Carnet de grève [II] : « Vous allez achever ma mère, crevards de merde »


Texte inédit pour Ballast

Récapitulons. Le , pre­mière jour­née de mani­fes­ta­tions, a été la plus forte mobi­li­sa­tion de ces trente der­nières années. Le 31 du même mois, plus de monde encore : près de 3 mil­lions de mani­fes­tants. Petite baisse les 7, 11 et 16 février, vacances obligent. Prochaine date fixée par l’intersyndicale : le 7 mars ; son objec­tif affi­ché : « mettre la France à l’arrêt » si le gou­ver­ne­ment conti­nue de pié­ti­ner la démo­cra­tie. La réponse tombe quelques jours plus tard : « Nous ne vou­lons pas renon­cer, nous ne renon­ce­rons pas à notre réforme des retraites » (c’est Olivier Véran qui parle). « On doit por­ter ce dis­cours et faire appel à la res­pon­sa­bi­li­té des oppo­si­tions » (cette fois, c’est Macron). Le mes­sage est clair : le gou­ver­ne­ment va conti­nuer. De quoi se décou­ra­ger ? En rien. Un conseiller pré­si­den­tiel a récem­ment révé­lé au jour­nal L’Opinion les condi­tions de leur défaite : « Le seul évé­ne­ment qui pour­rait faire bou­ger le pré­sident, c’est un pays à l’arrêt, c’est-à-dire une grève géné­rale recon­duc­tible qui pro­dui­rait un choc éco­no­mique. » Nous savons donc tous et toutes ce qu’il reste à faire. D’ici là, nous publions la suite de nos notes de grève.


[lire le pre­mier volet : « Il faut blo­quer le pays« ]


6 février 2023

Grenoble, le soir.

Réunion men­suelle avec les cama­rades de Solidaires infor­ma­tique, au local Solidaires Isère. Je touche deux mots du der­nier petit livre de Bernard Friot : sans se pro­non­cer sur la stra­té­gie syn­di­cale, il estime qu’on perd depuis trente-cinq ans car les opposant·es aux dif­fé­rentes réformes des retraites se placent sur le ter­rain de l’adversaire : la retraite serait un salaire dif­fé­ré des coti­sa­tions que cha­cun y a mis. Or, pour Friot, la retraite est un salaire conti­nué et la libre acti­vi­té des retrai­tés pose les pré­mices d’un sala­riat sans subor­di­na­tion. Il met sur la table la reven­di­ca­tion d’une pen­sion équi­va­lente à 100 % du salaire net des six meilleurs mois sans condi­tion d’annuité. Ce der­nier point est impor­tant car les per­sonnes qui sont le plus péna­li­sées par la condi­tion des annui­tés (qu’elles soient de 37,5 ou 43 ans) sont les femmes, les tra­vailleurs et tra­vailleuses immigré·es.

On démarre la réunion avec un pre­mier tour de table sur les situa­tions ou les pro­blèmes que chacun⋅e a ren­con­trés dans son entre­prise. A. prend la parole. Toujours en période d’essai, il avait hési­té à faire grève le 19 jan­vier. Le 31 jan­vier, il s’est lais­sé empor­té par l’énergie du mou­ve­ment et a été gré­viste. Peu de temps après, sa hié­rar­chie com­mence à lui faire des reproches pro­fes­sion­nels — alors qu’il n’en a jamais eu en plu­sieurs mois. Il a un entre­tien avec les res­sources humaines dans deux jours (demain 7 février, il fera aus­si grève). Sa crainte : une rup­ture de sa période d’essai, le calen­drier sur les reproches pro­fes­sion­nels étant for­te­ment sus­pect. Il appren­dra bien­tôt qu’il sera effec­ti­ve­ment mis à la porte, après six mois et demi dans la boîte — sa période d’essai durait huit mois, le maxi­mum légal1. Je repense après coup à cette ordure de Gérard Collomb, qui avait pro­po­sé il y a quelques années une période d’essai de deux à trois ans pour les CDI. Si une telle hor­reur avait été mise en œuvre, com­bien de per­sonnes se seraient pri­vées de faire grève en ce moment ? [M.]

7 février

Le Puy-en-Velay.

« C’est la CGT devant et, par­mi ses fédé­ra­tions, la métal­lur­gie d’abord. Toutes les cen­trales syn­di­cales sont présentes. »

8 heures, dans un café du centre-ville. Un employé du dépar­te­ment, char­gé de saler et de dénei­ger les routes, entre dans les lieux, visi­ble­ment enthou­siaste. Il salue chaque client, harangue sur les retraites, com­mence un chant puis entame la dis­cus­sion au comp­toir, avec le patron et un habi­tué. On blague beau­coup. Des fanions indiquent que dans ce bar d’une petite ville du Massif cen­tral, on sup­porte Marseille. À côté des dra­peaux bleus et blancs, les pho­tos de clubs de foot locaux. La dis­cus­sion passe du coq-à-l’âne, c’est-à-dire du der­nier match au mou­ve­ment social. Un nou­vel arri­vant. À peine la porte fran­chie que son bal­lon de rosé l’attend, rem­pli à ras, sur le zinc. Un père et son fils com­mandent des cafés. Ils sont en avance pour mani­fes­ter. Un homme, debout, lit le jour­nal : on se retrou­ve­ra deux heures plus tard — il aura la cha­suble rouge de FO sur le dos.

10 heures 30. La sono gré­sille de la voix d’une mili­tante qui tente de mettre de l’ordre dans le cor­tège avant qu’il ne démarre. C’est la CGT devant et, par­mi ses fédé­ra­tions, la métal­lur­gie d’abord. Toutes les cen­trales syn­di­cales sont pré­sentes. Il y a aus­si les com­mu­nistes liber­taires de l’UCL, éton­nam­ment bien implan­tés ici. Un homme tient une librai­rie ambu­lante et énonce ses titres comme au mar­ché la pro­mo­tion du jour sur les oranges : « Demandez L’Anarchie ! » Le cor­tège démarre, marche vite. Deux jeunes tiennent une ban­de­role. À l’autre bout, leurs parents. Ils viennent d’Yssingeaux, une ville d’un peu plus de 7 000 habitant·es, située à 30 kilo­mètres d’ici, en direc­tion de Saint-Étienne. L’un est au col­lège, l’autre au lycée, en pre­mière. Ils sont en vacances depuis la veille. Leur pré­sence est évi­dente : « C’est impor­tant » expliquent-ils sans prendre la peine d’étayer. Les parents sont enga­gés depuis long­temps. Ils ont l’habitude de par­ler de l’actualité poli­tique à la maison.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Plus haut, un dra­peau attire l’attention : « CGT-Forêt ». J’imagine pics noirs, blai­reaux et san­gliers tenir un piquet de grève sous un grand épi­céa. C’est Anne-Sophie qui le tient. À ses côtés, Mickaël, encar­té au SNUPFEN, le syn­di­cat majo­ri­taire de l’Office natio­nal des forêts, dont l’un des porte-paroles nous avait confié un témoi­gnage il y a quelques années. Anne-Sophie a une cin­quan­taine d’années et Mickaël dix de moins. Tous deux ont la charge de plus de 1 000 hec­tares de forêt. Un tra­vail phy­sique : il faut arpen­ter régu­liè­re­ment chaque par­celle pour veiller sur l’état sani­taire des peu­ple­ments, suivre les arbres inté­res­sants pour la bio­di­ver­si­té, choi­sir ceux qui seront cou­pés lors du pro­chain pas­sage des machines, super­vi­ser la réfec­tion d’une des­serte ou la mise en œuvre d’une éclair­cie. En hiver, la neige est épaisse dans cer­tains mas­sifs du dépar­te­ment. Les skis et les raquettes aident un peu, oui, mais lorsque les genoux font souf­frir, ça reste com­pli­qué. Un arrêt de tra­vail ? Un amé­na­ge­ment de poste ? Pour Anne-Sophie, ça n’est pas envi­sa­geable. Si elle le demande, elle ne sera pas rem­pla­cée. Sa charge de tra­vail sera repor­tée sur les autres membres d’une équipe déjà en sous-effec­tif. Il y a quelques années, la retraite des fores­tiers et des fores­tières à été repous­sée une pre­mière fois. Il était pos­sible alors de par­tir à 55 ans si on avait exer­cé le métier d’ouvrier fores­tier pen­dant au moins vingt années. Sous cou­vert d’un chan­ge­ment de caté­go­rie et d’une appa­rente reva­lo­ri­sa­tion, c’est la traque des « régimes spé­ciaux » qui se pour­suit. [R.]

11 février

Marseille.

Vieux-Port. Ses pavés en auront vu, de l’Histoire ! Ce port est le théâtre antique d’un sacré palimp­seste. Par car­go, la vie ouvrière l’a pié­ti­né, la misère y a défi­lé. Du docker, du marin, du pro­lé­taire et même du lum­pen de 1ère classe (tu connais bien tout ça, toi, mon Banjo ?). Mais bref : 2023, tout le monde des­cend. Dorénavant, sur cette place, c’est pieds de grues et perches à sel­fies, le débar­que­ment de tou­ristes en barre. Et, aujourd’hui, en ce jour de grève, c’est encore une tout autre scène qui se déroule. Sur la toile de fond de cette anse, on apprête. La pein­ture qui coule s’étale sur un fond soleil, brû­lant de monde. Bleu imma­cu­lé, par trop vif — un bleu VHS. Les sou­rires y éclatent sur des lèvres jaunes Pernot. « Y a de la joie ! » Et il est vrai qu’au milieu de cette marée humaine, cette masse mul­ti­co­lore, Élias, y a de la joie. La joie de la masse et sa puis­sance en action. Mais, là, déjà, le sombre d’un cumu­lo­nim­bus cri­tique s’installe dans le fond de ma vieille cata­racte. Tous ces rires à l’unisson sonnent un peu flou. Comme ce doux rêve que chan­tait le Trenet. Sur l’ambigu de cet air, les rétines rêvassent sur les traînes mul­ti­co­lores qui s’étalent sur ce cor­tège : un nuan­cier qui se déploie, bal­lons en cha­subles, dra­peaux en éti­quettes, lettres en chiffres. L’intersyndicale en pein­ture ! Toutes les teintes réunies pour faire bloc. L’union : la vic­toire ? Au loin, dans le brou­ha­ha sourd d’un méga­phone une voix vient per­cer : « Nous sommes réunis en tant que sépa­rés. » Ça déborde, Guy ?

« Aujourd’hui, on a envie d’y croire : que les bases syn­di­cales ren­ver­se­ront la table et repren­dront leurs cen­trales en main pour les faire révolutionnaires ! »

Sous les miroirs du Vieux-Port se dédoublent des tâches d’un bleu encore jamais vu… Du bleu CFTC. Nouvel acro­nyme ici mais vieille cou­leur pour­tant, plu­tôt dis­crète lors des pré­cé­dentes fresques sociales. Du bleu chré­tien. Nuance de nuance. Et puis l’orange CFDT — his­to­ri­que­ment le jaune du syn­di­ca­lisme —, l’ivoire cadre CFE-CGC, le pers clair UNSA (à ne pas confondre avec la CFTC, ni avec le bleu pou­let d’Alliance). Et voi­là le flam­boyant rouge CGT qui s’avance ! Un cra­moi­si écra­sé façon puzzle par la tra­hi­son LO — l’histoire d’Irving Brown résonne par­ti­cu­liè­re­ment à Marseille2 ! — et, là, déchi­ré en deux par le noir CNT. Une décom­po­si­tion syn­di­cale qui s’incarne au sein même du com­pact cor­tège. Marseille, oui. Les dockers. Alors Le Havre, aus­si. C’était il y a long­temps, un repor­tage sur les terres du bourg­mestre che­nu, le bailli Édouard Philippe. Un docker au carac­tère bien trem­pé nous avait dit – je cite de mémoire : « Pour gagner, il ne fau­drait qu’un seul syn­di­cat. Historiquement, la CGT. On aurait comme ça un vrai rap­port de force pour faire plier l’État et le patro­nat. » Toutes ces lettres sur le port comme l’échec de notre syn­di­ca­lisme de classe : le spectre de notre divi­sion. Dit autre­ment : ce qui a affai­bli la puis­sance de notre prin­ci­pal outil de trans­for­ma­tion sociale, l’outil le plus pré­cieux de la classe des domi­nés, le syn­di­cat. De l’autre coté de la bar­ri­cade, chez le patro­nat, de l’audace, il y a en a eu. Eux qui étaient divi­sés, aux inté­rêts sou­vent anta­go­nistes, ils ont fini par se réunir, s’organiser et deve­nir cette puis­sance hégé­mo­nique qu’est le MEDEF3. Double mou­ve­ment contraire, donc, entre l’histoire du syn­di­ca­lisme ouvrier et patro­nal. Le pre­mier se divise et perd de sa puis­sance, l’autre s’unifie et devient hégémonique.

On accoste le MUCEM — la culture comme un pan­se­ment sur l’hémorragie sociale. Le cor­tège avance, agglu­ti­né en che­nille. Sur fond de Jul, la CFDT en force. Qui pour la mener ? Un Berger nous gui­dant droit dans le mur. Au lieu de mettre le pied dans l’encoignure de la porte, de l’enfoncer à coups de trans­pa­lette, il retour­ne­ra sa veste inté­rieure jaune aux pre­mières conces­sions Riester du gou­ver­ne­ment. « Ils ont reti­ré l’âge pivot : allez, on a gagné ! » Remballez — ou la vic­toire de la défaite4. Charte d’Amiens, où es-tu ? Augmentations des salaires ? Réappropriation des moyens de pro­duc­tion ? Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire ? Oubliez ! Ça sera la vic­toire de la défaite. Ça sent le réchauf­fé. On com­prend les locaux de la CFDT de Belleville caillas­sés, les slo­gans écrits par la base des syn­di­ca­listes : « Vous êtes là pour négo­cier le poids des chaînes ». Le « Front social » avait com­pris et ana­ly­sé les rai­sons « cen­trales » de la défaite. Un des syn­di­ca­listes avait fait cette sor­tie lors des mobi­li­sa­tions contre la loi Travail : « Avant de vou­loir reprendre le pou­voir au gou­ver­ne­ment et aux patrons, il va fal­loir le reprendre au sein même de nos propres syn­di­cats. Il faut ren­ver­ser les cen­trales ! » Aujourd’hui, on a envie d’y croire : que les bases syn­di­cales ren­ver­se­ront la table et repren­dront leurs cen­trales en main pour les faire révolutionnaires !

[Yanna Rival | Ballast]

Les cris des étu­diants et des lycéens me sortent de mes pen­sées. Leur éner­gie me rap­pelle ma jeu­nesse, nos mani­fes­ta­tions lors du « dégrais­se­ment de mam­mouth » mais sur­tout cette joie pro­fonde d’une lutte qui se fait fête. De la puis­sance presque à l’état brut qui déborde, qui écla­bousse et qui danse, aveugle à toutes ces couches d’histoires. Souriant, com­plice et nos­tal­gique face à leur enthou­siasme, je finis cette mani­fes­ta­tion par de la criée — je dis­tri­bue une bro­chure impri­mée pour l’occasion. Dans notre canard, un entre­tien du Réseau Salariat. Il faut s’armer ! Et plu­tôt que d’être sur la défen­sive, d’être « contre » : enfin être « pour », à l’offensive. Démocratiser les espaces de pro­duc­tion, que les sala­riés les reprennent eux-mêmes. Rêvons de ZAD mais de Zones-À-Démocratiser. « ZAD par­tout ! ». Dans l’entreprise : ZAD. Les facul­tés : ZAD. Les banques, les auto­routes, les trans­ports, l’énergie, l’hôpital… Créer des ZAD, reprendre la main. Je finis de zig­za­guer entre la foule et mes pen­sées, les der­niers du cor­tège dis­pa­raissent len­te­ment. Les voi­tures reprennent peu à peu la rue. La police clô­ture le bal. Le port est par­se­mé de tou­ristes qui sirotent leur café. Il ne reste que quelques tracts au sol et des badauds, dra­peaux rou­lés, qui marchent comme si de rien n’était. [D.M.]

Grenoble.

Rendez-vous et par­cours dif­fé­rents pour cette mani­fes­ta­tion du same­di. La place Victor Hugo est inon­dée de soleil et de per­sonnes. Une pan­carte dépasse la foule : « Vous allez ache­ver ma mère, bande de gros cre­vards de merde ». On ne sau­rait mieux dire. On tracte un peu et pose des sti­ckers sur les poteaux le long sur les quais. Juste der­rière la ban­de­role syn­di­cale, en tête du cor­tège CGT, les livreurs à vélo sont encore là. Les fumi­gènes craquent quand on passe entre Notre-Dame et les Halles. Au niveau de la place Félix Poulat se tient un ras­sem­ble­ment en sou­tien au peuple ira­nien et contre les récentes exé­cu­tions qu’ont subi les manifestant⋅es. Un cercle se forme autour, pour leur lais­ser de la visi­bi­li­té, puis le cor­tège pour­suit et ter­mine au même point que le départ. Le vélo-sono pré­sent à toutes les manifs fait dan­ser un groupe de teu­feurs et teu­feuses. Avec des ami⋅es, on se retrouve dans un bar bien connu des militant·es poli­tiques et syn­di­caux. La ter­rasse, tout comme l’intérieur, est rem­plie de manifestant·es venu·es se récon­for­ter et se moti­ver pour la suite à don­ner. [M.]

Crozon.

« Et puis j’ai une pen­sée pour ma mère, infir­mière sco­laire, 61 ans, qui a été en arrêt mala­die plu­sieurs semaines au début de cette année. »

C’est le pre­mier ras­sem­ble­ment depuis le début du mou­ve­ment. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas se dépla­cer à Brest ou à Quimper, deux villes plus loin qu’on le croi­rait, mais aus­si parce qu’on sent qu’aujourd’hui, après les pre­mières grèves qu’on osait espé­rer mas­sives, c’est impor­tant de se mobi­li­ser ici. On s’étonne du monde, on n’en atten­dait pas tant : près de 250 per­sonnes sont venues ce matin devant la mai­rie, répon­dant à l’appel de plu­sieurs asso­cia­tions et avec le relais des syn­di­cats. Pas mal de dra­peaux de la CGT, quelques par­tis pré­sents aus­si. Ça dis­cute entre amis, entre col­lègues, les gamins jouent sur le par­king. Pour moi qui suis de pas­sage et habi­tué des manifs pari­siennes déser­tées par les gosses et les familles depuis des années du fait de la répres­sion poli­cière, ça change. Viennent les tours de paroles : un mili­tant de la CGT qu’on sent aguer­ri, des gens qui racontent leur par­cours, les condi­tions de tra­vail, le scan­dale qu’il y aurait à conti­nuer deux ans de plus, leur déter­mi­na­tion, un tour de chant pour se réchauf­fer, puis la dépu­tée de la cir­cons­crip­tion qui explique que ça com­mence à flip­per à l’Assemblée. Ça s’est orga­ni­sé à la va-vite mais devant l’affluence, ren­dez-vous est pris : la pro­chaine fois on s’y pren­dra plus tôt, la pro­chaine fois, on défile dans les rues. [B.]

16 février

Grenoble.

Il y a moins de monde et c’était atten­du : on est en pleine période de vacances sco­laires, et beau­coup sont en attente du 7 mars. Sur l’avenue Alsace-Lorraine, une conduc­trice essaie de for­cer le cor­tège avec sa voi­ture. Ce n’est pas la pre­mière fois qu’il y a ce genre de sou­cis : dans la ville, à part les grands axes, beau­coup de routes ne sont pas sécu­ri­sées par la police. Ça a contraint les syn­di­cats à orga­ni­ser des ser­vices d’ordre (SO) pour gérer ces situa­tions et évi­ter que ça ne dégé­nère. On com­mence à mar­cher alors qu’une sono crache La Semaine san­glante : « Ça branle dans le manche, les mau­vais jours fini­ront ». La grève per­met de res­pi­rer, de cas­ser le rythme impo­sé par l’emploi. Mais j’ai remar­qué qu’un jour de grève et de manif, je suis autant, si ce n’est plus fati­gué qu’un jour de tra­vail sala­rié (car l’investissement mili­tant est aus­si du tra­vail, non rému­né­ré). Il faut dire que mon métier se passe dans un bureau chauf­fé l’hiver, éven­tuel­le­ment cli­ma­ti­sé l’été : très loin d’être éprou­vant phy­si­que­ment — ce qui n’empêche pas deux col­lègues d’avoir une ten­di­nite à cause de l’utilisation inten­sive de la sou­ris sur ordi­na­teur. Et puis j’ai une pen­sée pour ma mère, infir­mière sco­laire, 61 ans, qui a été en arrêt mala­die plu­sieurs semaines au début de cette année — sur­me­née par le tra­vail dans son col­lège et le tra­vail domes­tique. Au télé­phone, elle m’a glis­sé qu’elle réflé­chis­sait à prendre une retraite plus anti­ci­pée que pré­vue. À quoi bon coti­ser quelques tri­mestres sup­plé­men­taires si c’est pour se bou­siller la san­té ? Quoiqu’il en soit, elle aura une pen­sion misé­rable. Les causes sont bien connues : une car­rière hachée, trois enfants, des temps par­tiels et un salaire bien peu éle­vé. En somme, le lot de tant de femmes. C’est aus­si pour elle que je suis là dans la rue. [M.]

[Cyrille Choupas | Ballast]

Toulouse.

Ça y est, on voit enfin appa­raître la pers­pec­tive d’une lutte plus radi­cale face à un gou­ver­ne­ment plus sourd que jamais. Même la très réfor­miste CFDT appelle à blo­quer le pays le 7 mars. Lieux de pro­duc­tion, axes de cir­cu­la­tion… La jour­née devrait s’organiser autour de piquets de grève. Les syn­di­cats de lutte, eux, même au prix de for­mu­la­tions par­fois alam­bi­quées, appellent « par­tout où c’est pos­sible » à pour­suivre la mobi­li­sa­tion à l’occasion de la jour­née inter­na­tio­nale des droits des femmes, puis le jeu­di 9 mars. Alors que le nombre de gré­vistes était en baisse, cet appel donne un hori­zon dési­rable pour remo­bi­li­ser des col­lègues lassé·es des jour­nées saute-mou­ton, qui pré­fèrent sacri­fier plu­sieurs jour­nées de salaire en une fois, pour lan­cer un mes­sage fort. En AG syn­di­cale, la grève d’aujourd’hui n’enthousiasme pas. Il est clair que la date a été posée pour ne pas mar­quer un trop grand écart entre les mobi­li­sa­tions. Mais les dis­cus­sions col­lec­tives per­mettent de trou­ver la moti­va­tion de la faire mal­gré tout. Et, fina­le­ment, sous un beau soleil, le cor­tège n’est pas si dégar­ni que je ne l’aurais pen­sé. Elles et ils sont tou­jours des mil­liers à venir pro­tes­ter contre la « réforme ». Il faut dire aus­si que la jeu­nesse a rejoint la lutte. Des assem­blées géné­rales à plu­sieurs cen­taines d’étudiant·es ont eu lieu au Mirail. La fac a été blo­quée. Les cor­tèges étu­diants et lycéens apportent leur fraî­cheur et leur éner­gie à ceux des syn­di­cats. Ce rebond dans le mou­ve­ment laisse pré­sa­ger de belles jour­nées pour mars.

Depuis le début du mou­ve­ment, la ques­tion des caisses de grève est régu­liè­re­ment lan­cée en AG. Le sujet est com­plexe. Si, d’un côté, elles sont essen­tielles pour per­mettre aux plus pré­caires de par­ti­ci­per à la mobi­li­sa­tion, d’un autre côté, comme l’écrivait Christian Mahieux lors de la mobi­li­sa­tion de décembre 2019, les caisses de grève « c’est bien avant le mou­ve­ment, dans la durée, que ça se pré­pare et se construit ». Car les rem­plir demande une éner­gie impor­tante — et les autres tâches ne manquent pas. Une com­mis­sion tra­vaille sur le sujet, en lien avec la com­mis­sion « Fête » qui a déjà récol­té une belle somme. Décision est prise que tout per­son­nel pré­caire qui le deman­de­ra se fera défrayer d’un mon­tant fixe par jour de grève. Aucun jus­ti­fi­ca­tif n’est exi­gé, c’est la confiance qui prime. Des lycéen·nes venu·es assis­ter à l’AG viennent alors remettre une enve­loppe de quelques cen­taines d’euros qu’elles et ils ont récol­té en ven­dant des sand­wichs — les voi­là chau­de­ment applaudi·es. [A.]

25 février

Quelque part dans le Massif central.

« Le lien orga­nique qui unit patriar­cat et capi­ta­lisme mille fois illus­tré. Il y avait une déter­mi­na­tion folle dans cette organisation. »

Par mails inter­po­sés, je lis les compte-ren­du de l’AG fémi­niste de Lyon, j’observe de loin la four­mi­lière se mettre en branle. La machine lan­cée en 2019 reprend forme et vie : les femmes, étu­diantes et retrai­tées, tra­vailleuses ou non, s’organisent. De nou­velles com­mis­sions sont créées, et confiées aux volon­taires : caisse de grève, orga­ni­sa­tion des pré­sences en manif, appel à la cho­rale des Branl’heur·euse·s pour ani­mer le cor­tège en mixi­té choi­sie (sans hommes cis­genres), orga­ni­sa­tion de la gar­de­rie, qui doit per­mettre à toutes de se mettre en grève et de par­ti­ci­per aux AG et aux mani­fes­ta­tions — même lorsque le tra­vail domes­tique incombe — rédac­tion de tracts et de docu­ments d’information à l’usage des tra­vailleuses iso­lées, etc. Le sou­ve­nir de la nais­sance de ce groupe est encore net dans ma mémoire : en décembre 2019, à la suite de la mani­fes­ta­tion du 5 qui avait ras­sem­blé plus de 30 000 per­sonnes à Lyon contre le pro­jet de la retraite à points, plus d’une cen­taine de femmes s’étaient retrou­vées à la Bourse du tra­vail, place Guichard, pour s’emparer des reven­di­ca­tions et s’auto-organiser. Pendant plu­sieurs semaines, les appels à mani­fes­ter se suc­cé­daient, les mar­di et jeu­di. Ces jour­nées-là se ter­mi­naient par de longues heures de témoi­gnages sur les condi­tions de tra­vail, les par­cours de vie et les effets réels d’un grand mot, « pré­ca­riat ». Le lien orga­nique qui unit patriar­cat et capi­ta­lisme mille fois illus­tré. Il y avait une déter­mi­na­tion folle dans cette orga­ni­sa­tion. Aujourd’hui, à dis­tance, je la vois souf­fler à nou­veau sur les braises du mou­ve­ment social. Grèves et joie pure, écrit Simone Weil. Peut-être ; grève et rage pure, c’est certain.

À 220 kilo­mètres de Lyon et quelque 2 heures 30 de route par une natio­nale qui taille sud-ouest, il n’y a plus d’AG fémi­niste. Pas les mêmes capa­ci­tés d’organisation. Il y a tou­jours des femmes qui triment, dans d’autres sec­teurs. Ici, elles sont en majo­ri­té conjointes d’exploitants agri­coles, aides à domi­cile ou secré­taires dans des petites admi­nis­tra­tions. Pour les pre­mières comme les secondes, la grève est rare­ment une option. Sans rejouer les dicho­to­mies fan­tas­mées entre villes et cam­pagnes, il faut bien le voir : si la contes­ta­tion est sans doute la même — les métiers ici sont pénibles, pré­caires, tous et toutes subissent les effets de l’augmentation des prix de l’essence et de l’inflation, dans un ter­ri­toire très peu dense, où la voi­ture est un outil de tous les jours, pour aller tra­vailler, se nour­rir, récu­pé­rer les enfants à l’école —, la contes­ta­tion est silen­cieuse. C’est un mur­mure de café : per­sonne ne veut conti­nuer ain­si jusqu’à 64 ans. Les images convo­quées sont d’Épinal : « Là, on creuse notre tombe. On atten­dra peut-être pas 64 ans pour se jeter dedans », j’entends un jour au mar­ché. La com­mer­çante et le client rient, jaune. Ils se sou­haitent une bonne journée.

[Yanna Rival | Ballast]

1 000 per­sonnes se sont ras­sem­blées ici le 11 et le 16 février, me dit-on. Je n’y étais pas. Il faut ima­gi­ner un tiers de la popu­la­tion sous les petites halles d’un bourg. Je me prends à rêver qu’on y bloque les camions. Qu’on fait des­cendre les chauf­feurs — fran­çais ou polo­nais — de leur cabine, qu’on les invite à boire un café au PMU, qu’on leur pro­pose de ne pas conti­nuer leur route. De prendre une pause, un repas, une douche — rou­tier, voi­là un autre métier usant — et un moment pour dis­cu­ter de cette réforme. Bien sûr, les tra­vailleurs étran­gers de ce sec­teur n’auront pas droit à la retraite dont on parle tant, et peut-être qu’en com­pa­rai­son ce qui les attend dans leur pays est pire encore. Mais quitte à être loin de chez soi, pour empo­cher des miettes péage après péage, peut-être que la pers­pec­tive de s’arrêter quelques heures les sédui­rait ? Et ça ferait une file immense de camions, jusqu’à Saint-Étienne ou jusqu’à Lyon. Un blo­cage mas­sif s’enracinerait devant le bis­trot minus­cule d’un bourg tou­jours tra­ver­sé, jamais car­re­four de rien. Pourquoi pas ?

Dans ce dépar­te­ment, l’un des moins peu­plés de France, il y a des sec­teurs stra­té­giques déjà trop pré­ca­ri­sés, trop broyés par les réformes suc­ces­sives, pour que les tra­vailleurs et les tra­vailleuses aient les moyens de se sou­le­ver : c’est le lot des agri­cul­teurs et agri­cul­trices, des éle­veurs et des éle­veuses, des rou­tiers venus d’ailleurs, des aides à domi­cile en milieu rural. La ges­tion désas­treuse du Covid avait recon­nu leur impor­tance vitale — rien de plus néan­moins. Le dépar­te­ment a le taux de chô­mage le plus bas de France métro­po­li­taine — 10 % d’emplois agri­coles, 42 % d’emplois médi­co-sociaux, le reste dans le tou­risme « vert » —, une popu­la­tion plus âgée qu’ailleurs et un reve­nu médian annuel dis­po­nible par ménage 1 100 euros en-des­sous de la moyenne natio­nale. On y tra­vaille donc beau­coup, long­temps, et pour des salaires moindres. Une condi­tion com­mune aux femmes sala­riées et au monde rural. Je repense à l’AG fémi­niste de Lyon, au blo­cage rêvé des poids lourds à l’entrée du bourg… Ici comme par­tout, il nous faut cher­cher des alliances, des soli­da­ri­tés, des ponts qui ne sont pas des routes. [C.M.]


[lire le troi­sième volet : « Comment ils ont osé ? »]


Photographies de vignette et de ban­nière : Cyrille Choupas | Ballast


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  1. Pour les ingé­nieurs ou cadres, la période d’essai maxi­male était aupa­ra­vant de quatre mois renou­ve­lable deux mois, elle est main­te­nant de quatre mois renou­ve­lable quatre mois, soit un total de huit mois.[]
  2. À écou­ter : « Marseille 1949, les dockers contre l’Indo ».[]
  3. À écou­ter : « Les patrons syn­di­qués : aux ori­gines du MEDEF ».[]
  4. À lire : « Ordonnances SNCF : l’occasion », Frédéric Lordon, 20 mars 2018.[]

REBONDS

☰ Lire les bonnes feuilles « Les retraites : un enjeu fémi­niste », Christiane Marty, mars 2023
☰ Lire les bonnes feuilles « C’est la grève ! », Jean-Pierre Levaray, février 2023
☰ Lire notre article « Carnet de grève [I] : “Il faut blo­quer le pays” », février 2023
☰ Lire notre article « Le mythe des “42 régimes spé­ciaux” », Gaston Sardon, décembre 2019
☰ Lire notre article « Gilets jaunes, car­net d’un sou­lè­ve­ment », décembre 2018


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