Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre histoire »


Entretien inédit pour le site de Ballast

L’anthropologue amé­ri­cain David Graeber n’en finit pas d’a­van­cer que le Rojava « pour­rait deve­nir un exemple pour le monde ». Nous serons sans doute plus modestes : ce ter­ri­toire majo­ri­tai­re­ment kurde au nord de la Syrie a de quoi ravir, rai­son gar­dée. Mettre en place l’au­to­ges­tion à l’é­chelle de notre bien modeste revue relève déjà d’une dif­fi­cul­té qua­si insur­mon­table ; on ne sau­rait croire un seul ins­tant qu’il puisse exis­ter, en pleine guerre, un quel­conque Éden de l’ho­ri­zon­ta­li­té liber­taire (le géo­po­li­to­logue Gérard Chaliand avance à rai­son que le Rojava se montre « remar­quable » dans sa lutte contre Daech, « rude dis­ci­pline » du Parti aidant). Nous retrou­vons, pour en par­ler, le jour­na­liste indé­pen­dant belge Chris Den Hond dans un café. Il par­court la pla­nète, dési­reux d’ap­prendre des révo­lu­tions qui s’y mènent pour nous aider à les mieux sai­sir ensuite — de Cuba au Nicaragua san­di­niste en pas­sant par les prin­temps arabes. C’est presque natu­rel­le­ment que ses repor­tages le conduisent, depuis plus de vingt ans, sur les routes du Kurdistan, ou plus exac­te­ment des Kurdistans. Avec Mireille Court et Stephen Bouquin, il vient de cosi­gner l’ou­vrage La Commune du Rojava — L’alternative kurde à l’État-nation, aux édi­tions Syllepse.


Si le conflit syrien fait les gros titres de la presse mon­diale depuis plu­sieurs années, la ques­tion « kurde » de Syrie semble tou­jours être trai­tée par­tiel­le­ment. C’est ce qui a moti­vé la rédac­tion de ce travail ?

La grande presse inter­na­tio­nale n’aura fina­le­ment com­pris l’existence de la ques­tion kurde dans la région que récem­ment. Elle l’a très long­temps niée, n’étant évi­dem­ment pas indé­pen­dante des grands pou­voirs inter­na­tio­naux. Nous pou­vons citer l’influence de la Turquie, qui est membre de l’OTAN, et qui opprime les Kurdes ; la Syrie, qui n’a jamais recon­nu le « fait » kurde dans son pays ; l’Iran, qui a éli­mi­né phy­si­que­ment Abdul Rahman Ghassemlou1 à la veille des années 1990 ; l’Irak, où c’est une autre réa­li­té poli­tique, puisque l’on parle là-bas de Kurdes conser­va­teurs. Les Kurdes conser­va­teurs d’Irak, comme Massoud Barzani, qui dominent le Kurdistan du côté occi­den­tal, sont des par­te­naires de la Turquie, notam­ment pour la vente de pétrole, et sont sou­te­nus par la France et par Bernard Kouchner, qui les consi­dèrent comme de « bons Kurdes ». Les puis­sances inter­na­tio­nales et les grands médias ont réel­le­ment com­men­cé à s’intéresser à la ques­tion kurde avec la bataille de Kobané, qui a chan­gé la donne2. Les Kurdes ont don­né 1 300 de leurs meilleurs com­bat­tants et com­bat­tantes et de leurs cadres ; ils ont sacri­fié des vies pour vaincre l’Organisation de l’État isla­mique. C’est pour moi un tour­nant majeur. En ce sens, si l’on dit que les grands médias et les pou­voirs inter­na­tio­naux ont décou­vert la ques­tion kurde, c’est grâce aux Kurdes eux-mêmes, qui se sont affir­més comme la meilleure force poli­tique sur le terrain.

Il y a beau­coup d’intervenants dans votre ouvrage. Pouvez-vous en pré­sen­ter quelques-uns ?

« Beaucoup de gens de gauche se trompent sur la ques­tion kurde, posi­tion­nés idéo­lo­gi­que­ment dans le sillage de l’Armée syrienne libre : ils res­tent sur l’i­mage d’une révo­lu­tion syrienne très noble, très digne, oui… mais elle a depuis été détour­née par des forces réactionnaires. »

Je cite­rai par­ti­cu­liè­re­ment Sylvie Jan, qui est pré­si­dente de l’association France-Kurdistan, et qui se rend très régu­liè­re­ment sur le ter­rain. Elle aborde à la fin du livre la ques­tion du Confédéralisme démo­cra­tique en Turquie, où le HDP3 a com­men­cé à mettre ce sys­tème en place, notam­ment dans des mai­ries. Je cite­rai éga­le­ment des gens comme Osman Baydemir4, qui avait orga­ni­sé, dans les années 2000 déjà, des for­ma­tions pour les jeunes très défa­vo­ri­sés, et qui avait mis en avant les sujets de l’égalité hommes-femmes et de la lutte contre les vio­lences machistes. Il y a éga­le­ment Pierre Barbancey, qui est grand repor­ter à L’Humanité, qui a été à Kobané avec son pho­to­graphe, et qui a racon­té les extrêmes dif­fi­cul­tés qu’il a ren­con­trées pour pas­ser la fron­tière. À l’aller, déjà, et sur­tout au retour, où les Kurdes ont dû faire diver­sion pour que les mili­taires turcs ne les voient pas repas­ser la fron­tière. Après avoir esca­la­dé et sau­té le grillage, les sol­dats turcs se sont aper­çus qu’ils s’étaient fait avoir… Le pro­jec­teur a été bra­qué sur eux, mais c’était trop tard, ils étaient déjà pas­sés ! Un autre témoi­gnage que j’ai appré­cié, c’est celui de Salih Muslim, le diri­geant poli­tique du PYD5, qui se défend de façon très digne face à toutes les per­sonnes qui accusent son par­ti d’avoir chas­sé les Arabes des vil­lages que les Kurdes avaient recon­quis. Il explique très clai­re­ment que c’é­tait une tac­tique de pro­pa­gande des isla­mistes, qui étaient à Gaziantep, et qui ont influen­cé la presse occi­den­tale — et même celle de gauche !

Il ne fait aucun doute qu’il y a beau­coup de gens de gauche qui se trompent sur la ques­tion kurde, posi­tion­nés idéo­lo­gi­que­ment dans le sillage de l’Armée syrienne libre : ils res­tent sur l’i­mage d’une révo­lu­tion syrienne très noble, très digne, oui… mais elle a depuis été détour­née par des forces réac­tion­naires — telles que l’Arabie saou­dite, le Qatar, les Émirats et la Turquie. On com­prend, avec ce témoi­gnage, ain­si que d’autres, que, mal­gré quelques diver­gences tac­tiques entre le PYD et le PKK6, ces deux enti­tés « sœurs » sont dans la même ligne idéo­lo­gique révo­lu­tion­naire « de gauche ». Elles sont com­bat­tues par le régime syrien et la Turquie, mais éga­le­ment par Barzani et, d’un autre côté, elles sont sou­te­nues au niveau inter­na­tio­nal par les États-Unis et la Russie. Ces deux pays sont évi­dem­ment inté­res­sés par ces forces qui pour­raient libé­rer Raqqa ou Mossoul. Je crois qu’il ne faut pas être fata­liste : ce ne sont pas les Kurdes qui se font ins­tru­men­ta­li­ser, comme cela fut le cas le siècle der­nier. Aujourd’hui, ce sont plu­tôt les Kurdes qui sont en train de créer leur propre rap­port de force, d’accroître leur propre ter­ri­toire, avec une idéo­lo­gie qui leur est propre : une idéo­lo­gie révo­lu­tion­naire. Cette révo­lu­tion mul­ti­con­fes­sion­nelle, mul­ti-eth­nique, est unique dans le Moyen-Orient. C’est la rai­son pour laquelle nous avons publié ce livre, parce qu’il y a un vide total sur ce sujet.

Combattants de Daech (DR)

Salih Muslim a, jus­te­ment, décla­ré récem­ment : « Notre idée n’est pas de construire une nation, mais plu­tôt un fédé­ra­lisme avec les dif­fé­rentes com­po­santes pré­sentes. » La stra­té­gie kurde a évo­lué avec le temps. Ils ne sont plus en quête d’indépendance, mais d’autonomie…

En effet. Je dois d’abord dire que Salih Muslim est un homme qui impose le res­pect, au Kurdistan et au-delà. Il a per­du son fils dans cette lutte et, un peu comme tous les Kurdes, a été frap­pé dure­ment — que cela soit au sein de sa famille ou bien de son vil­lage. La ques­tion de la stra­té­gie kurde est une his­toire extrê­me­ment com­plexe et longue. Les Kurdes se sont bat­tus pour l’indépendance du Kurdistan socia­liste durant des années. Ils ont ensuite ana­ly­sé deux élé­ments essen­tiels : la ques­tion du rap­port de force et leur évo­lu­tion dans le monde. À ce sujet, il convient de rap­pe­ler qu’ils ont dû, pen­dant de très longues années, se battre en Turquie contre une armée qui est, du point de vue numé­rique, l’une des cinq pre­mières au monde (et la seconde de l’OTAN). Abdullah Öcalan, l’un des lea­ders du PKK, a ensuite été arrê­té et empri­son­né en 1999. Et c’est en pri­son qu’il a éla­bo­ré la doc­trine du Confédéralisme démo­cra­tique. Aujourd’hui, sur un autre front, au Kurdistan ira­kien, Massoud Barzani demande un réfé­ren­dum sur l’indépendance kurde. Ne nous trom­pons pas, c’est là une stra­té­gie de repli natio­na­liste que je qua­li­fie­rais de droite ; cela signi­fie­rait, par exemple, qu’ils col­la­bo­re­raient encore plus qu’ils ne le font avec la Turquie et avec Israël. C’est une quête d’indépendance réac­tion­naire, qui n’est abso­lu­ment pas pro­gres­siste. En Turquie, au début des années 2000, Öcalan a été vive­ment cri­ti­qué. À l’époque, le PKK n’utilisait même plus le mot « auto­no­mie » : ils par­laient sur­tout de « Droits de l’homme » — ce qui nous avait tous sur­pris. Cela rom­pait avec cette vieille tra­di­tion « Indépendance et Socialisme ».

« Cette révo­lu­tion mul­ti­con­fes­sion­nelle, mul­ti-eth­nique, est unique dans le Moyen-Orient. C’est la rai­son pour laquelle nous avons publié ce livre, parce qu’il y a un vide total autour de ce sujet. »

De nou­veau, aujourd’hui, le mot « auto­no­mie » est abor­dé par le PKK. Et ils vont même plus loin avec le Confédéralisme démo­cra­tique. Dans la situa­tion actuelle de mon­dia­li­sa­tion, c’est le concept le plus moder­niste ; il garan­tit qu’on n’é­lève plus de murs entre des peuples, entre les reli­gions ou entre les confes­sions. Cette ques­tion devrait d’ailleurs éga­le­ment s’appliquer en Irak. La plus grande ville « kurde » en Irak, ce n’est pas Erbil ni Souleymanieh, c’est Bagdad. De la même manière, la ville qui com­prend le plus grand nombre de Kurdes en Turquie, c’est Istanbul — avec plus de trois mil­lions de per­sonnes. Avec la créa­tion d’un Kurdistan indé­pen­dant, il fau­drait tra­cer des fron­tières qui crée­raient de nou­velles mino­ri­tés. En ce sens, le modèle belge, même si c’est un modèle bour­geois, n’est un pas un modèle inin­té­res­sant car il offre des garan­ties lin­guis­tiques, éco­no­miques et cultu­relles. Je crois que pour les Kurdes, c’est quelque chose qui serait très fonc­tion­nel. Et c’est jus­te­ment parce que ce modèle consti­tue un risque pour les États turcs et syriens que la répres­sion est ter­rible vis-à-vis du HDP et du PYD. C’est un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de gauche ; ce n’est pas un repli natio­na­liste de droite. Là où le PYD tient le pou­voir, il y a des Conseils muni­ci­paux, régio­naux et pro­vin­ciaux où les Assyriens, les Arméniens, les Turkmènes, les Kurdes et les Arabes béné­fi­cient d’une pro­tec­tion totale de leurs droits, qu’ils soient lin­guis­tiques à l’école, ou plus sim­ple­ment cultu­rels. Salih Muslim et le PYD en sont garants.

Le Confédéralisme démo­cra­tique a‑t-il eu des pré­cé­dents historiques ?

Oui. Le titre du livre est évi­dem­ment une réfé­rence à la Commune de Paris, en tant qu’entité révo­lu­tion­naire, bien qu’elle n’ait pas duré très long­temps. Le Confédéralisme démo­cra­tique pré­sente en revanche des points de simi­li­tude inté­res­sants avec le Chiapas. En 1994, le sous-com­man­dant Marcos, qui ne venait pas des villes mais de la forêt de Lacandone, ren­dait visite aux vil­lages indiens, très sur­pris, car habi­tués à ce que les Blancs d’extrême gauche (tous cou­rants confon­dus) viennent des agglo­mé­ra­tions, et bien sou­vent pour « don­ner des leçons ». Marcos, lui, venait de la forêt, et il vivait dans de pires condi­tions que les pay­sans. Il venait leur dire « Je n’ai rien à vous pro­po­ser, hor­mis vous orga­ni­ser, et vous battre pour vos reven­di­ca­tions ». En ce sens, le dis­cours d’Öcalan et du PKK dans la région affiche des res­sem­blances avec le sou­lè­ve­ment zapa­tiste au Chiapas.

Bachar el-Assad (Reuters / Sana / Handout)

Le PKK et ses orga­ni­sa­tions « sœurs » ont-ils tota­le­ment rom­pu avec leur idéo­lo­gie mar­xiste-léni­niste ori­gi­nelle au pro­fit du com­mu­na­lisme, théo­ri­sé par Murray Bookchin ?

Je n’espère pas ! (rires) La ques­tion est de savoir si, en effet, c’est tou­jours un mou­ve­ment hori­zon­tal, ou s’il est empreint de ver­ti­ca­li­té. Il y a, je pense, une part d’illusion au sein des mou­ve­ments anar­chistes et liber­taires. Pour connaître très bien le mou­ve­ment kurde de l’intérieur depuis vingt-cinq ans main­te­nant, il a encore en lui un peu de ver­ti­ca­li­té. Sans struc­ture poli­ti­co-mili­taire de la sorte, les Kurdes n’auraient jamais gagné Kobané. De la même manière, il n’y aurait jamais eu une ligne poli­tique qui se démarque du Conseil natio­nal syrien (tout en res­tant en oppo­si­tion au régime syrien). Je ne crois pas que le mou­ve­ment kurde ait réel­le­ment rom­pu avec son idéo­lo­gie mar­xiste. Quand j’en parle avec des cama­rades turcs très au fait de la ques­tion kurde, ils répètent sans cesse que ce mou­ve­ment ne subit pas le même sort que l’extrême gauche euro­péenne, qui est en décon­fi­ture totale. Les Kurdes ont une approche prag­ma­tique des sujets sen­sibles, ce qui leur vaut un vrai sou­tien popu­laire. Leurs déci­sions ne sont pas tant que ça influen­cées par les ouvrages mar­xistes et par cette idéo­lo­gie. Ils ont su ana­ly­ser l’environnement et s’adapter à lui : la mon­dia­li­sa­tion, les ensei­gne­ments tirés de l’évolution du conflit au Chiapas en pas­sant par la cap­ture d’Öcalan… À l’époque, quelques orga­ni­sa­tions poli­tiques en Turquie avaient le sou­tien des Kurdes. Aujourd’hui, ce sont des orga­ni­sa­tions comme le HDP qui ont des sou­tiens en Turquie — et c’est un tour­nant très impor­tant : notam­ment l’extrême gauche turque, les mou­ve­ments LGBT, les Assyriens, les Arméniens… C’est d’ailleurs une dépu­tée du HDP qui a mis à l’ordre du jour la ques­tion du géno­cide armé­nien à l’Assemblée natio­nale turque.

« Avec leur idéo­lo­gie pro­gres­siste pro­dé­mo­cra­tique, ils pour­raient bien prendre beau­coup d’envergure dans un futur proche, mal­gré l’embargo asphyxiant qu’ils subissent. »

Il y a aus­si dans cette orga­ni­sa­tion, par exemple, quatre ou cinq dépu­tés élus, issus du mou­ve­ment LGBT. Où peut-on voir ça ailleurs au Moyen-Orient ? Malheureusement, tout cela n’est mis en évi­dence ni dans la presse euro­péenne, ni dans la presse mon­diale — et ce mou­ve­ment est tel­le­ment révo­lu­tion­naire qu’il subit une répres­sion féroce du régime d’Erdoğan. Les cadres du HDP sont muse­lés, empri­son­nés, à l’ins­tar de Selahattin Demirtas7. Le régime turc tente d’empêcher la par­ti de fonc­tion­ner poli­ti­que­ment. Ce mou­ve­ment s’é­ten­dant au-delà des fron­tières, l’influence des Kurdes en Syrie ennuie Erdoğan qui semble se ven­ger sur ceux de Turquie. Il y a une réelle inter­ac­tion entre les Kurdes des deux côtés de la fron­tière, et ce bien plus qu’avant. La vic­toire à Kobané, sui­vie des avan­cées kurdes sur le ter­ri­toire syrien, inquiète tous les régimes de la région. Avec leur idéo­lo­gie pro­gres­siste pro­dé­mo­cra­tique, les Kurdes pour­raient bien prendre beau­coup d’envergure dans un futur proche, mal­gré l’embargo asphyxiant qu’ils subissent.

La ques­tion de l’écologie est mise en avant par les Kurdes. Qu’en est-il réellement ?

Il faut être franc : il est dif­fi­cile de faire de l’écologie quand on est en guerre. Si les Kurdes avaient un vrai pou­voir régio­nal, ils pour­raient finan­cer des plans d’investissement dans l’énergie renou­ve­lable, les éoliennes… Mais, aujourd’hui, leur rayon d’action est assez limi­té : seules quelques ini­tia­tives par­viennent à être prises au niveau local. Saleh Kobané8 fait réfé­rence à cela dans le livre. Il dit que depuis que les Kurdes syriens ont pris le contrôle du bar­rage de Tichrine, il y a de réels avan­tages pour la popu­la­tion qui vit autour. Ce qui est inté­res­sant, c’est qu’il n’est pas contre tous les bar­rages, conscient que le peuple a mal­gré tout besoin d’électricité, et qu’il n’y a pas d’autre solu­tion. Pragmatique, il déclare : « Comme nous sommes contre les cen­trales nucléaires, ce bar­rage pour l’instant nous four­nit de l’électricité, même si ce n’est pas le top au niveau éco­lo­gique. […] Si on uti­lise les bar­rages en fonc­tion des besoins du peuple, dans l’agriculture par exemple, c’est défen­dable, parce qu’on n’a, en ce moment, pas d’autres alter­na­tives comme l’énergie solaire et éolienne. » Cela résume bien la situation.

Vladimir Poutine (Alexei Nikolsky / RIA Novosti / Reuters)

On a sou­vent réduit l’image de la femme kurde aux nom­breuses com­bat­tantes qui font front, cou­ra­geu­se­ment, contre Daech. Au-delà de ce cli­ché, quel est le rôle des femmes dans la révo­lu­tion au Rojava, et dans la socié­té civile ?

Il y a des témoi­gnages qui datent du XIXe siècle, de voya­geurs qui, ayant tra­ver­sé la région, s’étonnent de la place de la femme dans la socié­té kurde. Ces der­nières y ont réel­le­ment un rôle his­to­rique. Idéologiquement, comme le PKK est une orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire « de gauche », la com­bi­nai­son de ces deux élé­ments fait que ce com­bat est natu­rel­le­ment mis en avant. Aujourd’hui, le mou­ve­ment des femmes kurdes conti­nue de prendre de l’ampleur. Elles s’organisent loca­le­ment, avec les hommes, mais éga­le­ment sans eux, entre elles, et reven­diquent leur place dans la socié­té kurde, au niveau poli­tique aus­si bien que militaire.

Dans un contexte géo­po­li­tique instable et en per­pé­tuel mou­ve­ment, com­ment enten­dez-vous les rela­tions entre­te­nues par le PYD avec le régime syrien ? Qu’a‑t-il à attendre et qu’a‑t-il à craindre de lui ?

« Si l’État isla­mique venait à être mili­tai­re­ment tota­le­ment vain­cu, ne croyez pas que les Kurdes vont aban­don­ner le ter­ri­toire conquis pour le redon­ner à Bachar el-Assad. »

C’est une ques­tion très dif­fi­cile. Malgré toutes les pres­sions inter­na­tio­nales, les membres du PYD n’ont pas rejoint le Conseil natio­nal syrien, finan­cé par les grandes monar­chies pétro­lières. Mais ils ne sont pour autant ni des par­ti­sans, ni des exé­cu­tants du régime de Bachar el-Assad — comme cela a par­fois été dit. Personne n’a oublié que la révo­lu­tion qu’ils avaient ten­tée de faire en 2004, contre lui, s’était sol­dée par une répres­sion ter­rible. À Alep, récem­ment, ils ont eu une posi­tion tota­le­ment indé­pen­dante. Par exemple, el-Assad leur a deman­dé de dépo­ser les armes, ce qu’ils ont fer­me­ment refu­sé. Cependant, à Kamislo, qui est une ville kurde, il y a tou­jours un aéro­port mili­taire tenu par le régime. Concrètement, les Kurdes se défendent de toute « col­la­bo­ra­tion » ; ils parlent plu­tôt d’une coha­bi­ta­tion. Ils habitent ensemble, mais pas dans la même mai­son. Quant au futur, il est très com­pli­qué de faire des pro­nos­tics… Mais il y a une don­née très impor­tante : si, pour l’instant, Moscou et Washington les défendent dans leur lutte contre l’Organisation de l’État isla­mique, les Kurdes sont mal­gré tout en train de construire leur propre rap­port de force — c’est indé­niable. Si l’État isla­mique venait à être mili­tai­re­ment tota­le­ment vain­cu, ne croyez pas que les Kurdes vont aban­don­ner le ter­ri­toire conquis pour le redon­ner à Bachar el-Assad. Ils ne bais­se­ront pas les armes. C’est quelque chose qui est mal com­pris en Europe, et notam­ment dans les milieux de « gauche ». Beaucoup pensent que les Kurdes sont des sup­pléants de l’Armée syrienne régu­lière, qu’ils seront tou­jours per­dants… Ce n’est pas vrai. Il y a aujourd’hui un fait his­to­rique que je n’avais jamais vu aupa­ra­vant : les Kurdes, eux-mêmes, sont en train d’écrire leur propre histoire.

On a tou­jours dit des Kurdes qu’ils étaient l’outil uti­li­sé par les puis­sants lors de leurs conflits régio­naux. Par l’Iran contre l’Irak, par l’Irak contre l’Iran, par la Turquie contre Saddam Hussein, par Bachar el-Assad contre l’État isla­mique… Mais il ne faut pas oublier que ce sont les Français et les Anglais qui ont divi­sé le Kurdistan en quatre. C’est ce qu’a très bien expli­qué Feleknas Uca9 dans le docu­men­taire que nous avons tour­né en mars der­nier : cent ans après l’accord Sykes-Picot, les Kurdes ne sont plus en train de regar­der pas­si­ve­ment ce que les grandes puis­sances inter­na­tio­nales et impé­ria­listes décident pour eux. Ni les Russes, ni les Américains ne se servent aujourd’­hui des Kurdes : ils sont tout sim­ple­ment obli­gés aujourd’hui de com­po­ser avec eux. Le dan­ger pour les Kurdes syriens, c’est évi­dem­ment Bachar el-Assad, mais aus­si et sur­tout Erdoğan et Barzani. La Turquie paraît de plus en plus endi­guée par les Kurdes et par leurs sou­tiens internationaux.

Donald Trump (Richard Ellis / Getty Images)

Revenons au com­mu­na­lisme. Peut-il être une solu­tion pour les autres nations sans État enli­sées dans leurs conflits ?

Je suis pro­fon­dé­ment convain­cu que pour « vaincre » un empire, il faut le pou­voir. C’est pour cela que Francisco « Pancho » Villa et Emiliano Zapata se sont trom­pés entre 1910 et 1920, lors de la révo­lu­tion mexi­caine. Au lieu de prendre le pou­voir, en alliance avec les tra­vailleurs, ils sont repar­tis dans leurs ter­ri­toires, mena­çant de reve­nir si les mêmes erreurs étaient répé­tées. La bour­geoi­sie mexi­caine, en alliance avec les tra­vailleurs de droite, a fina­le­ment repris le pou­voir et a assas­si­né et mas­sa­cré le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire pay­san. Cela doit ser­vir d’exemple. Il y a pour moi dans le com­mu­na­lisme des élé­ments extrê­me­ment inté­res­sants, notam­ment contre les socié­tés « sta­li­niennes », ver­ti­ca­listes, qui répriment leur propre peuple. Il faut qu’il y ait un pou­voir démo­cra­tique et popu­laire, des tra­vailleurs comme des pay­sans. Il ne faut pas idéa­li­ser la socié­té dans laquelle nous vivons et gar­der en tête qu’avant d’installer une socié­té démo­cra­tique, il faut prendre le pou­voir — et cela se fait, sur­tout au Moyen-Orient, avec les armes. Le PKK me paraît essayer de com­bi­ner ces deux aspects : d’un côté l’esprit book­chi­niste, avec de vrais pou­voirs aux Conseils com­mu­naux et pro­vin­ciaux et, de l’autre, une orga­ni­sa­tion qui garde une cer­taine forme de ver­ti­ca­li­té. Quoi qu’il en soit, nous sommes tou­jours en période de guerre ; il est donc encore trop tôt pour juger si c’est la bonne voie ou non. La bataille des Kurdes en Syrie apporte tou­te­fois beau­coup d’espoir à ceux qui luttent contre l’obscurantisme. J’ai appris beau­coup de choses des révo­lu­tion­naires san­di­nistes au Nicaragua : ils répé­taient sans cesse vou­loir faire « comme à Cuba, mais en mieux ». Ils vou­laient appro­fon­dir la démo­cra­tie dans le socia­lisme, pas la res­treindre. Les Kurdes me semblent jouer un peu le même rôle, en don­nant de l’espoir aux autres qu’une révo­lu­tion est pos­sible, mili­tai­re­ment, mais aus­si socia­le­ment. Les évé­ne­ments en cours au Rojava et dans le Kurdistan ouvrent donc une piste de réflexion inté­res­sante pour les peuples qui sont mino­ri­taires dans leurs États, ain­si que de réelles perspectives.

Un der­nier mot sur le livre. Avec trois auteurs et vingt-et-un inter­ve­nants et inter­ve­nantes, cet ouvrage, lui aus­si, est une construc­tion collective !

Oui ; d’ailleurs, c’est un miracle que nous ayons pu sor­tir un livre sur la ques­tion kurde en Syrie sans s’entretuer ! (rires) Nous ne vou­lions pas faire un livre anar­chiste, liber­taire ou encore pro­pa­gan­diste, pro-PKK ou PYD. Nous vou­lions pro­po­ser de la manière la plus neutre pos­sible la vision des Kurdes d’aujourd’hui sur leur propre réa­li­té. C’est pour cela que nous avons fait appel à des auteurs direc­te­ment concer­nés par le conflit en cours, et qui nous ont décrit cela. J’espère que la révo­lu­tion au Rojava va tenir et que ce livre ne va pas finir dans les pou­belles de l’Histoire, avec une enti­té poli­tique et révo­lu­tion­naire qui dis­pa­raî­trait… Dire que les Kurdes se battent pour l’humanité paraît for­cé­ment exa­gé­ré, pré­ten­tieux… Mais il faut avoir conscience qu’ils entre­tiennent mal­gré tout l’espoir qu’un autre monde est pos­sible. Et, en ce sens, ils se battent pour nous aussi.


Portrait de Chris Den Hond : Laurent Perpigna Iban


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  1. Leader du KDPI (Parti démo­cra­tique kurde d’Iran), assas­si­né en 1989.
  2. La bataille de Kobané a duré neuf mois, de sep­tembre 2014 à juin 2015.
  3. Parti démo­cra­tique des peuples, fon­dé en 2012.
  4. Membre du Parti pour la paix et la démo­cra­tie (BDP) et du HDP, ancien maire de Diyarbakir (Amed, en kurde
  5. Parti de l’union démo­cra­tique (Syrie), fon­dé en 2003.
  6. Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (Turquie), fon­dé en 1978.
  7. Co-président du HDP : 142 années de pri­son ont été requises contre lui pour « liens sup­po­sés avec le PKK ».
  8. Kurde syrien membre du PYD.
  9. Femme poli­tique membre du HDP.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? » (tra­duc­tion), avril 2017.
☰ Lire notre article « Newroz, entre enthou­siasme et incer­ti­tudes », Laurent Perpigna Iban, avril 2017
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