Vers la révolution écosocialiste [1/2]


Traduction d’un texte de Climate & Capitalism pour le site de Ballast

Le terme « éco­so­cia­lisme » est né en 1975, pour s’an­crer inter­na­tio­na­le­ment à par­tir des années 2000. Au car­re­four du socia­lisme his­to­rique — du mar­xisme, pour l’es­sen­tiel — et de l’é­co­lo­gie poli­tique, il met au jour une double impasse : l’é­co­lo­gie sans socia­lisme (c’est-à-dire sans rup­ture avec l’ordre capi­ta­liste) et le socia­lisme sans éco­lo­gie (c’est-à-dire sans prise en consi­dé­ra­tion de ce qui rend pos­sible la vie sur Terre). Le socio­logue et phi­lo­sophe fran­co-bré­si­lien Michael Löwy est l’un de ses prin­ci­paux théo­ri­ciens. Coauteur en 2001 du « Manifeste éco­so­cia­liste inter­na­tio­nal » et auteur, deux décen­nies plus tard, de l’es­sai Qu’est-ce que l’é­co­so­cia­lisme ?, il retrace ici les grandes lignes de cette pro­po­si­tion à voca­tion popu­laire et révo­lu­tion­naire. Dans ce pre­mier volet, une esquisse de ce que pour­rait être une socié­té écosocialiste.


La civi­li­sa­tion capi­ta­liste contem­po­raine est en crise. L’accumulation illi­mi­tée du capi­tal, la mar­chan­di­sa­tion de tout, l’ex­ploi­ta­tion impi­toyable du tra­vail comme de la nature et la concur­rence bru­tale qui en découle sapent les bases d’un ave­nir durable, met­tant ain­si en dan­ger la sur­vie même de l’es­pèce humaine. La menace pro­fonde et sys­té­mique à laquelle nous sommes confron­tés exige un chan­ge­ment pro­fond et sys­té­mique : une Grande Transition.

En syn­thé­ti­sant les prin­cipes fon­da­men­taux de l’é­co­lo­gie et de la cri­tique mar­xiste de l’é­co­no­mie poli­tique, l’é­co­so­cia­lisme offre une alter­na­tive radi­cale à un sta­tu quo non durable. Rejetant une défi­ni­tion capi­ta­liste du « pro­grès » — basée sur la crois­sance du mar­ché et l’ex­pan­sion quan­ti­ta­tive (qui, comme le montre Marx, est un pro­grès des­truc­teur) —, l’é­co­so­cia­lisme pré­co­nise des poli­tiques fon­dées sur des cri­tères non moné­taires, tels que les besoins sociaux, le bien-être indi­vi­duel et l’é­qui­libre éco­lo­gique. L’écosocialisme cri­tique à la fois l’« éco­lo­gie de mar­ché » domi­nante, laquelle ne remet pas en cause le sys­tème capi­ta­liste, et le « socia­lisme pro­duc­ti­viste », lequel ignore les limites naturelles.

« La menace pro­fonde et sys­té­mique à laquelle nous sommes confron­tés exige un chan­ge­ment pro­fond : une Grande Transition. »

Tandis que les gens réa­lisent de plus en plus à quel point les crises éco­no­miques et éco­lo­giques s’en­tre­mêlent, l’é­co­so­cia­lisme gagne des adeptes. En tant que mou­ve­ment, il est rela­ti­ve­ment nou­veau, mais cer­tains de ses argu­ments de base remontent aux écrits de Marx et d’Engels. De nos jours, les intel­lec­tuels et les mili­tants récu­pèrent cet héri­tage et cherchent à restruc­tu­rer radi­ca­le­ment l’é­co­no­mie selon les prin­cipes de la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique démo­cra­tique, en pla­çant les besoins humains et pla­né­taires au pre­mier plan. Les « socia­lismes réel­le­ment exis­tants » du XXe siècle, avec leurs bureau­cra­ties sou­vent oublieuses de l’en­vi­ron­ne­ment, n’offrent aucun modèle attrayant pour les éco­so­cia­listes d’au­jourd’­hui. Nous devons plu­tôt tra­cer une nou­velle voie pour l’a­ve­nir, une voie qui s’ar­ti­cule avec les innom­brables mou­ve­ments du monde entier qui par­tagent la convic­tion qu’un monde meilleur est non seule­ment pos­sible, mais éga­le­ment nécessaire.

Planification écologique démocratique

Le cœur de l’é­co­so­cia­lisme est le concept de pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique démo­cra­tique. C’est alors la popu­la­tion elle-même, et non « le mar­ché » ou quelque Politburo, qui prend les prin­ci­pales déci­sions en matière d’é­co­no­mie. Aux pre­miers temps de la Grande Transition vers ce mode de vie à venir, fon­dé sur un nou­veau mode de pro­duc­tion et de consom­ma­tion, cer­tains sec­teurs de l’é­co­no­mie devraient être sup­pri­més (par exemple, l’ex­trac­tion des com­bus­tibles fos­siles impli­qués dans la crise cli­ma­tique) ou restruc­tu­rés, tan­dis que de nou­veaux sec­teurs seraient déve­lop­pés. La trans­for­ma­tion éco­no­mique devrait s’ac­com­pa­gner d’une recherche active du plein emploi, avec des condi­tions de tra­vail et de salaire égales. Cette vision éga­li­taire est essen­tielle, à la fois pour construire une socié­té juste et pour obte­nir le sou­tien de la classe ouvrière à l’en­droit de cette trans­for­ma­tion struc­tu­relle des forces productives.

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Une telle vision est incon­ci­liable avec le contrôle pri­vé des moyens de pro­duc­tion et du pro­ces­sus de pla­ni­fi­ca­tion. Pour que les inves­tis­se­ments et l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique servent le bien com­mun, la prise de déci­sion devrait être reti­rée aux banques et aux entre­prises capi­ta­listes qui dominent actuel­le­ment, et trans­fé­rée dans le domaine public. Ensuite, la socié­té elle-même — c’est-à-dire ni une petite oli­gar­chie de pro­prié­taires ter­riens ni une élite de tech­no-bureau­crates — déci­de­rait démo­cra­ti­que­ment des lignes de pro­duc­tion qui devront être pri­vi­lé­giées et de quelle manière les res­sources devront être inves­ties dans l’é­du­ca­tion, la san­té ou la culture. Les déci­sions majeures quant aux prio­ri­tés d’in­ves­tis­se­ment — comme la fer­me­ture de l’en­semble des ins­tal­la­tions au char­bon ou l’o­rien­ta­tion des sub­ven­tions agri­coles vers la pro­duc­tion bio­lo­gique — seraient prises par vote popu­laire direct. D’autres déci­sions, moins impor­tantes, seraient prises par des organes élus, à échelle natio­nale, régio­nale ou locale.

« La prise de déci­sion devrait être reti­rée aux banques et aux entre­prises capi­ta­listes qui dominent actuel­le­ment, et trans­fé­rée dans le domaine public. »

Bien que les conser­va­teurs craignent la « pla­ni­fi­ca­tion cen­trale », la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique démo­cra­tique pro­meut fina­le­ment davan­tage de liber­té, et non moins. Et ce pour plu­sieurs rai­sons. Premièrement, elle per­met la libé­ra­tion des « lois éco­no­miques » réi­fiées du sys­tème capi­ta­liste, qui enchaîne les indi­vi­dus dans ce que Max Weber appe­lait une « cage de fer ». Les prix des biens ne seraient pas lais­sés aux « lois de l’offre et de la demande », mais reflé­te­raient plu­tôt les prio­ri­tés sociales et poli­tiques via l’u­ti­li­sa­tion de taxes et de sub­ven­tions afin d’en­cou­ra­ger les biens sociaux et de décou­ra­ger les maux sociaux. Idéalement, à mesure que la tran­si­tion éco­so­cia­liste pro­gres­se­ra, davan­tage de pro­duits et de ser­vices essen­tiels à la satis­fac­tion des besoins humains fon­da­men­taux seront dis­tri­bués libre­ment, selon la volon­té des citoyens.

Deuxièmement, l’é­co­so­cia­lisme annonce une aug­men­ta­tion sub­stan­tielle du temps libre. La pla­ni­fi­ca­tion et la réduc­tion du temps de tra­vail sont les deux étapes déci­sives vers ce que Marx appe­lait « le royaume de la liber­té1 ». Une aug­men­ta­tion signi­fi­ca­tive du temps libre consti­tue, en effet, l’une des condi­tions à la par­ti­ci­pa­tion des tra­vailleurs à la dis­cus­sion et à la ges­tion démo­cra­tique de l’é­co­no­mie et de la socié­té. Enfin, la pla­ni­fi­ca­tion éco­lo­gique démo­cra­tique incarne l’exer­cice, par toute la socié­té, de sa liber­té de contrô­ler les déci­sions qui affectent son des­tin. Si l’i­déal démo­cra­tique n’ac­corde pas le pou­voir de déci­sion poli­tique à une petite élite, pour­quoi le même prin­cipe ne s’ap­pli­que­rait-il pas aux déci­sions éco­no­miques ? Sous le capi­ta­lisme, la valeur d’u­sage — la valeur d’un pro­duit ou d’un ser­vice lié au bien-être — n’existe qu’au ser­vice de la valeur d’é­change, ou valeur sur le mar­ché. Ainsi, dans la socié­té contem­po­raine, nombre de pro­duits sont socia­le­ment inutiles ou seule­ment conçus pour une rota­tion rapide (« l’ob­so­les­cence pro­gram­mée ») ; dans une éco­no­mie éco­so­cia­liste pla­ni­fiée, la valeur d’u­sage sera, en revanche, le seul cri­tère de pro­duc­tion de biens et de ser­vice — avec des consé­quences éco­no­miques, sociales et éco­lo­giques de grande portée.

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La pla­ni­fi­ca­tion serait axée sur les déci­sions éco­no­miques à grande échelle et non sur celles, à petite échelle, qui pour­raient affec­ter les res­tau­rants, les épi­ce­ries, les petits maga­sins ou les entre­prises arti­sa­nales locales. Surtout, pareille pla­ni­fi­ca­tion est cohé­rente avec l’au­to­ges­tion par les tra­vailleurs de leurs uni­tés de pro­duc­tion. Si la déci­sion, par exemple, de trans­for­mer une usine de pro­duc­tion d’au­to­mo­biles en une usine de pro­duc­tion d’au­to­bus et de tram­ways serait prise par la socié­té dans son ensemble, l’or­ga­ni­sa­tion interne et le fonc­tion­ne­ment de l’en­tre­prise seraient gérés démo­cra­ti­que­ment par ses tra­vailleurs. Le carac­tère « cen­tra­li­sé » ou « décen­tra­li­sé » de la pla­ni­fi­ca­tion a fait l’ob­jet de nom­breuses dis­cus­sions, mais le plus impor­tant est le contrôle démo­cra­tique à tous les niveaux — local, régio­nal, natio­nal, conti­nen­tal ou inter­na­tio­nal. Par exemple, les ques­tions éco­lo­giques pla­né­taires telles que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique doivent être trai­tées à l’é­chelle mon­diale, néces­si­tant dès lors une forme de pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique mon­diale. Cette prise de déci­sion démo­cra­tique imbri­quée est tout le contraire de ce qui est géné­ra­le­ment décrit, sou­vent avec dédain, comme une « pla­ni­fi­ca­tion cen­trale » : les déci­sions ne sont pas prises par un « centre » quel­conque, mais déci­dées démo­cra­ti­que­ment par la popu­la­tion concer­née à l’é­chelle appropriée.

« La semaine de tra­vail doit-elle être réduite à 30 heures, 25 heures, moins, avec la réduc­tion de la pro­duc­tion que cela implique ? »

Un débat démo­cra­tique et plu­ra­liste se dérou­le­rait à tous les niveaux. Par le biais de par­tis, de pla­te­formes ou d’autres mou­ve­ments poli­tiques, des pro­po­si­tions variées seraient sou­mises au peuple, et des délé­gués seraient élus en consé­quence. La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive doit cepen­dant être com­plé­tée — et cor­ri­gée — par la démo­cra­tie directe sur Internet : ain­si, les gens choi­si­raient — au niveau local, natio­nal et, plus tard, mon­dial — par­mi les prin­ci­pales options sociales et éco­lo­giques. Les trans­ports publics doivent-ils être gra­tuits ? Les pro­prié­taires de voi­tures par­ti­cu­lières doivent-ils payer des taxes spé­ciales pour sub­ven­tion­ner les trans­ports publics ? L’énergie solaire doit-elle être sub­ven­tion­née pour concur­ren­cer les éner­gies fos­siles ? La semaine de tra­vail doit-elle être réduite à 30 heures, 25 heures, moins, avec la réduc­tion de la pro­duc­tion que cela implique ?

Une telle pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique néces­site la contri­bu­tion d’ex­perts. Mais son rôle serait édu­ca­tif : il s’a­gi­rait de pré­sen­ter des points de vue éclai­rés sur les résul­tats alter­na­tifs à prendre en compte par les pro­ces­sus de déci­sion popu­laires. Quelle garan­tie y a‑t-il que le peuple pren­dra des déci­sions éco­lo­gi­que­ment ration­nelles ? Aucune. L’écosocialisme parie que les déci­sions démo­cra­tiques seront de plus en plus rai­son­nées et éclai­rées à mesure que la culture se modi­fie­ra et que l’emprise du féti­chisme des mar­chan­dises sera bri­sée. On ne peut ima­gi­ner sem­blable nou­velle socié­té sans que la popu­la­tion n’at­teigne, par la lutte, l’au­to-édu­ca­tion et l’ex­pé­rience sociale, un niveau éle­vé de conscience socia­liste et éco­lo­gique. Quoi qu’il en soit, les autres alter­na­tives — le mar­ché aveugle ou la dic­ta­ture éco­lo­gique des « experts » — ne sont-elles pas autre­ment plus dangereuses ?

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La Grande Transition du pro­grès des­truc­teur capi­ta­liste à l’é­co­so­cia­lisme est un pro­ces­sus his­to­rique, une trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire per­ma­nente de la socié­té, de la culture et des men­ta­li­tés. La mise en œuvre de cette tran­si­tion condui­rait non seule­ment à un nou­veau mode de pro­duc­tion et à une socié­té éga­li­taire et démo­cra­tique, mais aus­si à un mode de vie alter­na­tif, à une nou­velle civi­li­sa­tion éco­so­cia­liste — par-delà le règne de l’argent, les habi­tudes de consom­ma­tion arti­fi­ciel­le­ment pro­duites par la publi­ci­té, la pro­duc­tion illi­mi­tée de mar­chan­dises inutiles et/ou nui­sibles à l’en­vi­ron­ne­ment. Un tel pro­ces­sus de trans­for­ma­tion dépen­dra du sou­tien actif de la grande majo­ri­té de la popu­la­tion à un pro­gramme éco­so­cia­liste. Le fac­teur déci­sif dans le déve­lop­pe­ment de la conscience socia­liste et de la conscience éco­lo­gique est l’ex­pé­rience col­lec­tive de lutte, des confron­ta­tions locales et par­tielles au chan­ge­ment radi­cal de la socié­té mon­diale dans son ensemble.

La question de la croissance

« Un tel pro­ces­sus de trans­for­ma­tion dépen­dra du sou­tien actif de la grande majo­ri­té de la popu­la­tion à un pro­gramme écosocialiste. »

La ques­tion de la crois­sance éco­no­mique a divi­sé les socia­listes et les éco­lo­gistes. L’écosocialisme rejette le cadre dua­liste « crois­sance contre décrois­sance », « déve­lop­pe­ment contre anti-déve­lop­pe­ment » : c’est que les deux posi­tions par­tagent une concep­tion pure­ment quan­ti­ta­tive des forces pro­duc­tives. Une troi­sième posi­tion résonne davan­tage avec la tâche qui nous attend : la trans­for­ma­tion qua­li­ta­tive du déve­lop­pe­ment. Un nou­veau para­digme de déve­lop­pe­ment signi­fie la fin du gas­pillage fla­grant des res­sources sous le capi­ta­lisme, moti­vé par la pro­duc­tion à grande échelle de pro­duits inutiles et nocifs. L’industrie de l’ar­me­ment est, bien sûr, un exemple dra­ma­tique, mais, plus géné­ra­le­ment, le but pre­mier de nombre des « biens » pro­duits — avec leur obso­les­cence pro­gram­mée — est de géné­rer des pro­fits pour les grandes entre­prises. Le pro­blème n’est pas la consom­ma­tion exces­sive dans l’ab­so­lu, mais le type de consom­ma­tion pré­do­mi­nant, basé sur un gas­pillage mas­sif et sur la pour­suite mani­feste et com­pul­sive de nou­veau­tés pro­mues par la « mode ». Une nou­velle socié­té orien­te­rait la pro­duc­tion vers la satis­fac­tion de besoins authen­tiques — notam­ment l’eau, la nour­ri­ture, les vête­ments, le loge­ment et des ser­vices de base tels que la san­té, l’é­du­ca­tion, le trans­port et la culture.

Il est évident que les pays du Sud, où ces besoins sont très loin d’être satis­faits, doivent pour­suivre un plus grand « déve­lop­pe­ment » clas­sique — che­mins de fer, hôpi­taux, sys­tèmes d’é­gouts et autres infra­struc­tures. Cependant, plu­tôt que d’i­mi­ter la façon dont les pays riches ont construit leurs sys­tèmes de pro­duc­tion, ces pays peuvent pour­suivre leur déve­lop­pe­ment de façon bien plus éco­lo­gique, en intro­dui­sant notam­ment rapi­de­ment les éner­gies renou­ve­lables. Alors que de nom­breux pays pauvres devront déve­lop­per leur pro­duc­tion agri­cole afin de nour­rir des popu­la­tions affa­mées et crois­santes, la solu­tion éco­so­cia­liste consiste à pro­mou­voir des méthodes agroé­co­lo­giques ancrées dans les uni­tés fami­liales, les coopé­ra­tives ou les fermes col­lec­tives à grande échelle — et non les méthodes des­truc­trices de l’a­gro­bu­si­ness indus­tria­li­sé, impli­quant des intrants inten­sifs de pes­ti­cides, de pro­duits chi­miques et d’OGM.

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Dans le même temps, la trans­for­ma­tion éco­so­cia­liste met­trait fin à l’o­dieux sys­tème de dette auquel le Sud glo­bal se voit aujourd’­hui confron­té du fait de l’ex­ploi­ta­tion de ses res­sources par les pays indus­triels avan­cés, ain­si que par les pays en déve­lop­pe­ment rapide comme la Chine. En lieu et place, nous pou­vons envi­sa­ger un flux impor­tant d’as­sis­tance tech­nique et éco­no­mique du Nord vers le Sud, enra­ci­né dans un solide sens de la soli­da­ri­té et la recon­nais­sance du fait que les pro­blèmes pla­né­taires néces­sitent des solu­tions pla­né­taires. Cela ne signi­fie pas néces­sai­re­ment que les habi­tants des pays riches « réduisent leur niveau de vie », mais seule­ment qu’ils fuient la consom­ma­tion obses­sion­nelle de mar­chan­dises inutiles, induite par le sys­tème capi­ta­liste, qui ne répondent pas aux besoins réels ou ne contri­buent pas au bien-être et à l’é­pa­nouis­se­ment de l’humanité.

« L’industrie de la publi­ci­té n’au­rait pas sa place dans une socié­té en tran­si­tion vers l’é­co­so­cia­lisme ; elle serait remplacée. »

Mais com­ment dis­tin­guer les besoins authen­tiques des besoins arti­fi­ciels et contre-pro­duc­tifs ? Dans une large mesure, ces der­niers sont sti­mu­lés par la mani­pu­la­tion men­tale de la publi­ci­té. Dans les socié­tés capi­ta­listes contem­po­raines, l’in­dus­trie de la publi­ci­té a enva­hi toutes les sphères de la vie, façon­nant tout, de la nour­ri­ture que nous man­geons et des vête­ments que nous por­tons aux sports, à la culture, à la reli­gion et à la poli­tique. La publi­ci­té pro­mo­tion­nelle est deve­nue omni­pré­sente, infes­tant insi­dieu­se­ment nos rues, nos pay­sages et nos médias tra­di­tion­nels et numé­riques, façon­nant des habi­tudes de consom­ma­tion osten­ta­toire et com­pul­sive. En outre, l’in­dus­trie de la publi­ci­té elle-même est une source de gas­pillage consi­dé­rable de res­sources natu­relles et de temps de tra­vail, payé en fin de compte par le consom­ma­teur, pour une branche de « pro­duc­tion » qui s’a­vère être en contra­dic­tion directe avec les besoins socio-éco­lo­giques réels. Bien qu’in­dis­pen­sable à l’é­co­no­mie de mar­ché capi­ta­liste, l’in­dus­trie de la publi­ci­té n’au­rait pas sa place dans une socié­té en tran­si­tion vers l’é­co­so­cia­lisme ; elle serait rem­pla­cée par des asso­cia­tions de consom­ma­teurs qui contrôlent et dif­fusent des infor­ma­tions sur les biens et les ser­vices. Bien que ces chan­ge­ments se pro­duisent déjà dans une cer­taine mesure, les vieilles habi­tudes per­sis­te­raient pro­ba­ble­ment durant quelques années — per­sonne n’a le droit de dic­ter les dési­rs des gens. La modi­fi­ca­tion des modes de consom­ma­tion est un défi édu­ca­tif per­ma­nent, dans le cadre d’un pro­ces­sus his­to­rique de chan­ge­ment culturel.

L’un des prin­cipes fon­da­men­taux de l’é­co­so­cia­lisme est que dans une socié­té sans divi­sions de classe mar­quées et sans alié­na­tion capi­ta­liste, l’« être » pren­dra le pas sur l’« avoir ». Au lieu d’as­pi­rer à des biens sans fin, les gens seraient en quête de plus de temps libre et de réa­li­sa­tions per­son­nelles fortes de sens — par le biais d’ac­ti­vi­tés cultu­relles, spor­tives, ludiques, scien­ti­fiques, éro­tiques, artis­tiques et poli­tiques. Rien ne prouve que l’ac­qui­si­tion com­pul­sive de biens découle de la « nature humaine » intrin­sèque, comme le sug­gère la rhé­to­rique conser­va­trice. Il est plu­tôt induit par le féti­chisme de la mar­chan­dise inhé­rent au sys­tème capi­ta­liste, par l’i­déo­lo­gie domi­nante et par la publi­ci­té. Ernest Mandel résume bien ce point critique :

L’accumulation conti­nue de tou­jours plus de mar­chan­dises […] n’est en aucun cas une carac­té­ris­tique uni­ver­selle et même pré­do­mi­nante du com­por­te­ment humain. Le déve­lop­pe­ment des talents et des incli­na­tions pour eux-mêmes, la pro­tec­tion de la san­té et de la vie, les soins aux enfants, le déve­lop­pe­ment de rela­tions sociales riches […] deviennent des moti­va­tions majeures une fois que les besoins maté­riels de base ont été satisfaits.

[Edward Burtynsky | www.edwardburtynsky.com

Bien sûr, même une socié­té sans classes est confron­tée à des conflits et des contra­dic­tions. La tran­si­tion vers l’é­co­so­cia­lisme confron­te­rait les ten­sions entre les exi­gences de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et la satis­fac­tion des besoins sociaux ; entre les impé­ra­tifs éco­lo­giques et le déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures de base ; entre les habi­tudes de consom­ma­tion popu­laire et la rare­té des res­sources ; entre les impul­sions com­mu­nau­taires et cos­mo­po­lites. Les luttes entre des desi­de­ra­ta concur­rents sont inévi­tables. C’est pour­quoi la pesée et l’é­qui­libre de ces inté­rêts doivent deve­nir la tâche d’un pro­ces­sus de pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique, libé­ré des impé­ra­tifs du capi­tal et du pro­fit, afin de trou­ver des solu­tions par le biais d’un dis­cours public trans­pa­rent, plu­ra­liste et ouvert. Une telle démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive à tous les niveaux ne signi­fie pas qu’il n’y aura pas d’er­reurs, mais elle per­met aux membres de la col­lec­ti­vi­té sociale de les cor­ri­ger eux-mêmes.


[lire le second volet]


Traduit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast, avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion de l’au­teur | « Ecosocialism : A Vital Synthesis », Climate & Capitalism, 16 décembre 2020
Photographies de ban­nière et de vignette : Edward Burtynsky | www.edwardburtynsky.com


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  1. Dans le livre III du Capital, il écrit ain­si : « En fait, le royaume de la liber­té com­mence seule­ment là où l’on cesse de tra­vailler par néces­si­té et oppor­tu­ni­té impo­sée de l’ex­té­rieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de la sphère de la pro­duc­tion maté­rielle pro­pre­ment dite. De même que l’homme pri­mi­tif doit lut­ter contre la nature pour pour­voir à ses besoins, se main­te­nir en vie et se repro­duire, l’homme civi­li­sé est for­cé, lui aus­si, de le faire et de le faire quels que soient la struc­ture de socié­té et le mode de pro­duc­tion. » [ndlr]

REBONDS

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Michael Löwy

Philosophe marxiste et écosocialiste franco-brésilien. Il est notamment l'auteur, avec Olivier Besancenot, de Affinités révolutionnaires : Nos étoiles rouges et noires (2014).

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