Les retraites : un enjeu féministe


À l’oc­ca­sion de la Journée inter­na­tio­nale de défense des droits des femmes, et alors que les femmes et les orga­ni­sa­tions fémi­nistes prennent une place majeure dans la contes­ta­tion de la réforme des retraites pré­vue par le gou­ver­ne­ment d’Élisabeth Borne, nous publions un extrait du livre L’Enjeu fémi­niste des retraites, de la cher­cheuse et mili­tante Christiane Marty, à paraître le 22 avril aux édi­tions La Dispute. L’occasion de com­prendre, dans le détail, com­ment l’ordre en place orga­nise le pré­ca­riat des femmes au tra­vail : pen­sions infé­rieures de 28 à 40 % à celles des hommes, car­rières déva­lo­ri­sées par les temps par­tiels et les congés mater­ni­tés, faibles salaires, etc. L’analyse des inéga­li­tés sys­té­miques, au tra­vail et dans la sphère domes­tique, doit per­mettre de repen­ser un mode de répar­ti­tion équi­table, dans le cadre d’une poli­tique de rup­ture anti­ca­pi­ta­liste et féministe.


Le sys­tème de retraites fran­çais, créé en 1945 et pro­fon­dé­ment amé­lio­ré par la suite, a consti­tué un pro­grès social majeur en affir­mant la soli­da­ri­té entre les géné­ra­tions et en per­met­tant de sor­tir pro­gres­si­ve­ment de la misère les per­sonnes qui se retrou­vaient sans reve­nu en fin de vie pro­fes­sion­nelle. Par rap­port à d’autres pays, notre sys­tème est glo­ba­le­ment plus avan­ta­geux, car il per­met d’assurer en moyenne un niveau de vie des retraité·es équi­valent à celui de la popu­la­tion active. Mais d’une part, cette moyenne masque de fortes inéga­li­tés, par­ti­cu­liè­re­ment entre les femmes et les hommes. D’autre part, les « réformes1 » suc­ces­sives n’ont ces­sé de dur­cir les condi­tions requises pour obte­nir une pen­sion à taux plein, entraî­nant une dégra­da­tion conti­nue du niveau des pen­sions qui pose un pro­blème plus sérieux encore pour les pen­sions les plus faibles, qui sont celles des femmes.

« L’organisation sociale est his­to­ri­que­ment basée sur la domi­na­tion patriar­cale et le capi­ta­lisme a par­fai­te­ment su tirer pro­fit de la déva­lo­ri­sa­tion de la main d’œuvre féminine. »

Les réformes de retraite menées un peu par­tout depuis trente ans se font sur la même logique, confor­mé­ment à l’orientation néo­li­bé­rale pro­mue par les ins­tances inter­na­tio­nales (Banque mon­diale, OCDE, Commission euro­péenne). L’objectif vise à pla­fon­ner, voire réduire, la part de la retraite publique basée sur le sys­tème par répar­ti­tion pour offrir un champ de plus en plus large de la pro­tec­tion sociale au sec­teur pri­vé et à la capi­ta­li­sa­tion. En France, la retraite par capi­ta­li­sa­tion occupe une place mar­gi­nale, mais des jalons sont posés au fil des réformes pour qu’elle gagne en impor­tance. La ten­dance géné­rale est à un ren­for­ce­ment du lien qui existe entre le mon­tant des coti­sa­tions ver­sées tout au long de la car­rière, et le mon­tant cumu­lé de la pen­sion reçue (plus le lien de pro­por­tion­na­li­té est fort, plus le sys­tème est dit contri­bu­tif). Mécaniquement, cela péna­lise plus for­te­ment les per­sonnes aux car­rières courtes… qui sont en majo­ri­té des femmes. Les car­rières plus courtes et les salaires plus faibles en moyenne des femmes découlent de la per­sis­tance des rôles sociaux sexués dif­fé­rents et de la divi­sion sexuelle du tra­vail qui est syno­nyme de hié­rar­chie : un tra­vail d’homme « vaut plus » qu’un tra­vail de femme2. L’organisation sociale est his­to­ri­que­ment basée sur la domi­na­tion patriar­cale et le capi­ta­lisme a par­fai­te­ment su tirer pro­fit de la déva­lo­ri­sa­tion de la main d’œuvre fémi­nine. Ce sont les rai­sons prin­ci­pales qui abou­tissent à la situa­tion actuelle carac­té­ri­sée par de fortes inéga­li­tés de pen­sion entre les sexes…

Le ren­for­ce­ment de la contri­bu­ti­vi­té signi­fie, à l’inverse, la baisse de la part de soli­da­ri­té dans le mon­tant des pen­sions. Divers dis­po­si­tifs de soli­da­ri­té existent dans le sys­tème de retraite, d’une part pour com­pen­ser — un peu — les pen­sions des per­sonnes ayant connu des périodes de chô­mage, mala­die, inva­li­di­té, ou des retraits d’activité liés aux enfants ; d’autre part pour per­mettre des départs anti­ci­pés pour les per­sonnes ayant eu des métiers pénibles ou des car­rières longues. Ils sont essen­tiels pour les femmes, qui en béné­fi­cient à tra­vers les dis­po­si­tifs fami­liaux et les mini­ma de pen­sion. Vivant en moyenne plus long­temps que les hommes, elles sont aus­si, très majo­ri­tai­re­ment, les béné­fi­ciaires des pen­sions de réver­sion, qui consti­tuent un droit déri­vé du sta­tut d’épouse ou d’époux. Au final, l’évolution en cours est donc par­ti­cu­liè­re­ment défa­vo­rable aux femmes sous cha­cun de ses deux aspects, le ren­for­ce­ment de la contri­bu­ti­vi­té et l’affaiblissement de la solidarité.

[Stéphane Burlot]

Les réformes pas­sées, dont les effets n’ont pas fini de se faire sen­tir, entraînent une baisse du niveau rela­tif des pen­sions pour tous et toutes, mais elles péna­lisent plus par­ti­cu­liè­re­ment les femmes à tra­vers dif­fé­rentes mesures adop­tées : l’allongement de la durée de coti­sa­tion néces­saire pour une pen­sion à taux plein, la dimi­nu­tion des majo­ra­tions de durée d’assurance accor­dées au titre des enfants, le pas­sage des 10 aux 25 meilleures années pour le cal­cul de la pen­sion, ou encore le sys­tème de décote. Alors qu’au fil du temps, depuis les années 1960, la plus forte par­ti­ci­pa­tion des femmes dans l’emploi ain­si que leur meilleure qua­li­fi­ca­tion se tra­dui­saient par une réduc­tion des écarts de pen­sion avec les hommes, cette évo­lu­tion posi­tive a été for­te­ment frei­née par les réformes suc­ces­sives. Malgré un dis­cours offi­ciel léni­fiant selon lequel les inéga­li­tés de pen­sion entre les femmes et les hommes se résorbent au fil des géné­ra­tions, la réa­li­té témoigne que celles-ci ne dimi­nuent que très len­te­ment, voire elles stag­nent. Les rap­ports suc­ces­sifs du Conseil d’orientation des retraites (COR) indiquent d’ailleurs qu’elles ne dis­pa­raî­traient pas… sans plus de ques­tion­ne­ment ! Aujourd’hui, la pen­sion de droit direct des femmes est en moyenne infé­rieure de 40 % à celle des hommes. En y ajou­tant la pen­sion de réver­sion, cet écart dimi­nue, mais il vaut encore 28 %.

« Le sys­tème de retraite, et plus lar­ge­ment de pro­tec­tion sociale, a été conçu il y a près de quatre-vingt ans sur le modèle patriar­cal de la famille. »

En réa­li­té, les pro­jec­tions du COR reprennent les hypo­thèses très conser­va­trices de l’Insee sur l’évolution future du taux d’activité des femmes : aucune amé­lio­ra­tion n’est envi­sa­gée, il res­te­rait figé à sa valeur actuelle, sen­si­ble­ment infé­rieur à celui des hommes. Il n’y a aucune jus­ti­fi­ca­tion à ce que les femmes soient moins inté­grées à la popu­la­tion active que les hommes. Simplement, elles ren­contrent plus d’obstacles, sur les­quels une poli­tique adap­tée et volon­ta­riste pour­rait pour­tant agir. En plus d’être une exi­gence démo­cra­tique, l’égalité des femmes et des hommes en matière d’emploi, comme en matière de salaires, serait très béné­fique pour le finan­ce­ment des retraites. Le sys­tème de retraite, et plus lar­ge­ment de pro­tec­tion sociale, a été conçu il y a près de quatre-vingt ans sur le modèle patriar­cal de la famille. Il est inadap­té aujourd’hui au regard de l’évolution du modèle de couple et au regard de l’exigence d’émancipation des femmes. Il est éga­le­ment inadap­té compte tenu de l’évolution de l’emploi qui voit se mul­ti­plier les périodes d’interruption, du fait du chô­mage et de la pré­ca­ri­té crois­sante de l’emploi. La solu­tion ne peut pas sim­ple­ment consis­ter à ren­for­cer la part de soli­da­ri­té dans la pen­sion pour com­pen­ser les aléas de car­rière. La démarche cohé­rente doit être de tout mettre en œuvre pour per­mettre à toute per­sonne de se consti­tuer des droits propres pour une pen­sion suf­fi­sante, ce qui implique d’agir en amont de la retraite, au niveau de l’emploi.

Ainsi réflé­chir à la manière de faire évo­luer le sys­tème de retraite en par­tant de l’analyse des inéga­li­tés de pen­sions et en adop­tant une démarche fémi­niste conduit à ques­tion­ner ce qui vient en amont dans la sphère pro­fes­sion­nelle, et plus lar­ge­ment, les rap­ports de domi­na­tion à l’œuvre dans la socié­té. La ques­tion de la retraite des femmes n’est pas une ques­tion « spé­ci­fique » de celle des retraites. Au contraire, la réflexion sur l’avenir des retraites gagne à se baser sur le modèle de socié­té sou­hai­té qui intègre l’exigence d‘égalité entre les femmes et les hommes. Elle conduit alors à la néces­si­té de réorien­ter l’activité éco­no­mique pour satis­faire en prio­ri­té les besoins sociaux et envi­ron­ne­men­taux. Progresser vers l’égalité entre les femmes et les hommes per­met en outre d’améliorer le finan­ce­ment des retraites. Il est pos­sible de garan­tir l’avenir de pen­sions suf­fi­santes. L’objectif devrait être qu’un départ en retraite n’entraîne pas une baisse du niveau de vie pour les plus faibles reve­nus. Cela sup­pose une meilleure répar­ti­tion de la richesse pro­duite entre le tra­vail et le capi­tal. La retraite est un enjeu de socié­té : c’est un débat démo­cra­tique qui devrait déter­mi­ner la part de la richesse pro­duite que l’on sou­haite consa­crer au finan­ce­ment de la pro­tec­tion sociale et des retraites et déter­mi­ner éga­le­ment la nature de la pro­duc­tion éco­no­mique à pri­vi­lé­gier car le défi éco­lo­gique impose de remettre en ques­tion l’orientation actuelle. L’intégration de la pers­pec­tive fémi­niste est d’un apport essen­tiel dans ce débat et, plus glo­ba­le­ment, dans la réflexion pour une autre pro­jet de société. […]

[Stéphane Burlot]

Tirer sur le fil des inéga­li­tés de pen­sion entre les sexes et rai­son­ner dans la pers­pec­tive d’abolir la divi­sion sexuelle du tra­vail conduit ain­si à détri­co­ter l’organisation sociale et l’ensemble du sys­tème éco­no­mique. Cela conduit à s’interroger sur le rôle des dis­po­si­tifs fami­liaux et de la réver­sion en cohé­rence avec notre par­ti pris fémi­niste, à ques­tion­ner le sens du tra­vail, à valo­ri­ser le champ de l’économie du lien social et du soin, acti­vi­tés assu­rées en majo­ri­té par les femmes, mais décon­si­dé­rées. On pré­sente des prin­cipes et des pro­po­si­tions qui amé­lio­re­raient le sys­tème des retraites et son finan­ce­ment en lien la pro­gres­sion vers l’égalité entre les femmes et les hommes. D’une part, dans le sys­tème de retraites, il convient de faire évo­luer le cal­cul de la pen­sion pour cor­ri­ger ce qui défa­vo­rise les car­rières plus courtes des femmes, et, pour com­men­cer, de sup­pri­mer la décote. Cela sup­pose aus­si de ren­for­cer le lien entre la pen­sion et les meilleurs salaires de la car­rière, à l’opposé donc de l’évolution actuelle qui tend à ren­for­cer le lien entre l’ensemble des coti­sa­tions ver­sées et la pen­sion. Enfin, cela sup­pose de rete­nir une durée de car­rière com­plète qui cor­res­ponde à la réa­li­té du mar­ché du tra­vail. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il est essen­tiel d’agir en amont de la retraite pour éra­di­quer les inéga­li­tés en matière de salaires, de car­rières et d’accès des femmes à un emploi. Des poli­tiques sont pos­sibles pour lever les obs­tacles à l’emploi des femmes, notam­ment en déve­lop­pant des modes d’accueil de la petite enfance et des ser­vices de qua­li­té auprès des per­sonnes en perte d’autonomie ; en modi­fiant les congés pater­nel et paren­tal de manière à per­mettre aux pères ou « parents 2 » de s’investir auprès des enfants dès la nais­sance ; en ques­tion­nant le dis­po­si­tif du quo­tient conju­gal de l’impôt sur le reve­nu, qui est recon­nu être un frein à l’emploi des femmes ; en enga­geant des poli­tiques volon­ta­ristes pour l’égalité sala­riale. Si l’égalité pro­fes­sion­nelle est une exi­gence poli­tique qui se suf­fit en elle-même, son effi­ca­ci­té éco­no­mique pour le finan­ce­ment des retraites — qui per­met­trait d’améliorer les pen­sions pour toutes et tous — ne peut être dédai­gnée. Enfin, l’ensemble de ces réflexions conduit à se poser la ques­tion plus glo­ba­le­ment de nos modes de vie, du sens du tra­vail et celle d’un meilleur par­tage de la richesse produite.


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot


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  1. Remarquons qu’il serait plus juste de par­ler de contre-réformes. Le terme réforme a en effet long­temps signi­fié la pers­pec­tive d’un pro­grès social, mais il est main­te­nant récu­pé­ré pour carac­té­ri­ser des régres­sions sociales majeures. Pour allé­ger on uti­li­se­ra dans cet ouvrage le terme de réforme.[]
  2. Danièle Kergoat, « Division sexuelle du tra­vail et rap­ports sociaux de sexe », in Dictionnaire cri­tique du fémi­nisme, (sous la dir. de) H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré, D. Senotier, PUF, 2004.[]

REBONDS

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