Entretien inédit pour le site de Ballast
Son premier film, sorti en 1981, donnait à voir les conséquences de la fermeture des usines de la région marseillaise. Près de 40 ans plus tard, il raconte à l’écran la désintégration du collectif sous les assauts répétés du libéralisme. Robert Guédiguian n’en démord pas : un autre cinéma est possible, populaire donc politique. Membre du Parti communiste dans les années 1970, phocéen de toujours et arménien de mémoire, il s’attache à faire de « la vie quotidienne de gens ordinaires » un théâtre de passions. Et, sans crédulité ni déférence, s’accroche ainsi au « rêve » du socialisme. C’est à son domicile que nous retrouvons le cinéaste et producteur, en plein cœur de Montreuil.
Faire débattre des personnages avec du dialogue, de la querelle, des idées, ça a à voir avec le théâtre grec, et le théâtre en général. « Ne pas charrier un effet de réalité » disait Berthold Brecht. Le cinéma ne peut pas être autre chose. Quelque chose semble vrai, donc « naturaliste ». Je fais un théâtre, je fais un cinéma, « un cinéma des idées » comme on disait le théâtre des idées. Je le fais évidemment de la manière la plus subtile possible, en respectant cette règle d’or du cinéma qu’est la vraisemblance. Mon cinéma apparaît donc comme très authentique, très ancré : il est juste dans son approche des personnages et peut donner l’illusion que tout n’est pas construit, fabriqué, travaillé. Cela explique en partie la confusion. Mais elle comporte aussi une dimension idéologique : l’opinion bourgeoise dominante aime bien penser que toutes ces histoires-là, celles d’un peuple intelligent, ça relève peu ou prou du hasard. Elle considère que tout est spontané, elle rigole : c’est là du mépris de classe. Dès qu’on travaille auprès des paysans, des ouvriers, des marginaux, on est catégorisé comme « naturaliste », comme si le peuple ne pouvait pas travailler avec des idées, que seule la bourgeoisie était en mesure de manier des concepts.
Le dessinateur et scénariste Étienne Davodeau nous disait que les lieux familiers lui donnent « un sentiment de légitimité ». Vous avez vos lieux de prédilection : c’est aussi un sentiment qui vous porte ?
« Dès qu’on travaille auprès des paysans, des ouvriers, des marginaux, on est catégorisé comme
naturaliste. »
Ça joue, mais à la marge. Et c’est très subjectif. J’ai tourné dans tous les lieux où j’ai vécu. Plus que des lieux, même : des pièces, des cours… Désormais, chaque fois que je m’assoie à une table, ou chez des amis, si je me tais cinq minutes ou si on voit que je regarde un peu trop les choses, on va me dire « Est-ce que tu vas foutre encore ça dans un film ? Tu vas encore tourner ici ? ». Et c’est vrai : ça s’est produit souvent. La calanque dans laquelle j’ai tourné La Villa, ça fait 200 ans que j’y vais ! Un des appartements principaux du dernier film [Glora Mundi, ndlr], je l’ai loué en-dessous du mien. J’ai donc cette tendance. Peut-être parce que, effectivement, je me sens légitime à le faire — filmer, c’est un peu voler… Quand on fait une photo de quelqu’un ou lorsqu’on se promène avec une caméra quelque part, on dit toujours aux gens « Ça ne vous embête pas ? ». Si je marche dans la rue et qu’on me filme, je vais voir la personne pour lui dire « Tu fais quoi là ? C’est mon image ! » Donc quand on est dans un village avec des amis, dans une maison familiale, on se sent davantage autorisé, sinon légitime, à capter ce réel-là. À s’en servir.
Vous évoquiez le théâtre : quelle place occupe-t-il dans votre compréhension du cinéma, justement ?
Je ne viens pas du théâtre, je n’en ai quasiment jamais fait. Mais j’en ai toujours été un spectateur assidu — un peu moins aujourd’hui. Du classique au très contemporain : Tchekhov, Brecht… Le théâtre est ce qui ressemble le plus au cinéma. Pour une raison évidente : à cause ou grâce à l’acteur. L’acteur comme médium. Ça n’existe pas dans les autres arts. Ça passe donc par le personnage, le dialogue, le corps, la chorégraphie. Je recommande d’ailleurs à tout jeune cinéaste d’aller au théâtre, de le connaître, de ne pas seulement regarder des films. Il faut aller voir là où le cinéma a commencé. Se poser les questions théoriques qui s’y jouent — que ça touche au théâtre grec, au chœur antique, au coryphée. Brecht a énormément écrit de textes théoriques. Tchekhov aussi — sur le naturalisme, d’ailleurs. Fonctionner comme le théâtre a fonctionné, voilà qui me plaît bien.
Il y a l’idée de troupe, qui vous est chère…
Le théâtre collectif, c’est l’image de la société. Mais le film, ça me semble être une métaphore de ce que j’aimerais voir se produire dans la société. C’est-à-dire que tous les individus soient heureux de participer à une œuvre d’ordre collective — plus fortement encore que dans une troupe de théâtre. En troupe, on est plus forts. Par capillarité, on est toujours ensemble. On n’est plus seul face à l’adversité. Pendant 10 ans, j’ai produit des films seul, sans argent. C’était très dur, mais j’étais heureux. On prenait sur nous, grâce à la troupe. Il y a une équipe, des acteurs. J’aime les bandes, oui !
[Stéphane Burlot | Ballast]
Vous aviez dit un jour aimer le cinéma populaire français : son écriture, ses dialogues. Vous en faites, vous ?
J’essaie. Pour deux raisons. D’abord parce mes personnages sont populaires, la plupart du temps — à 90 %, disons (Mitterrand, avec Le Promeneur du Champ-de-Mars, ne l’était pas tellement). Je leur prête toutes les passions du monde. Tout peut arriver au peuple : toute la panoplie des sentiments, de la tragédie à la comédie. Je veux dire aux milieux populaires qu’ils ont la possibilité d’être des héros dans un récit, et des héros dans la vie. Qu’ils le sont d’ailleurs souvent, mais sans le savoir. Leur dire : « Regardez comme vous êtes héroïques à travers le film que je fais ! » Deuxièmement, formellement, j’essaie de trouver des manières pour que mon père puisse comprendre. Cela veut dire que je fais des films avec une narration au premier degré : n’importe qui peut regarder le film. Il ne va pas s’emmerder pendant une heure et demie ; il comprendra ce qu’il se passe. Un personnage va de là à là, il en rencontre un autre ; ce premier degré narratif, qu’on aime plus ou moins, j’y tiens beaucoup. Comme je tiens au scénario, à la construction des récits, au développement des personnages. C’est une volonté de ma part : je ne veux pas parler à 5 000 personnes qui comprennent ce que je dis parce qu’elles ont toutes été à Normale Sup’. Je ne veux pas. Je veux que tous les gens comprennent — et ce n’est pas simple d’être simple. C’est même le plus compliqué, parce qu’il faut le faire sans céder aux complexités nécessaires à mettre en place pour qu’un film soit véritablement une œuvre. Donc ce n’est pas facile d’être simple. Je vendrais tout le cinéma pour John Ford, par exemple.
Lech Kowalski, Stéphane Brizé ou les frères Dardenne : formez-vous une sorte de « communauté » au sein du cinéma contemporain européen ?
« Je veux que tous les gens comprennent — et ce n’est pas simple d’être simple. C’est même le plus compliqué. »
Sur le fond, il y a une grande solidarité entre nous. Je suis copain avec Ken Loach, Kaurismäki, Moretti et les Dardenne. Chez tous ces gens, il y a la préoccupation de faire un cinéma concerné. Quand ils parlent d’eux, ils parlent aussi des autres. Quand ils parlent d’eux, ils parlent des gens qui passent dans la rue, là, juste autour de nous. Mais nous faisons tous un cinéma très différent — et tant mieux. J’ai une passion sans bornes pour Ken Loach mais je sais très bien ce que je fais et qu’il ne fait pas. On ne fait pas « école ». Nos affinités politiques ne donnent pas forcément des affinités formelles. Je trouve la stylisation de Kaurismäki extrêmement belle, mais je ne fais pas du cinéma comme ça. C’est d’ailleurs une belle chose que de montrer qu’on peut parler du peuple, de ses luttes et de ses échecs sous de multiples formes.
Il a été dit que La Villa était un film nostalgique…
« Avant », il y a des choses qui étaient mieux, d’autres pires : en ce sens, je n’ai absolument pas de nostalgie. Mais la nostalgie est constitutive de l’être humain. On sait tous qu’on va disparaître et que nos vies sont brèves : c’est d’ailleurs le propos de Gloria Mundi. Donc on est nostalgiques. Mais il me semble que j’ai, en général, la nostalgie de quelque chose qui n’a pas eu lieu. Qui aurait pu avoir lieu. J’ai la nostalgie du futur, disons. Parce qu’il y a des futurs qui me semblent possibles ou qui me semblaient possibles, et qui n’ont pas été — de ça, je suis nostalgique. Je me vois éloigné, dans le temps et dans l’espace, de cette possibilité-ci d’une autre société… Mais j’essaie de me soigner. Et le seul moyen, c’est de faire en sorte que ça advienne. Donc je ne suis pas pessimiste. Je ne suis pas optimiste non plus : un peu des deux. Toujours l’un et l’autre, le matin et le soir…
[Stéphane Burlot | Ballast]
Vous parliez du cinéma comme métaphore de la société : il n’y a donc pas de « dehors » et de « dedans », entre le plateau et la Cité ?
Je ne pense pas qu’il y ait d’espace hors de la politique. Dans notre monde occidental contemporain, il n’y a aucun espace laissé de côté par les rapports sociaux. Même les choses les plus intimes, les relations amoureuses et familiales, relèvent entièrement de la politique. Elles sont affectées par la manière dont une société pense cela, ou ne le pense pas, ou mal, ou bien. Vous connaissez la fameuse phrase de Marx, disant que « l’essence humaine est dans l’ensemble des rapports sociaux1 » ? Une phrase extrêmement énigmatique qui a fait couler beaucoup d’encre. Je crois véritablement que notre individualité est l’incarnation des rapports sociaux. Mon film Marie-Jo et ses deux amours était extrêmement politique ! Proposer cette vision de la femme entre deux hommes, proposer cette absence de violence dans les rapports entre ces trois personnes — c’est-à-dire ne pas posséder l’autre dans la relation amoureuse —, c’est une proposition politique entre les rapports homme-femme.
Une histoire de fou parle du génocide arménien et de ses conséquences. Dans L’Armée du crime, vous l’évoquiez aussi. Vous soignez votre nostalgie du futur tout en combattant aussi l’oubli du passé, non ?
« Même les choses les plus intimes, les relations amoureuses et familiales, relèvent entièrement de la politique. »
Si j’ai fait L’Armée du crime, c’était pour remettre en lumière cette histoire légendaire. Celle de ces résistants étrangers qui se sont battus pour la France — pour l’idée qu’ils se faisaient de la France, d’ailleurs, puisqu’ils la tenaient pour le paradis des libertés. Cette image continue d’exister dans le monde entier, et j’en suis très surpris : il y a encore des gens qui pensent qu’on vient de faire la Révolution de 1789, de prendre la Bastille et d’instaurer les droits de l’Homme. Mais, on le sait, la France n’est pas ça. Pas que ça. Et pas avec les immigrés. Il y a 10 ans, on parlait alors beaucoup d’immigration. C’était une stratégie électorale de diversion. Je trouvais ça bien de rappeler que ces résistants français étaient des étrangers.
C’est un silence d’État ?
Pas seulement. Le temps passe, donc l’Histoire s’éloigne de nous. Je suis né en 1953 : j’ai connu des gens qui faisaient partie de l’Affiche rouge, ma génération a été formée par ce récit. Mais il faut remettre un coup de projecteur sur cette beauté. Il y a des histoires que les États ont volontairement voulu cacher — le massacre des Algériens en 1961 est un grand mensonge d’État, par exemple —, mais, concernant la Résistance, c’est moins vrai. On a bien sûr préféré penser qu’elle était d’abord gaulliste et française, et non communiste et internationaliste. Mais les communistes, la CGT et les forces de gauche ont revendiqué cette histoire : il a existé un contre-pouvoir. Mes autres films sont également faits pour qu’on n’oublie pas. La littérature, l’art, « c’est ce qui résiste à la mort », disait Malraux. Quand on crée, c’est pour que cette création nous survive. Et les gens dont on parle survivent ainsi, restent présents : dans leur histoire, leurs pratiques, leurs théories, leurs cultures. Il y a toujours dans le geste artistique une volonté de résister à la mort, donc à l’oubli.
[Stéphane Burlot | Ballast]
Vous dédiez Une histoire de fou, un film qui revient largement sur la guérilla arménienne des années 1970 et 1980, à vos camarades turcs. La Turquie d’Erdoğan est en train de frapper les Kurdes de Syrie, à l’heure où on parle…
Ce qui se passe en ce moment pour les Kurdes est atroce. Nous, les Arméniens, avons été exterminés et chassés. Les Kurdes ont été condamnés à disparaître — c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas parler leur langue, en Turquie. Mais ils ont vécu, ils ont revendiqué ce qu’on leur avait promis lors du traité de Sèvres : un État, avec des frontières dessinées (on en avait aussi promis un aux Arméniens…). Mustapha Kemal a tout renversé : il a refoulé les Arméniens, continué le génocide… Il n’y a plus d’Arménie à Istanbul ; il y a un quartier arménien qui subsiste, pour sauver la face, et s’amenuise petit à petit. La Turquie a voulu assimiler les Kurdes, mais non, l’histoire dure toujours. C’est absolument désespérant, c’est invraisemblable ce qu’il se passe aujourd’hui. Et la Turquie continue d’être fasciste : sous Kemal, sous Erdoğan. Je suis donc obligé de soutenir mes amis turcs qui se battent, dont certains sont des exilés politiques. Il y a un mouvement, ça bouge, et ça va continuer.
Photographie de bannière : Stéphane Burlot | Ballast
- Tiré des Thèses sur Feuerbach : « VI. Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. »↑
REBONDS
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