Soyons ce peuple qui manque


Texte inédit pour le site de Ballast

Les pires choses ont une fin, et celle de la cam­pagne pré­si­den­tielle ne se paie pas, ou si peu, le luxe du sou­la­ge­ment : seule­ment du sur­sis — il ne tient qu’aux têtes dures de trans­for­mer ce répit en offen­sive. C’est d’ailleurs l’ob­jet du pré­sent texte aux allures de mani­feste : revi­vi­fier la démo­cra­tie, ancrer l’é­man­ci­pa­tion, réveiller l’i­ma­gi­naire, fabri­quer des socia­listes, renouer pra­tique et pen­sée, bref, écrit l’au­teur, ces­ser de « pétrir la matière poli­tique qu’à seules dates fixes ». ☰ Par Thomas Moreau


Pléthore sont les spé­cia­listes1 à avoir émis, depuis bien long­temps, l’a­vis de décès du carac­tère démo­cra­tique de nos socié­tés libé­rales et repré­sen­ta­tives — ces repré­sen­tants qu’Étienne de La Boétie qua­li­fiait déjà de « mange peuple ». Cette démo­cra­tie n’est qu’un hochet fré­né­ti­que­ment secoué par la bour­geoi­sie répu­bli­caine afin d’as­seoir et de per­pé­tuer sa domi­na­tion éco­no­mique, poli­tique, sociale et cultu­relle sur les dému­nis. La récente élec­tion lève, une fois de plus, le rideau sur la nature post-démo­cra­tique de nos ins­ti­tu­tions : le vrai vain­queur est l’abs­ten­tion — 21,8 % des ins­crits (aux­quels il faut ajou­ter envi­ron 10 % de non ins­crits) au pre­mier tour ; 18,02 au second. Ces contemp­teurs du vote pro­viennent pour la plu­part des quar­tiers popu­laires, de la classe ouvrière et employée. Une démo­cra­tie post-démo­cra­tique ? Oui, car les droits juri­diques élé­men­taires, déjà mal­me­nés par l’État et ses dépo­si­taires, risquent de pâtir plus encore, nou­veau man­dat oblige. Le régime Hollande a don­né le la — état d’ur­gence conti­nuel­le­ment pro­lon­gé et mise en place de nou­veaux outils pénaux et admi­nis­tra­tifs —, qu’il suf­fi­ra d’é­tendre pour enca­drer de plus belle les popu­la­tions (la répres­sion dans les quar­tiers popu­laires et lors des mani­fes­ta­tions contre la loi Travail indiquent le che­min). Signe des temps pré­sents : Macron a annon­cé publi­que­ment qu’il allait gou­ver­ner par ordon­nances. Le carac­tère inéga­li­taire du débat ou de l’es­pace dit « public » est inté­gré : le CSA a ain­si jugé que l’é­ga­li­té stricte com­men­çait deux semaines avant le pre­mier tour et que le temps de parole devait, en amont, être jau­gé sur le seul prin­cipe de l’é­qui­té (son com­mu­ni­qué ne cache pas les inéga­li­tés de temps de parole, patentes, ni son échec dans sa mis­sion d’ar­bitre). Il a suf­fi d’un ouvrier — par­tout moqué — pour déchi­rer, le temps d’un live, l’entre-soi des belles per­sonnes. Emmanuel Macron a béné­fi­cié de l’a­li­gne­ment des pla­nètes de l’o­li­gar­chie : sa légi­ti­mi­té n’est que peau de lapin, l’ho­no­rant même du titre de pré­sident le moins bien élu de la Ve République.

Revivifier la démocratie

Il n’est pas ques­tion de dimi­nuer le signi­fiant démo­cra­tique ; il s’a­git de lui don­ner une sub­stance, et non une forme, à même d’in­duire une pra­tique active et régu­lière. Le peuple ne sau­rait se plaindre d’être repré­sen­té s’il consent au prin­cipe repré­sen­ta­tif ou borne son propre rôle à quelque vote épi­so­dique. Sa par­ti­ci­pa­tion à la vie de la Cité est un préa­lable au sta­tut plein et entier de citoyen — ce que l’on nomme « pro­ta­go­nisme » en Amérique latine. Pour ce faire, une démo­cra­tie revi­vi­fiée dépend de trois champs, à labou­rer avec atten­tion : la struc­ture orga­ni­sa­tion­nelle, le pro­ces­sus démo­cra­tique et l’im­pli­ca­tion du citoyen. Comme toute struc­ture, une orga­ni­sa­tion fabrique de la hié­rar­chie et du pou­voir — des moyens simples per­mettent de les san­gler : le man­dat impé­ra­tif, la démo­cra­tie directe, la rota­tion des man­dats, l’abolition de la dif­fé­ren­cia­tion entre tâches manuelles et intel­lec­tuelles, un droit de prio­ri­té de parole aux mino­ri­tés… Une démo­cra­tie vivi­fiée se doit de suivre un pro­ces­sus long, dans lequel la parole est dis­tri­buée en éga­li­té comme en équi­té : les femmes, les raci­sés et les moins dotés en divers capi­taux doivent être prio­ri­taires dans l’at­tri­bu­tion de la parole, sans tou­te­fois les y contraindre. La démo­cra­tie est le dis­sen­sus — le réfé­ren­dum de 2005 fut en cela exem­plaire, au regard de la durée et de la qua­li­té des échanges orga­ni­sés par les citoyens eux-mêmes : il per­mit d’im­pli­quer en édu­quant, par le ques­tion­ne­ment col­lec­tif. L’organisation a ten­dance à tuer le non-simi­laire, le ques­tion­neur, le pas de côté, quand ces élé­ments forment l’en­semble des touches qui brossent le por­trait d’un intel­lec­tuel col­lec­tif se nour­ris­sant des sin­gu­la­ri­tés. Mettre un bul­le­tin dans une urne ne consiste pas à voter pour tel ou tel can­di­dat de quelque émis­sion de télé-cro­chet musi­cal. Ne pétrir la matière poli­tique qu’à seules dates fixes, c’est prendre le risque de trop étreindre, donc de mal embras­ser. Un citoyen entier ne se pose pas la ques­tion de sa capa­ci­té d’a­gir ou de peser ; il fait. L’économiste et fon­da­teur de Socialisme ou BarbarieCornélius Castoriadis, avait déjà repé­ré les signes d’une bar­ba­rie soft à venir : « Il n’y a pas seule­ment la dila­pi­da­tion inver­sible du milieu et des res­sources non rem­pla­çables. Il y a aus­si la des­truc­tion anthro­po­lo­gique des êtres-humains trans­for­més en bêtes pro­duc­trices et consom­ma­trices, en zap­peurs abru­tis2»

Le ventre mou de la classe moyenne

Le pro­lé­ta­riat — enten­du comme la classe sociale oppo­sée à la classe capi­ta­liste — ne cesse de se diver­si­fier, sans néan­moins avoir conscience de sa force : son rem­pla­ce­ment par le « pré­ca­riat » le situe dans un rap­port de sou­mis­sion alors qu’il est le pro­duc­teur de richesse. Son salaire ne cor­res­pond, en valeur abso­lue, qu’à quelques heures par jour sur la tota­li­té du mois : le reste est cap­té par un patron et les pro­fes­sions d’en­ca­dre­ment qui pan­touflent dans des bull­shit jobs3. Prestidigitateur sans pareil, le capi­tal cache cet état de fait en s’at­ta­quant à la construc­tion même de nos indi­vi­dua­li­tés. Par la mar­chan­di­sa­tion du monde, des êtres et des choses, le capi­tal est par­ve­nu à effec­tuer la jonc­tion entre une fabrique égo­tique du moi et l’intégration d’un ordo-libé­ra­lisme fai­sant de l’individu le seul res­pon­sable de sa réus­site ou de sa déchéance sociale. Ce pres­ti­di­gi­ta­teur joue sur le désir d’appartenance à la classe moyenne — ce ventre mou vers lequel tout le monde se pro­jet­te­rait sans vrai­ment en être. Le tour de magie consiste à déve­lop­per des modes de consom­ma­tions au rabais, res­sem­blant de loin à celui des classes supé­rieures : le Club Med était une forme de tou­risme de nan­tis camou­flés sous les hardes de la consom­ma­tion de masse ; Uber est un ser­vice de taxi réa­li­sé par des défa­vo­ri­sés ; Airbnb trans­forme votre espace le plus intime en hôtel… Ce ne sont plus des ser­vices mais un rang social appa­rent dési­rable, car vou­lu par une sup­po­sée majo­ri­té de per­sonnes : la der­nière décen­nie se plut à mul­ti­plier les besoins super­flus. Cette pro­messe, ce sous-texte, se déploie de la publi­ci­té à la pro­messe-sésame cachée du nou­veau pré­sident à ses vaillants élec­teurs. La décon­nexion entre le tra­vail et la consom­ma­tion s’a­vère de plus en plus pré­gnante : le reve­nu uni­ver­sel, por­té par Hamon, en consti­tue la tra­duc­tion électorale.

Le ressentiment social, le bluff ou l’émancipation

Cette mar­chan­di­sa­tion du monde se retrouve dans la vota­tion, deve­nue acte de consom­ma­tion élec­to­rale. Lors des élec­tions, les domi­nants de tout poil ont, par leur bul­le­tin, comme réflexe pre­mier de maxi­mi­ser leur rente et leurs divers capi­taux : la messe est dite. Les masses déshé­ri­tées peuvent se tour­ner vers des par­tis du res­sen­ti­ment social, sou­vent orien­té contre des indi­vi­dus, eux aus­si vul­né­rables, et non contre les struc­tures mêmes de l’ordre éco­no­mique domi­nant. Les popu­la­tions fra­gi­li­sées peuvent faire le choix de l’abs­ten­tion — ce qu’elles font majo­ri­tai­re­ment —, par las­si­tude, par dés­in­té­rêt ou par rejet d’un sys­tème ins­ti­tu­tion­nel et poli­tique qui, d’al­ter­nance en alter­nance, ne change rien, sinon la cou­leur de ses cra­vates. Dans les anciennes cita­delles ouvrières — les fameuses « ban­lieues rouges » —, elles main­tiennent cepen­dant quelque hori­zon éman­ci­pa­teur — a mini­ma (France insou­mise), ou plus radi­ca­le­ment (NPA, LO). Enfin, elles peuvent céder à la séduc­tion du mythe du self-made-man, fort des slo­gans bruyants de l’au­to-entre­pre­neu­riat (En marche ! en est le paran­gon). Contrer, ne serait-ce que par­tiel­le­ment, le sac­cage de nos conquis sociaux — par un Macron, une Le Pen ou un Fillon — tenait, au pre­mier tour, de la toi­lette mini­male. Gardons-nous de féti­chi­ser l’urne : c’est même le moindre moyen de trans­for­ma­tion sociale, par les temps qui courent. Bien plus qu’une vaste recom­po­si­tion par­ti­sane et poli­ti­cienne (tou­jours trop inté­grée au sys­tème et sans grands effets maté­riels chez les gens ordi­naires), il importe de recréer, sans délai, un ima­gi­naire capable de révé­ler notre force collective.

Insuffler un autre imaginaire 

La cri­tique n’au­ra bien­tôt plus d’in­té­rêt — nous hési­tons même à recou­rir au pré­sent. De siècle en siècle, les textes s’ac­cu­mulent et les théo­ri­ciens théo­risent. La lutte contre le capi­ta­lisme ne sau­rait se bor­ner à quelque invo­ca­tion : elle se fait dans la tête, dans nos modes d’êtres, d’é­chan­ger et de consom­mer. Cela passe par le fait de (se) déga­ger du temps, en cette ère d’ac­cé­lé­ra­tion constante du quo­ti­dien, puis de (se) don­ner les moyens d’être enfin citoyen. L’heure de cette idée est venue, cha­cun le sait, le sent : elle flotte dans l’air. Déjà plus que pal­pable lors du 15‑M, d’Occupy Wall Street ou de Nuit debout, la ques­tion démo­cra­tique fut un thème majeur, bien qu’in­trin­sè­que­ment biai­sé, de la der­nière cam­pagne. Déjà effec­tives, au quo­ti­dien, chez les anar­chistes, les conseillistes et les com­mu­nistes liber­taires, cette pra­tique éman­ci­pa­trice de la démo­cra­tie assure la récon­ci­lia­tion entre indi­vi­du (désor­mais capable dans la Cité) et sou­ci du com­mun — il aide, en sus, à croi­ser pra­tiques et théo­ries. C’est sur la base des mou­ve­ments sociaux exis­tants que doit s’opérer cette démo­cra­ti­sa­tion des struc­tures du pou­voir afin de contrer l’ensemble des hié­rar­chies ins­ti­tu­tion­nelles à l’œuvre à tous les niveaux ter­ri­to­riaux (local, régio­nal, natio­nal, extra-natio­nal), et ce dans tous les domaines. Cette prise de conscience de la force des col­lec­tifs et des com­muns est un agent de trans­for­ma­tion éga­le­ment indi­vi­duel : il char­rie des modes de vie à impacts sociaux — citons, entre cent, ces formes d’auto-limitation volon­taire et d’augmentation des liens et des formes de soli­da­ri­tés et de socia­bi­li­tés (le convi­via­lisme comme éthique de vie). La créa­tion de nou­veaux ima­gi­naires passe aus­si par l’é­la­bo­ra­tion de cadres per­met­tant au citoyen d’ac­qué­rir un pou­voir sur (la domi­na­tion, l’ex­ploi­ta­tion, l’ex­clu­sion…), un pou­voir de faire (d’ac­tion), un pou­voir avec (dans la diver­si­té des com­po­santes) et un pou­voir dedans (dans un groupe qui dimi­nue les effets de pouvoir).

L’idée socialiste en quête de relais

Autres temps, autres lieux, mais la mili­tante liber­taire Lucy Parsons avait déjà sai­si les man­que­ments du tout-urne : « N’allez pas croire que les riches vous auto­risent un jour à leur ôter leur richesse par les urnes. » L’aspect spec­ta­cu­lai­re­ment ridi­cule de la der­nière séquence élec­to­rale démontre com­bien cette seule voie tient de l’im­passe. Il est temps de remettre en cause le féti­chisme, hégé­mo­nique, au sein de la gauche, du pro­ces­sus élec­tif, per­çu comme hori­zon légi­time. Si Podemos s’af­fiche en perte de vitesse, c’est en par­tie qu’il a tour­né le dos aux luttes. Le conti­nuum entre enga­ge­ment par­ti­san et les com­bats de ter­rain n’existe plus, ou devient l’exception, alors que c’est leur mise en dia­lec­tique qui per­mit jus­te­ment d’ar­ra­cher des vic­toires sur l’or­ga­ni­sa­tion capi­ta­liste de nos socié­tés : le Front popu­laire, le pro­gramme du Conseil natio­nal… Le règne de la sépa­ra­tion orga­ni­sée entre les mou­ve­ments sociaux et les orga­ni­sa­tions poli­tiques char­rie défaites sur défaites. Sous confi­gu­ra­tion capi­ta­liste, l’or­ga­ni­sa­tion des forces éco­no­miques et des êtres s’é­ta­blit par le haut, après conquête de l’ap­pa­reil d’État via des for­ma­tions par­ti­daires. Un bloc idéo­lo­gique nous fait défaut. Ses relais aussi.

Fabriquer des socialistes

Coup d’œil dans le rétro­vi­seur. Nos aïeux pos­sé­daient sou­vent de mul­tiples cas­quettes. La CGT des pre­mières heures était en par­tie anar­chiste et ses mili­tants ani­maient des bourses du tra­vail à valeur d’é­coles théo­riques, pra­tiques et idéo­lo­giques de conscien­ti­sa­tion et d’actions. Le mili­tant PCF de l’immédiat après-guerre était sou­vent syn­di­ca­liste CGT. En reven­di­quant une neu­tra­li­té poli­tique au nom de la Charte d’Amiens, la CGT s’ex­tirpe des logiques poli­ti­ciennes mais elle aurait tort de les lais­ser aux uniques appa­reils par­ti­sans (notam­ment pour évi­ter de voir ses membres embras­ser le dis­cours du Front natio­nal ou affi­cher des com­por­te­ments contraires aux valeurs dudit syn­di­cat). Notre inca­pa­ci­té à nous orga­ni­ser dans plu­sieurs sphères, par trop imper­méables, jus­ti­fie notre fai­blesse : on peut mul­ti­plier les décla­ra­tions sur le manque de conscience des classes popu­laires acquises à l’au­to-entre­pre­neu­riat ou sur la classe sala­riée non-abs­ten­tion­niste, qui ver­rait dans le voi­sin immi­gré l’ennemi, mais ce n’est que la tra­duc­tion d’une dilu­tion, voire d’une dis­pa­ri­tion des rap­ports de force et d’exploitation dans nos socié­tés. George Orwell énon­çait dans les années 1930 : « Les socia­listes ont assez per­du de temps à prê­cher des conver­tis. Il s’agit pour eux, à pré­sent, de fabri­quer des socia­listes, et vite. » Impératif pareille­ment impérieux.

À quand un intellectuel collectif et organique ? 

Une contre-culture se forme actuel­le­ment dans les sphères intel­lec­tuelles — des revues4, des chaînes YouTube5, des entre­tiens fil­més6 ou encore des émis­sions radio7. Elle ne par­vient que fort peu à entrer en réso­nance avec l’or­di­naire ou la colère des classes popu­laires. Ces « gise­ments cultu­rels », tels qu’é­vo­qués par Castoriadis, tournent le plus sou­vent en cir­cuit fer­mé. Si l’intellectuel tra­di­tion­nel existe et squatte pla­teaux et tri­bunes jour­na­lis­tiques, l’organique — lié au peuple — est par­ti à la pêche avec les abs­ten­tion­nistes. Ce ne sont pour­tant pas les cadres de luttes qui manquent, qu’ils soient citoyens, asso­cia­tifs, mutua­listes, coopé­ra­tifs, d’en­traides, syn­di­caux, d’organisations poli­tiques non-par­ti­sanes (AMAP, SEL, mon­naies locales…). Les adeptes du raf­fi­ne­ment ana­ly­tique peuvent invo­quer les totems de la réi­fi­ca­tion, de l’aliénation ou du féti­chisme, mais allons à l’es­sen­tiel : c’est la sujé­tion, dans son injonc­tion à l’u­na­ni­misme et à l’u­ni­ci­té, qu’il s’a­git de détruire dès lors qu’elle pointe le bout de son nez. Les moyens dif­fèrent. Mais l’é­tin­celle est la conscience d’ap­par­te­nir à une classe : cette conscience garan­tit la liai­son entre praxis et théo­rie, être et conscience, auto­no­mie indi­vi­duelle et sociale — autant d’élé­ments à réunir pour retrou­ver notre force agis­sante col­lec­tive. L’intendance sui­vra. La conseilliste Rosa Luxemburg nous dres­sait la voie en décla­rant qu’un pro­lé­ta­riat en lutte se dote spon­ta­né­ment de l’or­ga­ni­sa­tion dont il a besoin. Pour s’en convaincre, il suf­fit d’ob­ser­ver les chauf­feurs Uber : ils se consti­tuèrent in fine en syn­di­cat, emboî­tant le pas aux livreurs Deliveroo. Ces der­niers — auto-entre­pre­neurs, sala­riés de fait mais sans les garan­ties mini­males d’un tra­vailleur — s’or­ga­nisent, se syn­diquent, rejoignent les cor­tèges de tête des der­nières mani­fes­ta­tions. Une frac­tion de la CGT (la Filière Traitement des Déchets Nettoiement Eau Égouts Assainissement) arbore à Paris les cou­leurs rouge et noire. Ce sont ces franges — où l’ex­ploi­ta­tion est la plus impla­cable et le tra­vail le plus ingrat — qui redonnent de la com­ba­ti­vi­té au mou­ve­ment syn­di­cal : ils sont à suivre dans la séquence qui vient. À l’ins­tar des iden­ti­tés, les luttes se croisent, s’entre-croisent, se mélangent, se super­posent, bref, nous fer­ti­lisent en dépit des dis­sen­sions et des points de départ res­pec­tifs. Le capi­ta­lisme s’est mué en fait social total : la lutte doit riva­li­ser d’am­bi­tion — l’ex­ploi­ta­tion dans les rap­ports de pro­duc­tion, bien sûr, mais aus­si le patriar­cat, le racisme, le sexisme, l’ho­mo­pho­bie, le vali­disme ou encore l’ex­ploi­ta­tion animale.

Une sphère militante qui tend la main

Prenons soin d’é­vi­ter la créa­tion d’un mar­qui­sat de la lutte — recherche per­pé­tuelle du plus pur vécu, concours de qui pisse le plus loin, registre sacri­fi­ciel. Le mili­tant, tout à son sin­cère dévoue­ment à ses idées, oublie par­fois que son rôle n’est pas de s’im­po­ser mais d’ac­com­pa­gner la marche popu­laire, de l’ai­gui­ser, de la ravi­tailler. Les trom­pettes de la radi­ca­li­té rebutent : au mieux sans effets, au pire risibles. Si les mili­tants peuvent anti­ci­per la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment réel de mobi­li­sa­tion, jamais ils ne doivent cher­cher à le diri­ger : l’hu­mi­li­té est le socle de tout enga­ge­ment acti­viste. Il faut savoir créer le désir, sus­ci­ter des affects de joie ; s’impliquer dans les cadres mili­tants n’est pas tou­jours chose aisée, notam­ment pour les moins dotés en capi­taux éco­no­miques, sociaux, cultu­rels, cog­ni­tifs… La créa­tion de Nuit debout, autour de la contes­ta­tion de « la loi Travail et son monde », per­mit, mal­gré l’ab­sence remar­quée d’une ban­lieue ne se mobi­li­sant pas pour la défense d’un sala­riat dont elle est exclue, une cer­taine diver­si­té des pro­fils sociaux et la ren­contre, à défaut d’un rap­pro­che­ment sur la durée, de tra­di­tions et de struc­tures poli­tiques diverses. Une esquisse à enforcir.

S’engager pour grandir et faire grandir ce peuple qui manque

Ces lieux d’en­ga­ge­ment per­mettent de rem­plir des vies sou­vent alié­nées par le tra­vail ou vidées par l’organisation de celui-ci : don­ner un sens poli­tique à sa vie, c’est tour­ner le dos à l’ère du vide, c’est se réap­pro­prier en tant qu’être entier capable de faire. Le vide est plein de renon­ce­ments — s’impliquer dans une forme ou une autre d’activité mili­tante, c’est com­men­cer à construire des moments ou des espaces d’émancipation lorsque l’on tra­vaille, lorsque l’on se trouve dans son quar­tier, lorsque l’on se détend ; c’est redon­ner de la den­si­té à l’espace, une pesan­teur au temps, quand tout, par­tout, « se liqué­fie ». Des formes de pro­jec­tion et de conser­va­tion sont à façon­ner par une pra­tique en conti­nu. Face aux périls éco­no­miques et auto­ri­taires, il s’a­git de faire bloc pour en créer un autre, en l’é­tat de conqué­rir plus d’é­ga­li­té et de jus­tice sociale. Ce bloc ne peut mar­cher que sur deux jambes : la lutte sociale et la bataille poli­tique. Face à Emmanuel Macron, il est plus que temps de le consti­tuer. Pourquoi res­ter dans le cha­cun chez soi quand il y a tant de châ­teaux à raser ensemble ? Soyons ce peuple qui manque, dans toutes ses tex­tures, pour nous libé­rer de toutes les formes d’exploitation d’un être vivant sur un autre. Construisons-le pas à pas comme sujet col­lec­tif ; il ne sera jamais que le fruit d’un pro­ces­sus poli­tique d’é­la­bo­ra­tion, par-delà le seul et trop sim­pliste « eux » contre « nous ». Devenons nos propres maîtres et fai­sons faux bond à nos sec­ta­rismes — luttes et orga­ni­sa­tions poli­tiques, théo­ries et pra­tiques, être et conscience ont tout à gagner à savoir se par­ler et gran­dir ensemble.


image_pdf
  1. Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, Francis Dupuis-Déri.[]
  2. « L’écologie contre les mar­chands », dans Une Société à la dérive, Seuil, Paris, 2005, p. 237.[]
  3. Ces « bou­lots de merde », tels que défi­nis par David Graeber.[]
  4. Multitudes, Contretemps, Les uto­piques, Le Crieur, Regards, Frustration, Lava, Période[]
  5. Usul, Le fil d’ac­tu, Osons cau­ser[]
  6. Hors-Série.[]
  7. Sortir du capi­ta­lisme.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Jacques Rancière : « Le peuple est une construc­tion », mai 2017
☰ Lire le texte d’Errico Malatesta « Au diable les élec­tions » (Memento), avril 2017
☰ Lire la tri­bune « Alliance élec­to­rale ou chan­ge­ment de socié­té ? », Un Projet de Décroissance, février 2017
☰ Lire notre article « L’émancipation comme pro­jet poli­tique », Julien Chanet, novembre 2016
☰ Lire notre article « L’abstention ou l’agonie démo­cra­tique », Pierre-Louis Poyau, novembre 2016
☰ Lire notre article « Trump — Ne pleu­rez pas, orga­ni­sez-vous ! », Richard Greeman, novembre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Besancenot : « Le récit natio­nal est une impos­ture », octobre 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Hervé Kempf : « On redé­couvre ce qu’est la poli­tique », juillet 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », jan­vier 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Paul Ariès : « La poli­tique des grandes ques­tions abs­traites, c’est celle des domi­nants », mars 2015
☰ Lire le texte inédit de Daniel Bensaïd « Du pou­voir et de l’État », avril 2015

Thomas Moreau

Révolté nourri aux mamelles de la liberté et de l'égalité. Milite pour une pratique communiste libertaire et pour un collectif libérateur.

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.