Quand la classe ouvrière écrit : deux historiens en discussion


Entretien inédit | Ballast | Série « Littérature du travail »

La classe ouvrière est, de nos jours, relé­guée à la marge — des grands médias comme des dis­cours poli­tiques fran­çais. Le XXe siècle l’a pour­tant vue occu­per un rôle majeur. Ses grèves, ses luttes et ses orga­ni­sa­tions syn­di­cales ou poli­tiques ont sus­ci­té à la fois l’op­ti­misme et la peur : l’i­dée que les ouvriers et les ouvrières puissent cham­bar­der l’ordre social était alors dans bien des têtes. Dans son ouvrage L’Espoir et l’ef­froi, Xavier Vigna, his­to­rien et pro­fes­seur d’his­toire contem­po­raine à l’u­ni­ver­si­té Paris-Nanterre, est reve­nu sur les nom­breuses pro­duc­tions écrites, éta­tiques comme ouvrières, qui révèlent ce double mou­ve­ment. Éliane Le Port, his­to­rienne et membre de l’Association fran­çaise pour l’his­toire des mondes du tra­vail, s’est quant à elle inté­res­sée, avec Écrire sa vie, deve­nir auteur, au che­min qui a conduit des tra­vailleurs à s’emparer du témoi­gnage, de la lit­té­ra­ture et de l’é­cri­ture col­lec­tive depuis le milieu du siècle der­nier. Nous les fai­sons dia­lo­guer dans ce deuxième volet de notre série consa­crée à la lit­té­ra­ture du travail.


[pre­mier volet : « J’ai quit­té les rondes pai­sibles — jour­nal d’un ouvrier »]


En même temps que l’in­dus­trie s’im­pose dans les grandes villes d’Europe au XIXe siècle et que la classe ouvrière devient cen­trale dans les dyna­miques sociales, la culture écrite se mas­si­fie. Vous mon­trez tous les deux que les tra­vailleurs et les tra­vailleuses y prennent leur part. À quels buts ou dési­rs répond, pour eux, l’é­cri­ture du travail ?

Éliane Le Port : Dans un contexte d’industrialisation et de révo­lu­tions, l’écriture ouvrière prend en effet, au XIXe siècle, une ampleur qu’elle n’avait pas jusqu’alors. Des poètes-ouvriers émergent, des auto­bio­graphes témoignent de leur métier, de leur for­ma­tion intel­lec­tuelle et de leur par­cours poli­tique, des ouvriers se font éga­le­ment théo­ri­ciens de la classe ouvrière, d’autres laissent des traces écrites dans les jour­naux ouvriers, etc. Au XXe siècle, ouvriers et ouvrières ont conti­nué à écrire, en grand nombre et dans des formes variées. Dans mon tra­vail, je me suis inté­res­sée aux récits publiés depuis 1945, par­mi les­quels on trouve essen­tiel­le­ment des témoi­gnages indi­vi­duels (auto­bio­gra­phies, récits d’expériences, romans auto­bio­gra­phiques, jour­naux, recueils de poèmes), mais aus­si des ouvrages col­lec­tifs ou encore des récits rédi­gés à par­tir de l’interview d’un tra­vailleur ou d’une tra­vailleuse. En ce qui concerne ces récits, on ne peut pas par­ler d’une écri­ture « au tra­vail » car celle-ci se pra­tique rare­ment sur les lieux du tra­vail. En revanche, c’est une écri­ture qui évoque le tra­vail (lieu, acti­vi­té, gestes, dure­té des condi­tions, socia­bi­li­tés, grèves, chefs, etc.) et qui per­met de docu­men­ter bien d’autres aspects des vies ouvrières. Pour l’ensemble de celles et ceux qui écrivent, il s’agit tout d’abord de témoi­gner d’un uni­vers socio-pro­fes­sion­nel, de rela­ter une expé­rience mili­tante : en somme, de racon­ter ce qu’ils nomment la « réa­li­té » ouvrière, à l’usine, à la mine ou sur un chan­tier. Ce que j’ai pu véri­fier au cours de mon enquête orale auprès d’écrivains-ouvriers et ouvrières, c’est que rédi­ger un récit sur une séquence de vie plus ou moins longue répond éga­le­ment à une appé­tence pour l’écriture, un goût ins­tal­lé dès l’adolescence.

Xavier Vigna : Pour com­plé­ter le pro­pos d’Éliane, que je par­tage, j’ajouterais deux choses. La pre­mière porte sur la dimen­sion ago­nis­tique1 de l’é­cri­ture. Il me semble qu’il y a sou­vent dans la prise d’é­cri­ture un refus et une reven­di­ca­tion : la reven­di­ca­tion d’une capa­ci­té à prendre la parole, à pen­ser contre le pré­ju­gé de classe — selon lequel les ouvriers sont des brutes, des sots, des alcoo­liques. Et donc le refus de cette assi­gna­tion. Ce point avait été sou­li­gné dès les années 1970 par Rancière. Il me semble abso­lu­ment majeur. La seconde porte sur la dimen­sion pro­pre­ment lit­té­raire de ces textes. C’est en lisant la cor­res­pon­dance de Georges Navel avec le phi­lo­sophe Bernard Groethuysen que cette quête du lit­té­raire est la plus clai­re­ment expli­ci­tée, et il faut l’é­tendre. Je sou­tien­drais donc la thèse que ces hommes et ces femmes veulent aus­si bien écrire, et faire œuvre non pas sim­ple­ment tes­ti­mo­niale, mais lit­té­raire. Bien évi­dem­ment, cette quête ne signi­fie pas sa réus­site, mais il me semble qu’il vaut la peine d’y prê­ter attention.

Vous pla­cez l’authen­ti­ci­té du récit ouvrier au centre de sa récep­tion, par le milieu édi­to­rial, média­tique, poli­tique ou sur son lieu de tra­vail. « Écrire vrai », est-ce l’u­nique cri­tère qui rend légi­time cette prise d’é­cri­ture, que ce soit auprès du public ou des cama­rades de labeur ?

« Ces hommes et ces femmes veulent aus­si bien écrire, et faire œuvre non pas sim­ple­ment tes­ti­mo­niale, mais lit­té­raire. [Xavier Vigna] »

Xavier Vigna : Il me semble qu’il faut insis­ter sur la double dimen­sion du pro­jet. L’authenticité est constam­ment reven­di­quée, avec le sou­ci de res­ti­tuer une expé­rience vécue sin­gu­lière et mar­quante. C’est d’ailleurs tou­jours ain­si que la lit­té­ra­ture ouvrière est édi­tée puis lue, y com­pris par les his­to­riens du tra­vail. Mais les auteurs veulent aus­si bien écrire, et s’ef­forcent de cor­res­pondre aux canons qu’ils pensent être ceux de la littérature.

Avez-vous un exemple à l’esprit ?

Xavier Vigna : Un des exemples les plus bou­le­ver­sants, à mes yeux, de cette double ambi­tion sont les Carnets de Charles Debarge. Un mineur com­mu­niste résis­tant mort au com­bat en 1942. Ses car­nets montrent une maî­trise très incer­taine de l’or­tho­graphe et de la syn­taxe, et, pour­tant, Debarge mul­ti­plie les usages du pas­sé simple dans ses récits — sans doute comme on le lui a, plus ou moins bien, appris à l’é­cole élé­men­taire. Il cherche à écrire cor­rec­te­ment même s’il ne sait pas le faire. Et la publi­ca­tion de ses car­nets par les Éditions sociales en 1951 est un véri­table scan­dale : le texte est pure­ment et sim­ple­ment tra­ves­ti. On devrait d’ailleurs pro­cé­der à une édi­tion cri­tique de ses Carnets qui sont un docu­ment tout à fait passionnant.

Éliane Le Port : L’authenticité de l’écriture ouvrière est une ques­tion très com­plexe. Elle ren­voie au témoi­gnage en géné­ral, quelles que soient les expé­riences et les époques. C’est une ques­tion qui se trouve au cœur de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne née au milieu des années 1920, un cou­rant ani­mé par Henry Poulaille. Une des ques­tions qu’il pose est alors : « Qui est le plus légi­time pour racon­ter les mondes ouvriers ? » Un des repré­sen­tants de ce mou­ve­ment, l’historien mili­tant Michel Ragon, ne cesse de dis­cu­ter le pro­blème de la « pure­té » de l’écrivain-ouvrier : faut-il avoir des ori­gines popu­laires pour racon­ter un vécu ouvrier ? faut-il avoir vécu la condi­tion ouvrière pour témoi­gner de celle-ci ? qu’en est-il des trans­fuges de classe ? etc. Alors que cette forme de lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne s’efface pro­gres­si­ve­ment à par­tir des années 1950, la ques­tion de l’authenticité et celle de la véri­té conti­nuent de cir­cu­ler dans les écrits ouvriers : dans les para­textes2, les tra­vailleurs et les tra­vailleuses assurent à leurs publics qu’ils ont pro­duit une œuvre vraie, réelle. De leur côté, les édi­teurs ins­crivent très régu­liè­re­ment sur les qua­trièmes de cou­ver­ture l’authenticité de l’auteur, en pré­ci­sant qu’il s’agit bien d’une écri­ture de tra­vailleur et non celle d’un « intel­lec­tuel » ou de ceux que Michel Ragon nomme les « lit­té­ra­teurs », une allu­sion aux roman­ciers natu­ra­listes qui ont écrit sur la classe ouvrière. Les énon­cia­tions dans les textes eux-mêmes sur « l’authentique ouvrier » et sur la véri­té qui en décou­le­rait éta­blissent une sorte de pacte de lec­ture impli­cite entre les publics de lec­teurs et de lec­trices et les auteurs-ouvriers. De façon plus rare, cer­tains auteurs disent toute leur dif­fi­cul­té à racon­ter le réel ouvrier, à pro­duire un récit de véri­té sur la condi­tion ouvrière, en somme à être un « bon témoin », et donc un porte-parole du groupe. 

[Franz Masereel]

Devenir porte-parole implique-t-il de viser une forme d’ex­haus­ti­vi­té de l’ex­pé­rience labo­rieuse dans le récit ? 

Éliane Le Port : « Écrire vrai » pose une autre ques­tion, celle de savoir ce qui peut s’écrire et ce qui ne peut pas s’é­crire quand on écrit au nom d’un groupe. Il y a des auto­ri­sa­tions à dire et des inter­dits de dire, en somme. En exa­mi­nant la cor­res­pon­dance d’un auteur, Louis Oury, avec son édi­teur Jean Freustié, en ren­con­trant des auteurs et des autrices qui m’ont par­lé des récep­tions très dif­fi­ciles auprès de leurs col­lègues d’usine, j’ai réa­li­sé que les écri­vains, consciem­ment ou incons­ciem­ment, effec­tuent des arbi­trages, au moment où ils rédigent, entre les faits qu’il est pos­sible de par­ta­ger avec le lec­teur et ceux qui ne peuvent figu­rer dans le témoi­gnage. Si la véri­té consti­tue l’une des prin­ci­pales garan­ties don­nées aux lec­teurs, les récep­tions qui se passent mal montrent donc que celle-ci ne peut être révé­lée sans dis­cer­ne­ment car l’écriture de témoi­gnage est tou­jours l’appropriation d’une parole et d’une expé­rience collectives. 

Xavier Vigna : Ces textes peuvent, une fois encore, cor­res­pondre aus­si à des pro­pos poli­tiques. Hubert Truxler, qui a publié sous un pseu­do­nyme Grain de sable sous le capot, a d’a­bord rédi­gé de petits textes qu’il fai­sait cir­cu­ler auprès de ses copains, pour les faire rire, pour se moquer des petits chefs de Peugeot à Sochaux dans les années 1980 — et, par-là, pour des­ser­rer la domi­na­tion. On écrit aus­si pour s’é­man­ci­per, mais cela passe par le fait de débi­ner les puis­sants, de s’en moquer, d’en rire. Dans les jour­naux d’u­sine des­ti­nés aux cama­rades de labeur, c’est une veine immense qu’on retrouve dès le XIXe et qui se pro­longe ensuite. Évidemment, cette dimen­sion de l’hu­mour pour s’é­chap­per appa­raît moins dans les textes publiés sous forme de récits.

Le XXe siècle a été celui d’ou­vriers et d’ouvrières per­çus comme des épou­van­tails, objets d’es­poir ou bien d’ef­froi, les membres d’une classe dan­ge­reuse ou moteur de l’his­toire. Comment leurs propres écrits, ain­si que le choix et le tra­vail sur ceux-ci par le monde de l’é­di­tion, ont par­ti­ci­pé à ces dif­fé­rentes représentations ?

« Les récits des ouvrières amènent d’autres traits iden­ti­taires et s’émancipent des dis­cours sur la classe pour se cen­trer sur les inéga­li­tés de genre au tra­vail et dans l’es­pace domes­tique. [Éliane Le Port] »

Éliane Le Port : Celles et ceux qui écrivent ont affaire à ce que l’on pour­rait appe­ler les canons de l’identité ouvrière : la dure­té des condi­tions de tra­vail, l’âpreté des vies, la pré­di­lec­tion pour le poli­tique au détri­ment des mondes pri­vés, la com­ba­ti­vi­té, le sens de la soli­da­ri­té, etc. Ces images des­sinent des modèles d’ouvriers et des modèles de récits à par­tir des­quels et avec les­quels s’écrivent les témoi­gnages. Ce qui est inté­res­sant, c’est d’examiner ce que font les écri­vains avec ces canons : est-ce qu’ils les prennent, s’en éloignent, les réadaptent, les refusent ? En réa­li­té, ils et elles ne cessent de s’ac­com­mo­der avec les images fabri­quées. Ce sont sou­vent des accom­mo­de­ments sub­tils et com­plexes. Les récits qui s’éloignent le plus de cette approche « clas­siste » sont ceux des ouvrières, qui amènent d’autres traits iden­ti­taires et s’émancipent des dis­cours sur la classe pour se cen­trer sur les inéga­li­tés de genre au tra­vail et dans l’es­pace domestique.

Les attentes des édi­teurs par rap­port à l’écriture ouvrière varient selon les époques et les repré­sen­ta­tions à l’œuvre sur les mondes ouvriers. Celles et ceux qui écrivent per­çoivent très bien ces attentes et peuvent pen­ser leur récit en fonc­tion de celles-ci. Colette Basile, une ouvrière dont je n’ai pas pu retrou­ver la trace, publie en 1975 un roman auto­bio­gra­phique3 sur sa vie d’usine : un récit très mal accueilli par ses col­lègues. Dans un second témoi­gnage4, elle raconte l’écriture de ce pre­mier récit et livre des détails pré­cieux sur ses pra­tiques d’écriture, mais aus­si sur la maté­ria­li­té de l’écrit (la table, la machine à écrire, le dic­tion­naire, etc.). Elle évoque éga­le­ment le long pro­ces­sus d’édition de son manus­crit, après plu­sieurs refus. Dans les choix d’écrivain qu’elle effec­tue, elle se cale sur les suc­cès récents d’une lit­té­ra­ture popu­laire, qu’elle lit et connaît très bien, ces récits de vie qui ren­contrent beau­coup de suc­cès dans les années 1970 et donnent lieu à de nom­breuses col­lec­tions. Colette Basile, pour jus­ti­fier sa démarche d’écriture, cite notam­ment Papillon d’Henri Charrière, Élise ou la Vraie Vie de Claire Etcherelli ou encore Les Prolos de Louis Oury. 

[Franz Masereel]

Pour que des manus­crits soient publiés et iden­ti­fiés comme rele­vant de la lit­té­ra­ture ouvrière, faut-il que leurs auteurs et autrices fassent valoir à la fois une filia­tion lit­té­raire et un ancrage de classe ?

Éliane Le Port : En ce qui concerne la construc­tion de figures ouvrières emblé­ma­tiques, la col­la­bo­ra­tion d’écriture entre le mineur Augustin Viseux et l’é­di­teur Jean Malaurie est tout à fait exem­plaire. En 1979, à l’âge de 70 ans, Augustin Viseux est sol­li­ci­té par l’éditeur pour écrire un récit sur la mine qui sera publié dans la col­lec­tion Terre Humaine, chez Plon5. Leur col­la­bo­ra­tion dure plus de dix ans, pen­dant les­quels Augustin Viseux se livre à un tra­vail d’écriture et de réécri­ture sous le contrôle de l’éditeur. Jean Malaurie refuse le pre­mier manus­crit, qu’il juge trop gros et dans lequel Augustin Viseux ne fait pas assez figu­rer son his­toire per­son­nelle. L’ancien mineur reprend son texte et par­vient à livrer, à tra­vers la nar­ra­tion de son par­cours, une étude eth­no­gra­phique sur l’univers de la mine et la vie des mineurs dans le nord de la France. Avec ce livre, Augustin Viseux est éri­gé en sym­bole d’une pro­fes­sion et en porte-voix de la mémoire d’un groupe pro­fes­sion­nel tout entier. Pourtant, ce récit témoigne d’abord et avant tout d’une ascen­sion sociale et pro­fes­sion­nelle d’exception, celle d’un gali­bot (appren­ti mineur) deve­nu ingé­nieur à l’âge de 36 ans. C’est l’une des par­ti­cu­la­ri­tés de l’écriture ouvrière que d’ériger cer­tains auteurs en porte-parole du monde ouvrier alors que leur par­cours les dis­tingue du lot com­mun, et peut les avoir éloi­gnés des iti­né­raires pro­fes­sion­nels dont ils se reven­diquent encore. 

Xavier Vigna : Il faut insis­ter, aus­si, sur la reven­di­ca­tion de res­pec­ta­bi­li­té. En écri­vant et en écri­vant bien, avec soin voire avec style, ces auteurs veulent mon­trer qu’ils sont aus­si capables de déplier un récit ou de rai­son­ner. Par ailleurs, ces textes peuvent décons­truire ces cli­chés en insis­tant sur la vie pri­vée, la part intime et fra­gile. Dans son auto­bio­gra­phie inti­tu­lée Lise du plat pays, Lise Vanderwielen évo­quait sans fard une vie amou­reuse qui au départ s’a­vé­rait très déce­vante. De même, Daniel Martinez, dans Les Carnets d’un inté­ri­maire, sou­li­gnait la manière dont le tra­vail, sa dure­té, les salaires maigres venaient saper son couple. Plus lar­ge­ment, la classe ouvrière se trouve tou­jours en butte au mépris de classe. Au XIXe, c’é­tait l’al­coo­lisme, les mœurs les plus dis­so­lues. Il suf­fit de relire Zola pour mesu­rer à quel point ce qu’il écrit des mineurs est tra­vaillé par ce mépris : un groupe tout entier livré à ses ins­tincts. En Angleterre, c’est encore plus ter­rible puisque la classe ouvrière est lit­té­ra­le­ment pré­sen­tée comme sen­tant mau­vais ! Il faut lire ou relire sur ce point ce qu’é­crit George Orwell dans Le Quai de Wigan. Ce mépris n’a jamais dis­pa­ru et se recom­pose autour de la vio­lence, de la bêtise, etc. Rappelez-vous quand Macron, alors ministre de l’Économie, avait par­lé d’ou­vrières d’un abat­toir en Bretagne comme étant des illet­trées, des rica­ne­ments de François Hollande sur les « sans dents »… Précisément, la prise d’é­cri­ture, par des gens qu’on dit « bêtes », inca­pables de rai­son­ner, sujets à leurs « ins­tincts » les plus bas, est une manière de refu­ser cette assi­gna­tion. D’ailleurs, comme Rancière l’a mon­tré, les auteurs ouvriers citent dès les années 1830 les bour­geois pour les réfu­ter, c’est-à-dire admi­nistrent intel­lec­tuel­le­ment la preuve que ces bons auteurs se trompent et qu’eux, les ouvriers, peuvent et savent rai­son­ner. Cette dimen­sion de la prise d’é­cri­ture n’a pas dis­pa­ru, à mon sens, tant le mépris de classe per­dure, et tant les ouvriers sont som­més de se taire, au tra­vail comme dans la vie publique.

Les années 1980 sont celles d’un bas­cu­le­ment. La « cen­tra­li­té ouvrière sombre » écri­vez-vous, Xavier Vigna. Passe-t-on des récits aux sou­ve­nirs, des témoi­gnages aux archives, celles-ci plus faci­le­ment appro­priables par des per­sonnes étran­gères au monde ouvrier ?

« La prise d’é­cri­ture, par des gens qu’on dit bêtes, inca­pables de rai­son­ner, sujets à leurs ins­tincts les plus bas, est une manière de refu­ser cette assi­gna­tion. [Xavier Vigna] »

Éliane Le Port : Xavier le montre en effet très bien dans L’Espoir et l’effroi : la cen­tra­li­té poli­tique du monde ouvrier prend fin à la fin des années 1970. Cette crise s’accompagne d’une dégra­da­tion de l’image du monde ouvrier, long­temps consi­dé­ré comme le cœur de la socié­té fran­çaise et désor­mais mar­qué par la dis­qua­li­fi­ca­tion et l’occultation. Pourtant, cette image d’un bas­cu­le­ment du groupe ouvrier de la cen­tra­li­té vers la péri­phé­rie n’est pas pré­sente dans la pro­duc­tion des témoi­gnages ouvriers : la crise des repré­sen­ta­tions ne donne pas lieu à une déprise de la parole ouvrière. Pour s’en tenir à l’écrit, il y a autant de témoi­gnages publiés entre 1980 et 2015 qu’il n’y en a entre 1945 et la fin des années 1970. La classe ouvrière est mar­gi­na­li­sée dans les médias, la pré­oc­cu­pa­tion pour le monde ouvrier a ces­sé d’imprégner la vie poli­tique, la dés­in­dus­tria­li­sa­tion a des consé­quences très dures pour les ouvriers et les ouvrières, mais ceux-ci conti­nuent d’é­crire sur leur quo­ti­dien, ce qui montre des formes de résis­tance par l’écriture. 

Au point de faire dis­pa­raître l’ex­pres­sion ouvrière ?

Éliane Le Port : La crise ne fait pas dis­pa­raître l’expression ouvrière, mais elle pro­voque en revanche un repo­si­tion­ne­ment de celle-ci. Les mai­sons d’édition « lit­té­raires » qui avaient accueilli des textes depuis les années 1950 se retirent pour la plu­part d’entre elles. D’autres édi­teurs appa­raissent. L’écriture col­lec­tive ouvrière, née en 1968, est réac­tua­li­sée dans un contexte de dés­in­dus­tria­li­sa­tion : des col­lec­tifs ouvriers se forment non pas pour évo­quer les expé­riences d’autogestion comme dans les années 1970, mais pour racon­ter les fer­me­tures d’entreprises et les consé­quences de celles-ci sur le tra­vail et sur leur vie. De nom­breuses mai­sons d’édition attendent par ailleurs des textes por­tant sur la mémoire ouvrière, ce qui per­met aux mineurs d’être à nou­veau publiés alors que, depuis les années 1960, ils n’intéressaient plus les publi­ca­teurs. Le fait que des édi­teurs aient de fortes attentes sur la mémoire ne fait pas pas­ser l’écriture, selon moi, des « récits aux sou­ve­nirs » car la mémoire est un fait de la lit­té­ra­ture ouvrière : on trouve en effet de nom­breux témoi­gnages cen­trés sur la dis­pa­ri­tion de métiers, des tech­niques, des indus­tries. Les scrip­teurs n’ont pas atten­du que les édi­teurs s’y inté­ressent pour pro­duire des récits mémo­riels. Heureusement, l’attention crois­sante accor­dée à la mémoire ouvrière après les années 1980 n’empêche pas l’advenue de mai­sons d’édition qui publient des récits cen­trés sur le quo­ti­dien du tra­vail et sur le deve­nir poli­tique de la classe ouvrière — je pense à Agone, à l’Insomniaque ou encore aux Éditions liber­taires. Jean-Pierre Levaray, au tour­nant des années 2000, pro­duit par exemple une œuvre impor­tante sur la souf­france au tra­vail : un thème por­teur qui illustre éga­le­ment le dépla­ce­ment des attentes éditoriales.

[Franz Masereel]

Xavier Vigna : Avec la fin de la cen­tra­li­té ouvrière, on a exhi­bé la « beau­té du mort » dont par­lait l’his­to­rien et phi­lo­sophe Michel de Certeau. C’est le livre de Viseux sur les mineurs qu’é­voque Éliane, ou Cœur d’a­cier, le témoi­gnage de Marcel Donati sur les sidé­rur­gistes de Lorraine. Deux ouvrages qui célèbrent des pro­fes­sions sur le point de som­brer et qui pou­vaient cor­res­pondre à une cer­taine figure ouvrière héri­tière du XIXe siècle. Et, en paral­lèle, les récits pro­pre­ment mili­tants de l’é­man­ci­pa­tion par l’en­ga­ge­ment deviennent plus rares, voire dis­pa­raissent, parce que l’u­sine ou le tra­vail ouvrier ne sont plus les lieux d’un futur à trans­for­mer et à bâtir. Des auteurs écrivent aus­si pour racon­ter com­ment ils essaient très sim­ple­ment de se sau­ver, d’é­chap­per à la rage ou au déses­poir par l’écriture.

Les trans­for­ma­tions sociales des trois der­nières décen­nies ont relé­gué les ouvriers et les ouvrières à la péri­phé­rie. Quelles sont les manières, aujourd’­hui, de conti­nuer de rendre compte de leur place ? Retrouve-t-on les mêmes pré­oc­cu­pa­tions d’é­cri­ture dans les classes laborieuses ? 

Éliane Le Port : Les moda­li­tés qui per­mettent de rendre compte de la place des mondes ouvriers n’ont jamais ces­sé d’évoluer, c’est le propre de cette his­toire. Depuis une ving­taine d’années, outre l’écriture de témoi­gnage qui se pour­suit (même si les publi­ca­tions sont rares), le roman gra­phique adap­té de témoi­gnages ouvriers (Putain d’usine, de Jean-Pierre Levaray et Efix), décri­vant des expé­riences poli­tiques et cultu­relles (Lorraine cœur d’a­cier de Tristan Thil et Vincent Bailly, en 2021) ou s’emparant d’un épi­sode mémo­riel (Les Docks Assassinés de Roger Martin et Mako, en 2016), occupe une place de plus en plus impor­tante dans le champ édi­to­rial. Par ailleurs, depuis une tren­taine d’années, beau­coup d’écrits ouvriers, le plus sou­vent col­lec­tifs, ont concer­né les pro­ces­sus de dés­in­dus­tria­li­sa­tion ou les consé­quences de celle-ci. Parmi les ini­tia­tives qui se pour­suivent encore aujourd’hui, on trouve aus­si des pièces de théâtre dont le mon­tage engage des col­la­bo­ra­tions entre ouvriers, ouvrières et acteurs appar­te­nant à d’autres mondes sociaux et cultu­rels, notam­ment des écri­vains, jour­na­listes, met­teurs en scène, etc. Les ouvrières sont d’ailleurs plus par­tie pre­nante de ce type de pro­duc­tion cultu­relle que ne le sont les ouvriers. 

« L’écriture pro­duite par l’ex­pé­rience poli­tique et sociale qu’a repré­sen­té le mou­ve­ment des gilets jaunes me semble très inté­res­sante de ce point de vue. [Éliane Le Port] »

Enfin, pour sai­sir la conti­nui­té de l’é­cri­ture, il est impor­tant, je crois, de dépla­cer nos regards afin d’interroger cer­taines expé­riences qui montrent encore la capa­ci­té des acteurs popu­laires à témoi­gner des mondes ouvriers, pas­sés et pré­sents. L’écriture pro­duite par l’ex­pé­rience poli­tique et sociale qu’a repré­sen­té le mou­ve­ment des gilets jaunes me semble très inté­res­sante de ce point de vue. Sur les aspects reven­di­ca­tifs du mou­ve­ment, il existe de nom­breux cahiers de doléances qui consti­tuent des docu­ments pré­cieux sur l’écriture ouvrière. Des socio­logues ont d’ailleurs com­men­cé à tra­vailler sur ces textes. Par ailleurs, ce mou­ve­ment a don­né lieu à un cer­tain nombre de récits publiés — indi­vi­duels et col­lec­tifs — qui ren­seignent sur la lutte elle-même, mais éga­le­ment sur les vies popu­laires. La plu­part de celles et ceux qui ont par­ti­ci­pé à ce mou­ve­ment de contes­ta­tion relèvent aujourd’hui des classes popu­laires et non plus de la classe ouvrière, mais beau­coup sont des enfants d’ouvriers et d’ouvrières tou­chés par la crise de la fin des années 1970, puis par le long pro­ces­sus de dés­in­dus­tria­li­sa­tion. Il me semble que ces écrits, peu étu­diés pour le moment, sont une porte d’entrée pour conti­nuer à ques­tion­ner les mondes ouvriers (le tra­vail, les pra­tiques cultu­relles, les pra­tiques et repo­si­tion­ne­ments poli­tiques) et à pen­ser les pra­tiques scrip­tu­raires en milieu popu­laire. Le fait que ces écrits et livres existent montre par ailleurs la capa­ci­té de refus et de résis­tance d’ac­trices et d’ac­teurs qui ne se relèguent pas dans les péri­phé­ries dans les­quelles les dis­cours poli­tiques et média­tiques ne cessent pour­tant de les pousser. 

Avec la paru­tion d’À la ligne, de Joseph Ponthus, on a réédi­té les textes phares des « éta­blis » — le récit de Robert Linhart en tête — et on est allé pio­cher dans les fonds édi­to­riaux une lit­té­ra­ture du tra­vail exis­tante, mais plu­tôt dis­crète. Le regain d’in­té­rêt pour l’é­cri­ture ouvrière ne cor­res­pon­drait-il pas à une espèce de « fas­ci­na­tion » pour une indus­trie mori­bonde, pour une figure ouvrière fantasmée ?

Xavier Vigna : D’abord, un mot pour rendre hom­mage à Ponthus. Et saluer son grand livre. Je vou­drais sou­li­gner qu’À la ligne opère quelques dépla­ce­ments qui me semblent inté­res­sants pour ana­ly­ser ces phé­no­mènes de fas­ci­na­tion et de répul­sion. Joseph écrit sur des usines de conser­ve­rie et un abat­toir, qui ne sont pas des lieux cano­niques de la pro­duc­tion, mais d’a­bord des espaces relé­gués de la trans­for­ma­tion. Il tra­vaille autour de Lorient, en Bretagne, qui n’est pas consi­dé­rée comme une région indus­trielle clas­sique, à l’ins­tar du bas­sin sté­pha­nois ou du Nord-Pas-de-Calais. En outre, Joseph tra­vaillait dans ces usines non pas pour faire la révo­lu­tion ou témoi­gner au sujet de la classe ouvrière, mais pour gagner (mal) sa vie. Bien évi­dem­ment, il avait de solides convic­tions, mais l’u­sine n’é­tait pas un ter­rain d’é­preuve dans son texte. C’est presque un non-lieu poli­tique. Enfin, Joseph avait fait le choix du vers libre : il y avait là une reven­di­ca­tion pro­pre­ment poé­tique tout à fait sin­gu­lière dans l’his­toire des écrits des ouvriers socia­li­sés dans une autre classe sociale. Ponthus est à ma connais­sance le pre­mier à écrire en vers libres. Il connais­sait et admi­rait infi­ni­ment le Journal d’un manœuvre de Thierry Metz. Il s’a­git d’un texte extra­or­di­naire, d’une très grande beau­té, avec une langue évi­dée, ron­gée par le déses­poir. Ce texte est d’ailleurs ran­gé aujourd’­hui, non plus dans la lit­té­ra­ture ouvrière, mais dans la lit­té­ra­ture tout court. Comme s’il avait chan­gé de caté­go­rie. Mais, à ma connais­sance, ce sont des excep­tions. Le plus sou­vent, c’est une prose clas­sique qui est adoptée.

[Franz Masereel]

Éliane Le Port : Je ne suis pas cer­taine que la réédi­tion de quelques textes ouvriers suite au suc­cès ren­con­tré par le récit de Joseph Ponthus témoigne d’une fas­ci­na­tion pour une figure ouvrière fan­tas­mée. Il me semble que, là aus­si, le « regain d’intérêt » que vous signa­lez consti­tue une constante de l’histoire de la lit­té­ra­ture de témoi­gnage ouvrier : quand un auteur-ouvrier ren­contre un suc­cès comme ce fut le cas de Joseph Ponthus et est, de ce fait, éri­gé en porte-parole du groupe, les édi­teurs res­sortent quelques textes cen­sés témoi­gner de l’écriture ouvrière. Sauf que ce sont tou­jours les mêmes ouvrages qui sont éri­gés en modèles : on trouve sys­té­ma­ti­que­ment L’Établi de Robert Linhart, en effet, et La Condition ouvrière de Simone Weil. Ces quelques livres « cano­ni­sés » tournent en boucle depuis plu­sieurs décen­nies, non seule­ment dans les librai­ries, mais aus­si dans les manuels sco­laires qui évoquent la ques­tion ouvrière et celle du tra­vail au XXe siècle.

Que signi­fie cette réduction ?

Éliane Le Port : Une mécon­nais­sance de la lit­té­ra­ture de témoi­gnage. En regard de l’écriture ouvrière pro­duite depuis l’époque moderne, et qui a été impor­tante au XXe siècle, cette mécon­nais­sance ne cesse d’interroger. Le retour de ces mêmes textes dans les espaces média­tiques montre aus­si, je crois, l’impossibilité pour les auteurs-ouvriers d’obtenir une place dans l’espace lit­té­raire. Les ouvriers et les ouvrières sont entrés dans le ter­ri­toire de l’écriture depuis bien long­temps, mais, comme le dit Xavier, « les écrits de celles et ceux qui triment au bas de l’échelle et consti­tuent la classe ouvrière » n’ont pas leur place dans le champ lit­té­raire. Et cela ren­voie à une ques­tion ori­gi­nelle, celle de l’assignation des ouvriers à écrire sur leurs condi­tions de vie et de tra­vail, sans pos­si­bi­li­té d’as­pi­rer à deve­nir écri­vain. Dans La Nuit des pro­lé­taires, Jacques Rancière rap­porte cette phrase que Victor Hugo adresse à un poète ouvrier : « Continuez ; soyez tou­jours ce que vous êtes, poète et ouvrier, c’est-à-dire pen­seur et tra­vailleur. » La fonc­tion d’utilité sociale attri­buée aux écrits des tra­vailleurs est au cœur des rela­tions entre écri­vains-ouvriers et gens de lettres. 

Au sein même de l’é­cri­ture ouvrière, des dis­pa­ri­tés appa­raissent. Quels sont les récits lais­sés à la marge, les mémoires oubliées, ce qui n’in­té­resse pas les éditeurs ?

« Il y a dans l’histoire de l’écriture ouvrière des récits qui sont lais­sés à la péri­phé­rie, et ce à toutes les époques. [Éliane Le Port] »

Éliane Le Port : Il y a dans l’histoire de l’écriture ouvrière des récits qui sont en effet lais­sés à la péri­phé­rie, et ce à toutes les époques. Pour essayer de com­prendre ce qui n’est pas pris et pour­quoi, les récits publiés à compte d’auteur ou auto-édi­tés consti­tuent une porte d’entrée inté­res­sante. Car les auteurs ont d’abord sol­li­ci­té des mai­sons d’édition et c’est en ultime recours qu’ils ont fina­le­ment choi­si l’édition à compte d’auteur, pour les plus aisés finan­ciè­re­ment, ou l’auto-édition, c’est-à-dire le fait de faire impri­mer son manus­crit et de dif­fu­ser soi-même le livre. Les rai­sons du recours à une forme de publi­ca­tion alter­na­tive sont variables. Elle peut s’expliquer par une trop grande dis­cor­dance entre les attentes édi­to­riales et l’écrit ouvrier ; le manus­crit peut néces­si­ter un tra­vail de réécri­ture jugé trop impor­tant par un édi­teur ; une autre rai­son, plus cou­rante, concerne la lon­gueur des textes. Georges Fontane, un mineur, rédige un récit auto­bio­gra­phique entre 1960 et 1970 puis l’envoie à plu­sieurs édi­teurs pari­siens, qui le refusent en rai­son de son volume. Il l’élague d’une cen­taine de pages mais aucun édi­teur ne donne suite. Fontane finit par auto-édi­ter son manus­crit en 1971. Dans le cas de cet auteur on peut s’étonner des refus suc­ces­sifs qu’il a essuyés, car son récit est remar­quable : c’est une écri­ture nar­ra­tive très poé­tique, les évo­ca­tions de la mine sont très ori­gi­nales, et Fontane offre un témoi­gnage, rare, sur l’univers de la mine dans les Cévennes et non dans le Nord de la France. L’autre rai­son qui peut expli­quer cette impos­si­bi­li­té est le fait qu’il est mineur et qu’il a écrit un récit « mémo­riel » : un genre qui ne retient pas l’attention dans les années 1970. Dans ces années, ce qui inté­resse c’est la jeu­nesse ouvrière, cer­taines indus­tries et le sup­po­sé poten­tiel révo­lu­tion­naire du groupe ouvrier — alors que les écrits de l’industrie auto­mo­bile sont très atten­dus, plus aucun mineur n’est édi­té. Du point de vue des repré­sen­ta­tions, la cor­po­ra­tion appar­tient déjà au pas­sé, rai­son pour laquelle un cer­tain nombre d’entre eux ne par­vient pas à faire publier leur manus­crit. Les seuls récits de mineurs publiés (par exemple Henri Keller et André Théret) ou réédi­tés (le jour­nal de Constant Malva) dans les années 1970 sont ceux qui véhi­culent un dis­cours contes­ta­taire sur la mine, pou­vant aller jusqu’à la condam­na­tion de la cor­po­ra­tion. En revanche, à par­tir des années 1980, au moment où l’on rentre dans l’ère mémo­rielle de la classe ouvrière, cer­tains de ces manus­crits qui avaient été refu­sés par les édi­teurs sont enfin publiés parce que le pas­sé ouvrier qu’ils évoquent cor­res­pond aux attentes des édi­teurs et des lectorats. 

La prise de note, voire l’é­cri­ture elle-même sur le temps de tra­vail semble rela­ti­ve­ment répan­due. Est-ce qu’on ne peut pas faire un lien avec, par exemple, la culture de la per­ruque ouvrière (l’utilisation de maté­riaux et d’outils par un tra­vailleur, sur le lieu de l’entreprise, pen­dant le temps de tra­vail, dans le but de fabri­quer ou trans­for­mer un objet en dehors de la pro­duc­tion régle­men­taire de l’entreprise) ? Est-ce que ces minutes arra­chées au tra­vail ne sont pas fina­le­ment une forme d’é­man­ci­pa­tion ou de rébellion ? 

Éliane Le Port : Je n’avais jamais pen­sé à ce rap­pro­che­ment entre l’écriture au tra­vail et la per­ruque, je le trouve très inté­res­sant. Quelques auteurs le décrivent ain­si, je pense par exemple à Robert Piccamiglio qui, dans une de ses chro­niques, Chroniques des années d’usine, raconte que, le soir, il arrive régu­liè­re­ment à l’usine avec sa machine à écrire. La visi­bi­li­té qu’il donne à l’outil et à son acte d’écriture relève d’une forme de résis­tance. De la même manière, Jean-Pierre Levaray, au cours de notre entre­tien, évoque à plu­sieurs reprises l’importance prise par l’écriture au tra­vail : la rédac­tion d’un fan­zine musi­cal, l’écriture de tracts et même son pre­mier témoi­gnage Putain d’usine, entiè­re­ment rédi­gé au tra­vail. Ces deux exemples sont inté­res­sants car ce sont des ouvriers qui tra­vaillent la nuit, à un moment où les chefs sont moins pré­sents, et où donc écrire est pos­sible. Les condi­tions de tra­vail déter­minent la pos­si­bi­li­té de l’écriture : c’est ce que m’ont signa­lé plu­sieurs auteurs, notam­ment celles et ceux qui pré­cisent qu’ils pou­vaient écrire car ils ne tra­vaillaient pas à la chaîne. Hubert Truxler, avec Grain de sable sous le capot, fran­chit un pas sup­plé­men­taire dans cette manière de prendre, par le geste d’é­cri­ture, à l’usine, aux patrons et aux chefs. Non seule­ment il rédige des textes très contes­ta­taires sur l’usine Peugeot à Sochaux, mais il par­vient, avant l’édition de ses dif­fé­rentes chro­niques, à fabri­quer des petits manus­crits 100 % Peugeot qu’il fait cir­cu­ler par­mi ses collègues.

[Franz Masereel]

De quelle façon les produit-il ?

Éliane Le Port : Il écrit au dos de feuilles trou­vées à l’usine et fabrique ses cou­ver­tures à l’aide de car­tons déni­chés sur place. Il uti­lise colle et agrafes Peugeot et par­vient même à contour­ner une impos­si­bi­li­té dans l’usine : faire des pho­to­co­pies. Ici, l’acte trans­gres­sif, dans sa dimen­sion scrip­tu­raire et maté­rielle, est une mise en abyme très inté­res­sante de la culture ouvrière de la per­ruque dépla­cée vers les pra­tiques d’écriture. Ces manières de faire engagent des formes de rébel­lion et montrent des pro­ces­sus d’émancipation. Mais écrire l’usine, c’est aus­si écrire à l’usine, indé­pen­dam­ment de tout geste de résis­tance. Tout d’a­bord, écrire peut faire par­tie du tra­vail ouvrier. Beaucoup d’ou­vriers mili­tants prennent des notes pen­dant le tra­vail, mais le réin­ves­tis­se­ment de ces notes dans un article de jour­nal ou dans un récit se fait le plus sou­vent en dehors du lieu de tra­vail. Par ailleurs, au cours de mon enquête, plu­sieurs ouvriers et ouvrières ont évo­qué une écri­ture men­tale au tra­vail, celle qui pré­pare le manus­crit qu’ils rédigent chez eux. Sylviane Rosière, une ouvrière qui a fait publier un jour­nal numé­rique qu’elle a tenu pen­dant un an, explique qu’elle « écri­vait en tra­vaillant », c’est-à-dire qu’elle pré­pa­rait sa chro­nique quo­ti­dienne en obser­vant ce qui se pas­sait dans l’a­te­lier. Charly Boyadjian, un ouvrier dans l’in­dus­trie tex­tile dans les années 1970, a une expres­sion simi­laire pour dési­gner ce moment d’u­sine : « Je pou­vais aus­si écrire dans ma tête », dit-il.

Vous racon­tez que, sou­vent, les écri­vains ouvriers et les écri­vaines ouvrières voient venir à eux d’autres de leurs cama­rades qui leur pro­posent leurs textes. Y aurait-il une par­tie invi­sible de l’é­cri­ture ouvrière, fina­le­ment beau­coup plus répan­due que ce qu’on croit ?

Xavier Vigna : C’est tout à fait pos­sible, dans la mesure où on m’a pro­po­sé quelques textes après L’Espoir et l’ef­froi. Ça méri­te­rait une enquête sur l’é­cri­ture du tra­vail dans les métiers du ter­tiaire pour savoir si une tra­di­tion simi­laire existe, ou pas.

Éliane Le Port : Il y a incon­tes­ta­ble­ment une par­tie de l’écriture ouvrière qui n’est pas visible, qu’on ne peut sai­sir, mais ceci n’est pas spé­ci­fique à ces mondes socio-pro­fes­sion­nels. Au cours de mon enquête, plu­sieurs auteurs ont évo­qué le fait qu’au moment de la publi­ca­tion de leur livre, ils sont inter­pel­lés par des ouvriers qui leur pré­sentent leurs propres écrits. Ce qui est mon­tré, c’est fré­quem­ment de la poé­sie. Beaucoup d’ouvriers et d’ouvrières, en par­ti­cu­lier celles et ceux nés avant ou au tour­nant de la Seconde Guerre mon­diale, ont en effet un goût pour cette forme tex­tuelle. Sur l’é­cri­ture non publiée, il faut éga­le­ment pen­ser à l’Association pour l’autobiographie [APA] qui recueille des textes auto­bio­gra­phiques non édi­tés par­mi les­quels on trouve une cin­quan­taine de récits écrits par des per­sonnes appar­te­nant aux classes popu­laires. Enfin, ce qui me fait pen­ser que l’écriture publiée cache vrai­sem­bla­ble­ment un phé­no­mène plus ample, c’est l’examen des textes auto-édi­tés que j’ai évo­quée. Ces récits indiquent une volon­té de la part des auteurs de publier leur témoi­gnage à tout prix afin de lui don­ner une visi­bi­li­té publique. Mais ces textes signalent éga­le­ment l’existence d’autres écrits dont les scrip­teurs n’ont pro­lon­gé leur ten­ta­tive d’édition par aucune forme de publi­ca­tion alternative.


[lire le troi­sième volet | Les voix d’en bas : dis­cus­sion avec les édi­tions Plein Chant]


Illustrations de ban­nière et de vignette : Franz Masereel


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  1. Un com­por­te­ment ago­nis­tique désigne l’en­semble des conduites liées aux confron­ta­tions de riva­li­té entre indi­vi­dus [ndlr].[]
  2. L’ensemble des élé­ments édi­to­riaux qui accom­pagnent un texte publié [ndlr].[]
  3. Colette Basile, Enfin, c’est la vie !, Denoël-Gonthier, 1975.[]
  4. Colette Basile, Ma vie comme je peux, Denoël-Gonthier, 1977.[]
  5. Augustin Viseux, Mineur de fond. Fosses de Lens, soixante ans de com­bat et de soli­da­ri­té, Plon, 1991.[]

REBONDS

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