Carnet de grève [I] : « Il faut bloquer le pays »


Texte inédit pour Ballast

19 jan­vier 2023. Premier jour de la mobi­li­sa­tion contre le pro­jet de réforme des retraites. Près de trois mil­lions de gens dans la rue : la plus forte mobi­li­sa­tion depuis trente ans. Parmi eux, nombre de syn­di­ca­listes qui, en plus d’é­pau­ler au quo­ti­dien leurs col­lègues, assurent l’or­ga­ni­sa­tion du mou­ve­ment social. Depuis ce jour, des membres de notre rédac­tion ont pris part aux grèves et aux mani­fes­ta­tions, en divers endroits du pays. Ce car­net de notes, consti­tué à chaud, se fait l’é­cho des rues de Marseille, de Grenoble, de Toulouse et du Puy-en-Velay, mais aus­si d’as­sem­blées géné­rales inter­syn­di­cales, de trac­tages et de moments d’or­ga­ni­sa­tion col­lec­tive. « Si on n’est pas écou­tés, pas res­pec­tés, ça va mal se mettre, ça va dégou­piller, c’est ce qui va se pas­ser. »


19 janvier 2023

Toulouse, 10 heures.

La foule est immense, s’é­tire. Dans le cor­tège, on n’en revient pas d’être autant, on s’en­thou­siasme. Les plus anciens disent que c’est comme en 95 et se rap­pellent d’une manif dont la tête avait rejoint la queue le long d’un par­cours cir­cu­laire. L’ambiance est joyeuse et déter­mi­née. Familles, jeunes, déjà retraité·es et pas loin de l’être battent le pavé côte à côte, au son de diverses batu­ca­das, cho­rales et sonos d’où sortent des slo­gans contre Macron. Contre la réforme des retraites, oui, mais sur­tout pour la retraite à 60 ans. Pour com­men­cer. [A.]

Grenoble, 10 heures 15.

Arrivée au croi­se­ment Alsace-Lorraine/Jean-Jaurès. Du monde, assu­ré­ment. On retrouve des cama­rades, on pro­fite de rayons de soleil mal­gré un froid gla­cial. La foule réchauffe le cœur. Remontée dif­fi­cile du cours pour rejoindre les cama­rades de Solidaires infor­ma­tique. Le petit groupe est pré­sent avec des dra­peaux. Je pia­note sur mon télé­phone pour répondre aux ami⋅es plus en amont dans le cor­tège, au col­lègue de bou­lot, A., qui s’est moti­vé et se retrouve vers l’avant du cor­tège. Plus d’une heure plus tard, on a à peine bou­gé, un bon indi­ca­teur de la foule mas­sive qui rem­plit les rues. Tout le monde se réjouit de voir qu’on n’est pas seul⋅es. La sen­sa­tion d’avoir bri­sé l’isolement fait un bien fou.

« Être ici dans la rue, plu­tôt que der­rière un bureau à tra­vailler pour enri­chir le capi­tal, donne une toute autre teinte à la journée. »

Les hési­ta­tions que j’a­vais à me décla­rer en grève quelques jours aupa­ra­vant ont vite été pul­vé­ri­sées. Non sur les rai­sons, mais le contexte de tra­vail n’aide pas for­cé­ment. Une PME com­po­sée en grande par­tie de cadres et d’ingénieurs, ça ne mani­feste pas beau­coup. Entre les supé­rieurs hié­rar­chiques qui râlaient en pré­vi­sion de ce jour, les col­lègues défai­tistes à peine au cou­rant de la réforme, le tout dans une entre­prise gérée de façon pater­na­liste : les ingré­dients ne favo­risent pas l’initiative. Mais être ici dans la rue, plu­tôt que der­rière un bureau à tra­vailler pour enri­chir le capi­tal, donne une toute autre teinte à la jour­née. Le sen­ti­ment d’a­voir repris le pou­voir sur cette jour­née est bien là. Il aurait été insen­sé de renon­cer à faire grève. La pre­mière pour ma part. Certainement pas la der­nière. La manif est belle, déter­mi­née, uni­taire. Des travailleur·euses de tous les sec­teurs, de tous les âges. On devine les sou­rires der­rière les fumi­gènes, on entend les slo­gans entre­cou­pés de musique. En pas­sant devant une banque, un syn­di­ca­liste au micro fait remar­quer avec humour qu’elle n’est pro­té­gée par aucun poli­cier, et que ça serait dom­mage qu’elle se fasse dégra­der. Les CRS, à vingt mètres, ne bronchent pas.

À l’arrivée, la place Verdun est tout juste assez grande pour accueillir tout le cor­tège qui se répar­tit entre les dif­fé­rents stands. On regarde les pre­miers chiffres qui tombent : entre 20 à 30 000 per­sonnes à Grenoble. Sensiblement plus que lors de la pre­mière jour­née du 5 décembre 2019. Une chose est sûre, aujourd’­hui c’é­tait mas­sif, de par­tout. Faisons en sorte que ce ne soit pas qu’un hono­rable tour de piste. Travaillons cette colère sociale pour les faire plier, récu­pé­rer notre retraite à 60 ans. Et mettre Macron dans les pou­belles de l’Histoire. [M.]

[Stéphane Burlot | Ballast]

Le Puy-en-Velay, 10 heures 30.

Le pre­mier appel à mani­fes­ter contre le pro­jet de réforme des retraites a don­né ren­dez-vous à tous et toutes sur la place Cadelade, une pla­cette minus­cule d’où partent trois rues, dont deux pié­tonnes qui s’en­foncent dans le centre-ville, en contre­bas du rocher auquel la ville semble arri­mée. La foule déborde le point de ras­sem­ble­ment et se coule dans l’ar­tère prin­ci­pale de la petite pré­fec­ture de pro­vince. L’ambiance est joyeuse, les visages ravis et déci­dés. Tout le monde ignore le froid vif et tout le monde s’é­tonne : « Il fau­drait remon­ter loin dans les archives du Puy pour trou­ver la trace de tant de monde », s’en­thou­siasme un homme d’une soixan­taine d’an­nées. Abritées sous les dra­peaux syn­di­caux, près de 10 000 per­sonnes s’é­lancent, vers 11 heures, pour signi­fier leur refus d’un pro­jet de loi injuste. Les éten­dards déclinent l’ap­par­te­nance locale sur d’im­menses ban­de­roles faites main : « CGT Hôpital Sainte-Marie du Puy » ; « CGT Cuir-Habillement-Tannerie », « FO Lycée Simone Weil », « SUD-43 » et tant d’autres. Dans le brou­ha­ha, et entre deux slo­gans scan­dés au méga­phone, on peut entendre les manifestant·es dis­cu­ter entre eux de leurs condi­tions de tra­vail, de leur paie de misère, de leurs années d’an­cien­ne­té, de leurs dos qui les font souf­frir. Il y a comme une rage sourde qui cir­cule dans ce cor­tège lent, qui met­tra près d’une heure et demi à faire le tour de la petite ville. Il y a aus­si une sorte de délec­ta­tion à occu­per l’es­pace public, et le cor­tège fini­ra par s’im­mo­bi­li­ser face à l’im­po­sante pré­fec­ture dans l’es­poir sûre­ment que les slo­gans jetés contre ces murs de pierre résonnent jus­qu’à Paris.

Le café ser­vi à l’ar­rière du camion qui donne l’am­biance musi­cale est un peu clair, et un peu tiède, et ça n’a aucune impor­tance. Des pièces pour la lutte. On entend aus­si par­ler de caisses de grève, certain·es se rap­pellent mutuel­le­ment que c’est le nerf de la guerre. Mais au pre­mier jour du pre­mier mou­ve­ment social de 2023, on entend aus­si d’autres consi­dé­ra­tions plus réjouis­santes mon­ter du cor­tège : « Il faut blo­quer le pays », « Il faut mettre un coup d’ar­rêt à l’é­co­no­mie ». Un jeune homme lance un timide « grève ! blo­cage ! manif sau­vage ! ». On sau­ra plus tard si c’est le tour­nant que pren­dra le rejet d’une réforme hos­tile à celles et ceux qui pour­tant, inlas­sa­ble­ment, se lèvent tôt pour que le pays tourne. Quelques mètres devant, une petite femme aux che­veux gris jette à son amie : « On dirait pas qu’­hier ils disaient qu’on était la pre­mière ligne et les forces vives et tout ça ! » Elle rit. Sur son dos, un gilet jaune per­son­na­li­sé « infir­mière en colère ». [C.]

Marseille, au matin.

« Il manque plein de cama­rades, ceux et celles qui n’ont pas de papiers fran­çais, ne peuvent pas prendre le risque de faire grève. »

Des bus arrivent tôt des plus petites com­munes alen­tour : les agent⋅es de la cen­trale EDF de Martigues, les raf­fi­neurs de Fos-sur-Mer (inté­gra­le­ment en grève), le sec­teur de la métal­lur­gie : tout le monde se retrouve en haut de la Canebière, place des Réformés. Je n’ai jamais vu autant de monde au départ d’une mobi­li­sa­tion à Marseille depuis que j’y habite — quatre ans bien­tôt. Toutes les ban­nières syn­di­cales semblent au ren­dez-vous, sauf Force ouvrière qui suit un autre par­cours. Les lycéen·nes sont encore plus nom­breux et nom­breuses que le mois pré­cé­dent. Ma fille de 14 ans défile avec ses ami·es der­rière un syn­di­cat lycéen. Effectivement, ima­gi­ner leur géné­ra­tion béné­fi­cier de tels acquis sociaux, alors qu’ils et elles se débattent déjà avec les algo­rithmes de la « réus­site » et un monde qui brûle chaque été n’a plus rien d’une évi­dence, et pour­tant c’est à elles et eux — aus­si — qu’il faut s’a­dres­ser et en leur faveur qu’il faut s’im­pli­quer. Ils et elles sont nombreux·ses, radicaux·ales et joyeux·ses, et non encore désespéré·es par les échecs militants.

De mon côté, pour la pre­mière fois, je défile avec un orchestre de per­cus­sions des quar­tiers de Noailles et Belsunce. C’est la pre­mière fois que nous jouons en manif. Que nous jouons en mar­chant au rythme d’une foule si dense. Il manque plein de cama­rades, ceux et celles qui n’ont pas de papiers fran­çais, ne peuvent pas prendre le risque de faire grève. Personne ici ne le sait, mais ce sont nos pre­miers pas de per­cus­sion­nistes dans un cadre pareil et nous y pre­nons goût bien vite ; la joie que pro­cure cette musique quand nous sommes ensemble est com­mu­ni­ca­tive, on en fait l’ex­pé­rience de la plus belle manière. Nos caisses entre les cuisses, les mailloches et baguettes en main, nous jouons près de quatre heures, dirigé·es par deux musi­ciennes qu’i­ci, dans le centre ville de Marseille, beau­coup connaissent pour leur impli­ca­tion dans les asso­cia­tions locales liées à l’en­traide, à l’in­sa­lu­bri­té des loge­ments, à l’ac­com­pa­gne­ment des plus fra­giles, bref : actives dans le maillage de soli­da­ri­tés bien vivantes dans la seconde ville de France. D’ailleurs, nous croi­sons beau­coup de visages connus, impli­qués dans les asso­cia­tions et com­merces de la ville. Nous pas­sons devant un res­tau­rant où j’ai long­temps tra­vaillé ; je cours voir si d’ancien·nes col­lègues s’y trouvent, voir qui fait grève. Le lieu, habi­tuel­le­ment bon­dé, est vide de clients.

[Cyrille Choupas | Ballast]

La marche n’est pas alour­die par la pré­sence de la police ; elle est là — on croise des camions ali­gnés en bloc. Intérieurement : j’ai l’im­pres­sion de me trou­ver dans une mani­fes­ta­tion « à l’an­cienne », c’est-à-dire avant les yeux cre­vés par la police, avant l’é­tat d’ur­gence, avant les atten­tats de 2015, à Paris, à la suite de quoi toutes les mobi­li­sa­tions ont été pré­texte à cas­ta­gner les réfrac­taires. Par-des­sus la lutte sociale qui ras­semble tout le monde en France, par-des­sus le froid et le mis­tral qui souffle ce jour, je sens une joie qui tra­verse la ville. Un truc simple, un truc de gens qui reviennent de loin et appré­cient à nou­veau le goût des petites choses. Je ne sais pas bien si c’est le fait de jouer cette musique à des gré­vistes qui influence cette sen­sa­tion. Car autour de nous : des yeux et des sou­rires. Mais je la sens : la joie de se sen­tir fortes et forts tous ensemble, quelque chose comme ça. Ça fai­sait long­temps. [M.]

Toulouse, 15 heures. Assemblée géné­rale des per­son­nels de l’é­du­ca­tion à la Bourse du travail.

La grande salle de la Bourse du tra­vail a été ouverte pour accueillir les per­son­nels de l’é­du­ca­tion réunis en AG de grève. Les chaises sont vite ins­tal­lées en rond. 2019 est dans toutes les mémoires. Il s’a­git d’es­sayer de remettre en œuvre au plus vite ce qui a fonc­tion­né, comme le tra­vail en com­mis­sion. Ensuite il faut débattre des moda­li­tés pour la suite de la lutte. De l’i­dée de faire deux jour­nées de grève la semaine sui­vante, d’a­bord. Pour certain·es, il faut s’a­li­gner sur les dates pro­po­sées dans le sec­teur de la pétro­chi­mie les jeu­di et ven­dre­di sui­vants. Pour d’autres, il faut attendre celles de l’in­ter­syn­di­cale. Les dis­cus­sions sont enflam­mées mal­gré la fatigue de l’a­près-manif. Participer aux AG prend du temps et demande de l’éner­gie. Mais la mise en place de pro­ces­sus démo­cra­tiques se fait dans la lutte, sans attendre la vic­toire de celle-ci. [A.]

Partout, le soir.

« Par-des­sus la lutte sociale qui ras­semble tout le monde en France, par-des­sus le froid et le mis­tral qui souffle ce jour, je sens une joie qui tra­verse la ville. »

L’intersyndicale natio­nale appelle à une date dix jours plus tard. Stupeur, et sen­ti­ment de décep­tion. L’unité aura été choi­sie au lieu de pri­vi­lé­gier la conti­nui­té de la lutte, au risque de faire retom­ber toute l’éner­gie de cette pre­mière jour­née de mobi­li­sa­tion. L’incompréhension se mêle à un peu dinquié­tude : pro­chaine jour­née de grève et de mani­fes­ta­tion le 31 jan­vier. Pourquoi si loin ?

26 janvier

Toulouse.

L’intersyndicale locale de l’Éducation n’a pas appe­lé à la grève. Malgré tout, des per­son­nels de l’é­du­ca­tion se sont mobi­li­sés. Chez les gré­vistes de ce jour, il y a la convic­tion que sans la mise en pause du tra­vail que per­met la grève, il est dif­fi­cile de s’or­ga­ni­ser. Cette jour­née de grève per­met de trac­ter, tour­ner dans les éta­blis­se­ments sco­laires pour convaincre de la néces­si­té de lut­ter contre le pro­jet de réforme des retraites, par­ti­ci­per à une des assem­blées géné­rales de sec­teur orga­ni­sées dans divers quar­tier, pré­pa­rer les tracts à venir…

[Stéphane Burlot | Ballast]

Un soir.

Les haleines fument dans le froid piquant, la nuit est tom­bée. Un sac-cabas, au fond le seau de colle et le pin­ceau. On tire l’af­fiche du sac à dos, on la déplie d’un geste sec et on la pose sur le mur qu’un cama­rade avait pen­dant ce temps enduit de colle. Une repasse sur le papier, et on s’en va à la recherche d’un nou­vel endroit où col­ler. Les col­lages obligent à regar­der la ville dif­fé­rem­ment, à appré­hen­der ses sur­faces : les cré­pis qui ne retien­dront ni la colle ni le papier, les pein­tures tex­tu­rées volon­tai­re­ment uti­li­sée pour empê­cher l’af­fi­chage non-contrô­lé… Il faut trou­ver des endroits visibles. Heureusement il reste d’é­normes plots de béton en bord de route, ou des pan­neaux d’af­fi­chage près des arrêts de métro. Et les pylônes des rocades en péri­phé­rie de la ville. Coller, c’est se réap­pro­prier le dis­cours dans la ville, mono­po­li­sé par l’af­fiche publi­ci­taire. Comme les trac­tages, les col­lages s’im­posent dans le quo­ti­dien et montrent que la lutte — que les médias essaient de cacher à grands ren­forts de « La mobi­li­sa­tion s’es­souffle », « Les fins de mois dif­fi­ciles feront ren­trer les gens chez eux » — est encore vive. Les affiches tien­dront plu­sieurs jours, les col­lages se répé­te­ront. [A.]

31 janvier

Toulouse, 7 heures.

Rendez-vous a été don­né à l’ap­pel des lycéen·nes pour les sou­te­nir dans le blo­cage de leur éta­blis­se­ment. La pré­sence d’a­dultes per­met de modé­rer les ardeurs du per­son­nel de direc­tion ou d’enseignant·es qui pour­raient être tenté·es de faire pres­sion sur les élèves. Nous sommes un peu en avance. Un vigile sur­veille l’une des entrées avec des membres de l’ad­mi­nis­tra­tion et un ensei­gnant zélé. Les élèves mobilisé·es arrivent par petites grappes. Les jours où le blo­cage est annon­cé, les pou­belles du quar­tier dis­pa­raissent comme par magie et il faut aller en cher­cher bien plus loin. À l’une des entrées de ser­vice, un vieux cana­pé assure un piquet très confor­table. Le pro­vi­seur en appelle à une « démo­cra­tie » dont la défi­ni­tion, toute per­son­nelle, est pour le moins dis­cu­table ; il demande aux lycéen·nes de lais­ser entrer les élèves qui le sou­haitent. Mais il se heurte au dis­cours déjà bien construit d’une jeu­nesse à qui on ne la fait pas : les lycéen·nes sont bien conscient·es de ce qui est en jeu actuel­le­ment. Et puis, comme le fait remar­quer l’une d’elles et eux, où est la démo­cra­tie quand le rec­to­rat envoie ses équipes de sécu­ri­té, sil­houette mas­sive en imper­méable sombre, « qui pour­rait nous mettre une rouste » ? Devant une autre entrée, les élèves jouent des pou­belles pour lais­ser pas­ser leurs cama­rades en BTS et en alter­nance, qui doivent rendre des comptes pour être rémunéré·es et empê­cher les autres d’en­trer. Un sala­rié du rec­to­rat impose habi­le­ment ses direc­tives et invite à prendre les pou­belles de l’é­ta­blis­se­ment, vides, plu­tôt que celle d’une rési­dence voi­sine, pleines. Le ton monte. Un ensei­gnant syn­di­ca­liste demande : « Vous êtes payé pour faire ça ? » L’envoyé du rec­to­rat raille, répond qu’il n’a rien com­pris, qu’il enve­nime les choses. Deux col­lègues en grève arrivent avec du thé et des vien­noi­se­ries. Les élèves pour­suivent leur blo­cage. La ten­sion retombe.

10 heures.

« La grève elle n’est pas qu’économique. Ce qui fait peur au patro­nat et au gou­ver­ne­ment, c’est de voir tous ces gens s’organiser. »

Petit à petit, la place et l’a­ve­nue se rem­plissent et bien­tôt on est au coude à coude tant l’af­fluence est impor­tante. 80 000 per­sonnes appren­dra-t-on en fin de jour­née. Les camion­nettes syn­di­cales déploient sonos et bal­lons, tan­dis que batu­ca­das et fan­fares pré­parent leurs ins­tru­ments. Le soleil fait une appa­ri­tion impré­vue et, sans doute conquis par l’at­mo­sphère déter­mi­née et joyeuse, décide de res­ter. L’ambiance est fami­liale. Il y a beau­coup d’en­fants que leurs parents ont ame­nés, les écoles étant mas­si­ve­ment fer­mées. De nou­veau, pas un flic à l’ho­ri­zon et pas un seul moment de ten­sion. Les grandes cen­trales déploient leurs cor­tèges, rouge de la CGT et de FO, bleu de l’UNSA, blanc des cadres de la CFE-CGC. Et orange de la CFDT, une cou­leur pas­sée presque inaper­çue ces der­nières années dans les grands mou­ve­ments sociaux. À l’ar­rière, plus bor­dé­liques mais ô com­bien plus vivants, les cor­tèges de jeunes enflamment la queue de manif. Il y a les dra­peaux d’Act Up, les ban­de­roles de Révolution Permanente, les groupes affi­ni­taires qui ne défilent der­rière aucun sigle défi­ni mais se res­semblent pour­tant beau­coup. On en pro­fite pour taguer les pan­neaux publi­ci­taires. Deux jeunes filles peignent à la bombe « Élisabeth borne to die » sur l’un d’eux. Les chiffres tombent alors que le cor­tège approche de la fin de son par­cours. Quelques soient les comp­teurs, il y a encore plus de per­sonnes que la der­nière fois. Au XXIe siècle, en France, jamais un gou­ver­ne­ment n’au­ra concen­tré autant de colère contre lui. [A. et R.]

Grenoble, 10 heures 30.

L’AG inter­pro­fes­sion­nelle de Solidaires Isère qui s’est tenue il y a quelques jours était en demi-teinte, avec seule­ment quinze à vingt participant·es. Un mou­ve­ment social, ça s’organise, et les forces vives sem­blaient man­quer. Finalement, la date du 31 jan­vier nous a don­né un peu de temps : ce n’est pas mal­ve­nu. Je repense aux dis­cus­sions qui y ont eu lieu, notam­ment sur l’ex­pres­sion de « sec­teurs stra­té­giques ». F., un syn­di­ca­liste Sud-PTT, contes­tait la notion même : « La grève elle n’est pas qu’économique. Ce qui fait peur au patro­nat et au gou­ver­ne­ment, c’est de voir tous ces gens s’organiser. »

Dans le week-end, j’ai lu Grèves et joie pure de Simone Weil. Certains pas­sages frappent par leur jus­tesse et leur puissance :

Il s’agit, après avoir tou­jours plié, tout subi, tout encais­sé en silence pen­dant des mois et des années, d’oser enfin se redres­ser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sen­tir des hommes, pen­dant quelques jours. Indépendamment des reven­di­ca­tions, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.

On ne veut pas se lais­ser rou­ler, être pris pour des imbé­ciles. Après avoir pas­si­ve­ment exé­cu­té tant et tant d’ordres, c’est trop bon de pou­voir enfin pour une fois en don­ner à ceux mêmes de qui on les rece­vait. Mais le meilleur de tout, c’est de se sen­tir tel­le­ment des frères…

Je retrouve deux col­lègues du bou­lot. Au moins trois à faire grève sur une cen­taine dans la boîte (en fait quatre, comme je l’ap­pren­drai plus tard) : le chiffre peut paraître déri­soire, mais pour moi il donne de l’es­poir, celui de sor­tir de l’a­pa­thie ce milieu d’ingénieur·es qui se pré­oc­cupent davan­tage de leur nou­velle mai­son que de leurs droits sociaux.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Le cor­tège se lance, plus grand que lors du 19 jan­vier. Quelques rayons de soleil percent les nuages. Entre des salarié·es d’Enedis, quelques pétards éclatent. Plus loin, une batu­ca­da donne le tem­po. L’odeur des fumi­gènes enva­hit la rue en même temps qu’un panache rose, peu avant l’ar­ri­vée à l’an­neau de vitesse. Les prises de parole s’en­chaînent et se ter­minent par celles des livreurs à vélo de la ville, qui ont récem­ment mon­té une sec­tion syn­di­cale CGT pour faire face aux pré­da­teurs du capi­ta­lisme de pla­te­forme. Un moment fort, qui rap­pelle que si le syn­di­ca­lisme ne peut pas tout, il reste un pre­mier pas indis­pen­sable pour s’or­ga­ni­ser et se défendre col­lec­ti­ve­ment. [M.]

Le Puy-en-Velay, même heure.

Douze jours plus tard, le point de ren­dez-vous n’a pas chan­gé, et, cette fois, les bar­rières de métal des­ti­nées à arrê­ter les voi­tures ont été pla­cées bien en amont du ras­sem­ble­ment. Le mes­sage est pas­sé : le mou­ve­ment prend de l’es­pace, agrège les tra­vailleurs et tra­vailleuses. 11 000 per­sonnes ont répon­du à l’ap­pel — c’est plus de la moi­tié de la popu­la­tion de la ville. La phy­sio­no­mie du cor­tège a chan­gé : le rouge et blanc de FO rem­place le rouge et jaune de la CGT. Mais sur­tout, discret·es, des lycéen·nes se sont greffé·es au cor­tège. Certain·es défilent en petits groupes de jeunes, d’autres aux côtés de leurs profs, rassemblé·es sous une immense ban­nière, qui accueille tout le monde (« FO, CGT, SUD et non-syndiqué·es du lycée Simone Weil », dit-elle).

« Si on n’est pas écou­tés, pas res­pec­tés, ça va mal se mettre, ça va dégou­piller, c’est ce qui va se pas­ser. »

La moyenne d’âge de la foule a consi­dé­ra­ble­ment bais­sé et le phé­no­mène a de quoi ras­su­rer : « Bien sûr qu’on doit être là, nous aus­si, les jeunes. C’est sûr que, d’i­ci à notre retraite, le sys­tème il va bou­ger beau­coup, mais on doit quand même dire ce qu’on ne tolère pas. On ne peut pas res­ter sans rien dire. ça n’a aucun sens d’al­ler au lycée pour ce qu’ils nous pro­mettent. » D’autres ren­ché­rissent : ils et elles ont des parents, des ami·es, qui « bossent » sans en voir la fin, qui attendent la retraite comme une sorte de « déli­vrance », « cassé·es ». On me dit : « Au lycée Simone Weil, on a la chance d’a­voir de bonnes condi­tions de tra­vail […] mais quand on voit les col­lègues du pre­mier degré1, qui enseignent à des touts petits, ils sont cas­sés. Il faut qu’ils puissent conti­nuer à par­tir à 62 ans sans décote. »

Solidarité aus­si de la part de celles et ceux que la retraite ne concerne pas, ne concerne plus. On me dit : « Moi je suis déjà presque à la retraite, mais je peux pas lais­ser pas­ser ça. Ma fille, elle va arri­ver sur le mar­ché du tra­vail plus tard que moi, et il fau­dra qu’elle fasse qua­rante-trois annui­tés ? Mais elle va par­tir à quel âge ? Et si elle a des enfants ? C’est pas pos­sible… L’argent, il est ailleurs, ce n’est pas à ceux qui bossent déjà beau­coup trop de finan­cer leur défi­cit. » Solidarité, donc. Et puis un autre maître-mot : « péni­bi­li­té ». Dans la bouche et dans les lois des légis­la­teurs, tout se passe comme si tous les métiers se valaient. Celles et ceux qui mani­festent aujourd’­hui, notam­ment en blouse blanche ou tenue de chan­tier, tiennent à rap­pe­ler com­bien le tra­vail pèse sur les corps. Les AESH2 ren­con­trées, qui mettent toute leur éner­gie dans une autre bataille — rendre l’é­cole acces­sible aux élèves en situa­tion de han­di­cap, quand celle-ci s’en­tête à tou­jours moins de moyens, tou­jours moins d’in­clu­si­vi­té et tou­jours plus d’é­li­tisme — le rap­pellent : elles ne sont pas consi­dé­rées comme des fonc­tion­naires et « bossent pour 800 euros par mois ». Un ouvrier pape­tier pré­cise son rythme de tra­vail : « Nous on tra­vaille en 2/8, ça veut dire qu’on se lève à 3 heures du matin parce qu’on attaque à 4. » Même régime chez les employé·es du groupe Casino : « On com­mence à 5 heures, pour de la mise en rayon, du tra­vail de force. » Le per­son­nel de la mai­son de retraite de la petite agglo­mé­ra­tion n’est pas en reste : une jeune fille tout juste diplô­mée explique com­ment elle lève les per­sonnes âgées pour les aider à se laver, à s’ha­biller, com­ment elle pousse toute la jour­née les fau­teuils rou­lants. Et pour tout le monde ce même constat : on n’i­ra pas jus­qu’à 64 ans comme ça. Les anec­dotes indi­vi­duelles se mul­ti­plient à mesure qu’on les réclame. Et le fos­sé se creuse entre celles et ceux qui tra­vaillent et celles et ceux qui décident : « Bien sûr qu’on peut par­tir à 70 ans, quand on est séna­teur ! », iro­nise l’un des employés de Casino. Avant de pro­mettre : « Si on n’est pas écou­tés, pas res­pec­tés, ça va mal se mettre, ça va dégou­piller, c’est ce qui va se pas­ser. »

[Maya Mihindou | Ballast]

Le cor­tège s’im­mo­bi­lise à nou­veau devant la pré­fec­ture : des lycéen·nes esca­ladent la fon­taine Crozatier en son centre et font grim­per la ban­de­role des ouvriers pape­tiers pour l’é­tendre face à l’ad­mi­nis­tra­tion. L’image est forte, les travailleur·euses et ceux, et celles qui le seraient bien­tôt, com­plices. En arrière-fond, le camion de la CGT a don­né le ton, « Liberté3 » tourne en boucle dans le caisson :

Si faux, vos dis­cours sont si faux
Ouais, si faux, qu’on a fini par s’y faire
Mais c’est fini, le verre est plein
En bas, ils crient, entends-tu leurs voix
La voix d’ces familles, pleine de chagrin
La voix qui prie pour un meilleur destin

Et un pont qui se jette entre les mou­ve­ments sociaux qui grondent de part et d’autres de la Méditerranée. [C.]

Toulouse, quelques jours plus tard.

Dans l’at­tente de la pro­chaine date de mobi­li­sa­tion natio­nale, il est impor­tant de mon­trer que la lutte est bien vivante. Comme dans beau­coup d’autres villes, une marche aux flam­beaux est orga­ni­sée dans la ville, à l’i­ni­tia­tive de l’Union syn­di­cale Solidaires, à laquelle se joint ensuite la FSU. Alors que la nuit tombe, les torches sont dis­tri­buées et peu à peu les flammes par­sèment un cor­tège qui ras­semble pas loin d’un mil­lier de per­sonnes. À l’a­vant, une batu­ca­da fait bou­ger les corps tan­dis qu’à l’ar­rière des groupes auto­nomes tirent quelques feux d’ar­ti­fice en l’air. Les flam­beaux font des sou­rires, on repart pleins d’éner­gie, on va conti­nuer. [A.]


Quelques extraits sonores des dis­cus­sions menées au Puy-en-Velay, le 31 jan­vier 2023 :


[lire le second volet : « Vous allez ache­ver ma mère, cre­vards de merde »]


Photographies de ban­nière et de vignette : Maya Mihindou


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  1. Enseignement en mater­nelle et pri­maire.
  2. Accompagnant·es d’é­lève en situa­tion de han­di­cap.
  3. Chanson de Soolking, sor­tie en 2019, en même temps que les mani­fes­ta­tions de la jeu­nesse algé­rienne.

REBONDS

☰ Lire la carte blanche de Sandra Lucbert « Le monde à l’en­droit » , février 2023
☰ Lire notre article « Une nuit à l’Odéon occu­pé », Mélanie Simon-Franza, mars 2021
☰ Lire notre article « Contre le mal de vivre : quand la Meuse se rebiffe », Djibril Maïga et Elias Boisjean, février 2021
☰ Lire notre entre­tien avec Bernard Friot : « Revenu de base ou salaire à vie ? », février 2021
☰ Lire notre article « Le mythe des 42 régimes spé­ciaux », Gaston Sardon, décembre 2019
☰ Lire notre article « Gilets jaunes : car­net d’un sou­lè­ve­ment », décembre 2018


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Ballast

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