Née en 1874, Madeleine Pelletier fait, en France, figure de pionnière du féminisme. Mais une figure encore méconnue. Celle qui, issue d’une famille modeste, s’est instruite par ses propres moyens a conquis, en dépit des obstacles, un métier alors éminemment masculin : médecin. Première femme interne en psychiatrie et féministe « intégrale », selon son propre mot, Pelletier a ainsi revendiqué la pleine et entière émancipation des femmes. Tour à tour responsable socialiste, membre du Parti communiste et sympathisante anarchiste, elle n’en eut pas moins à faire face au sexisme des différentes organisations qu’elle fréquenta. Auteure de plusieurs ouvrages — sur l’avortement, l’éducation ou encore la Russie soviétique —, Pelletier, abusivement internée à la fin de sa vie, est également l’une des premières à avoir élaboré ce qui deviendra le concept de « genre », faisant valoir que le « sexe psychologique » est une construction sociale et non biologique. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Anarchistes : « Le gouvernement, disent les anarchistes, ne sert qu’à protéger la propriété contre les sans propriété ? Cela est vrai, en thèse générale ; mais en sociologie, il y a, à côte du grand fait général, quantité de petits faits qui ont aussi leur importance et qu’on ne saurait négliger sous peine de tomber dans l’utopie. Le gouvernement, avec son appareil législatif et policier, protège non seulement les propriétaires, mais aussi chacun contre tout le monde. » (« Communisme et anarchie », L’Ouvrière, 24 avril 1924)
Bourgeoisie : « La bourgeoisie détient le pouvoir, c’est elle qui a accaparé la science et se l’est réservée à elle seule ; rien d’étonnant à ce que la science, devenue la chose d’une classe, grandisse puis décline avec cette classe. » (« La Bourgeoisie et la science », La Suffragiste, septembre – octobre 1919)
Communiste : « La révolution communiste, loin d’affaiblir l’appareil gouvernemental, ne fera que le renforcer, car elle devra lutter à l’intérieur et à l’extérieur contre un monde d’ennemis qui ne désarmeront pas du jour au lendemain. Il est désirable qu’un jour advienne où la simple administration des choses remplace le gouvernement des hommes ; mais auparavant, il faudra passer par une longue période de dictature du prolétariat. » (« Communisme et anarchie », L’Ouvrière, 24 avril 1924)
Différences : « Si les femmes sont, au point de vue intellectuel, différentes des hommes, c’est surtout parce qu’on les éduque de manière différente. Si on ne donnait pas de tambours et de fusils de bois au petit garçon, il ne penserait pas à être soldat. Si on ne donnait pas de poupées à la petite fille, elle ne songerait pas à être mère de famille. Les enfants imitent les soldats et ne trouvent rien de plus enviable que de les continuer ; le fils veut être le père et la fille, la mère. Lorsqu’on a ouvert aux femmes les portes des Facultés, on a bien vu qu’elles n’étaient pas du tout inaptes à recevoir l’enseignement supérieur. Les étudiantes égalaient les étudiants, parfois, elles les surpassaient, parce que leur esclavage social, qui continuait encore, les obligeait à se priver de distractions. Devant toutes ces bachelières, ces licenciées, ces doctoresses, l’argument de l’infériorité de la femme aurait dû tomber. Mais les objections à la liberté du sexe féminin ne tombent pas si facilement, parce qu’au fond de l’anti-féminisme, il n’y a pas la logique, mais l’intérêt des hommes, ou plutôt ce que les hommes croient être leur intérêt. » (« L’argument de l’infériorité », La Fronde, 21 juillet 1926)
Éducation : « La réelle infériorité de la moyenne des femmes n’est pas une infériorité essentielle, mais un manque d’information causé par une éducation qui réprime au lieu de susciter. La preuve en est que, dès qu’en une forme quelconque de l’activité intellectuelle la prohibition cesse pour lui, l’esprit féminin s’y développe. » (« La question du vote des femmes », La Revue socialiste, septembre – octobre 1908)
Fille-mère : « De quoi donc était coupable la fille-mère pour mériter un tel châtiment ? De rien. Ce qu’elle avait fait, les hommes le faisaient couramment et ils appelaient ça satisfaire à la nature. Et la jeune fille était, si l’on peut dire, moins coupable encore, car, le plus souvent, son seule tort était de s’être laissée tromper par un homme qui lui avait promis le mariage. […] Il faut réagir contre ces conceptions périmées de l’honneur féminin. L’honneur féminin n’est pas différent de l’honneur masculin : ce qui est bien, mal ou indifférent pour l’homme, le doit être pour la femme. » (« Fille – mère », La Fronde, 15 juillet 1926)
Guerre : « L’homme fait la guerre et la femme ne la fait pas. Tout le mépris du sexe mâle vis-à-vis du nôtre vient de là. Fort heureusement pour nous, le monde est en train de se retourner. Il se trouve que c’est le sexe qui fait la guerre qui a tort et celui qui ne la fait pas qui a raison. » (« Les femmes et la guerre », L’Éveil de la Femme, 13 octobre 1932)
Habits : « La civilisation capitaliste n’a pas encore reconnu le droit élémentaire de chacune de s’habiller à sa guise. Dans les rues des plus grandes villes, on se sent encore comme en pays ennemi et on s’habille comme tout le monde, afin de passer inaperçu, pour ne pas donner prise à la malveillance, toujours prête à s’exercer. Le vêtement de la femme reflète son esclavage social. On habille le petit garçon en vue de la commodité : bras et jambes libres ; mais de la petite fille, on vise avant tout à faire une jolie poupée et la frivolité dont on l’imprègne avec les chiffons lui restera la plupart du temps toute sa vie. » (« Comment s’habiller ? », L’Ouvrière, 27 mars 1924)
Individu : « La femme, comme l’homme, est un individu. Le pays la connaît pour lui faire payer les impôts ; la loi vaut pour elle comme pour un homme. La voleuse qui se fait prendre va en prison comme le voleur. Il y a donc une injustice flagrante à ne laisser à la femme que les devoirs et à réserver les droits aux hommes. » (« L’argument de l’infériorité », La Fronde, 21 juillet 1926)
Jalousie : « La jalousie est un bas instinct ; elle confère à la sexualité la prépondérance, confinant par là à l’animalité. Dans la société communiste, la primauté passera des sens au cerveau. C’est l’intelligence qui gouvernera l’homme comme l’homme gouverne la nature. » (« De la jalousie », L’Ouvrière, 17 novembre 1923)
Kauffmann : « Caroline Kauffmann […] était pleine d’idées originales et aussi de courage. Lors de la commémoration du centenaire du Code civil, si dur pour les femmes, comme on sait, elle osa pénétrer seule dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, et, devant les personnages officiels chamarrés de titres et de décorations, elle lâcha des ballons en baudruche sur lequel il y avait écrit : Le code écrase la femme
. […] Kauffmann milita toute sa vie, jusqu’à ce que l’âge et la maladie la retiennent pour jamais dans une chambre. Et, malgré les ans accumulés, son plus profond regret est de ne pouvoir défendre la cause du féminisme, qui, plus que tout au monde, lui est chère. » (« Nos aînées : Caroline Kauffmann », La Fronde, 16 août 1926)
Libre : « Nous revendiquons le droit de nous promener sans être embêtées et injuriées par les vieux et jeunes marcheurs, le droit de prendre un bock à la terrasse d’un café si nous avons soif, le droit d’aller au théâtre, au concert, sans être obligées, sous peine de nous exposer à toutes sortes d’avanies, de nous faire accompagner par un exemplaire de l’autre sexe, le droit d’aimer et d’enfanter sans maire et sans curé, si cela nous fait envie, le droit de nous intéresser aux affaires de la nation qui sont nos affaires et de porter aux plateaux de la balance politique, le poids de notre volonté. En sommes, nous voulons une vie libre […]. » (« Une seule morale pour les deux sexes », La Suffragiste, septembre 1910)
Maternité : « La maternité enchaîne la femme à ses enfants. Une croyance généralement admise veut que les enfants ne peuvent être laissés seuls et que la mère ne peut pas les quitter. La venue du premier enfant a donc pour effet de confiner la femme au logis. Plus de sorties, plus de spectacles, plus de visites ; toute la jeunesse est sacrifiée. » (La Désagrégation de la famille, 1920)
Naissances : « La restriction volontaire des naissances par la prophylaxie anti-conceptionnelle ou par l’avortement a des causes qui se reproduisent, les mêmes partout. Dès que l’homme est assez intelligent pour régler ses instincts, il comprend qu’il a intérêt à ne pas être trop prolifique. Quel que soit le pays, l’homme qui a, pour sa femme, d’autres sentiments qu’un désir brutal, se refuse à l’accabler de grossesses. La femme, prenant conscience de sa personnalité, cherche à n’être plus exclusivement une procréatrice. Les avantages économiques d’un enfantement restreint dans les familles pauvres se retrouvent en tous pays, aussi, la dépopulation est-elle la conséquence inévitable de la civilisation. » (« Avortement et dépopulation », La Suffragiste, mai 1911)
Obstacles : « Les obstacles physiologiques signifient tout simplement que les femmes, tous les mois, ont leurs règles. Belle découverte, n’est-il pas vrai ? Lorsqu’il s’agit de faire travailler leurs bonnes, les savants que je critique ne se demandent pas, j’en suis sûre, si elles ont leurs règles ou non. Les patrons qui emploient des ouvrières montrent de même, à cet égard, d’une insouciance parfaite. Mais ce qui n’est pas considéré comme un obstacle au dur travail matériel devient, lorsqu’il s’agit non pas de gagner 3 francs par jour, mais 15 000 francs par an, une fin de non-recevoir absolue. » (« Obstacles physiologiques », La Suffragiste, mai 1911)
Paradoxe : « Peut-être me reprochera-t-on de faire un paradoxe, si je dis que la prostitution a constitué un progrès. […] Aussi, est-ce un progrès lorsque l’homme est fait à l’idée de ne plus imposer à la femme l’acte sexuel, mais à le lui payer. C’est déjà un premier degré d’affranchissement de la femme qui n’est plus violable à merci, mais exige de l’argent contre le prêt de son corps. » (« De la prostitution », L’Anarchie, novembre 1928)
Questions : « [L]es révolutions sont de puissants stimulants des intelligences et des caractères ; l’ouvrier, le commerçant, l’intellectuel même, qui, en temps ordinaire, lisent à peine un journal et qu’il est si difficile d’intéresser aux questions politiques se passionnent alors pour elles. » (« La question du vote des femmes », La Revue socialiste, septembre 1908)
Religion : « Dans la religion comme dans les faits sociologiques, il faut rechercher l’armature qui est toujours matérielle. Certes, la crainte de la mort est pour quelque chose dans la renaissance du mysticisme ; mais il n’en est que la cause seconde. La cause première est la volonté de la bourgeoisie de détourner la classe ouvrière de la préparation de la révolution sociale. » (L’Ouvrière, 19 janvier 1924 )
Servitude : « La servitude morale du sexe féminin est plus profonde encore que celle des classes inférieures. Le serf, une fois sa besogne accomplie, vivait en dehors de son seigneur, l’ouvrier vit en dehors du patron. […] Entre la femme et l’homme, rien de pareil. L’institution de la famille rend leur vie commune : le maître cloître l’esclave dans sa maison. […] Les mauvais traitements et les humiliations lui apparaissent comme le côté désagréable d’une situation qui lui est naturelle. Malheureuse en ménage, opprimée d’une manière excessive, la femme va bien confier à ses sœurs la révolte de son cœur ; mais, dès que l’orage est passé, elle retourne à l’homme qu’elle admire au fond à l’égal d’un être supérieur. » (« La question du vote des femmes », La Revue socialiste, septembre – octobre 1908 )
Travail : « L’homme cherche à bannir la femme du travail. C’est une concurrente ; elle travaille à un salaire inférieur, même quand son rendement est égal. Quand il peut la faire chasser des ateliers, il n’y manque pas ; il se moque qu’elle ait ou non à manger. Il ne veut pas comprendre que toutes les femmes ne peuvent pas faire le trottoir. Mais ce que l’homme refuse comme travailleur, il le permet comme mari, comme père d’une jeune fille. Vingt francs par jour sont bons à prendre ; avec cela on bouche bien des trous. » ( Le droit au travail pour la femme, 1920 )
Unions : « On s’unira avant tout pour des raisons morales. Pour qu’on se plaise en tant que caractères, en tant qu’intelligences, l’acte sexuel ne viendra qu’après ; comprises ainsi les unions seront plus harmonieuses et plus durables, elles pourront survivre à l’amour et donner encore du bonheur. » (« De la jalousie », L’Ouvrière, 17 novembre 1923 )
Voter : « De ce que la gestation se fait dans l’utérus et non dans la prostate, je ne vois pas que l’on puisse conclure à l’impossibilité, pour qui est pourvu d’un utérus, de voter ou d’être élu. » (« La question du vote des femmes », La Revue socialiste, septembre – octobre 1908)
Wattwomen : « La guerre a eu besoin de la femme. […] Les femmes ont donné leur mesure : le long Montrouge-Gare de l’Est
, l’énorme : Malakoff-les Halles
ont obéi au geste des frêles wattwomen, des mains graciles ont saisi la lourde pince de l’aiguillage, le crochet libérateur de la fameuse panne. Celles qu’on ne croyait bonnes qu’à ravauder des chiffons ont travaillé le fer ; elles ont tourné de lourds obus ; sans peur, elles ont combiné l’acide picrique pour en faire la terrible mélinite, et le passant pouvait les voir circuler toutes jaunes à travers les rues. » (« Le féminisme et la guerre », La Suffragiste, juin 1919)
XXX : « Il y a trois ans, ayant une réunion féministe à organiser, je me rendis à la Chambre afin d’obtenir quelques concours parlementaires. Je m’adressai à M. XXX, député connu. Certainement, me dit-il, je suis féministe ; j’ai lu d’ailleurs vos brochures et j’en approuve les idées ; mais il m’est impossible de m’affirmer publiquement en ce sens.
Et pourquoi donc ?
Ah, si vous saviez combien il faut peu de chose pour tuer politiquement un homme ! Un mot, un épithète et ça y est, on est à jamais ridicule et… impossible.
L’honorable parlementaire dont je parle ne fut pas tué, au contraire, si l’on peut dire, car il devint ministre. Je ne lui en ai pas voulu ; car s’il a manqué en cette occasion de désintéressement, il n’a pas manqué de franchise. Et combien sont encore moins francs que désintéressés ! » (« Le féminisme et les partis politiques en France », La Suffragiste, février 1912 )
Yeux : « Dans l’âme de son fils, le père s’efforce de susciter l’énergie et le ressort moral. Pleure-t-il parce qu’il est tombé ou s’est fait une égratignure, on lui reproche la honte de sa faiblesse : Tu n’es donc pas un homme ?
, Tu pleures comme une petite fille.
La fillette, elle, n’est jamais réprimandée pour des choses de cet ordre : la peur et la faiblesse sont, pensent les parents, naturelles à son sexe, et, loin de les réfréner, ils les encouragent plutôt. Aussi, comprend-elle très vite que la pusillanimité, qui fait la honte des hommes, fait au contraire le charme des femmes, et loin donc de s’en corriger, elle va jusqu’à la simuler pour se rendre intéressante aux yeux des assistants. » (« Les facteurs sociologiques de la psychologie féminine », La Revue socialiste, mai 1907)
Zèle : « La ploutocratie qui nous régit corrompt les plus belles choses. Ces places d’inspectrices, au lieu de les donner à des institutrices, d’en faire le grade supérieur venant couronner une intelligence remarquable, de longues années de zèle données à l’enseignement, on préfère en doter soit des femmes hautement apparentées, soit celles qui, joignant à un joli visage des scrupules peu encombrants, ont su se créer des amitiés utiles. » (« Pour les institutrices », La Suffragiste, novembre 1911)
[Sur les traces de Madeleine Pelletier : un documentaire est en cours, signé Florence Sitoleux]
Tous les abécédaires sont confectionnés, par nos soins, sur la base des ouvrages, articles, entretiens ou correspondance des auteur·es.
Photographie de bannière : August Sander
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