Saleh Bakri : « Toute résistance meurt si elle n’est pas aussi culturelle »


Texte inédit pour le site de Ballast

Il est l’un des visages du ciné­ma pales­ti­nien. Nous retrou­vons Saleh Bakri dans un café ; il parle l’a­rabe et l’hé­breu mais c’est en anglais que se déroule l’é­change. Nous avions l’an pas­sé inter­viewé son père, acteur et réa­li­sa­teur ; le fils, né dans l’État d’Israël, nous char­rie : reste donc à ren­con­trer ses frères et ses enfants car la lutte pour la libé­ra­tion de la Palestine « se trans­met de géné­ra­tion en géné­ra­tion ». À l’heure où Israël célèbre son soixante-dixième anni­ver­saire, des mani­fes­ta­tions se pour­suivent chaque semaine à Gaza depuis le 30 mars der­nier : la répres­sion a fait plus de 110 morts et 13 000 bles­sés de tous âges, dont une tren­taine d’am­pu­ta­tions1. Amnesty International a dénon­cé une « vio­la­tion abjecte » des droits humains ain­si que des « crimes de guerre » ; le minis­tère fran­çais des Affaires étran­gères a appe­lé « à faire preuve de dis­cer­ne­ment et de rete­nue dans l’u­sage de la force ». Il sera donc ques­tion de lutte, et de poésie.


Que dire encore, après tant de mas­sacres suc­ces­sifs2, à pro­pos de Gaza ?

En 1948, la Palestine a été occu­pée par des groupes mili­taires sio­nistes orga­ni­sés. Ils ont sys­té­ma­ti­que­ment détruit plus de 500 villes et vil­lages, for­çant la moi­tié des Palestiniens à quit­ter leur mai­son pai­sible pour deve­nir des réfu­giés. Ceci pour éta­blir un État juif qui serait appe­lé « Israël ». Depuis, la Nakba3 n’a pas ces­sé, pas un jour. Israël cherche à gar­der une majo­ri­té juive, trans­for­mant ain­si les Palestiniens en une menace démo­gra­phique. Et nous, Palestiniens, n’avons jamais ces­sé de lut­ter pour nos droits, dont l’un des pre­miers et des plus essen­tiels est celui au retour. Ça signi­fie la fin de l’idéologie raciste sio­niste qui impose une majo­ri­té juive à la Palestine. Le der­nier mas­sacre à Gaza n’est qu’une preuve de plus mon­trant jusqu’où Israël peut aller pour défendre sa vision raciste. Les gens de Gaza mar­chaient pour le retour, dans ce qui était peut-être la plus grande marche pour le retour depuis 1948 : ils mar­chaient vers la fron­tière pour la bri­ser, et pour bri­ser le siège qui leur est impo­sé depuis main­te­nant 11 ans. Ils mar­chaient vers ce qui fut leurs foyers et leurs terres, il y a 70 ans. Car la plu­part des habi­tants de Gaza sont des réfu­giés, expul­sés de chez eux en 1948. Cette grande marche des Palestiniens à Gaza nous a tous réunis à nou­veau. De nom­breuses mani­fes­ta­tions ont eu lieu à Haïfa, Jaffa, Jérusalem, Ramallah et dans d’autres villes et vil­lages de toute la Palestine.

Dans Wajib vous jouez un fils qui a quit­té sa terre natale et ne veut plus en entendre par­ler. Vous incar­niez déjà un per­son­nage dési­reux de tout lais­ser der­rière lui dans Salt of The Sea. Saleh Bakri serait-il de ceux-là ?

« Je veux sim­ple­ment qu’on vive ensemble, rien de plus ! Voilà pour­quoi je refuse désor­mais tout pro­jet de film pro­ve­nant du sys­tème israélien. »

Vous vou­lez dire dans une autre vie ? Alors oui, j’ai­me­rais être ailleurs ! Mais une lutte existe à l’heure qu’il est — et celle-ci n’est pas uni­que­ment pales­ti­nienne, mais glo­bale. La lutte des Palestiniens pour défendre leurs droits, nos droits et notre liber­té, est une lutte uni­ver­selle ! Peu importe l’en­droit où je vais : si je quitte la Palestine, les mêmes idées et les mêmes sen­ti­ments m’ac­com­pa­gne­ront. Je pour­rais quit­ter la Palestine mais la Palestine ne me quit­te­ra jamais. Quitter ce monde, c’est lais­ser der­rière nous le sens de notre exis­tence ; or, celui-ci est d’être ensemble, de vivre nor­ma­le­ment dans une socié­té juste et d’a­voir des valeurs. Nous vivons une vie très courte ; nous avons besoin de lut­ter pour nous sen­tir exis­ter. Peu importe l’en­droit où nous allons, il existe des gens qui se battent pour faire valoir leurs droits et ceux-là sont extrê­me­ment sen­sibles à la cause pales­ti­nienne. Ils sont comme des frères et des sœurs pour moi — qu’ils soient fran­çais, anglais, arabes ou américains.

Dans The Time That Remains, Elia Suleiman fait le por­trait des Palestiniens res­tés dans la Palestine his­to­rique après la créa­tion de l’État d’Israël. Ils sont com­mu­né­ment appe­lés « Arabes israé­liens » — une mino­ri­té dans son propre pays d’o­ri­gine, en somme. Vous êtes vous-même né dans le dis­trict nord d’Israël…

Cela fait par­tie des dif­fé­rentes appel­la­tions qui nous sont don­nées : Arabes de 1948, Arabes israé­liens, etc. Nous serions aus­si les « insi­ders ». Mais ils sont tous pales­ti­niens ; c’est tout. Depuis 1948, les Palestiniens ont été sépa­rés ; depuis lors, nous assis­tons à une poli­tique d’é­vin­ce­ment de l’i­den­ti­té pales­ti­nienne. Tous ces noms font par­tie de ce grand pro­jet d’ef­fa­ce­ment de notre iden­ti­té : je le refuse. Je pense que le véri­table « Arabe israé­lien » est celui qui est arabe et juif.

Le film fran­co-amé­ri­ca­no-israé­lien The Band’s Visit, dans lequel vous avez joué, a été uti­li­sé par le gou­ver­ne­ment israé­lien comme un outil de pro­pa­gande en 2007. Ce long métrage fut à vos yeux une leçon : c’est-à-dire ?

Il y a beau­coup en com­mun entre la culture juive et la culture pales­ti­nienne. Ce qui veut dire que l’on peut vivre ensemble. Une fois que le mur sera tom­bé, une fois que le sys­tème mili­taire sera tom­bé, nous le pour­rons. Mais je ne veux pas être uti­li­sé par le gou­ver­ne­ment israé­lien comme un objet de pro­pa­gande à même de jus­ti­fier ses crimes ; je ne veux pas être un petit pion sur un échi­quier ; je ne veux pas prendre part à cette pro­pa­gande qui me tue. Je veux sim­ple­ment qu’on vive ensemble, rien de plus ! Voilà pour­quoi je refuse désor­mais tout pro­jet de film pro­ve­nant du sys­tème israélien.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Comment fait-on pour refu­ser de tour­ner dans des films israé­liens lors­qu’on est soi-même résident en Israël ?

Ça pour­rait être un pro­blème car on ne sait jamais de quoi les auto­ri­tés sont capables. Mon père a été per­sé­cu­té par le gou­ver­ne­ment israé­lien et l’est tou­jours. Il a été mena­cé direc­te­ment et indi­rec­te­ment. Ça pour­rait m’ar­ri­ver aus­si ! Il y a des gens en Israël qui sont en pri­son depuis des années, voire des décen­nies. Je ne sais même pas com­bien il y a d’en­fants dans ces pri­sons ! Je suis comme tout le monde, je suis sou­mis aux mêmes dan­gers. Je ne pense pas vrai­ment à ce qui pour­rait m’ar­ri­ver de plus que les autres du fait que je suis acteur et que je suis dès lors peut-être plus expo­sé média­ti­que­ment — je connais des gens qui se battent pour leurs droits et en paient le prix : ceux-là sont bien trop déter­mi­nés à défendre leurs causes pour se sou­cier de la peine qu’ils encourent. Il en va fina­le­ment de même pour moi : ils peuvent faire ce qu’ils veulent, ça m’est égal ; je suis mon cœur en pre­mier lieu, avant toute idéologie.

Votre père est mena­cé depuis la réa­li­sa­tion de son film Jenin, Jenin. Quelles consé­quences cela a‑t-il sur vous ?

« Les Européens ont peur de par­ler à cause de la sen­sa­tion de culpa­bi­li­té qu’ils ont vis-à-vis de l’Holocauste. Le gou­ver­ne­ment israé­lien en pro­fite, d’ailleurs. »

Je subis ces per­sé­cu­tions depuis le début. J’avais 24 ans ; aujourd’­hui, j’en ai 41. Celles-ci consti­tuent l’une des rai­sons qui me pousse à sou­te­nir le boy­cott ; cela a for­gé ma conscience poli­tique. C’est ce qui a cla­ri­fié mes enga­ge­ments, ce qui m’a per­mis de com­prendre l’oc­cu­pa­tion et l’a­par­theid. Le mou­ve­ment pales­ti­nien se doit d’être plus fort, plus dévoué, plus déter­mi­né et uni. Mon père était presque seul dans cette lutte. Mes frères et moi étions ses gardes du corps tout au long de ces per­sé­cu­tions — il n’y avait presque aucune orga­ni­sa­tion de lutte popu­laire en faveur de notre cause ! La police pales­ti­nienne doit prendre soin de ses artistes. Cette cam­pagne à notre endroit jus­ti­fie la lutte actuelle, celle de tous les Palestiniens. Elle a eu et aura tou­jours une grande influence sur moi. Lorsque l’on gran­dit, on est sen­sé, en théo­rie, être de moins en moins en colère ; je vis l’in­verse abso­lu. Plus je gran­dis et plus je déve­loppe cette colère — plus j’es­saie de vivre avec, sur­tout. Ma tris­tesse et ma colère sont tou­jours là, en moi ; je les res­sens éga­le­ment dans mon jeu d’ac­teur. C’est un moteur de ma créa­ti­vi­té, de mon amour qui va gran­dis­sant ; plus je gran­dis, plus ma colère gran­dit, plus ma tris­tesse gran­dit, plus je fais gran­dir cet amour.

Que vous ins­pire la lutte de la jeune Ahed Tamimi, arrê­tée le 19 décembre 2017 ?

Elle me pousse à pour­suivre la mienne. Je sais com­bien l’hu­main peut être laid, mais cela reste pro­ba­ble­ment la chose la plus abo­mi­nable du monde : prendre le sou­rire d’une jeune fille ou d’un jeune gar­çon, voler ce sou­rire, tuer ce sou­rire. Nous vou­lons tous que les enfants sou­rient et aiment mais l’a­par­theid et l’oc­cu­pa­tion trans­forment cette nor­ma­li­té en horreur.

Comment enten­dez-vous la peur panique qui s’a­bat, en France comme en Europe, dès lors qu’il est ques­tion d’Israël ?

Les gens doivent sur­pas­ser leurs peurs, peu importe leur natio­na­li­té. Les Européens ont peur de par­ler à cause de la sen­sa­tion de culpa­bi­li­té qu’ils ont vis-à-vis de l’Holocauste. Le gou­ver­ne­ment israé­lien en pro­fite, d’ailleurs. Les pou­voirs sont for­cé­ment amis avec le gou­ver­ne­ment israé­lien par inté­rêt éco­no­mique, pour le busi­ness.

De quelle manière le ciné­ma peut-il se faire l’é­cho du com­bat pour l’émancipation ? 

Toute résis­tance meurt si elle n’est pas aus­si cultu­relle. Elle meurt sans la musique et sans le ciné­ma. Sans la culture, la résis­tance devient triste, sans humour, sans amour, sans âme : elle devient du ter­ro­risme, de la vio­lence, seule­ment de la vio­lence… On ne peut pas sen­si­bi­li­ser les gens uni­que­ment avec des armes. La résis­tance est plus vivante et fra­ter­nelle quand on la par­tage en poésie.

[Cyrille Choupas | Ballast]

Il reste dif­fi­cile de réa­li­ser des films pales­ti­niens et d’ob­te­nir les aides finan­cières néces­saires. Imaginons qu’une ins­ti­tu­tion israé­lienne se montre prête à finan­cer un film favo­rable à la résis­tance pales­ti­nienne : accep­te­riez-vous d’y prendre part ?

Non. Cela revien­drait pour moi à défendre l’oc­cu­pa­tion et l’a­par­theid, à sou­te­nir l’in­ter­dic­tion pour un réfu­gié pales­ti­nien de retrou­ver son pays. Je ne le ferai pas car les béné­fices revien­dront à l’oc­cu­pa­tion. En revanche, si le réa­li­sa­teur est israé­lien mais qu’il défend le peuple pales­ti­nien et que son film n’est pas finan­cé par le gou­ver­ne­ment, alors d’ac­cord. Parmi les artistes pales­ti­niens, il y a ceux qui s’en fichent et font tout pour l’argent — ceux-là, je ne les res­pecte pas ; il y a éga­le­ment ceux qui ne boy­cottent pas le pou­voir israé­lien, vivent en Israël et choi­sissent ce qu’ils veulent faire — je n’ai rien contre eux et je res­pecte ces artistes qui assument leurs choix, artis­ti­que­ment et poli­ti­que­ment, à l’in­té­rieur du sys­tème ou en dehors de celui-ci. Mais ce n’est pas ma position.

Avez-vous déjà son­gé à deve­nir réalisateur ?

Non. D’ailleurs, je ne pense pas que mon père en soit un. Les quatre films qu’il a réa­li­sés ne furent pas pen­sés autre­ment que comme une « réponse à » : un acte en réponse à un autre acte. Je réagi­rais de la même manière si je réa­li­sais un film. Au len­de­main de l’in­va­sion de Jénine, il se devait d’al­ler dans ce camp de réfu­giés afin de mon­trer ce qu’il s’y pas­sait. Nous y étions ensemble. Nous sommes allés au check­point et nous vou­lions faire pas­ser de la nour­ri­ture et des vivres dans le camp. Un sol­dat israé­lien a com­men­cé à nous tirer des­sus. Mon amie Valentina Abu’Aqsa, une actrice alors à nos côtés, a été tou­chée à la main. Quand mon père a vu ça, il a vou­lu aller à Jénine en 2002 pour tout mon­trer. Il ne rêvait pas d’être réa­li­sa­teur, il n’y avait jamais pen­sé : c’est un acteur !

Vous serait-il pos­sible, d’ailleurs, d’ap­pré­cier un film pour ses qua­li­tés esthé­tiques, fût-il poli­ti­que­ment ou éthi­que­ment contraire à vos positions ?

Les réa­li­sa­teurs israé­liens ont de l’argent : ils peuvent faire de très beaux films de pro­pa­gande ! Artistiquement et tech­ni­que­ment, je peux aimer un film « bien fait » ; je peux dis­tin­guer l’as­pect for­mel de l’as­pect poli­tique. J’aime beau­coup Valse avec Bachir d’un point de vue créa­tif, par exemple, mais je n’ap­pré­cie pas du tout le mes­sage qu’il véhi­cule, fai­sant d’un cri­mi­nel un héros — les assas­sins devraient être en pri­son ou dans un hôpi­tal psy­chia­trique, pas glo­ri­fié dans un film…


Traduit de l’an­glais par Mélanie Simon-Franza et Jean Ganesh.
Photographies de vignette et de ban­nière : Cyrille Choupas | Ballast


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  1. Selon le porte-parole du minis­tère Ashraf al-Qadra.
  2. 2008–2009 (opé­ra­tion Plomb dur­ci), 2012 (opé­ra­tion Colonne de nuages), 2014 (opé­ra­tion Bordure pro­tec­trice).
  3. Exode des Palestiniens en 1948 : « désastre » ou « catas­trophe », en arabe.

REBONDS

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