Texte du site Rojavan Puolesta, traduit par Ballast
Qu’est-ce qu’une révolution ? Une montagne de contradictions. D’impairs, de reculades, de compromissions, voire d’exactions. Le Rojava, estime l’essayiste libertaire Noam Chomsky, tente, dans la limite des conditions fixées par la guerre en Syrie, d’instaurer une « société assez décente » — raison pour laquelle, poursuit-il, ces révolutionnaires « méritent assurément soutien ». Nous traduisons cet entretien de l’anglais : un anarchiste occidental a intégré les Unités de protection du peuple (YPG) afin de prendre part à la révolution autant qu’à la lutte contre Daech. Il tenait à rester anonyme. Un bilan — provisoire — à la fois enthousiaste et critique.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous rendre au Rojava et à rejoindre les YPG ?
Différentes raisons, toutes liées, pour moi comme pour d’autres, à nos racines historiques — notamment l’antifascisme et l’internationalisme révolutionnaire.
Étiez-vous dans le Bataillon international ?
Je n’ai été dans aucun bataillon international, seulement avec les taburs YPG/YPJ [bataillons kurdes, ndlr], compossé principalement de Kurdes (mais également d’internationaux). Il y a aussi le Bataillon international Liberté, un tabur intégré à la structure des YPG/YPJ, auquel participent différents volontaires, socialistes ou communistes. Personnellement, je n’ai eu aucun contact avec eux. Ils sont en majorité marxistes-léninistes.
Quelle place tiennent les conceptions politiques du confédéralisme démocratique dans les YPG ?
« Dans ce modèle, l’idée est que la force de défense n’est pas une armée, mais une milice populaire, une force de guérilla. »
Il existe des groupes très divers au sein des YPG. La jeunesse du Rojava, par exemple, est porteuse d’idées nouvelles, mais elle n’est pas encore très au fait de la politique ni portée vers une perspective globale : elle reste nationaliste. Les Kurdes de Bakur ou de Qandil, en revanche, sont déjà très révolutionnaires — la plupart d’entre eux témoignent d’un haut degré de conscience politique et de capacité d’analyse.
Pouvez-vous nous parler de la vie quotidienne dans les YPG, et de sa structure de commandement ?
La vie quotidienne dans les unités de défense kurdes ne ressemble à rien de ce que l’on peut voir dans les autres armées. On va jusqu’à oublier qu’il s’agit d’une guerre grâce à l’amitié, la joie… et la danse ! Le sentiment de la révolution est vraiment vivant. Les unités accordent une grande importance aux relations communautaires fondées sur le confédéralisme démocratique. Dans ce modèle, l’idée est que la force de défense n’est pas une armée, mais une milice populaire, une force de guérilla. La structure de commandement relève d’une responsabilité collective. Le komutan (« commandant ») est ainsi le seul grade existant. Il faudrait d’ailleurs plutôt dire « co-commandant » car cette fonction, à un niveau supérieur à celui du groupe, est partagée entre un homme et une femme. Que vous soyez le commandant d’un groupe de 5 personnes ou celui d’un tabur, celle-ci est conçue comme une tâche à remplir parmi d’autres. Les amis feront vos choix et vos conseils parce qu’il existe un respect de la structure. Vous occupez cette position à la suite d’un consensus et parce que vous avez de l’expérience ; vous êtes reconnu comme étant la personne la plus à même de mener à bien cette tâche. Le komutan constitue la base, la fondation de la structure, car il représente le lien, l’articulation entre le corps et le cerveau du collectif. C’est une responsabilité énorme d’être komutan, quel que soit le nombre d’amis sous vos ordres. Cela explique que sa figure soit si respectée et qu’il n’ait même pas besoin, en principe, de donner des ordres directs. Ce n’est pas nécessaire. Ils doivent, au minimum, faire preuve d’éthique et de discipline, d’intelligence et de courage dans la bataille. Leurs ordres seront suivis au combat ; tout le monde participe aussi au Tekmil, l’assemblée d’autocritique militaire, afin de discuter de la tactique à envisager et des erreurs commises. Bien sûr, les amis-commandants sont humains… et peuvent commettre des erreurs. C’est le moment de les amener à changer de position ou de leur octroyer du repos pour étudier l’idéologie et la stratégie. Cette organisation militaire, issue des écoles de la guérilla kurde de Qandil, est la plus avancée de l’histoire des guérillas et de la révolution en matière d’art de la guerre. Par ailleurs, il n’existe pas de manifestation formelle de hiérarchie — comme les décorations ou le salut : le seul usage en vigueur est le mot « ami » devant le nom de chacun, parce que cela rappelle que nous sommes, avant tout, tous amis. Nous nous respectons les uns les autres et nous résolvons nos conflits en toute amitié.
Qu’est-ce que l’assemblée militaire, le Tekmil ?
C’est une assemblée dédiée à la critique : une critique amicale et constructive vis-à-vis de son commandant ou d’autres personnes de son unité. On peut aussi y pratiquer son autocritique. Mais, surtout, on y reçoit des critiques, qu’on doit pouvoir comprendre et intégrer afin de s’améliorer. Le rôle du Tekmil est de se pencher sur des situations posant problème, éviter les conflits personnels ou les petits problèmes de comportement susceptibles de dégénérer en conflit. J’ai vu peu de punitions ou de mesures répressives. S’il y a conflit, cela suscite au contraire beaucoup de discussion. Bien sûr, il s’agit là d’un modèle. La plupart des amis du Rojava sont confrontés à tout cela pour la première fois ; c’est leur premier contact avec la mise en pratique d’idées politiques. Mais on peut dire ce que l’on veut en s’adressant à qui on veut au Tekmil. Son but essentiel est de permettre à chacun de proposer au débat son point de vue et de se distancier de son ego. Énoncer une critique s’avère dès lors une grande responsabilité — pour soi et pour la personne à qui on l’adresse. Cela implique de chercher une solution et d’en assumer ensuite la responsabilité. C’est très similaire au type de critique qui a lieu au Tev-Dem, l’assemblée de l’autogouvernement, où une question d’ordre pratique va déboucher sur une discussion philosophique. C’est là qu’on peut vraiment mesurer l’évolution du mouvement kurde.
Qu’avez-vous pensé lorsque vous avez rejoint le YPG ? Quels sont les entraînements auxquels vous avez participé ?
« L’assemblée doit aussi respecter des quotas de genre — l’égalité des femmes est présente dans tous les aspects de la société. »
L’académie du YPG accorde une place majeure à la formation idéologique, politique et historique. Elle comprend aussi des cours de philosophie et de « jinéologie », la science des femmes. Elle fonctionne exactement comme une école. Les formations peuvent être courtes ou longues, ça dépend. J’y suis resté un mois et demi. La formation dispensée à l’académie militaire est avant tout pratique. Elle porte sur la vie quotidienne : comment vivre en groupe et travailler ensemble — donc sur l’autodiscipline —, comment entretenir les armes. Il existe en outre des académies spécialisées dans certaines compétences militaires, comme le sabotage ou le tir d’élite.
Avez-vous passé tout votre temps dans les unités de combat ? Avez-vous participé à un aspect révolutionnaire de l’organisation sociale ?
Non. Mais c’est difficile de placer la limite entre structure « civile » et « sociale » dans une situation révolutionnaire. Tout le monde est soumis à un processus de formation et d’autoformation pour construire les outils de l’autogouvernement. Chaque institution possède son autonomie propre — parfois ses intérêts propres. Ça pourrait ressembler à un gigantesque chaos plein de contradictions : mais grâce au système confédéral, il y a autorégulation. Le Tev-Dem et l’autodéfense populaire, le HPC (Hêza Parastina Cewherî), sont selon moi les deux aspects les plus révolutionnaires de l’organisation : ils fournissent au peuple ses propres outils pour se défendre, parfois même contre l’intérêt du YPG, des institutions du canton ou de son gouvernement.
Avez-vous assisté à une assemblée Tev-Dem ?
Oui, mais je n’y ai pas participé. J’étais plutôt engagé dans les assemblées du Tekmil, dans le contexte militaire. Le modèle d’autogouvernement de l’assemblée est en passe de donner une base vraiment solide à la Révolution. Comment crée-t-on une assemblée ? Quand un problème surgit, ou un nouveau groupe social ou d’intérêt, on doit constituer une assemblée. Si un nouveau sujet ou problème apparaît, on peut créer une assemblée au sein de la première. L’assemblée doit aussi respecter des quotas de genre — l’égalité des femmes est présente dans tous les aspects de la société. Lorsqu’un groupe social, une tribu ou un village crée une assemblée, celle-ci dépend de la coordination du canton — pour la gestion d’une ferme en coopérative, par exemple. Ils doivent aussi réunir une assemblée de femmes afin que le point de vue de ces dernières sur le sujet abordé soit pris en compte. La personne en charge de la création de l’assemblée ne doit pas non plus se trouver toute seule : c’était le rôle du patriarche avant la Révolution ; désormais, il doit y avoir le co-leadership d’un homme et d’une femme. Il existe aussi une direction partagée pour les codélégués, où la femme représente le mouvement autonome des femmes local. Impliquer les gens dans un système d’assemblées pour résoudre leurs propres problèmes est le meilleur moyen de penser à la Révolution… Et cela les éloigne de la télévision !
On rapporte que la construction d‘une société écologique est l’un des principaux enjeux de la révolution au Rojava. Qu’avez-vous observé en la matière ?
Ils n’y entendent pas grand-chose, de ce que j’ai vu. Les gens des montagnes ou de Bakur savent ce que cela signifie d’agir de manière raisonnable en préservant la nature, pas tellement au Rojava, ni en Syrie en général. J’ai souvent entendu dire « Le Rojava est beau ! » tout en voyant brûler des sacs plastiques. Qamislo a un réel projet de souveraineté alimentaire et Kobane différentes propositions — et différents besoins. Mais ils manquent de volontaires. Ils ont besoin de gens ! Pas seulement qui viennent les voir, mais qui mènent des projets sérieux et élaborent des propositions afin de construire une société nouvelle et des infrastructure neuves. Cela dit, beaucoup de gens originaires de Bakur et d’Iran sont mobilisés dans le soutien de projets sociaux et écologiques au Rojava.
Quid du mouvement d’économie coopérative ? Avez-vous visité des fermes coopératives, des usines ou des lieux de travail ?
« Peut-être va-t-il falloir encore attendre 50 années de luttes pour voir ces graines porter leurs fruits. »
J’ai constaté que les grands propriétaires terriens avaient fui pour échapper au régime [d’el-Assad], à l’État islamique ou à Barzani [président du gouvernement régional du Kurdistan, en Irak, ndlr]. Leurs terres ont été collectivisées par le YPG/YPJ. Cela inclut quelques gigantesques fabriques de ciment gérées par des compagnies étrangères turques et françaises, qui employaient des travailleurs syriens des régions ouest du pays. Cela faisait partie du programme d’arabisation des régions kurdes sous le régime syrien. Il y a aussi des villages vides ; les organisations kurdes ont appelé les réfugiés à ne pas fuir vers l’Europe mais à venir s’y installer pour devenir des propriétaires coopératifs de leurs propres terres et de leur propre travail. Mais toutes ces expériences sont limitées. Il n’y a pas assez de gens et la guerre fragilise tout : l’embargo a stoppé tous les investissements dans les infrastructures ; un personnel qualifié et dévoué, comme des techniciens et ingénieurs volontaires, fait défaut ; le sol est rendu exsangue par des années de monoculture intensive ; les gens eux-mêmes sont, socialement et culturellement, détruits… Et puis il y a des intérêts divergents au sein de la réalité « kurde ». Il y a quelque temps, j’ai lu un texte sur Internet, une sorte d’appel à l’action pour aider les Kurdes à se former, étudier et mettre en pratique différents modèles de socialisation historiques ou politiques. Je ne me souviens plus si cela émanait d’un syndicat socialiste ou anarcho-syndicaliste. Les mouvements et les structures « révolutionnaires » traditionnels considèrent les événements du Kurdistan de loin ; ils ne sont pas complètement engagés parce que c’est un paradigme de révolution sociale totalement nouveau. J’ai eu connaissance de nombreuses critiques de l’économie « mixte » au Rojava, du capitalisme et des intérêts de classe qui doivent guider la Révolution pour qu’elle devienne une révolution. Il y a beaucoup de socialistes et d’anarchistes de différents courants ou tendances qui parlent là-dessus sur des forums et dans des réunions, mais très peu se rendent sur place pour travailler avec eux à construire le socialisme. Même si les gens du Rojava n’ont pas besoin de socialistes étrangers pour leur apprendre ce qu’il faut faire ! Ils ont plutôt besoin de construire leur propre réalité par et pour eux-mêmes.
Il n’y a pas plus d’économie socialiste au Rojava que ce que veulent les gens qui y vivent — les coopératives, qui fonctionnent comme des communautés socialistes, en sont une partie. Les gouvernements de cantons et les organisations armées ne sont pas en mesure d’imposer la socialisation de la production et de l’économie. Ils ne peuvent pas le faire, et ne veulent pas le faire. En ayant cela en tête, on peut se faire une meilleure idée de la réalité au Rojava. Il y a bien des régulations dans l’économie, et des programmes de planification sociale ; mais si les gens persistent à vouloir vivre des relations capitalistes, il n’existe pas tellement d’autres possibilités que l’intervention pédagogique pour changer leurs points de vue. Il y a émergence d’un intérêt coopératif et collectif auquel la Révolution apporte un soutien. On n’en est qu’au début d’un processus d’éducation et de construction de nouvelles relations sociales. Peut-être va-t-il falloir encore attendre 50 années de luttes pour voir ces graines porter leurs fruits.
Le mouvement kurde témoigne d’un grand respect pour ses martyrs. Que pensez-vous ?
Les martyrs et le martyre sont partie prenante de la vie quotidienne pour le peuple kurde et les révolutionnaires. Même si cela a été perdu en Europe, au Moyen-Orient, la conception philosophique selon laquelle les martyrs ne meurent pas est vivante dans l’esprit commun. Parce que les martyrs ont sacrifié leur vie pour tous ; ils se sont sacrifiés pour la vie et la liberté de chacun. C’est sacré, et c’est spirituel car cela dépasse l’intérêt matériel de l’individu. Beaucoup manifestent leur respect pour les martyrs en montrant une image d’eux dans les rassemblements, et les évoquent au cours de salutations. Je sais que c’est choquant pour nos esprits individualistes ; nous préférons faire attention à nos fesses… La notion de martyr nous semble relever du fanatisme. Ce n’est pas vraiment la plus haute distinction à laquelle une personne puisse prétendre, disons. Mais il est vrai que nos martyrs ne meurent pas et que leur sang ne touche jamais terre !
Mais le Rojava est-il vraiment si idéal ? Avez-vous des critiques à émettre sur le processus révolutionnaire en cours ?
« Nous sommes arrivés avec un sac rempli de visions idéalistes et romantiques sur la Révolution : en réalité, elle reste à construire. »
Aujourd’hui, en regardant en arrière, ça semble idéal. Mais on peut aussi faire le constat d’une réalité difficile et de beaucoup de contradictions. On peut parfois avoir l’impression qu’il y a davantage de propagande et de projets dans l’air que de réalisations effectives. Il existe un processus, nourri d’intentions louables, mais qui rencontre beaucoup de difficultés confronté à la réalité. Notre perception de la réalité a été soumise à un choc au Rojava. Nous y sommes arrivés avec un sac rempli de visions idéalistes et romantiques sur la Révolution : en réalité, elle reste à construire, si c’est ce qu’on veut, et cela implique parfois d’accepter que tout le monde autour de vous n’ait pas la même idée de la Révolution — quelquefois, les gens ne comprennent même pas pourquoi vous êtes venu pour combattre. On est engagés dans une révolution démocratique, au sens où personne ne va imposer quoi que ce soit à quiconque. Cela va totalement à l’encontre d’une conception de la révolution impliquant une « dictature du prolétariat » — définitivement. Cette conception démocratique permet de travailler avec d’autres tendances, souvent fortement opposées à notre conception de la Révolution, ou qui ont des pratiques contraires à notre éthique. Oui, les gangs de Daech et de l’État turc sont des gens mauvais, tout le monde est d’accord là-dessus, mais il existe aussi des comportements racistes envers les Arabes. Et il y a toutes ces « alliances circonstancielles » d’un jour, avec les États-Unis1, avec la Russie et le régime syrien. Et certains visent des positions de pouvoir — comme n’importe où dans le monde…
Le confédéralisme démocratique va à l’encontre du nationalisme… mais l’idée nationaliste demeure bien vivante pour la majorité du peuple kurde. Cela ne concerne pas seulement les droits nationaux des Kurdes (qui doivent être respectés et défendus), mais des positions et points de vue qui ne peuvent être importés depuis les réalités et les luttes des autres. Une autre critique porte sur l’usage opportuniste du capitalisme et de la soi-disant « économie mixte » — mais je ne sais pas quel autre système économique serait possible dans cette situation. Si je mentionne cette critique, c’est parce que nous avons des camarades qui insistent là-dessus. Il est également important de comprendre que l’organisation armée des Kurdes, issue d’une tradition stalinienne, a fait l’objet d’une autocritique collective approfondie. Elle est engagée dans un processus qui mène à une éthique libertaire, grâce à l’idée confédérale et à la culture de la critique — mais c’est un processus long. Et même si une large partie du mouvement ne se conforme plus au modèle stalinien, il est encore présent dans certaines pratiques — comme le goût de la hiérarchie ou de certaines préséances.
Avez-vous le projet d’y retourner ?
Non, mais qui sait… La situation au Rojava n’est pas confortable, c’est une guerre dure. Il faut avoir ses propres motivations pour s’y engager. J’avais besoin d’y aller pour trouver un horizon et un sens à nos luttes et nos vies mais, maintenant, le temps est venu pour d’autres de le faire. Nous avons besoin d’une génération avec de nouvelles perspectives puisque nos mouvements et nos entourages ont depuis longtemps perdu tout horizon. De nombreux amis kurdes m’ont répété la même chose, dans différentes situations : « Retourne vers ton peuple et continue le même combat qu’ici. Nous n’avons pas besoin de martyrs occidentaux, nous avons besoin d’une révolution dans les pays occidentaux ! » Alors, maintenant que j’ai bénéficié à titre personnel de l’apprentissage et de l’expérience du Rojava, il est temps de voir ce qui se passe dans nos pays occidentaux confrontés à la montée du racisme et du fascisme.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les autres volontaires internationaux — y avait-il parmi eux beaucoup de femmes ?
De nombreux étrangers dénués d’idées politiques, ou encore d’anciens militaires, deviennent là-bas des révolutionnaires. Il est utile de rappeler que les gens peuvent prendre conscience de ces idées une fois dans le bain de la Révolution, et qu’ils peuvent alors se battre pour elles et les répandre. Quelques femmes étrangères viennent combattre, mais pour ma part je n’en ai vu aucune. Mais comparée à celle des hommes, leur proportion est très faible, anecdotique. Il existe une femme internationale martyr, une marxiste afro-européenne qui combattait dans le Bataillon international. Et il y en a certainement beaucoup plus qui viennent de pays non-occidentaux : des Turques, des Arabes ou des Iraniennes, par exemple. C’est un point faible pour le féminisme « blanc occidental » : il n’y a pas assez d’engagement de sa part dans cette révolution des femmes, malheureusement…
Que pensez-vous de la jinéologie et du féminisme ?
« La jinéologie est en rupture avec la tradition du féminisme libéral occidental. »
La science sociale de la jinéologie démontre à quel point l’humanité a perdu en raison de sociétés hiérarchisées et de la rupture avec la vie communautaire — les hommes devenant des soldats, des prêtres, des travailleurs, etc. — même des esclaves, d’ailleurs, qui restaient cependant maîtres de leur maison et de leur femme. La jinéologie explique que l’humanité a pu retrouver sa nature grâce à la libération des femmes et la vie communautaire. Cependant, c’est une question sur laquelle je ne suis pas vraiment penché. C’est très complexe, mais très intéressant à étudier et à discuter. C’est une idée neuve pour l’humanité. Nous avons compris l’Histoire comme celle de l’homme, et la sociologie comme la science sociale d’une société patriarcale. Mais aujourd’hui, à la suite d’années d’étude et de débats menés par l’Union des femmes libres dans les montagnes, un nouvel outil émerge qui permet de comprendre l’évolution du pouvoir dans l’Histoire — et le rôle tenu par les femmes. La jinéologie est un outil de libération parce que l’Histoire est aussi l’histoire de la résistance des femmes, que nous devons connaître et apprendre. La jinéologie est en rupture avec la tradition du féminisme libéral occidental. Celles et ceux qui s’inspirent de la jinéologie sont en rupture avec le féminisme occidental parce que, pour elles et eux, la jinéologie va bien plus loin dans son analyse : elle n’est pas partiale et ne comporte pas de tendances, interprétations différentes ou groupes d’intérêts — elle est intégrale et universelle.
Un autre facteur important : la jinéologie est mise en pratique par des organisations de femmes autonomes et par l’entremise de la codélégation dans la gestion politique et administrative des communautés. C’est une réelle pratique sociale, pas la thèse de quelque intellectuelle bourgeoise ou le style de vie de jeunes hédonistes. La jinéologie et le mouvement des femmes kurdes au Rojava critiquent ainsi le féminisme occidental parce qu’il s’est construit au sein de la modernité et du positivisme, parce qu’il a rompu les liens avec la vie communautaire pour devenir individualiste. Je pense que la jinéologie est un bon outil, à même de provoquer une restructuration du féminisme occidental — libéral et radical —, en particulier parce qu’aucune idée nouvelle n’est apparue dans les dernières décennies sur les femmes et la Révolution. On a des camarades féministes révolutionnaires, mais le féminisme lui-même n’est plus révolutionnaire. C’est la pratique réelle qui est révolutionnaire, bien plus que les idées ou l’esthétique. À cela, il faut ajouter que le Mouvement des femmes libres du Kurdistan témoigne d’une conscience politique bien supérieure, dans l’analyse radicale qu’il fait de la civilisation hiérarchique et de la domination masculine, que les hommes du Mouvement. Et c’est grâce à l’étude de la jinéologie et à l’exemple de la guérilla menée par les femmes kurdes. Cependant, le mouvement des femmes kurdes doit apprendre davantage du féminisme moderne, spécialement en ce qui concerne l’individualité et la libération sexuelle. Il existe une répression sociale dans ce domaine, car, je crois, les hommes comme les femmes ont eu à construire une organisation militaire révolutionnaire qui devait se défendre contre les intérêts individuels et la domination sexuelle au Moyen-Orient. Mais dans certaines situations, selon moi et avec tout le respect que je leur dois, eux comme elles reproduisent des tabous religieux du Moyen-Orient en matière de corps et de sexe.
Le texte original a paru sur le site Rojavan Puolesta, sous le titre « Experiences in Rojava. Interview with an anarchist YPG volunteer » — traduction réalisée par Jean Ganesh pour Ballast.
Photographie de bannière : Flickr officiel du YPG, Kurdishstruggle ; photographie de vignette : Giuseppe Cacace/AFP/Getty Images.
- En octobre 2016, les États-Unis ont installé une base militaire au Rojava. En mars 2017, l’un des cadres des YPG, Redur Khalil, confiait avoir grand espoir en Trump pour lutter contre Daech.[↩]
REBONDS
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