers des livres de pay­sans (presque tous petits pro­prié­taires, il est vrai), d’ins­ti­tu­teurs, d’employés divers, de fonc­tion­naires, c’est que les struc­tures sociales se sont com­pli­quées mais aus­si qu’à ces niveaux une cer­taine liber­té de pen­ser res­tait pos­sible. Il n’y a cepen­dant pas d’am­bi­guï­té ; de quelque côté que l’on se tourne, elle est tou­jours issue du peuple, du monde de la misère et de l’ex­ploi­ta­tion », écri­vait Edmond Thomas en 1980. Nous nous sommes entre­te­nus avec lui dans le cadre de notre série « Littérature du travail ».


[deuxième volet : « Quand la classe ouvrière écrit : deux his­to­riens en discussion »]


Partons du titre de votre col­lec­tion « Voix d’en bas ». C’est une for­mule qui vous suit depuis longtemps !

La for­mule « Voix d’en bas », je l’ai emprun­tée à un ouvrier poète du XIXe siècle. Mais pour bien com­prendre l’histoire, il faut dire com­ment et pour­quoi j’ai ima­gi­né l’an­tho­lo­gie puis la col­lec­tion aux­quelles j’ai don­né ce nom. En 1958, à 14 ans, muni du Certificat d’études pri­maire, j’ai subi un an d’apprentissage des métiers du fer, sui­vi d’une embauche comme manœuvre dans une usine de fabri­ca­tion de livres sco­laires, Brodard et Taupin, qui était aus­si l’imprimeur de la « Série Noire » et du « Livre de Poche ». Dans les rebuts, on trou­vait des exem­plaires défec­tueux dont je me réga­lais. À l’é­poque, je lisais un peu n’importe quoi, mais sur­tout des polars et de la science-fic­tion. Il me vint un jour par ce canal les Paroles de Prévert. Ce fut un pre­mier choc vers la poé­sie, la pen­sée contes­ta­taire… et l’incitation à m’y lan­cer. La curio­si­té me pous­sa vers les boîtes des bou­qui­nistes où je trou­vais beau­coup de recueils de poèmes. Je regar­dais aus­si le reste. Je tom­bai sur le Nouvel âge lit­té­raire d’Henry Poulaille. Autre choc : des ouvriers écri­vaient ! Ce bou­quin me fut un guide. Parmi d’autres de toute sorte, je com­men­çai à ras­sem­bler leurs livres. Je décou­vris que des arti­sans du XIXe les avaient pré­cé­dés. Ils furent joints à l’ensemble du fonds, en constante évo­lu­tion. À une époque où les livres d’occasion étaient réel­le­ment d’occasion, tout mon argent de poche y passait.

Jusqu’à ras­sem­bler la matière suf­fi­sante pour éla­bo­rer une anthologie…

Quelques années plus tard, je fis la connais­sance de François Maspero, client de la librai­rie « d’anciens » où je tra­vaillais alors. Lors d’une dis­cus­sion, il m’encouragea à ras­sem­bler les poètes du XIXe dont je lui par­lais. Je pris l’un d’entre eux, Savinien Lapointe, ouvrier cor­don­nier, comme porte-dra­peau. Avec ces « Voix d’en bas », mon choix s’effectuait uni­que­ment sur la condi­tion sociale de ces ouvriers qui, d’ailleurs, étaient le plus sou­vent des arti­sans, par­fois légitimistes1 ou, après 1852, admi­ra­teurs de Napoléon III. Dans mes recherches, les ouvriers d’usine étaient rares.

Pourquoi ?

« La col­lec­tion Voix d’en bas per­dure avec un lec­to­rat qui s’amenuise d’année en année, fai­sant len­te­ment retom­ber l’aventure dans l’oubli d’où elle était sortie… »

Très cer­tai­ne­ment parce que leurs métiers, plus urbains, leur lais­saient moins de loi­sirs et de moyens, que leurs loge­ments insa­lubres les ren­daient moins libres de leurs mou­ve­ments comme de leur per­sonne, et qu’ils étaient en peine de trou­ver le temps ou le goût d’écrire. Pour la majo­ri­té, ils étaient davan­tage sou­mis à l’exploitation patro­nale. J’avais donc choi­si, sur un ensemble de plu­sieurs cen­taines, 120 poètes et chan­son­niers ayant publié un ou plu­sieurs livres entre, envi­ron, 1830 et 1880, avec un point culmi­nant autour de 1840. J’avais alors déni­ché peu d’ouvriers pro­sa­teurs, sinon des auteurs de manuels pro­fes­sion­nels sup­po­sant un niveau social un peu dif­fé­rent, comme celui de chef d’atelier, ou des rédac­teurs de pam­phlets poli­tiques et d’articles de jour­naux comme le furent ceux de l’Atelier, le pre­mier grand jour­nal ouvrier, tué par Badinguet [sur­nom sati­rique de Napoléon III, ndlr], après dix ans d’existence et une acti­vi­té de cri­tique sociale for­mi­dable. Il y avait aus­si quelques auto­bio­gra­phies, notam­ment de com­pa­gnons. L’ensemble for­mait la pro­duc­tion oubliée d’éléments d’une classe sociale consti­tuée, faite de voix indi­vi­duelles. Mais, par là même, et dans une cer­taine mesure mal­gré eux, ces ouvriers étaient iso­lés dans leur classe.

Dans quelle mesure ?

Les exemples abondent des insi­nua­tions qu’ils rece­vaient sur leur sup­po­sé désir de par­ve­nir, de sin­ger les bour­geois. D’ailleurs, ça me rap­pro­chait d’eux : j’y voyais une bohème ouvrière moins sou­mise. Et je cher­chais, comme eux, à atteindre la parole qui me sem­blait avoir été, sinon confis­quée, du moins for­te­ment décou­ra­gée par les classes « d’en haut ». Ceci, tou­te­fois, vaut pour le XIXe siècle. Au XXe, les écri­vains ouvriers étant pas­sés de la poé­sie à la prose furent par­fois regar­dés avec un cer­tain mépris comme « le pro­lé­ta­riat de la littérature ».

Comment s’est consti­tué le cata­logue de cette collection ?

J’avais créé en 1971 une revue de poé­sie, Plein Chant, que j’imprimais avec un dupli­ca­teur à encre. Après la publi­ca­tion de l’anthologie Voix d’en bas, et au moment d’accéder à de vrais moyens tech­niques d’impression, l’idée me vint de pro­lon­ger le tra­vail de Poulaille, que j’a­vais ren­con­tré au début des années 1970, et de réunir de nou­veau dans une col­lec­tion les auteurs qu’il avait défen­dus, en y joi­gnant des nou­veaux. Ce fut donc le pro­jet de la col­lec­tion « Voix d’en bas », qui per­dure avec un lec­to­rat qui s’amenuise d’année en année, fai­sant len­te­ment retom­ber l’aventure dans l’oubli d’où elle était sor­tie… La décou­verte des pre­mières édi­tions doit beau­coup au Nouvel âge lit­té­raire de Poulaille, qui a été pour moi ce qu’autrefois le cata­logue de Manufrance était pour les bri­co­leurs — avec le bémol que je ne pou­vais pas pas­ser com­mande. Il fal­lait aller à la recherche des livres avec pour bous­sole la garan­tie de qua­li­té qu’en don­nait Poulaille. Avant que je passe à l’acte édi­to­rial, des années se sont écou­lées, durant les­quelles j’ai accu­mu­lé les livres, de la docu­men­ta­tion. J’ai eu la chance, ou plu­tôt l’opportunité, vers 1970, de récu­pé­rer tout un ensemble consti­tué par un impor­tant mili­tant syn­di­ca­liste de l’horticulture, Adolphe Hodée, après son décès mal­heu­reu­se­ment. Ainsi cir­culent les livres de géné­ra­tion en géné­ra­tion, la plu­part du temps hors de l’environnement fami­lial. En cumu­lant les recueils des ouvriers poètes du XIXe siècle et les livres des écri­vains pro­lé­ta­riens du XXe, j’avais for­mé une base assez solide d’un bon mil­lier d’ouvrages ayant été publiés au moins une fois par le pas­sé. Les écrits nou­veaux pro­vinrent de trois sources prin­ci­pales : la récep­tion de manus­crits venant de lec­teurs de la col­lec­tion « Voix d’en bas », la ren­contre d’héritiers sou­cieux de ser­vir la mémoire d’un ascen­dant, mes demandes directes aux vivants. Il y eut aus­si des sug­ges­tions ami­cales en faveur d’écrivains oubliés ou inédits, pas tou­jours sui­vies de réalisation. 

[Illustration de couverture de L'Empereur parti, les généraux restèrent, de Theodor Plievier | Plein Chant]

Vous écri­viez, dans Voix d’en bas, que « la lit­té­ra­ture ouvrière est bien une lit­té­ra­ture de classe ». Elle ne comp­te­rait, pour­sui­viez-vous, « pas de pré­cur­seurs, pas d’a­vant-garde, pas de vir­tuose ni même de ténors », mais « les pre­miers témoins et les pre­miers acteurs ».

Une col­lec­tion qui porte le titre « Voix d’en bas » ras­semble for­cé­ment des livres qui, par le regrou­pe­ment de leurs auteurs, démontrent bien l’existence d’une lit­té­ra­ture de classe. Ces auteurs sont les pre­miers témoins de la condi­tion ouvrière et pay­sanne puisqu’ils en sont aus­si, comme tous leurs cama­rades qui n’écrivent pas, les pre­miers acteurs. Les notions de pré­cur­seurs, d’avant-garde et de ténors sont plus vagues et dis­cu­tables. Poulaille voyait en Charles-Louis Philippe, Neel Doff, Émile Guillaumin, Marguerite Audoux et beau­coup d’autres « écri­vains du peuple » des pré­cur­seurs de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne fran­çaise des années 1930. Il prê­chait un peu pour sa paroisse ! J’appelle pour ma part « pré­cur­seurs » des écri­vains ou pen­seurs qui se sont mêlés au mou­ve­ment sans jamais avoir tra­vaillé de leurs mains, ou qui n’ont pas eu le pro­jet d’entrer en lit­té­ra­ture mais qui ont par­ti­ci­pé à la dénon­cia­tion géné­rale de l’exploitation des tra­vailleurs. Je pense par exemple à l’é­cri­vain socia­liste Marcel Martinet, l’un des pre­miers à se pen­cher sur la ques­tion, à des acti­vistes comme Fernand Pelloutier, à des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires, à des his­to­riens enga­gés du mou­ve­ment ouvrier ou encore des gens comme Flora Tristan. Ceux-là ne doivent pas être confon­dus avec les écri­vains popu­listes de l’entre-deux-guerres2 : eux, c’é­taient des bour­geois bro­dant sur un sup­po­sé pit­to­resque de la vie du peuple.

Vous ne les faites donc pas vôtres ?

Je les rejette de mon pan­théon, comme l’avait fait Poulaille bien avant moi. Ce qui sépare la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne de la lit­té­ra­ture bour­geoise, c’est son conte­nu qui tient davan­tage du témoi­gnage que de la lit­té­ra­ture de créa­tion, y com­pris dans les romans qui sont le plus sou­vent por­teurs d’éléments vécus, d’autobiographie. C’est là sa sin­gu­la­ri­té. Et c’est ce qui l’a tou­jours éloi­gnée d’un large public deman­deur de rêves, d’œuvres de pure ima­gi­na­tion, alors que dans sa propre classe on lui repro­chait de res­ser­vir un quo­ti­dien désespérant.

Et pour « l’a­vant-garde », les « ténors » ?

« Les uto­pistes sont à jamais d’utiles rêveurs qui font réflé­chir. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a de posi­tif dans les actes indi­vi­duels et les actions communes. »

À mon sens, l’avant-garde de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne n’existe pas, sinon dans l’allusion de Poulaille aux pré­cur­seurs. Mais ce serait une avant-garde sans auto-pro­cla­ma­tion. Quant aux ténors, il y en eut : ils sont connus. Ce sont ceux qui ont « réus­si » socia­le­ment. Nommons Giono, Guilloux, Guéhenno et Dabit, dans une moindre mesure, que le suc­cès éloi­gna plus ou moins de leurs ori­gines. Il n’y a pas à juger ceux-là, ils ont cha­cun fait œuvre. Ils n’ont pas tra­hi, ils ont été pous­sés par leur talent, par le mou­ve­ment social géné­ral, incon­trô­lable, et ont lais­sé sou­vent, eux aus­si, des témoi­gnages de pre­mière main grâce à une cer­taine fidé­li­té à leurs ascen­dants et à leur his­toire. L’habileté pro­fes­sion­nelle acquise par ces der­niers ne fait pas d’ombre aux tra­vaux plus cen­trés des écri­vains que j’ai édi­tés ou réédi­tés dans la col­lec­tion « Voix d’en bas » : ils ont des talents, non pas modestes, mais moins dans l’air du temps, avec cha­cun son écri­ture, sa syn­taxe, son voca­bu­laire, ses qua­li­tés et ses défauts. Il y a des défauts, des mal­adresses, qui parlent plus que de hautes qua­li­tés tech­niques. La rugo­si­té de cer­tains textes cor­res­pond davan­tage au conte­nu décrit qu’à un cise­lage savant, brillant, qui les bana­li­se­rait, leur ôte­rait leur iden­ti­té pro­fonde, leur authen­ti­ci­té, dirait Poulaille. C’est un domaine où les déci­sions de publi­ca­tion sont par­fois com­plexes. Sans doute en est-il de même dans toutes les offi­cines d’édition. Ces déci­sions sont néces­sai­re­ment sub­jec­tives et j’assume les miennes. Si je ne m’étais pas sen­ti capable de faire ces choix, je n’aurais jamais publié ne serait-ce que le pre­mier volume, L’Ascension de Lucien Bourgeois, pro­lé­taire aux cent métiers et autant de misères, qu’il conte avec une pudeur et une réserve raris­simes en lit­té­ra­ture. J’ajoute que j’ai refu­sé beau­coup de manus­crits rédi­gés à la mode du moment et renon­cé à réédi­ter des livres des pro­lé­ta­riens du groupe de Poulaille, dont l’écriture ou l’inspiration me sont appa­rues trop proche de celles des popu­listes ou des auteurs à gros tirage de leur temps.

En par­lant d’une lit­té­ra­ture du tra­vail, ouvrière, pro­lé­ta­rienne, on pense spon­ta­né­ment à une lit­té­ra­ture urbaine et indus­trielle, à une lit­té­ra­ture mili­tante voire par­ti­sane. Dans un entre­tien, vous insis­tiez pour votre part sur la mise en évi­dence d’une condi­tion sociale qui n’est pas réduc­tible à la poli­tique. Qu’entendiez-vous exac­te­ment par là ? 

La ques­tion que vous posez nous ramène au débat des années 1930, entre la concep­tion liber­taire ouverte de Poulaille et la lit­té­ra­ture diri­gée de pro­pa­gande sovié­tique. Si j’ai vou­lu reprendre à ma façon le tra­vail de Poulaille, c’est que ma for­ma­tion poli­tique s’est faite comme la sienne : sur le tas. Ce sont les anar­chistes, par leurs écrits plus que par leur fré­quen­ta­tion, qui m’ont ame­né, outre à por­ter regard sur la condi­tion des miens et sur la socié­té, à détes­ter toute pen­sée poli­tique, fût-elle por­teuse de pro­messes pour le bon­heur futur de l’humanité. La hié­rar­chi­sa­tion sociale amène tou­jours en tête de la pyra­mide des dic­ta­teurs plus ou moins hal­lu­ci­nés par l’exercice du pou­voir qu’ils exercent sur leurs admi­nis­trés. Les théo­ri­ciens poli­tiques sont du même bois. Leur oppor­tu­nisme, leurs salades rhé­to­riques ou leur langue de bois n’ont jamais tou­ché une seule fibre en moi. Je pense que l’humanité ne sera jamais assez mûre ni consciente pour sor­tir de cette mélasse. Je vois en Marx un remar­quable enquê­teur, mais l’interprétation de ses théo­ries a per­mis, sinon entraî­né, toutes les exac­tions que l’on sait — il n’y a pas pour moi à reve­nir là-des­sus. Les uto­pistes sont à jamais d’utiles rêveurs qui font réflé­chir. Mais ce qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a de posi­tif dans les actes indi­vi­duels et les actions com­munes, comme ce qu’il y a de tra­vail dans les œuvres de l’esprit, dans l’art, dans la pro­duc­tion cou­rante, dans toute chose. C’est pour­quoi je vois ai par­lé du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire : l’une des rares enti­tés qui ait semé de la bonne graine et appor­té au mou­ve­ment social une vraie tech­nique de lutte contre le capi­tal, l’action directe. Mais il y a là un autre débat qui risque de finir en dis­cus­sion de comp­toir, et je n’y entre­rai pas !

[Illustration de couverture de Cœur indigné, de Charles Denby | Plein Chant]

En quoi les livres que vous édi­tez portent la marque de ces réflexions personnelles ?

Cela tient aux sen­ti­ments expri­més par des hommes et des femmes de bonne volon­té, qui ne demandent pas d’étiquette et vivent avec un grand sou­ci sim­ple­ment huma­niste, avec les com­bats quo­ti­diens et les luttes sociales qui leur sont impo­sés par des situa­tions inac­cep­tables. Ce que j’ai vou­lu faire en édi­tant ces textes, c’est, à l’aune des moyens finan­ciers mis en œuvre, redon­ner la parole à quelques-uns d’entre eux pour mon­trer des expé­riences par­ti­cu­lières de vie et dénon­cer, après com­bien d’autres, les dys­fonc­tion­ne­ments sociaux. Ma phi­lo­so­phie, si j’en ai une, repose sur la recherche de l’équilibre entre l’individuel et le col­lec­tif, la place de toutes les liber­tés dans cette per­ma­nente oppo­si­tion. Vaste pro­gramme sans grand ave­nir, n’est-ce-pas ?

Quels livres de votre mai­son d’é­di­tion vous sont par­ti­cu­liè­re­ment chers ?

Il serait fas­ti­dieux d’entrer dans le détail pour chaque caté­go­rie, d’autant que cer­tains des « élus » ne parurent pas tou­jours dans la col­lec­tion dont nous par­lons. Ainsi, par exemple, je fis entrer dans les « Gens Singuliers » le mer­veilleux petit livre d’Eugène Baillet, De quelques ouvriers poètes [1898] et dans la col­lec­tion « Type-type », qui se veut plus typo­gra­phique que les autres, la reprise d’un volume des « Voix d’en bas », l’Histoire de ma mère et de mon oncle Fernand, du mineur de fond borain, Constant Malva, consi­dé­ré par Barbusse, Poulaille — et moi… —, comme un des chefs‑d’œuvre du mou­ve­ment. Je pense aus­si à Zo d’Axa et à Victor Serge, réédi­tés dans cette même col­lec­tion Type-type à une époque où la sec­tion tar­dive « Précurseurs et Militants » de la col­lec­tion « Voix d’en bas » était encore loin d’avoir été créée. Et il y eut enfin les numé­ros thé­ma­tiques de ma revue Plein Chant consa­crés à plu­sieurs ouvriers écri­vains — Georges Hyvernaud, Marius Noguès, Marcelle Delpastre ou Ilarie Voronca. Les textes qui me semblent les plus emblé­ma­tiques sont presque aus­si nom­breux que les textes édi­tés. J’hésite à choi­sir pour ne bles­ser aucune mémoire ni aucun vivant, pour ne pas don­ner l’impression d’établir un pal­ma­rès quand, au fond, tous me sont chers !

Quelles ont été les condi­tions maté­rielles de votre tra­vail d’é­di­teur et quelles sont-elles aujourd’hui ?

« Ma phi­lo­so­phie, si j’en ai une, repose sur la recherche de l’équilibre entre l’individuel et le col­lec­tif, la place de toutes les liber­tés dans cette per­ma­nente opposition. »

Ma démarche a été en deux temps, tou­jours la même, mais long­temps ralen­tie par le volet ali­men­taire de mon métier, alors dénom­mé « impri­me­rie de labeur ». Ça a été tra­vailler pour une dou­zaine de petits édi­teurs, m’obligeant à repro­duire les textes de mes édi­tions tels quels, faute de temps pour les pré­sen­ter, les situer et par­fois même les relire suf­fi­sam­ment pour une meilleure chasse aux coquilles. Depuis une dou­zaine d’années l’attention por­tée à la mise au point des livres a pu enfin prendre son temps. J’ai été aidé en cela par deux per­sonnes dont l’importance est à saluer : Camille Estienne, dont l’investissement intel­lec­tuel et la par­ti­ci­pa­tion béné­vole et active durant trois ans m’ont inci­té, à par­tir de fin 2013, à pour­suivre un tra­vail que j’étais prêt à aban­don­ner, et Daniel Roy, fidèle lec­teur et relec­teur de tou­jours, agent logis­tique à de nom­breuses occa­sions. Son ami­tié me per­met aus­si de pour­suivre dans les dif­fi­cul­tés de l’âge ce tra­vail sous-ten­du de pas­sion arti­sa­nale, assez cri­ti­quable, il faut le dire, dans son aspect com­mer­cial, puisque le pro­blème de la dif­fu­sion, et toutes les ten­ta­tives d’être à son dia­pa­son, ont lamen­ta­ble­ment avor­té. Cela tient à mon peu d’appétit pour la réus­site et à mon inap­ti­tude à la ges­tion comme on l’entend de nos jours. Pour sim­pli­fier, c’est un peu comme si j’attendais que les livres fassent leur che­min tout seuls.

Mais le silence média­tique qui entoure votre inté­gri­té et votre témé­ri­té édi­to­riales, com­ment le vivez-vous, au fond ?

Il y a un cer­tain res­sen­ti­ment devant l’échec presque total pour obte­nir un écho auprès des ser­vices de presse — ces livres que l’on envoie aux cri­tiques comme des bou­teilles à la mer. Je n’intente ici de pro­cès à per­sonne. Les rai­sons objec­tives de cet état de choses sont bien connues depuis Villon : « Il n’est bon bec que de Paris ». On peut y ajou­ter la sur­sa­tu­ra­tion de la pro­duc­tion de livres qui étouffe les libraires, les­quels ne peuvent plus s’occuper de conte­nu mais uni­que­ment de ges­tion et de rota­tion des stocks, et, sur­tout, sont ame­nés à renon­cer à la tenue de tout petits comptes face à ceux des grands dis­tri­bu­teurs. À ce jour, il n’y a pas dix libraires qui défendent encore mes livres. Le bouche-à-oreille est aus­si en voie, sinon de dis­pa­ri­tion, du moins d’inefficacité. J’ai dû réduire mes tirages de moi­tié au fil des années. Il n’y a rien de tra­gique dans tout cela et, au vrai, le bilan de mon acti­vi­té après cin­quante ans d’efforts reste assez modeste, dans le domaine qui vous inté­resse comme dans les autres. Le cata­logue « Voix d’en bas » atteint dif­fi­ci­le­ment les cent titres, même en y ajou­tant ceux de domaines frères qui ont paru dans d’autres collections.

[Illustration de couverture de Mon village, de Philippe Valette | Plein Chant]

Et qu’en est-il de la diffusion ?

À pro­pos de la mau­vaise dif­fu­sion, je n’ai pas de sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, n’ayant vu ancien­ne­ment per­sonne concur­ren­cer mes choix basés sur la condi­tion sociale des écri­vains choi­sis, donc pas d’autre chance pour ces livres d’être mieux ser­vis ailleurs. François Maspero n’a aucu­ne­ment été un concur­rent avec sa si belle col­lec­tion des « Actes et Mémoires du peuple », davan­tage orien­tée vers des mili­tants et dans laquelle il a accueilli l’anthologie Voix d’en bas, à l’origine de ma col­lec­tion ! C’est mal­gré tout de l’amertume que j’emporterai pour n’avoir pas don­né à « mes » auteurs le lec­to­rat qu’à coup sûr ils méri­taient et méri­te­ront tou­jours — à moins que la sen­si­bi­li­té des lec­teurs, qui se modi­fie, d’âge en âge, d’une mode à une autre, ne leur per­mette plus d’être appré­ciés. Cela ne m’empêche pas de pen­ser avoir été sim­ple­ment un relais qui, s’il n’attend pas d’être repris rapi­de­ment, le sera peut-être un jour ou l’autre, dans la même forme ou dans une autre forme, comme je l’ai pra­ti­qué moi-même pour un bon nombre de livres de mon cata­logue, toutes col­lec­tions confondues.

Vous citez Villon, et le rôle de Paris. L’éditrice Maud Leroy nous expli­quait, au cours d’une ren­contre, appré­cier les tem­po­ra­li­tés impo­sées par son lieu de tra­vail et d’habitation, dans les Baronnies pro­ven­çales. À l’é­cart, donc. Depuis cin­quante ans, vous vivez et tra­vaillez pour votre part dans les Charentes, loin des cen­tra­li­tés édi­to­riales. Qu’est-ce que ça implique ?

Je vous ai indi­qué les rai­sons d’une mau­vaise dif­fu­sion sans omettre ma res­pon­sa­bi­li­té. Elle tient aus­si en par­tie, bien évi­dem­ment, à l’éloignement d’un grand centre urbain. À Paris ou dans de nom­breuses grandes villes, avec la proxi­mi­té d’un public poten­tiel, voire d’un béné­vo­lat plus nom­breux, le pro­blème aurait cer­tai­ne­ment été dif­fé­rent, mais le pre­mier écueil aurait été d’y trou­ver un local à la fois suf­fi­sam­ment spa­cieux et finan­ciè­re­ment abor­dable. Avec un grand besoin de réa­li­sa­tion per­son­nelle à un moment où j’étais sans emploi, avec aus­si un fort désir de rura­li­té, et sans aucun moyen finan­cier, j’ai été sau­vé en trou­vant à Bassac, vil­lage de 500 habi­tants, un loyer équi­valent à 30 euros par mois durant près de vingt ans ! Allez trou­ver cela aujourd’hui ! Il y aurait une condi­tion deve­nue léga­le­ment impos­sible à appli­quer : la pro­prié­taire impo­sait que je ne lui fasse aucune demande de tra­vaux. La mai­son était très déla­brée mais j’étais bri­co­leur. J’ai joué le jeu. J’ai len­te­ment évo­lué vers plus de pro­fes­sion­na­lisme en pas­sant, de l’impression rus­tique sur dupli­ca­teur au ronéo, puis à l’offset. Cela m’a per­mis, il y a trente ans, d’acquérir dans le même vil­lage la mai­son où je vis aujourd’hui. Déjà l’accumulation de livres, de biblio­thèque ou du stock pro­duit, et de machines, m’ôtait toute envie d’un démé­na­ge­ment loin­tain qui eût été coû­teux. Je redé­mar­rais alors en repar­tant de zéro avec des dettes, ce qui était nou­veau pour moi. J’ai mis vingt ans à les résor­ber, puis ne pou­vant plus faire face aux charges sociales après l’arrêt de l’activité ali­men­taire, j’ai créé l’association des Amis de Plein Chant, qui tire ses reve­nus uni­que­ment des ventes du fonds anté­rieur et de celles, défi­ci­taires à chaque paru­tion semes­trielle, des « nou­veau­tés ». Ainsi la pro­duc­tion peut-elle quand même se pour­suivre. Mais j’ignore pour com­bien de temps.


[Lire le qua­trième volet | Les pauvres du monde entier — le jour­nal de Françoise Ega]


Illustration de ban­nière : gra­vure sur bois de Roger Moor, extrait de la cou­ver­ture d’Un mineur vous parle, de Constant Malva | Plein Chant


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  1. Le cou­rant légi­ti­miste est favo­rable au réta­blis­se­ment de la royau­té par l’aî­né des Capétiens. Il naît en 1830, en réac­tion à l’in­tro­ni­sa­tion de Louis-Philippe et de l’ins­tau­ra­tion d’une monar­chie par­le­men­taire, après le ren­ver­se­ment de Charles X suite à l’in­sur­rec­tion des « Trois glo­rieuses » [ndlr].
  2. L’école lit­té­raire popu­liste est pro­mu à la fin des années 1920 par les écri­vains André Thérive et Léon Lemonnier, res­pec­ti­ve­ment auteurs du Manifeste du roman popu­liste (1929) et de Populisme (1931). En réac­tion à l’a­na­lyse psy­cho­lo­gique très pré­sente dans le roman bour­geois, ils entendent mettre en avant, avec réa­lisme et bien­veillance, le peuple comme sujet prin­ci­pal et le milieu popu­laire comme décors [ndlr].

REBONDS

☰ Lire notre texte « J’ai quit­té les rondes pai­sibles — jour­nal d’un ouvrier », Louis Aubert, mai 2023
☰ Lire notre texte « C’est la grève ! », Jean-Pierre Levaray, février 2023
☰ Lire notre article « Le monde des labo­rieux », Éric Louis, jan­vier 2022
☰ Lire notre repor­tage « À la ren­contre des Éditions des Lisières », Camille Marie et Roméo Bondon, juillet 2021
☰ Lire notre article « Georges Navel, la liber­té sous les ongles », Roméo Bondon, mai 2021
☰ Lire notre entre­tien avec les édi­tions Libertalia : « Nous sommes las des que­relles intes­tines », mai 2019


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