Entretien inédit pour le site de Ballast
Né à Hilla, Babylone, en Irak, Abbas Fahdel est réalisateur, scénariste et critique de cinéma franco-irakien. Arrivé en France lorsqu’il avait 18 ans pour faire des études de cinéma, il a notamment signé les films Retour à Babylone (2002) et Nous les Irakiens (2004). Ses réalisations témoignent d’une volonté toujours plus poignante de dépeindre le quotidien de ces individus qui vivent le chaos des prochains livres d’histoire. Abbas Fahdel revient aujourd’hui avec un documentaire fleuve de 5 heures 34, dont les images datent de 2002/2003, avant et après l’intervention impérialiste nord-américaine en Irak. Dans Homeland (Iraq Year Zero), Fahdel ne filme pas n’importe quelle famille et le travail s’avère délicat : il s’agit de la sienne propre.
Ce n’est pas votre premier documentaire sur l’Irak. Pourquoi ces retours ? Pourquoi vouloir à tout prix réaliser des films « de l’intérieur », en phase avec le quotidien des familles, de votre famille ?
Le fait d’avoir quitté un pays en guerre engendre une forme de culpabilité. Évidemment, je n’y suis pour rien, mais tout survivant culpabilise. Il y avait aussi ce besoin de retrouver ma famille, mon pays. En tant que cinéaste, je pense que le plus important se résume en deux mots : « regarder » et « garder ». J’ai été privé de l’Irak pendant quinze ans. En 2002, à la veille de la nouvelle guerre, je me suis dit qu’il fallait que je rentre. C’était risqué parce que, pour les autorités irakiennes, je suis irakien, mais je suis rentré avec un passeport français. Je suis arrivé avec ma caméra pour filmer : quand on est privé de ceux qu’on aime depuis quinze ans, on n’arrête pas d’y penser et on veut garder des traces, des images de ses proches.
Pourquoi avoir attendu dix ans entre le moment où vous avez tourné les images et la sortie du film ?
« Le fait d’avoir quitté un pays en guerre engendre une forme de culpabilité. Évidemment, je n’y suis pour rien, mais tout survivant culpabilise. »
J’ai beaucoup filmé : de février 2002 jusqu’à début mars 2003. On attendait la guerre qui n’arrivait pas. Il a fallu que je rentre à Paris pour la naissance de ma fille. Une fois arrivé en France, la guerre a été déclenchée en Irak, et je me suis donc organisé pour y retourner deux ou trois semaines après. J’ai continué de filmer et me suis arrêté lorsqu’un drame est survenu dans ma famille : mon neveu Haidar, qui avait onze ans à l’époque et qui s’était imposé comme personnage principal du film, a reçu une balle perdue dans la tête. Pour moi, il n’était plus question de filmer après sa mort, et même de regarder les images. C’était impossible ; je ne pouvais pas. Les images sont restées dans les boîtes pendant dix ans et, en 2013, à l’occasion du 10e anniversaire de l’invasion de l’Irak, je me suis dit qu’il fallait que je les voie. Je ne savais pas ce qu’elles valaient, mais j’avais 120 heures de rushs… et elles devaient avoir une valeur historique. J’ai regardé, et j’ai tout de suite vu Homeland possible. La question principale était : est-ce que j’ai le droit de le faire ? Est-ce que les parents d’Haidar avaient envie que le monde entier voie ces images-là ? Je leur ai demandé leur avis : ils m’ont donné leur approbation mais m’ont prévenu qu’ils ne pourraient pas regarder le film.
Votre neveu était un enfant qui, malgré sa jeunesse, avait déjà une conscience politique accomplie. L’éducation était alors soumise à la propagande du régime – les livres d’école que l’on voit à l’image sont remplis de portraits d’Hussein titrés « Our father » : comment Haidar a-t-il pu se forger sa propre opinion ?
C’était dans sa nature. Il était très mature. Son père est ingénieur et il travaillait pour une radio irakienne qui a été bombardée. Il est très cultivé. C’est l’éducation familiale qui fut en partie la cause de cette conscience politique là. Au-delà de ça, les enfants irakiens grandissent vite. Il y a eu treize ans d’embargo, la première guerre du Golfe, huit ans de guerre avec l’Iran. Ce sont des enfants qui sont nés dans la guerre. Mes neveux et nièces n’ont rien connu d’autre. Ils se racontent les guerres : dans le film, il y a une séquence où la sœur d’Haidar, étudiante à l’université, lui raconte comment était la première guerre du Golfe alors qu’ils sont en train d’attendre une nouvelle guerre. Ça fait inévitablement grandir. Ce sont des enfants qui vivent l’Histoire ; ils la connaissent mieux que ceux qui la lisent.
Durant votre tournage, pour vous protéger, vous étiez souvent accompagné de l’acteur irakien Sami Kaftan, le « Robert De Niro irakien », comme vous l’appelez : vous faisiez croire que vous réalisiez un reportage sur lui. Au regard des risques, pour vous et votre famille, le referiez-vous ?
Je ne sais pas. Je me dis que j’étais inconscient. Aujourd’hui, je n’aurais peut-être pas cette énergie-là. Il faut dire que la déception n’est pas un bon moteur pour travailler. À l’époque, on savait que la guerre allait avoir lieu et que ça allait être terrible, mais il y avait quand même l’espoir de voir une vraie démocratie s’installer après la chute de la dictature. Ça me donnait l’énergie pour produire et ça explique aussi pourquoi, dans le film, les gens se préparent à la guerre mais ne se lamentent pas : il ne peut rien leur arriver de pire et ils espèrent pouvoir sortir du tunnel. Or, aujourd’hui, le résultat n’est pas à la hauteur de ces espérances. Je ne cache pas que j’y ai pensé : repartir avec la caméra en Irak. Mais à quoi ça servirait ? J’ai une sœur qui vit dans la ville de Hīt, actuellement sous l’emprise de Daech depuis le mois de décembre 2014. Je suis certain que Daech ne va pas rester : c’est un phénomène qui va durer peut-être encore deux ou trois ans, mais c’est tout. Le pire, c’est que je ne vois pas à quoi ressemblerait l’après. Tous les hommes politiques irakiens sont corrompus. En ce moment, il y a des manifestations partout en Irak… Une sorte de printemps irakien. Le problème reste que la jeunesse qui se soulève dans la rue n’a pas les moyens de changer le pouvoir établi. Je ne vois pas de solution. On est probablement partis pour encore dix ans de chaos.
On vous dit documentariste, cinéaste, journaliste…
… Je suis cinéaste. J’ai regardé quasiment tous les documentaires irakiens. Le documentaire, c’est quoi ? On interviewe les personnalités qui sont impliquées dans la guerre irakienne : ex-ministre, ambassadeur… Ils racontent des choses, c’est vrai, mais ça ne nous apprend rien sur l’Irak, sur la vie en Irak et le quotidien. Ma démarche est complètement différente de celle d’un documentariste. Je veux montrer ce qui se passe vraiment là-bas, sans commentaire et sans voix off.
Votre film a deux parties : « Before the Battle », puis « After the Battle ». Dans la première, les Irakiens n’osent pas parler. Votre famille se retrouve devant les vidéos de propagande du régime et on ne sait rien de leur ressenti. Tandis que dans la seconde, les langues semblent se délier. Est-ce l’effet que produit la guerre, ou une volonté, en tant que cinéaste, de faire la part des choses entre ces deux périodes ?
« La moindre critique contre le régime menait à une exécution. Sous Saddam, les familles devaient absolument avoir un portrait de lui dans leur maison. Dans chaque quartier, il y avait une cellule du parti Baas. »
Dans la première partie, les Irakiens vivent sous la dictature de Saddam, la plus terrible au monde, semblable à la situation actuelle en Corée du Nord. Un régime très policier, très paranoïaque. La moindre critique contre le régime menait à une exécution. Sous Saddam, les familles devaient absolument avoir un portrait de lui dans leur maison. Dans chaque quartier, il y avait une cellule du parti Baas. De temps à autre, ils rendaient visite aux familles sous prétexte de les saluer. En réalité, ils vérifiaient s’il y avait bien un portrait de Saddam affiché au mur. Dans les conversations privées, je savais bien ce que ma famille pensait, mais il était hors de question de filmer ça : c’était trop risqué. Il y a quelques moments qui m’ont échappé. Par exemple, il y a une séquence dans le film où ma famille regarde des images de manifestations à Paris contre la guerre en Irak. Une de mes nièces dit : « Ils sont libres de manifester. » Son frère lui répond : « Oui, c’est pas comme chez nous. » Je ne l’avais pas entendu pendant le tournage. Comme j’ai laissé les images dix ans, je ne savais pas, et quand j’ai vu les images, je me suis dit : « Mince, heureusement que la censure n’a pas vu ça ! » Quand mes neveux et nièces jouaient sur la terrasse de la maison, craquant une allumette en chantant « Joyeux anniversaire Saddam » et qu’ils en riaient, c’était aussi très dangereux.
Par contre, effectivement, dans la seconde partie, les langues se délient. Sous Saddam, on allumait la télé et on avait le choix entre un discours de Saddam, une chanson sur Saddam ou un dessin animé. Tandis que dans la seconde partie, on dispose de centaines de chaînes satellites, y compris du porno ! Mon but était de faire un film impressionniste. Je ne voulais pas donner de commentaires ou poser des questions. L’image suffit. Je mise beaucoup sur l’intelligence du spectateur. Mes deux premiers documentaires ont été produits pas la télévision française et j’ai souffert de formatage : 52 minutes, pas de plan silencieux, pas de plan-séquence… Ils commentent tout : ceci est un verre, ceci est une tasse, etc. Mon film est un peu une réaction par rapport à toutes ces frustrations que j’ai eues et à ces compromis que j’ai dû faire avec mes deux premiers films.
Pour en revenir sur la censure, comment avez-vous fait, justement, pour faire passer autant d’images critiquant le régime irakien jusqu’en France ?
Je suis rentré en Irak avec un passeport français en 2002. On ne peut pas sortir d’Irak sans montrer les cassettes à la censure. Certaines n’étaient pas montrables. Je n’ai jamais filmé quelqu’un qui disait directement du mal de Saddam. Malgré cela, il y avait des choses que je ne pouvais pas montrer. J’ai donc fait un tri dans les cassettes et j’en ai donné une partie à Sami Kaftan. Il habite en face du ministère de l’Information ; c’est un peu son arrière-cour. Il a passé deux heures avec les responsables de la censure qui ont regardé les cassettes et lui ont demandé « Mais pourquoi il a filmé tous les discours de Saddam du début jusqu’à la fin ? » Malin, Sami leur a répondu : « Mais pourquoi ? Vous avez quoi contre les discours de Saddam ?! » J’avais un ami qui était attaché culturel de l’ambassade de France à Bagdad. Aujourd’hui, je peux le dire, parce qu’il y a eu prescription. Je l’avais invité chez moi, à Bagdad, et je lui ai demandé : « Si j’ai des cassettes un peu problématiques, est-ce que je peux me les faire envoyer par l’ambassade ? » Il a tout de suite accepté. Je tiens à le dire parce que je trouve que c’est un geste héroïque : en tant qu’attaché culturel, il se devait de soutenir ma démarche.
En parlant de culture, il y a un moment fort dans votre film, celui où l’on découvre l’Office du cinéma et du théâtre irakiens complètement anéanti par les bombardements américains. Que reste-t-il du cinéma et de la culture irakienne au lendemain de ces attaques ?
« On a beaucoup parlé du pillage du musée de Bagdad dans les médias internationaux, mais personne n’a parlé de la destruction des archives du cinéma et de la télévision irakienne. »
On y regroupait toutes les archives du cinéma irakien, vraiment tout : les films de fiction, les reportages, les dessins animés, les archives d’actualités… Tout a été brûlé et pillé le premier jour de la chute de Bagdad. On a beaucoup parlé du pillage du musée de Bagdad dans les médias internationaux, mais personne n’a parlé de la destruction des archives du cinéma et de la télévision irakienne. Ils ont pris les ordinateurs, les chaises et tout ce qui pouvait servir, avant de brûler le reste. La mémoire audiovisuelle du pays est partie en fumée avec les bobines de films…
Vous montrez un Irakien fier de porter une arme et d’en avoir dans sa maison pour se défendre. On apprend ensuite qu’il a été tué par une bande rivale. Avez-vous été témoin d’une forte présence de cette mafia irakienne ?
C’était la loi du plus fort. Dans chaque quartier, il avait des voyous qui n’avaient pas bougé sous Saddam. Lorsque la dictature est tombée, ils en ont profité pour semer la terreur dans leur quartier. Devant la caméra, ils passaient pour des gentils en disant qu’ils protégeaient le quartier, mais c’était faux ! La famille de la femme de mon frère y vivait. On allait leur rendre visite. Il y avait ces deux types-là dans la rue et mon frère m’a raconté leur histoire : ils volaient des voitures et les revendaient. Je n’ai pas assisté à leur assassinat, c’est mon frère qui me l’a appris plus tard, alors que je demandais des nouvelles depuis Paris. Ce sont effectivement des mafias : il suffit qu’il y ait une bande rivale sur leur territoire pour que ça éclate.
Le film sortira en salle en 2016. Qui est le distributeur ?
C’est Nour, une jeune maison qui a distribué beaucoup de films documentaires ; ils sont vraiment engagés. Nour, en arabe, signifie « lumière »… ce qui veut tout dire. Ils ont une démarche militante et ont beaucoup aimé le film. Je pense qu’ils vont vraiment bien le défendre.
Si on vous demandait de réduire la durée de votre film, le feriez-vous ?
Vous, vous avez vu le film. Est-ce qu’il y a des moments à couper ? Toutes les personnes qui l’ont vu ont compris que la durée du film se justifiait. Il m’est arrivé de m’ennuyer devant un film de cinq minutes. Dans les cinq minutes, il y en a parfois quatre de trop. Ce n’est pas la durée du film qui compte, mais la manière dont on l’exploite. J’avais justement cette crainte-là : les gens ne sont plus habitués à voir un film de cinq heures trente. Quand j’ai eu l’idée du film, en 2013, j’en ai parlé aux producteurs des deux premiers films. Ils m’ont dit que ça ne serait pas possible et qu’ils ne pourraient pas trouver de financement, ni à la télévision, ni ailleurs. C’est pour ça que je l’ai produit moi-même.
Que s’est-il passé au moment où vous vous êtes dit « Je dois faire un film avec ces images » ? Comment l’idée a-t-elle été accueillie par les producteurs ?
« J’ai donc décidé de le produire seul, quitte à le diffuser sur Internet. J’avais ces images, et je n’avais pas le droit de ne pas les montrer. »
Les premières réactions étaient très négatives. La productrice de mes deux premiers films m’a dit que ce film ne serait pas faisable, car trop long. J’ai donc décidé de le produire seul, quitte à le diffuser sur Internet. J’avais ces images, et je n’avais pas le droit de ne pas les montrer. Une fois que je l’ai produit, j’ai contacté Arte, car je pensais que c’était la seule chaîne capable de s’intéresser à ce genre de film. Je leur ai envoyé un e-mail. Je leur ai montré et, un mois après, ils m’ont répondu que c’était une réalisation extraordinaire, qui éclairait beaucoup de choses sur l’Irak mais, malheureusement, qu’ils ne voyaient pas comment programmer un film aussi long sur leur chaîne… En lisant cette réponse, je me suis dit que personne n’en voudrait : ni producteur, ni distributeur, ni chaîne de télévision, et certainement pas des festivals ! J’ai eu une très bonne surprise lorsque j’étais en vacances en Grèce. J’ai reçu un coup de téléphone : « Je suis Luciano Barisone, directeur artistique du festival Visions du réel à Nyon ; j’ai regardé votre film, c’est extraordinaire. Je le veux en première mondiale dans mon festival. » Ça, c’était l’année dernière, cinq ou six mois avant le festival.
Votre famille vit toujours en Irak ; est-ce que vous comptez y retourner bientôt ?
J’y retourne régulièrement, au moins une fois par an. Par contre, lorsque j’y vais, je pars sans ma caméra. Je ne veux plus filmer. J’ai peur de filmer quelqu’un, et qu’après… par superstition. Après la mort d’Haidar, ma sœur est partie de Bagdad ; elle a eu peur pour ses autres enfants. Elle est partie s’installer à Kerbala, au sud de Bagdad. Elle voulait être plus proche de la tombe d’Haidar parce que, pendant trois ans, tous les jours, elle… [L’émotion commence à emporter Abbas ; nous lui demandons s’il préfère passer à une autre question.] Je dois finir ma phrase… c’est très important pour moi. Tous les jours, pendant trois ans, elle se recueillait sur la tombe d’Haidar. C’est important à dire car une mère qui perd son enfant, ce n’est pas anodin. À force de parler du film, je finirai par en parler comme un film, et plus comme l’histoire de ma famille.