Kamal Aljafari : « Raconter l’histoire de ceux qui ne font que passer dans la rue »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Nous retrou­vons Kamal Aljafari en ter­rasse d’un café. Il est actuel­le­ment membre du jury du fes­ti­val Palestine Cinema Daysqui se tient entre Bethléem, Jérusalem, Gaza, Naplouse et Ramallah jus­qu’au 23 octobre 2018. Sa démarche ciné­ma­to­gra­phique, ins­pi­rée de la Nouvelle Vague, déroute : ses images ne sont pas vrai­ment les siennes. Le Palestinien de 46 ans, auteur de sept films, les dérobe à d’autres films — israé­liens, le plus sou­vent — pour mieux les détour­ner, les resi­gni­fier.


Vous vous êtes fait arrê­ter par des sol­dats israé­liens à l’âge de 17 ans. Cela a‑t-il eu un impact sur votre tra­vail cinématographique ?

Il m’est très dif­fi­cile de faire un lien entre mon ciné­ma et cette expé­rience de la pri­son. J’ai com­men­cé à m’intéresser au ciné­ma trois ans plus tard. Mais ce qu’on apprend en pri­son, c’est attendre. D’une cer­taine manière, on vit en dehors de ses pen­sées. Après quelques mois, il devient de plus en plus com­pli­qué d’imaginer le monde exté­rieur, de se le repré­sen­ter : c’est vrai­ment fou. Le monde devient clos, il ne se résume qu’à la pri­son. On com­mence même à éprou­ver des sen­ti­ments pour les hommes car on ne voit plus de femmes, on ne sait plus vrai­ment que les femmes existent ! Mais ce n’est pas quelque chose que j’ai expé­ri­men­té ciné­ma­to­gra­phi­que­ment, même si j’y pense sou­vent. J’aimerais en faire un film.

La chaîne alle­mande ZDF n’a pas vou­lu pro­gram­mer votre film The Roof : il était trop expé­ri­men­tal, à ses yeux, pour consti­tuer un témoi­gnage du conflit israé­lo-pales­ti­nien. Tout « bon » film sur la Palestine devrait donc être un témoi­gnage de la destruction ?

« Ce qu’on apprend en pri­son, c’est attendre. D’une cer­taine manière, on vit en dehors de ses pensées. »

Voilà pour­quoi je refuse le concept de « docu­men­taire ». Ce der­nier a vrai­ment chan­gé depuis le jour où la télé­vi­sion s’en est mêlée. Il y a une incom­pré­hen­sion sur ce que le docu­men­taire devrait être : on ne cherche pas à être un artiste. On peut faire un film sur la Palestine tant qu’on ne pré­tend pas être un artiste. Voilà le cli­ché ! Le repré­sen­tant de ZDF me consi­dé­rait comme quelqu’un qui avait accès à un lieu, mais il ne vou­lait pas que je fasse autre chose qu’aller sur le ter­rain… Je suis réa­li­sa­teur, je m’intéresse au ciné­ma ! Ça a été ma pre­mière et der­nière expé­rience avec la télé­vi­sion. En refu­sant la télé­vi­sion, je suis com­plè­te­ment libre de réa­li­ser comme je le sou­haite. Les gens qui s’intéressent à mes films s’intéressent à mon tra­vail en géné­ral, à ma signa­ture. Voilà un petit rêve de réa­li­sa­teur : reve­nir à la Nouvelle Vague. Il existe aujourd’hui une indus­trie du ciné­ma flo­ris­sante qui impose des règles qui nous empêchent d’être tota­le­ment libres dans nos créa­tions. C’est un peu ma bataille, aujourd’hui : com­ment créer sans contraintes tout en ayant accès au public, tout en pou­vant mon­trer ses films ? Les spec­ta­teurs sont contrô­lés par les médias, le ciné­ma, etc. On peut, de nos jours, voir des films qui n’ont pas été dis­tri­bués car ils ne sont pas dans les normes — comme les miens. Je ne suis pas en train de cra­cher sur le ciné­ma ; je l’a­dore, j’y vais sou­vent. Mais le fait est que nous pou­vons faire beau­coup plus grâce à la liber­té dont nous dis­po­sons et aux nom­breuses alter­na­tives qui s’offrent à nous.

Vous voyez un film comme « un pays à créer ». Qu’entendez-vous par là ? 

Il s’a­git de reve­nir aux ori­gines du ciné­ma. Capturer quelque chose et le gar­der pour la vie. C’est très impor­tant, sur­tout quand on sait que les lieux changent constam­ment d’apparence, sont détruits, recons­truits, etc. Le ciné­ma per­met de gar­der en vie les lieux et les gens qui s’y trouvent. Il ne s’agit pas seule­ment de cap­tu­rer ce qui existe mais de construire, de créer un nou­veau pays, un pays que nous n’avons pas aujourd’hui. Grâce aux nou­velles tech­no­lo­gies, nous pou­vons construire à loi­sir ! Avec Recollection, c’est ce que j’ai fait : j’ai pris des images d’un film qui exis­tait déjà pour construire un nou­vel espace, une nou­velle ville, de sorte que cha­cun puisse y évo­luer — un lieu qui n’existe pas phy­si­que­ment mais seule­ment par l’image et à tra­vers elle. On peut se ser­vir de ces images pour avan­cer dans un pro­jet et créer encore plus de lieux : une Jaffa [ville située au sud de Tel-Aviv, ndlr] future, par exemple, ou n’importe quelle autre ville, n’importe quel pays… qui peuvent être construits à nou­veau ! On peut habi­ter le ciné­ma et y res­ter éter­nel­le­ment. Ce tra­vail me per­met de don­ner un véri­table sens à la Palestine. Mes films ne sont pas uni­que­ment moti­vés par des choix esthé­tiques. C’est une néces­si­té de tra­vailler sur le monde qui m’entoure : sur la situa­tion en Syrie par exemple, ou sur l’humanité en géné­ral. C’est néces­saire pour hono­rer la mémoire d’un lieu mais, sur­tout, pour hono­rer la mémoire du monde entier. Tel lieu ne repré­sente pas seule­ment la Palestine, mais tous ceux qui subissent une catas­trophe — quelle que soit l’ampleur des dégâts. Dans Recollection, tout le monde peut retrou­ver son pas­sé, ses fan­tômes. Personne ne s’intéresse jamais aux per­son­nages de second plan dans les films. Dans les fic­tions, on se foca­lise sur les têtes d’affiches, les acteurs de pre­mier plan, mais qui va s’intéresser à l’immeuble au second plan ou aux per­sonnes qui marchent au loin ? Qui va racon­ter l’histoire de ceux qui ne font que pas­ser dans la rue ? C’est pour ça que ça fait sens, en tant que pales­ti­nien, d’être un out­si­der. D’être celui qui ne fait que pas­ser. Je veux par­ler de celles et ceux dont per­sonne ne raconte l’histoire.

[Extrait du film Port of Memory, 2010]

Vous n’avez réa­li­sé que des docu­men­taires. Pourtant, vous nous l’a­vez redit, vous refu­sez d’être consi­dé­ré comme un réa­li­sa­teur de docu­men­taires. Pourquoi ?

Je n’ai jamais vou­lu être caté­go­ri­sé. C’est très dif­fi­cile de faire la part des choses entre la fic­tion et le docu­men­taire. Depuis le début, je suis inté­res­sé par le fait de faire vivre des per­son­nages dans l’espace, de les faire bou­ger. Je n’ai jamais vrai­ment son­gé à ce que signi­fie « être un réa­li­sa­teur de docu­men­taires, ou de fic­tion » : j’ai tou­jours vou­lu être un réa­li­sa­teur. J’avoue tou­te­fois que je pré­fère regar­der des fic­tions plu­tôt que des docu­men­taires. Tout ce que j’ai pu apprendre de la manière de faire des films pro­vient de la fic­tion. Mais on peut voir des films de fic­tion comme des docu­men­taires ! En Palestine, le docu­men­taire est néces­saire : si on ne cap­ture pas une situa­tion, elle dis­pa­raît peu à peu. Je dois évi­dem­ment accom­plir cette fonc­tion. Ça fait par­tie de moi. Mais je veux éga­le­ment rêver. Je tra­vaille avec la réa­li­té mais aus­si avec le rêve. Une par­tie de moi sou­haite tou­jours pas­ser outre la réa­li­té, faire un pas de côté par rap­port à elle pour créer quelque chose de plus artis­tique. On ne peut, en somme, pas dire qu’il existe des fic­tions et des docu­men­taires : il existe des sortes de fic­tions et des sortes de docu­men­taires. Je ne vois pas de contradiction.

Vous êtes né à Ramla et vivez désor­mais à Berlin. Comment témoi­gner de ce qui se passe en Palestine quand on n’y vit plus ?

« En Palestine, le docu­men­taire est néces­saire : si on ne cap­ture pas une situa­tion, elle dis­pa­raît peu à peu. »

C’est l’une des choses pour les­quelles je me bats. J’ai d’a­bord quit­té mon pays pour faire des études. Je suis ensuite res­té à Berlin — c’était un choix. Je me suis tou­jours sen­ti out­si­der même dans mon propre pays. Regarder de l’extérieur m’a beau­coup nour­ri, m’a per­mis de voir les choses comme elles le sont, avec un œil neuf et objec­tif. Cela m’a per­mis de pou­voir com­prendre ce avec quoi j’a­vais gran­di mais que je n’avais pas vrai­ment remar­qué, fina­le­ment. Je joue constam­ment, dans une sorte de schi­zo­phré­nie, entre l’ex­té­rieur et l’in­té­rieur : cette ten­sion crée un ima­gi­naire inté­res­sant à tra­vailler. Attention : je ne suis pas en train de dire que pour faire de bons films, il faut abso­lu­ment quit­ter son pays ! Non ! Mais je pense qu’il y a quelque chose de spé­cial dans l’expérience pales­ti­nienne : il faut faire un pas de côté pour vrai­ment com­prendre la Palestine. Un cinéaste est un obser­va­teur comme un autre, un artiste qui observe. Et cet artiste doit apprendre à s’asseoir, à prendre de la dis­tance. Peu importe l’endroit où je vais, je col­lec­tionne les choses. Lorsqu’on a atteint un cer­tain stade dans la col­lec­tion, on se dit « Je vais créer mon propre musée, mes propres archives artistiques ».

Pourquoi, jus­te­ment, ce désir de col­lec­tion­ner des images au lieu de les cap­tu­rer vous-même sur le terrain ?

Je les crée aus­si, en réa­li­té. Je ne pense pas qu’on puisse par­tir de rien — qu’on col­lecte l’image ou qu’on la cap­ture. Le rôle prin­ci­pal d’un réa­li­sa­teur est de cap­tu­rer la réa­li­té dans les images. En cap­tu­rant et en col­lec­tion­nant, on crée tou­jours du neuf car la créa­tion fait par­tie de soi — on se crée tou­jours un peu soi-même quand on réa­lise une œuvre. Il y a une dif­fé­rence entre voir les choses et leur don­ner un sens en éla­bo­rant un agen­ce­ment d’images. On exprime notre monde et nos émo­tions en le fai­sant. Quelqu’un d’autre le fera tou­jours dif­fé­rem­ment de nous. Même à par­tir d’i­mages iden­tiques. Cette expé­rience de créa­tion, si uni­ver­selle, est propre à cha­cun, à chaque his­toire. Ce n’est pas une expé­rience réser­vée aux seuls Palestiniens.

Vous mani­pu­lez les images de grandes pro­duc­tions amé­ri­caines et israé­liennes, vous faites dis­pa­raître les acteurs qui se trouvent sur ces images pour les rem­pla­cer au mon­tage par d’autres per­sonnes — des membres de votre famille, notam­ment. Est-ce une manière de dénon­cer la colo­ni­sa­tion des ter­ri­toires pales­ti­niens par Israël ?

C’est plu­tôt une manière d’occuper l’espace ciné­ma­to­gra­phi­que­ment — d’occuper les films des autres, et par­ti­cu­liè­re­ment les films des Israéliens. Je vou­lais faire des films avec les images des films des autres. Le fait est que ces per­sonnes mises au second plan, ces lieux qui n’existent pas vrai­ment, m’attendaient depuis long­temps, atten­daient que je les trouve. J’ai ren­con­tré tel­le­ment de gens qui ont été relé­gués au second plan sans rai­son. Je veux créer un ter­ri­toire ciné­ma­to­gra­phique dans lequel nous pou­vons exis­ter. Je tra­vaille ces archives, ces images, je joue avec, je zoome sur le second plan, je construis une nou­velle his­toire. C’est, à mon avis, ce que le ciné­ma peut faire de mieux.

[Extrait du film Port of Memory, 2010]

Cette approche artis­tique n’est-elle pas une façon de contour­ner l’aspect politique ?

Cette manière de tra­vailler est fon­da­men­ta­le­ment poli­tique ! Dans Recollection, il n’y a aucun indice sur l’endroit où l’on se trouve. En échan­geant à pro­pos du film avec les spec­ta­teurs, ceux-ci finissent par trou­ver le nom du lieu, mais il faut leur don­ner les outils néces­saires. Pourquoi ne pas faire du ciné­ma comme on fait de la lit­té­ra­ture ? Pourquoi se sent-on tou­jours obli­gé, dans le ciné­ma, de mettre des expli­ca­tions, des sous-titres et des géné­riques ? Qui a dit qu’on devait abso­lu­ment le faire pour dire où l’on se trouve ? Dans le docu­men­taire clas­sique, le spec­ta­teur est pris par la main, tout lui est dévoi­lé, il sait tout de suite de quoi on parle et à par­tir de quel endroit on s’adresse à lui. Être per­du est une bonne chose ! Nous sommes per­dus dans nos vies, alors pour­quoi ne pas nous perdre dans les films ? C’est une expé­rience uni­ver­selle : je suis comme vous, vous êtes comme moi. Ce que j’expérimente aujourd’hui, d’autres en ont fait l’expérience hier, que ce soit en France ou en Allemagne, au Liban, ou je ne sais où !

En col­lec­tant ces images, c’est aus­si une par­tie de votre pas­sé et de votre enfance que vous ras­sem­blez. Vous dites sou­vent, néan­moins, que vos films ne portent ni sur le pas­sé ni sur le pré­sent, mais qu’ils anti­cipent le futur…

« On entend par­tout dire que cer­tains lieux vont dis­pa­raître à cause du réchauf­fe­ment cli­ma­tique — et il vont dis­pa­raître. Que peut le ciné­ma face à ça ? »

Je pense que plus nous allons avan­cer dans la vie, plus nous allons vivre de catas­trophes. Depuis Recollection, tant de choses ont été détruites ! Il suf­fit de son­ger au chan­ge­ment cli­ma­tique. On entend par­tout dire que cer­tains lieux vont dis­pa­raître à cause du réchauf­fe­ment cli­ma­tique — et il vont dis­pa­raître. Que peut le ciné­ma face à ça ? Imaginer ce qui se pas­se­ra dans l’a­ve­nir et ce qui ne se pas­se­ra pas, ce qui pour­rait se pas­ser ou non. Je ne suis pas pro­phète, mais j’ai envie de par­ta­ger avec les spec­ta­teurs les pres­sen­ti­ments que j’ai en tant qu’humain. Dans le ciné­ma, on peut recons­truire, recréer des villes qui n’existent plus. On peut y rêver à nou­veau, cau­che­mar­der ; on peut y faire ce qu’on veut selon la façon dont on se posi­tionne dans ce lieu construit ou recons­truit. Et si l’on veut retour­ner dans des lieux qui n’existent plus car nous les avons ratés, rien ne nous en empêche !

Demandez-vous des auto­ri­sa­tions pour uti­li­ser les images d’archives israéliennes ?

Non. Par prin­cipe, parce que c’est pour moi un acte poli­tique, je n’ai pas à deman­der si j’ai le droit ou non de m’en ser­vir. Eux n’ont jamais deman­dé. Je ne le leur dois rien du tout. D’ailleurs, je ne crois pas que la ques­tion du droit à l’image devrait se poser : on devrait pou­voir tout uti­li­ser et réuti­li­ser pour s’exprimer comme on le sou­haite. Ce qu’on fait avec les images, ce qu’on veut mon­trer ne dépend que de nous.


Traduit de l’an­glais par Mélanie Simon-Franza, pour Ballast.
Photographie de ban­nière : extrait du film Port of Memory
Portrait en vignette : Aleks Slota


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