Fille non reconnue d’un mariage clandestin, épouse malgré elle d’un homme qu’elle appelle son « assassin » (depuis que celui-ci lui a décoché deux balles dans la poitrine), mère désormais célibataire ayant connu trois grossesses en trois ans, ouvrière coloriste sans-le-sou, Flora Tristan s’est donnée à elle-même le surnom de « paria ». Ses écrits, essentiellement constitués de carnets de voyage, ne sont pas ceux d’une théoricienne : on pourra y trouver des jugements datés. Mais on y découvrira l’œuvre novatrice d’une militante féministe et socialiste, convaincue que l’émancipation des ouvriers ne se fera pas sans celle des femmes. En 1843, ayant fait imprimer un livre-programme intitulé L’Union ouvrière, elle décide de sillonner la France avec un seul projet en tête : « constituer la classe ouvrière ». Quelque cinq ans, donc, avant que Marx et Engels ne le fassent dans une célèbre brochure, elle lance : « Prolétaires, unissez-vous ! » Tentons, à travers les vingt-six extraits rassemblés ici, de ranimer l’« ombre toujours frémissante de Flora Tristan1 ». Une porte d’entrée en 26 lettres.
Aimer : « [N]ous revînmes à Paris, où ma mère m’obligea d’épouser un homme que je ne pouvais ni aimer ni estimer. À cette union je dois tous mes maux. » (Pérégrinations d’une paria, Arthus Bertrand, 1837)
Bigamie : « J’entends des gens confortablement établis dans leur ménage, où ils vivent heureux et honorés, se récrier sur les conséquences de la bigamie, et appeler le mépris et la honte sur l’individu qui s’en rend coupable. Mais qui fait le crime, si ce n’est l’absurde loi qui établit l’indissolubilité du mariage ? Sommes-nous donc tous semblables dans nos affections, nos penchants, lorsque nos personnes sont si diverses, pour que les promesses du cœur, volontaires ou forcées, soient assimilées aux contrats qui ont la propriété pour objet ? » (Pérégrinations d’une paria, Arthus Bertrand, 1837)
Chacal : « Mon misérable assassin, souillant son crime en ordonnant à son défenseur, Jules Favre, autre lâche misérable, de me diffamer publiquement et de m’assassiner moralement après m’avoir mis une balle dans la poitrine ! Ce chacal (c’est ainsi que les prisonniers le nomment) venant s’asseoir sur le banc des accusés, cette fois non pas comme protestant, mais bien comme le champion de la vieille société ! […] [O]n sentait bien qu’il se posait là non pas comme assassin de Flora Tristan, mais comme défenseur des maris attaqués par Flora Tristan. […] Je suis sortie de là le corps brisé, car, par une bizarrerie étrange, la faiblesse de mon corps est aussi grande que la force de mon âme est inébranlable. » (Correspondance, lettre à une dame, 7 février 1839)
Deux : « Savez-vous bien, femme étrange, que votre lettre me fait courir des frissons de plaisir… Vous dites que vous m’aimez, que je vous magnétise, que je vous mets en extase. Vous vous jouez de moi, peut-être ? Mais prenez garde à vous — depuis longtemps j’ai le désir de me faire aimer passionnément d’une femme — oh ! que je voudrais être un homme afin d’être aimé par une femme. Je sens, chère Olympe, que je suis arrivée au point où l’amour d’aucun homme ne saurait me suffire — celui d’une femme peut-être ? La femme a tant de puissance dans le cœur, dans l’imagination, tant de ressources dans l’esprit. Mais me direz-vous que, l’attraction des sens ne pouvant exister entre deux personnes du même sexe, cet amour, chant passionné exalté que vous rêvez, ne saurait se réaliser de femme à femme ? Oui et non. Il arrive un âge où les sens changent de place, c’est-à-dire où le cerveau englobe tout. » (Correspondance, lettre à Olympe Chodzko, 1er août 1839)
Esclavage : « La femme n’est pas une propriété, et le droit infâme de propriété sur les êtres libres s’appelle l’esclavage. La femme n’est pas née pour être esclave. Femmes, mes sœurs, vous avez souvent repoussé mes paroles parce qu’on vous disait que je voulais vous perdre. Non, vous dis-je ; je veux vous sauver, mais il faut vous instruire, il faut vous dégager des scrupules d’une fausse religion, il faut vous armer de courage. Quand vous saurez vouloir, tout sera fait, car les hommes ont besoin de vous, comme l’enfant a besoin de sa mère ! » (L’Émancipation de la femme [posthume], Manucius, 2019)
Femme : « J’ai été femme, j’ai été mère, et la société m’a broyé le cœur. J’ai été assassinée, parce que je protestais contre l’infamie, et la société m’a flétrie en condamnant à regret mon assassin. Maintenant je ne suis plus une femme, je ne suis plus une mère, je suis la paria ! » (L’Émancipation de la femme [posthume], Manucius, 2019)
Goutte : « Une pensée désolante vient frapper au cœur tous ceux qui écrivent pour le peuple, c’est que ce pauvre peuple est tellement abandonné, tellement surchargé de travail dès le bas âge, que les trois quarts ne savent pas lire et l’autre quart n’a pas le temps de lire. Or, faire un livre pour le peuple, c’est jeter une goutte d’eau dans la mer. C’est pourquoi j’ai compris que si je me bornais à mettre mon projet d’UNION UNIVERSELLE sur le papier, tout magnifique qu’il est, ce projet serait lettre morte, comme il a été de tant d’autres plans déjà proposés. J’ai compris que, mon livre publié, j’avais une autre œuvre à accomplir, c’est d’aller moi-même, mon projet d’union à la main, de ville en ville, d’un bout de la France à l’autre, parler aux ouvriers qui ne savent pas lire et à ceux qui n’ont pas le temps de lire. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Homme : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
[I.-F. Bonhommé, Fonderie à Indret ou Coulée de fonte, 1864]
Individu : « Remarquons-le bien, toute société qui agit au nom de l’individualité2, et se propose pour but le soulagement temporaire de l’individu, offre invariablement le même caractère. […] [A]vec vos sociétés particulières, […] ouvriers, dans cinquante siècles la position matérielle et morale de la classe ouvrière n’aura pas changé ; elle aura toujours pour lot LA MISÈRE, L’IGNORANCE et L’ESCLAVAGE. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Joues : « Ce n’est pas ici la place de raconter combien ces réceptions froides3, sèches et tout à fait anti-fraternelles, m’ont causé de cuisantes douleurs ; combien de fois, en sortant de chez ces amis du peuple, qui ont toujours le grand mot fraternité au bout de leur plume des larmes d’indignation ont brûlé mes joues. Pauvre peuple ! Tes soi-disant amis se servent de toi mais au fond aucun d’eux n’a réellement l’intention de te servir. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Kremlin : « Napoléon planta le drapeau tricolore sur les pyramides et le Kremlin ; son épée fut heureuse ; il eut de vastes conceptions ; cependant, rien de lui ne reste, si ce n’est les traces profondes de l’oppression ! Il a agité le sol européen jusque dans ses fondements et n’y a pas déposé une semence de liberté, le germe d’une institution utile. » (Promenades dans Londres [1840], La Découverte, 2003)
Liberté : « J’ai reçu hier une lettre qui m’a fait grand plaisir. C’est la première que j’ai reçue depuis mon départ de Paris, elle m’est adressée par un homme qui vient me féliciter sur ma mission, et cet homme est un marchand de calicot […]. Tous les hommes de mes amis à Paris m’avaient dit : Ne partez pas, vos efforts seront inutiles, votre grand amour, votre grand courage iront se briser contre l’indifférence et le mauvais vouloir des classes ouvrières que vous voulez éclairer et sauver. Et vous tomberez brisée.
Tous les hommes que je rencontre sur ma route me répètent : ne continuez pas, l’œuvre que vous avez conçue est impossible, n’usez pas ainsi votre vie qui peut servir plus utilement, et voilà enfin une voix d’homme qui me dit : Femme, tu as raison d’avoir confiance dans ta foi, marche, marche.
Ainsi cette voix part d’un cœur d’homme qui le premier a appelé la femme à la liberté. » (Le Tour de France [posthume], La Découverte, 1980)
Misère : « [L]e jour est venu où il faut agir, et c’est à vous, à vous seuls, qu’il appartient d’agir dans l’intérêt de votre propre cause. Il y va pour vous de la vie… ou de la mort ! de cette mort horrible qui tue à chaque instant : la misère et la faim ! Ouvriers, cessez donc d’attendre plus longtemps l’intervention qu’on réclame pour vous depuis vingt-cinq ans. L’expérience et les faits vous disent assez que le gouvernement ne peut ou ne veut pas s’occuper de votre sort quand il est question de l’améliorer. De vous seuls il dépend de sortir, si vous le voulez fermement, du dédale de misères, de douleurs et d’abaissement où vous languissez. […] Votre action, à vous, ce n’est pas la révolte à main armée, l’émeute sur la place publique, l’incendie ni le pillage. Non […] C’est l’UNION UNIVERSELLE DES OUVRIERS ET DES OUVRIÈRES. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Nul : « Les dames d’aumônes vont dans les maisons riches demander des aumônes pour les pauvres ; puis, chez les pauvres pour leur distribuer des secours. Elles vont aussi dans les prisons parler aux prostituées, aux voleurs, aux criminels ; elles leur procurent de l’ouvrage, à leur sortie les placent, etc. Certes, il y a du mérite à remplir une telle mission ; mais quels en sont les résultats ? Nuls ! Parce que les secours ne peuvent extirper la misère ; et la prostitution, le vol, le crime, en sont les conséquences inévitables. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
[I.-F. Bonhommé, Tôlerie des forges d’Abainville, 1837]
Oppression légale : « La servitude est abolie, dira-t-on, dans l’Europe civilisée. On n’y tient plus, il est vrai, marchés d’esclaves en place publique ; mais dans les pays les plus avancés, il n’en est pas un où des classes nombreuses d’individus n’aient à souffrir d’une oppression légale. Les paysans en Russie, les juifs à Rome, les matelots en Angleterre, les femmes partout. » (Pérégrinations d’une paria, Arthus Bertrand, 1837)
Pot-au-feu : « [À] 5 heures j’eus ma réunion de femmes — elles étaient neuf — toutes très disposées à m’entendre et très disposées à suivre mes conseils qui étaient qu’elles devaient s’occuper des affaires politiques, sociales et humanitaires. Je leur démontrai que la politique entrait jusque dans leur pot-au-feu et elles comprirent fort bien. » (Le Tour de France [posthume], La Découverte, 1980)
Quatre : « Quatre fois j’ai visité l’Angleterre, toujours dans le but d’étudier ses mœurs et son esprit. En 1826, je la trouvai très riche. En 1831, elle l’était beaucoup moins, et de plus je la vis très inquiète. En 1835, la gêne commençait à se faire sentir dans la classe moyenne aussi bien que parmi les ouvriers. En 1839, je rencontrai à Londres une misère profonde dans le peuple ; l’irritation était extrême, le mécontentement général. » (Promenades dans Londres [1840], La Découverte, 2003)
Robe de chambre : « Oui, vous m’avez comprise, il faut me recevoir en robe de chambre, car je ne mets jamais de corset. » (Correspondance, lettre à Olympe Chodzko, 8 décembre 1837)
Suicide : « Entendons-nous : si dans l’état de division et d’isolement où sont les ouvriers, ils s’avisent de réclamer le droit au travail et l’organisation du travail, les propriétaires ne leur feront même pas l’honneur de considérer leur réclamation comme une attaque : ils ne les écouteront pas. Un ouvrier de mérite (Adolphe Boyer), a fait un petit livre dans lequel il réclame l’un et l’autre : personne n’a lu son livre. Le malheureux, de chagrin et de misère, et peut-être aussi dans la pensée que sa fin tragique ferait lire son écrit, s’est tué. Un instant la presse s’est émue, pendant quatre jours, huit jours peut-être ; puis le suicide et le petit livre d’Adolphe Boyer ont été complètement oubliés. […] Croyez-vous qu’il en serait arrivé ainsi si Boyer avait fait partie d’une vaste union ? » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Travaux : « Croyant que la femme, par son organisation, manquait de force, d’intelligence, de capacité et qu’elle était impropre aux travaux sérieux et utiles, on en a conclu très logiquement que ce serait perdre son temps que de lui donner une éducation rationnelle, solide, sévère, capable d’en faire un membre utile de la société. On l’a donc élevée pour être une gentille poupée et une esclave destinée à distraire son maître et à le servir. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Union ouvrière : « [L’union universelle des ouvriers et ouvrières] a pour but : 1° de constituer l’unité compacte, indissoluble de la classe ouvrière ; 2° de rendre, au moyen d’une cotisation volontaire donnée par chaque ouvrier, l’UNION OUVRIÈRE propriétaire d’un capital énorme ; 3° d’acquérir, au moyen de ce capital, une puissance réelle, celle de l’argent ; 4° au moyen de cette puissance, de prévenir la misère et d’extirper le mal dans sa racine, en donnant aux enfants de la classe ouvrière une éducation solide, rationnelle, capable d’en faire des hommes et des femmes instruits, raisonnables, intelligents et habiles dans leur profession ; 5° de récompenser le travail tel qu’il doit l’être, grandement et dignement. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
[I.-F. Bonhommé, Vue intérieure des forges d’Abainville, 1839]
Vice : « Le vice radical, celui qu’il faut attaquer sur tous les points, c’est ce système de morcellement qui décime les ouvriers. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Whigs : « Il n’est aucun de mes lecteurs qui n’ait entendu parler des whigs et torys, des réformistes et des conservateurs, des radicaux et des chartistes. Il y a guerre intestine entre toutes ces fractions ; mais la grande lutte, celle qui est appelée à transformer l’organisation sociale, c’est la lutte engagée, d’une part, entre les propriétaires et capitalistes qui réunissent tout, richesse, pouvoir politique, et au profit desquels le pays est gouverné, et, d’autre part, les ouvriers des villes et des campagnes qui n’ont rien, ni terres, ni capitaux, ni pouvoirs politiques, qui payent, cependant, les deux tiers des taxes, fournissent les recrues de l’armée et de la flotte, et que les riches affament, selon leur convenance, afin de les faire travailler à meilleur marché. » (Promenades dans Londres [1840], La Découverte, 2003)
XIXe siècle : « N’est-ce pas à l’odieuse institution d’un corps de privilégiés qui remplissent toutes les places, échappent à tout contrôle, et qui annulent ou approuvent, selon la volonté du gouvernement anglais, les actes des assemblées coloniales [que doivent être attribués l’insurrection des États-Unis d’Amériques et les derniers troubles du Canada] ? […] Dans cette lutte impie de la force contre les droits sacrés de l’humanité, avec quelle barbarie monstrueuse, au XIXe siècle, le ministère anglais, ces whigs, ces prétendus libéraux n’ont-il pas versé le sang ! » (Promenades dans Londres [1840], La Découverte, 2003)
Yeux : « Femmes, L’UNION OUVRIÈRE a jeté les yeux sur vous. Elle a compris qu’elle ne pouvait pas avoir d’auxiliaires plus dévoués, plus intelligents, plus puissants. Femmes, L’UNION OUVRIÈRE a droit à votre gratitude. C’est elle la première qui a reconnu en principe les droits de la femme. Aujourd’hui votre cause et la sienne deviennent donc communes. » (L’Union ouvrière [1843], Éditions des Femmes, 1986)
Zèle : « J’ai eu hier une séance absolument comme à Lyon : 60 personnes dans une petite chambre, un bain de vapeur. Je n’ai pas pu rester là. À Lyon je souffrais de la chaleur pour le zèle et l’amour qu’il y avait dans l’auditoire. Mais ici [à Saint-Étienne, ndlr] où je ne trouve ni intelligence, ni zèle, ni amour, je me suis sentie peu de courage. Voilà la première fois que je passe dans une ville sans exciter l’enthousiasme au moins de quelques-uns. Ici pas d’un seul. Ni ouvrier, ni bourgeois, ni même femme. […] En revanche si je n’ai pas provoqué l’enthousiasme j’ai provoqué les défiances les plus absurdes. Je suis une agente secrète de tout — une intrigante qui veut flouer l’ouvrier, etc. C’est à ne pas croire tant c’est bête, absurde et méchant. » (Le Tour de France [posthume], La Découverte, 1980)
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondance des auteur·es.
Illustration de bannière : I.-F. Bonhommé, Forgeage au marteau-pilon dans les ateliers d’Indret, 1865
- C’est ainsi qu’en parle André Breton dans son poème « Arcane 17 ».↑
- Ce sont les associations de compagnonnage qui sont ici visées.↑
- Flora Tristan tait délibérément le nom de ceux qui sont visés ici ; on peut néanmoins soupçonner qu’il s’agit notamment d’Étienne Cabet, qui avait refusé de soutenir son projet d’Union ouvrière.↑
REBONDS
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