Michel Warschawski : « Il y a une civilisation judéo-musulmane »


1896 : un jour­na­liste aus­tro-hon­grois publie L’État des Juifs et ancre l’i­déo­lo­gie sio­niste nais­sante : la créa­tion d’un foyer natio­nal juif afin d’en­rayer l’an­ti­sé­mi­tisme. 1922 : la Palestine compte 760 000 Arabes et 84 000 Juifs — ce qui n’empêche pas les mili­tants sio­nistes de reprendre en chœur l’af­fir­ma­tion de quelque roman­cier anglais : « Un peuple sans terre qui revient à une terre sans peuple. » 1947 : au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale et de l’Holocauste, l’ONU vote le par­tage de la Palestine, sous man­dat bri­tan­nique depuis deux décen­nies. 1948 : l’État d’Israël naît offi­ciel­le­ment et s’en remet à « l’Éternel Tout-Puissant » ; les Arabes, refu­sant ledit par­tage, prennent les armes afin de défendre le ter­ri­toire pales­ti­nien — c’est la débâcle pour les Palestiniens : net­toyage eth­nique, vil­lages rasés, mas­sacres, 800 000 exi­lés. La suite est connue : la Palestine conti­nue d’être domi­née, entre une bande de Gaza régu­liè­re­ment bom­bar­dée et une Cisjordanie encer­clée par un mur de sépa­ra­tion et qua­drillée de colo­nies. La résis­tance — non-vio­lente ou armée — se pour­suit, qu’elle soit civile, isla­miste, laïque ou socia­liste. En Israël, des voix s’é­lèvent pour tour­ner la page de l’oc­cu­pa­tion : celle de l’es­sayiste Michel Warschawski, fon­da­teur du Centre d’in­for­ma­tion alter­na­tive et fils du grand-rab­bin de Strasbourg, mérite une atten­tion par­ti­cu­lière. Rencontre à Jérusalem.


Vous avez, en 1989, été condam­né à 20 mois de pri­son ferme pour « pres­ta­tions de ser­vices à orga­ni­sa­tions illé­gales », après avoir impri­mé des tracts en lien avec le Front popu­laire de libé­ra­tion de la Palestine…

La col­la­bo­ra­tion poli­tique avec les orga­ni­sa­tions natio­nales pales­ti­niennes en géné­ral, et celles de la gauche comme le Front popu­laire de libé­ra­tion de la Palestine, remontent à bien avant la créa­tion du Centre d’in­for­ma­tion alter­na­tive. Très rapi­de­ment après le début de l’oc­cu­pa­tion, la pre­mière chose que l’on a faite a été de cher­cher des contacts, des gens avec qui mener un com­bat com­mun, basé sur des valeurs com­munes et des objec­tifs géné­raux. En ce sens-là, ce qui était au cœur du pro­cès du Centre n’é­tait pas nou­veau. Mais, comme le disait d’ailleurs un de mes inter­ro­ga­teurs, « Le contexte a chan­gé ». La limite de ce qui est tolé­ré change. C’est le pro­blème qu’il est impor­tant de com­prendre : lorsque l’on essaie de main­te­nir une action à la limite de ce qui est légal — et ça a été notre choix que de tirer la léga­li­té à son maxi­mum (tout ce qui n’est pas inter­dit est auto­ri­sé) — la fron­tière évo­lue. Sans bou­ger, tu te retrouves d’un coup dans l’illé­ga­li­té parce que la ligne a bou­gé, mais pas toi. Et on ne peut pas com­prendre l’af­faire et la fer­me­ture du Centre, mon arres­ta­tion et mon pro­cès hors de ce contexte. À ce moment, ce qui était tolé­ré devient into­lé­rable, parce que cela com­men­çait à être per­çu par les ser­vices de ren­sei­gne­ments et par les auto­ri­tés israé­liennes comme « dan­ge­reux ». Se des­si­naient alors — et nous en étions rela­ti­ve­ment conscients —, de nou­velles pos­si­bi­li­tés. Nous étions par­mi les très rares qui tra­ver­sions la fron­tière, qui allions à Ramallah ou à Gaza (à l’é­poque, il y avait une liber­té de mou­ve­ment totale pour nous), pour se ren­con­trer et pen­ser ensemble, éla­bo­rer des stra­té­gies et des actions. Aider éga­le­ment, en terme d’as­sis­tance tech­nique par exemple (tracts, jour­naux, etc.). Sortir de la marge, et com­men­cer à avoir un écho et une légi­ti­mi­té à la fois au sein de la popu­la­tion israé­lienne et de la popu­la­tion pales­ti­nienne, ce qu’il n’y avait pas aupa­ra­vant. Et là, c’est deve­nu dan­ge­reux ; il fal­lait frapper.

« On pas­sait de la lutte armée à la lutte civile. D’une lutte clan­des­tine à une lutte ouverte. »

Il fal­lait dire : « Il y a une fron­tière claire qu’il ne faut pas tra­ver­ser. » Ce n’est pas par hasard que notre pro­cès a sou­vent été appe­lé le « pro­cès de la fron­tière », et que mon pre­mier bou­quin était Sur la fron­tière. Cette notion est à la fois celle du droit — ce qui est légal ou non — et celle entre Israéliens et Palestiniens. C’est un endroit dan­ge­reux, mais éga­le­ment le seul où tu peux faire quelque chose. Être au cœur du consen­sus de ta propre socié­té ne per­met pas d’al­ler très loin. À tra­vers nos contacts, nos amis, nos rela­tions et nos cama­rades pales­ti­niens, nous sen­tions que quelque chose de nou­veau émer­geait : une nou­velle géné­ra­tion de mili­tants — des syn­di­ca­listes, des femmes, des étu­diants — qui, suite à la crise de l’Organisation de libé­ra­tion de la Palestine, avait une grande auto­no­mie. On pas­sait de la lutte armée à la lutte civile. D’une lutte clan­des­tine à une lutte ouverte. Nous étions bien pla­cés pour sen­tir ces pre­miers signes et nous essayions de sen­si­bi­li­ser l’o­pi­nion publique israé­lienne et les jour­na­listes, en leur disant qu’il se pas­sait des choses nou­velles. En paral­lèle de tout ça, suite à la guerre du Liban, le consen­sus poli­tique en Israël éclate, et ce pour la pre­mière fois. Un mou­ve­ment d’op­po­si­tion de masse émerge contre la guerre et contre l’oc­cu­pa­tion, un mou­ve­ment res­té très mar­gi­nal jusque-là. Et notre rôle a donc été de dire aux Palestiniens : « Attention, il y a des choses qui changent ! Vous avez une force poten­tielle d’ap­pui en Israël qu’il vous faut prendre en consi­dé­ra­tion dans votre stra­té­gie, selon vos propres choix évi­dem­ment. » C’était un peu la rai­son d’être du Centre lors­qu’on l’a créé : s’a­dres­ser aux opi­nions publiques, et plus par­ti­cu­liè­re­ment aux mou­ve­ments sociaux, de part et d’autre, pour les mettre au fait de ces nou­veaux déve­lop­pe­ments ; et, ce qui reste l’élé­ment cen­tral de notre action jus­qu’à aujourd’­hui, pour faci­li­ter tout ce qui est com­bat com­mun, tout ce qui casse le mur, tout ce qui va à l’en­contre de la phi­lo­so­phie de sépa­ra­tion — pré­do­mi­nante en Israël depuis tou­jours. Pour créer un ave­nir ensemble, le taayoush, il faut un com­bat ensemble, qui se pré­pare et se construit. Ça ne tombe pas du ciel. La créa­tion d’un espace com­mun est donc indis­pen­sable. C’est ce qui explique la fer­me­ture du Centre en 1987, juste avant la pre­mière Intifada. Au cours de notre pro­cès, on nous a accu­sés d’a­voir été les ini­tia­teurs de l’Intifada. En plus d’être ridi­cule, c’est d’un racisme ! Il faut que ça soit des Juifs qui viennent dire aux Arabes quoi faire… Mais il y avait là un tout petit élé­ment de véri­té : non pas que nous ayons déclen­ché l’Intifada, mais nous l’a­vions sentie…

Dans votre livre À contre chœur — Les voix dis­si­dentes en Israël, vous écri­vez que les refuz­niks, ces objec­teurs de conscience israé­liens qui refusent de ser­vir dans l’ar­mée, sont « le joyau de la cou­ronne des mou­ve­ments d’op­po­si­tion ».

Il y a dif­fé­rents moments. Le mou­ve­ment aujourd’­hui a très peu à voir avec celui qui émerge en 1982, pen­dant la conquête du Liban ; où, pour la pre­mière fois, des sol­dats — beau­coup d’entre eux reve­nant du Liban — disent : « Non, ce n’est pas ça qu’on nous avait dit. » C’est à ce moment-là qu’ils découvrent — même si ce n’é­tait pas nou­veau — qu’en tant que sol­dats, ils sont là pour rem­plir des objec­tifs poli­tiques qu’ils ne par­tagent pas for­cé­ment. Je parle du mou­ve­ment large des sol­dats, pas les quelques-uns qui, comme nous, avaient déjà refu­sé aupa­ra­vant. Nous n’é­tions que quelques indi­vi­dus, en rien un mou­ve­ment. J’avais déjà fait de la taule pour refus de rejoindre mon uni­té dans les ter­ri­toires occu­pés, fin des années 1970. Une phrase de Begin a joué un rôle impor­tant dans l’é­mer­gence du mou­ve­ment des sol­dats : « Ce n’est pas une guerre de On n’a pas le choix ! » Pendant deux géné­ra­tions, on nous a rem­pli la tête de « On n’a pas le choix ! » : on a fait la guerre de 1967 parce qu’ils ont vou­lu nous exter­mi­ner, on a fait la guerre en 1956 parce qu’on n’a­vait pas le choix, etc. Et là, Begin prend la parole au Parlement et dit que ce n’est pas une guerre de « On n’a pas le choix ! » mais que c’est un choix poli­tique. Et les sol­dats com­mencent à se poser des ques­tions. Toutes les guerres sont sales, mais celle-ci par­ti­cu­liè­re­ment. L’aspect civil y était beau­coup plus évident qu’en 1967, par exemple. C’est une guerre contre une popu­la­tion, avec bom­bar­de­ments de civils et mas­sacres en masse. La plu­part des sol­dats qui étaient avec moi en taule, suite à la guerre du Liban, fai­saient par­tie des « Israéliens moyens ». Ils n’é­taient pas des « mili­tants gau­chistes ». Ces sol­dats allaient à la guerre nor­ma­le­ment, sans se poser de ques­tions, mais ils se sont sen­tis tota­le­ment mani­pu­lés. La pri­son a été une véri­table uni­ver­si­té pour eux.

(Yasser Gdeeh / Reuters)

Il s’a­gis­sait de peines de com­bien de temps, à ce moment-là ?

Elles ont tou­jours été entre deux et cinq semaines renou­ve­lables. J’ai fait trois périodes suc­ces­sives. Souvent, les consignes de l’é­tat-major étaient : « Pas plus de deux fois, trois maxi­mum. » J’avais un colo­nel un peu fou et chaque fois qu’il me jugeait, il disait à l’of­fi­cier de me remettre un ordre de mobi­li­sa­tion pour le Liban. Ça vou­lait dire rebe­lote : soit je craque, soit c’est encore une fois la pri­son. Voilà pour le mou­ve­ment à cette époque. Celui que l’on vit aujourd’­hui est d’a­bord un mou­ve­ment d’ap­pe­lés, et non de réser­vistes. Ce sont désor­mais les plus jeunes appe­lés qui refusent avant même d’être incor­po­rés. Ce sont les péti­tions des ter­mi­nales. Chaque année, plu­sieurs dizaines de jeunes gar­çons et filles disent qu’ils vont être pro­chai­ne­ment appe­lés sous les dra­peaux, et annoncent qu’ils vont refu­ser de ser­vir dans les ter­ri­toires occu­pés, ou refu­ser de ser­vir tout court. C’est un gros chan­ge­ment : l’ar­mée à énor­mé­ment per­du de sa légi­ti­mi­té. De notre temps, y com­pris par­mi les refuz­niks, l’ar­mée allait de soi. Mettre un point d’in­ter­ro­ga­tion sur son ser­vice mili­taire n’é­tait pas envi­sa­geable, à part quelques petites excep­tions vrai­ment très mar­gi­nales. Entre 25 et 30 % des jeunes gar­çons israé­liens ne font pas leur ser­vice mili­taire. Chez les filles, c’est autour de 80 %. On n’in­siste pas assez là-des­sus. Pour des rai­sons reli­gieuses, parce qu’ils s’en foutent, parce qu’ils veulent faire une car­rière ou se cas­ser à l’é­tran­ger… pour mille rai­sons — très peu par idéo­lo­gie. Ne plus faire l’ar­mée n’est donc plus un phé­no­mène mar­gi­nal mais est deve­nu un phé­no­mène de socié­té. L’armée s’ar­range avec eux, ça se passe bien en géné­ral. Cela donne d’au­tant plus d’im­por­tance à ceux qui pour­raient faci­le­ment se débi­ner mais disent « non », publi­que­ment, et sont prêts à en payer le prix. Et là, l’ar­mée doit sévir.

Vous aviez, lors d’une confé­rence, expli­qué que depuis l’o­pé­ra­tion Plomb durci, en 2008–2009, le consen­sus a rega­gné la socié­té israé­lienne. Quel lien faites-vous entre ce consen­sus et l’é­cla­te­ment de l’o­pi­nion publique dont vous par­liez tout à l’heure ?

« Chaque année, plu­sieurs dizaines de jeunes gar­çons et filles disent qu’ils vont être pro­chai­ne­ment appe­lés sous les dra­peaux, et annoncent qu’ils vont refu­ser de ser­vir dans les ter­ri­toires occu­pés, ou refu­ser de ser­vir tout court. »

Le tour­nant en terme d’o­pi­nion publique et de consen­sus se situe en août 2000. C’est le moment où le mou­ve­ment de la paix, jus­qu’a­lors un mou­ve­ment de masse, dis­pa­raît en 15 jours. Implose. C’est un truc nucléaire : il n’en reste rien. C’est suite à une immense mani­pu­la­tion — pas que, mais elle joue un rôle extrê­me­ment impor­tant —, menée par Ehud Barak, en reve­nant du som­met de Camp David. Manipulation qu’il recon­naît lui-même, quelques années plus tard. Charles Enderlin en a fait des livres et un film. C’est le grand men­songe de Camp David, où Barak — cet odieux per­son­nage, élu par le peuple de gauche — dit cette phrase que tout le monde connaît : « J’ai fait des offres géné­reuses à Arafat et il les a reje­tées. » Et il ajoute qu’il a démas­qué le vrai plan d’Arafat, celui qui, der­rière son lan­gage de modé­ra­tion et ses négo­cia­tions, n’a qu’un seul objec­tif : jeter les Juifs à la mer. C’était le vrai plan pales­ti­nien, pire que tout ce qu’on avait eu avant, puisque caché. Ce dis­cours casse, en quelques jours, et jus­qu’à aujourd’­hui, le mou­ve­ment d’op­po­si­tion de masse. Contrairement à tous mes cama­rades, je ne suis pas quel­qu’un qui découpe les articles de jour­naux et conserve les archives. Cette semaine-là, d’août 2000, je ne sais pas pour­quoi, j’ai conser­vé tous les jour­naux. Je ne sais ce qui a tra­vaillé mon incons­cient mais j’ai dû sen­tir — je dis ça après-coup — qu’il fal­lait gar­der les preuves et que c’é­tait his­to­rique. Les titres étaient : « La gauche demande par­don », « Le mou­ve­ment de la paix, c’est fini », etc. Toute la presse, durant ces 15 jours, fait un mea culpa de la gauche et du mou­ve­ment de la paix. Ils se sui­cident. Un an et demi plus tard, la chape de plomb se fêle un tout petit peu, on com­mence à entendre des jour­na­listes remettre en ques­tion la parole offi­cielle… mais vient le 11 sep­tembre ! Et rebe­lote. À peine le temps de rou­vrir les yeux que cet évé­ne­ment donne rai­son, a pos­te­rio­ri, au dis­cours de Barak ! Ce ne sont même pas les Palestiniens qui nous en veulent, c’est tout le monde musul­man ! C’est le choc des civi­li­sa­tions : c’est nous et l’« Occident judéo-chré­tien » — comme ils disent — qui sommes mena­cés par le ter­ro­risme inter­na­tio­nal, qui devient le ter­ro­risme isla­mique, qui devient l’is­lam. Par anti­ci­pa­tion, on avait rai­son ! C’est : soit eux, soit nous ! C’est tout le dis­cours néo­con­ser­va­teur amé­ri­cain. Le mou­ve­ment, qui sem­blait un peu se réveiller, retombe et avale tota­le­ment ce dis­cours, deve­nu mon­dial. Ce n’est plus Arafat le pro­blème : c’est Ben Laden, c’est l’Irak, c’est l’Afghanistan, et tous les sau­vages qui veulent détruire la civi­li­sa­tion. Et nous sommes la ligne de front. Et nous en sommes encore là aujourd’­hui, ce qui explique en par­tie le consen­sus total qu’il y a eu lors du mas­sacre de Gaza. Un mas­sacre pur et simple que rien, ration­nel­le­ment, ne peut jus­ti­fier. Même au Liban en 2006, il y avait une illu­sion de guerre et de réci­pro­ci­té ; mais là, rien. C’est de l’a­char­ne­ment sur des civils, un mas­sacre qui n’est pas col­la­té­ral à quelque chose, mais qui est la chose elle-même. Et la socié­té israé­lienne est tota­le­ment der­rière ça. Y com­pris la gauche.

D’ailleurs vous disiez que, lors des mani­fes­ta­tions que vous avez orga­ni­sées durant Plomb durci, l’am­biance était beau­coup plus ten­due que par le passé…

Contre les Arabes en par­ti­cu­lier. Il y a eu des mobi­li­sa­tions gigan­tesques par­mi eux. Mais celles de Tel-Aviv, judéo-arabes ou essen­tiel­le­ment israé­liennes, ce n’é­tait pas tant la répres­sion que la haine popu­laire. Je n’a­vais pas vu ça depuis 1982. Les gens ne nous applau­dissent pas tou­jours lorsque l’on mani­feste, mais ils res­tent plu­tôt indif­fé­rents. Là, on s’est pris des bou­teilles. Quelques heures avant la mani­fes­ta­tion, je reçois un coup de télé­phone sur mon por­table, du chef de la police (c’est mon rôle de négo­cier avec la police le par­cours, etc.), qui me demande d’ar­ri­ver tout de suite, que c’est urgent. J’arrive et il me dit : « Je pète de trouille ! » Je lui réponds que moi aus­si. Il me dit que ce ne sont pas les quelques contre-mani­fes­ta­tions de fas­cistes qui lui font peur, qu’il est pos­sible de les enca­drer, mais les réac­tions du public. Un mec qui jette une gre­nade, tu ne peux pas l’an­ti­ci­per. On a fait toute la manif à regar­der en l’air. Il y avait le sen­ti­ment d’a­voir un public gra­ve­ment hos­tile. Jusqu’à aujourd’­hui j’ai du mal à com­prendre ce consen­sus. Il n’y a pas eu ce que l’on a tou­jours connu aupa­ra­vant : à la guerre, tout le monde y va, mais après il y a un réveil, on se dit que l’on a exa­gé­ré, que c’é­tait une conne­rie… Une par­tie de l’o­pi­nion publique com­mence à poser des ques­tions. Un réflexe huma­ni­taire même : on a quand même mas­sa­cré des femmes et des enfants, c’est pas joli. Mais là, rien.

(DR)

Vous par­liez du choc de civi­li­sa­tions. La ministre de la Justice, Tzipi Livni, avait tenu ce dis­cours du monde libre face à la bar­ba­rie durant les bom­bar­de­ments, lors­qu’elle était venue en France en 2009. Quel rôle joue cette grille de lec­ture dans le dis­cours poli­tique et média­tique israélien ?

Il y a deux choses : l’État d’Israël s’est for­mé et s’est déve­lop­pé sur une lec­ture binaire du monde. On était là pour pro­té­ger le monde libre contre le com­mu­nisme et son allié, le natio­na­lisme arabe. L’ennemi glo­bal a chan­gé : il est deve­nu l’is­lam. Mais Israël conserve le même rôle. Cela fait par­tie de son iden­ti­té que d’être la tran­chée avan­cée du monde libre et occidental…

C’est la phrase d’Herzl sur « l’a­vant-garde »…

Exactement. C’est une constante dans le dis­cours poli­tique depuis qu’Israël existe. Par contre, sa tra­duc­tion moderne dans le lan­gage contem­po­rain, durant les 10 à 15 ans du néo­con­ser­va­tisme, est une inven­tion israé­lo-amé­ri­caine. Benyamin Netanyahou a été un des pen­seurs du nécon­ser­va­tisme. Il est plus amé­ri­cain qu’is­raé­lien, d’ailleurs. Il a gran­di et a été for­mé là-bas. Il a été au cœur de ces cercles assez res­treints qui ont pen­sé le monde post-sovié­tique, dès 1985. Tous ces think tanks et ces lob­bies qui réflé­chissent sur la place des États-Unis et de leur appen­dice, Israël, dans le monde. Monde qui devient mul­ti­po­laire, avec comme enne­mi glo­bal l’is­lam, puis­qu’il n’y a plus le com­mu­nisme. Leur stra­té­gie est d’une grande cohé­rence : c’est une nou­velle façon de voir et d’a­gir sur le monde hors de l’URSS. Une stra­té­gie de recon­quête, dans le sens de celle de l’Espagne, qui veut recon­qué­rir tous les acquis des quatre ou cinq décen­nies qui ont sui­vi la vic­toire sur le fas­cisme. Ces décen­nies voient s’af­fir­mer le concept du droit, au sin­gu­lier et au plu­riel : le droit inter­na­tio­nal, les Conventions de Genève, la Déclaration uni­ver­selle des droits de l’homme, etc. Après le fas­cisme, on veut un monde qui ne soit pas si sau­vage : on a vu jus­qu’où la bar­ba­rie d’un monde sans droits peut aller. On a donc là quatre décen­nies à dire le droit — je dis « dire », pas « appli­quer ». Ce sont des décen­nies de pro­grès, où l’hu­ma­ni­té tente de défi­nir les droits des indi­vi­dus, des mino­ri­tés, des femmes, etc. Les néo­con­ser­va­teurs veulent fer­mer cette paren­thèse. À tel point que Bush avait dit qu’il fal­lait annu­ler les Conventions de Genève dans le cadre de la guerre contre le ter­ro­risme. La puis­sance impé­riale amé­ri­caine et celle du capi­tal sont telles qu’elles veulent se débar­ras­ser des règles. Pourquoi toutes ces limites qu’on nous impose, et ces accords inter­na­tio­naux ? Mieux vaut lais­ser le mar­ché, et la poli­tique guer­rière qui se trouve der­rière, abso­lu­ment libres. La recon­quête n’est donc pas seule­ment ter­ri­to­riale, au sens de reco­lo­ni­sa­tion du monde, mais aus­si glo­bale : il s’a­git de remettre en ques­tion toute une série d’ac­quis sociaux et socié­taux. Dans ce cadre-là, ce n’est donc pas un hasard que ce soit trois néo­con­ser­va­teurs, oppo­sés tous trois dès le départ au pro­ces­sus d’Oslo — Netanyahou, Barak et Sharon — qui enterrent Oslo et effacent tout ça, une fois pre­miers ministres.

Dans un autre livre, Programmer le désastre, vous écri­vez que les jeunes mili­tants israé­liens, comme les Anarchistes contre le Mur, sont « les garants d’une bous­sole éthique d’une très grande pré­ci­sion, iden­ti­fiant l’in­jus­tice sans jamais se trom­per ». Qu’a appor­té cette nou­velle géné­ra­tion au mou­ve­ment paci­fiste en général ?

« La recon­quête n’est donc pas seule­ment ter­ri­to­riale, au sens de reco­lo­ni­sa­tion du monde, mais aus­si glo­bale : il s’a­git de remettre en ques­tion toute une série d’ac­quis sociaux et sociétaux. »

Dans ce livre, je réponds, entre les lignes, à la plus vieille géné­ra­tion de notre mou­ve­ment, qui peut avoir un regard assez condes­cen­dant sur cette géné­ra­tion mili­tante. Ils n’ont pas lu Marx, il ne savent pas ce qu’est le sio­nisme, etc. C’est un phé­no­mène géné­ra­tion­nel valable autant en Israël qu’en France ou aux États-Unis. J’ai eu la chance, par le Centre, de coha­bi­ter et d’a­gir avec ces jeunes — contrai­re­ment aux gens de ma géné­ra­tion. Qu’est-ce qui les carac­té­rise ? En quoi sont-ils dif­fé­rents ? Une chose très claire, c’est qu’il s’a­git d’une géné­ra­tion qui se poli­tise très dif­fé­rem­ment de la nôtre. Nous, elle était livresque. La leur est avant tout moti­vée par ce que j’ap­pelle une bous­sole du juste et de l’in­juste, du droit et du non-droit ; avant d’a­voir lu Marx ou Bakounine. Qui plus est dans un dia­logue inter­na­tio­nal per­ma­nent : à tra­vers inter­net, etc. Un moment for­ma­teur pour moi a été lorsque nous reve­nions d’une réunion à Tel-Aviv, avec un jeune mili­tant israé­lien. Nous rou­lions de nuit et il me dit d’emprunter une route pas­sant par les ter­ri­toires occu­pés. Je lui réponds que je n’y passe jamais la nuit et il ne com­prend pas mon éton­ne­ment. Il parle avec quel­qu’un au télé­phone — un mélange d’a­rabe et d’hé­breu — qui s’a­vère être un des meneurs pales­ti­niens des mani­fes­ta­tions heb­do­ma­daires du vil­lage de Bil’in. Il me dit de le dépo­ser à l’é­pi­ce­rie du vil­lage, que ses copains sont là et l’at­tendent. En che­min, pour l’y conduire, je lui demande ce qu’est le meneur : com­mu­niste, Front popu­laire, Hamas, etc. ? Et il me répond qu’il n’en a pas la moindre idée ! Je lui demande sur quelles bases ils fondent leur col­la­bo­ra­tion poli­tique. « On est contre le mur, contre la colo­ni­sa­tion, et contre l’oc­cu­pa­tion, ça suf­fit ! » Je lui raconte donc une his­toire. Les contacts avec les Palestiniens, dès la fin des années 1960, se fai­saient sur un tra­vail de plu­sieurs mois, sur des docu­ments, pour sim­ple­ment envi­sa­ger de se ren­con­trer ! Il fal­lait mon­trer patte blanche et dire que l’on recon­nais­sait tous les droits des Palestiniens, le droit au retour, etc. Si tu n’a­vais pas défi­ni le moindre détail, aucune col­la­bo­ra­tion n’é­tait pen­sable. Ça a tota­le­ment chan­gé. Les rap­ports humains n’ont plus besoin de pas­ser par un prisme poli­tique cadré. Les preuves se font par l’ac­tion : si toi aus­si tu es prêt à t’at­tra­per des lacry­mos, voire une balle dans l’œil, c’est que tu es avec nous. C’est dans l’ac­tion et non dans le texte que se forme le taayoush. De notre époque, le nous et le vous étaient très clairs. Nous sommes les Palestiniens mili­tants, vous êtes les Israéliens paci­fistes, on vous res­pecte, on a confiance en vous, vous avez fait vos preuves. Ici, c’est un « on » col­lec­tif qui s’ex­prime, où le fait que tu sois israé­lien ou pales­ti­nien passe en arrière-plan. Et ce notam­ment grâce aux inter­na­tio­naux : ils décrispent le tête-à-tête dans un rap­port tri­an­gu­laire. Par cette média­tion, cela devient plus facile et naturel.

(Claire Thomas)

Nous avons un jour échan­gé avec des membres des Anarchistes contre le Mur : ils expli­quaient que tous n’é­taient pas affi­liés à l’é­ti­quette anar­chiste, que cha­cun était libre de ses posi­tions poli­tiques (alter­mon­dia­listes, etc.), du moment que les objec­tifs étaient communs.

Absolument. C’est aus­si un phé­no­mène géné­ra­tion­nel. Il y a là un espace social varié, sans fron­tières très nettes entre eux. Ils ont un dis­cours inter­na­tio­na­liste, faci­li­té par le fait que l’on uti­lise les mêmes mots en Amérique du Nord, en Amérique latine, en Afrique, en Palestine ou en Israël.

Vous décri­vez, au sujet des mou­ve­ments paci­fistes, l’i­mage de la grande et de la petite roue. Pouvez-vous développer ?

Dans la tra­di­tion juive, on dit que celui qui amène ses sources amène le Salut. Il faut tou­jours les citer. Cette idée de la petite et de la grande roue, je la dois à Uri Avnery. Il décrit le mou­ve­ment de la paix comme étant com­po­sé d’une part d’une aile mili­tante, moti­vée en per­ma­nence pour des rai­sons éthiques et poli­tiques (les Femmes contre l’oc­cu­pa­tion, les mou­ve­ments de sol­dats, les mou­ve­ments anti­co­lo­nia­listes, les Anarchistes contre le Mur, le Centre d’in­for­ma­tion alter­na­tive, etc.). C’est la petite roue, la roue mili­tante. Et il y a le mou­ve­ment de la paix au sens géné­ral, repré­sen­té prin­ci­pa­le­ment par La Paix Maintenant !, beau­coup plus modé­ré, plus lent à bou­ger, plus proche du consen­sus. Il y a une méca­nique qui a très bien mar­ché durant la guerre du Liban et la pre­mière Intifada : la petite roue se mobi­lise d’a­bord et accroche petit à petit la grande, qui hésite et par­ti­cipe au dis­cours consen­suel, mais finit par se mettre en branle. Le rôle essen­tiel de la petite roue est donc de faire bou­ger la grande roue. C’est essen­tiel : com­ment influer sur la grande roue ? Une fois qu’elle est en branle, c’est gagné, vu ce qu’elle repré­sente quan­ti­ta­ti­ve­ment dans l’o­pi­nion publique. Or, depuis 2000, la petite roue tourne à vide, la grande ayant dis­pa­ru. On est capable de mobi­li­ser de 5 à 10 mille per­sonnes, mais nous rede­ve­nons un mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion en marge. Et, comme le dit le jour­na­liste Gidéon Lévy, la grande roue est morte pour une génération.

L’ancien pré­sident de l’État d’Israël par inté­rim, Avraham Burg, a écrit un article célèbre, « La révo­lu­tion sio­niste est morte ». Qu’en est-il du posi­tion­ne­ment actuel de la socié­té israé­lienne sur la ques­tion du sionisme ?

« Si le sio­nisme signi­fie un mou­ve­ment de colo­ni­sa­tion, on est encore en plein dedans. Nous sommes dans une troi­sième phase de la conquête sioniste. »

Le sio­nisme de gauche, qui débat en per­ma­nence entre ses contra­dic­tions internes (entre État juif et démo­cra­tie, entre droit et jus­ti­fi­ca­tion de la poli­tique israé­lienne), est entré dans une crise majeure. Quelqu’un comme Burg en tire les consé­quences. Il vient de l’esta­blish­ment, contrai­re­ment à nous, et évo­lue avec un regard beau­coup plus cri­tique qu’au­tre­fois, parce qu’il n’y a plus de marge pour un dis­cours mou. Et il a fait le saut. Malgré nos diver­gences, je n’ai pas grand-chose à redire sur le fond. Si le sio­nisme signi­fie un mou­ve­ment de colo­ni­sa­tion, on est encore en plein dedans. Nous sommes dans une troi­sième phase de la conquête sio­niste. Dans les années 1980–1990, nous avons vu une période d’ou­ver­ture, de déto­ta­li­ta­ri­sa­tion. Israël est stable et pros­père, et s’ouvrent alors des espaces de dis­cus­sion, à tous les niveaux, même au plus haut des ins­ti­tu­tions. Explosion cultu­relle éga­le­ment. On par­lait de cette période, à tort, comme post-sio­niste. Cette atmo­sphère allait de pair avec les pro­ces­sus de paix en cours. 2000, c’est la recon­quête : la fête est finie. On remet les gens au pas, non par la vio­lence, mais par le dis­cours de guerre permanente.

Dans À tom­beau ouvert, vous dres­sez deux modèles d’i­den­ti­fi­ca­tion pour la jeu­nesse pas­sée : le sol­dat-héros et le colon-pionnier…

Les années 1980 et 1990 ont aus­si été des années d’ou­ver­ture pour la jeu­nesse, qui en avait marre de l’ar­mée, qui vou­lait vivre comme tout le monde. C’était le dis­cours domi­nant, qui inter­pel­lait d’ailleurs for­te­ment des gens comme Barak : « On com­mence à avoir des couilles molles, ce ne sont plus des sol­dats ! »… Depuis, on per­çoit aus­si cette recon­quête au sein de la jeu­nesse. C’est un des objec­tifs poli­tiques qui néces­site donc un dis­cours de guerre, pour bri­ser ce qu’on a appe­lé « la crise de la moti­va­tion ». Redonner une dimen­sion guer­rière à des jeunes trop euro­péens. N’oubliez pas Auschwitz. Auschwitz, c’est notre hori­zon ; ce n’est pas seule­ment notre pas­sé, c’est éga­le­ment notre futur… C’est ce qui arri­ve­ra si l’on n’est pas suf­fi­sam­ment com­ba­tif… Ça reste très fort. Avraham Burg l’a dit un jour à la radio, d’ailleurs : « Non, Israël n’est pas mena­cé, il n’y aura pas de deuxième Holocauste, tout ça n’est qu’une mau­vaise blague ! » Mais c’est un dis­cours à contre-cou­rant de celui qu’on tente d’im­po­ser. Cette recon­quête des âmes de la jeu­nesse béné­fi­cie d’un cer­tain succès.

Pilonnage de l'armée israélienne sur la ville de Gaza, le 29 juillet 2014. (ASHRAF AMRA)

L’Iran fait par­tie de ce pro­ces­sus-là, non ?

Bien sûr. On réuti­lise les mêmes images, celle du nou­vel Hitler, etc. Avec ce connard d’Ahmadinejad et ses décla­ra­tions anti­sé­mites, ça en rajoute, et ça joue leur jeu. En ce qui concerne la jeu­nesse, il y a donc cette remise au pas : je ne pour­rais pas don­ner de chiffres, mais il y a aus­si une autre par­tie qui, elle, se casse. L’idéologisation ne marche pas et leur seul rêve est de ne plus être là. Énormément de jeunes, essen­tiel­le­ment des classes moyennes, partent, et c’est une mobi­li­té jus­qu’a­lors incon­nue des géné­ra­tions précédentes.

Dans votre livre Sur la fron­tière, vous pro­po­sez un chan­tier pour une troi­sième voie, qui serait un chan­ge­ment de l’i­den­ti­té, jus­qu’i­ci « for­gée dans un pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion et de des­truc­tion des iden­ti­tés arabes-indi­gènes et pré-sio­nistes ». Où en est ce chantier ?

On a régres­sé, mais c’est le seul chan­tier pos­sible à terme. C’est la seule pers­pec­tive pour moi. Ce chan­tier sem­blait s’ou­vrir au moment où Israël ren­trait dans une nor­ma­li­té. Il se des­si­nait, par le biais des accords avec les Palestiniens, une option de nor­ma­li­té. Lorsqu’on la referme en 2000, se referme auto­ma­ti­que­ment cette notion d’i­den­ti­té : on est de nou­veau dans le pré­sent, dans la guerre ; alors que nous étions dans une pro­jec­tion du futur qui s’ap­puyait sur le pas­sé. J’ai relu récem­ment des textes de cette époque et j’ai eu envie de chia­ler. Où on était à ce moment-là et où l’on est aujourd’­hui… Dans les dis­cours, on sem­blait sor­tir de l’i­den­ti­té juive et guer­rière, avec une volon­té de recher­cher quelque chose de nou­veau, dans le pas­sé, pour construire au futur. Cette paren­thèse est fer­mée. Elle se rou­vri­ra un jour, j’en suis cer­tain. Mais pas maintenant.

Puisqu’on parle d’i­den­ti­té… Vous écri­vez que la soli­da­ri­té avec les Palestiniens a per­mis d’af­fer­mir votre iden­ti­té en tant que juif et Israélien. De quelle manière ?

« Je me sens israé­lien, mais d’abord juif, et c’est en tant qu’Israélien que je dois me posi­tion­ner poli­ti­que­ment, quitte à sen­tir le cadavre. »

Je répon­drai de façon tal­mu­dique, en pre­nant un autre exemple. J’ai pu assu­mer le fait d’a­voir été sol­dat réser­viste le jour où j’ai fait ma pre­mière peine de pri­son mili­taire. Je dirais la même chose de mon iden­ti­té. Lorsque je contri­bue, avec mes modestes moyens, à une véri­table voix israé­lienne — dans les deux sens, avec un x et un e — qui ne soit pas conflic­tuelle avec les Palestiniens, mais qui converge avec leur com­bat et leurs droits, je me sens bien en tant qu’Israélien. Au moment des bom­bar­de­ments sur Gaza, je suis ren­tré dans une véri­table dépres­sion, car à part être de la merde, qu’est-ce que ça vou­lait dire d’être israé­lien ? De la merde inter­na­tio­na­le­ment recon­nue. Je n’a­vais pas le sen­ti­ment de pou­voir por­ter, même en pro­jec­tion future, une autre « israé­li­té ». Je n’ai jamais fait le choix, comme cer­tains de mes amis que je res­pecte, de deve­nir pales­ti­nien. Ça ne répond pas à mon carac­tère. Je me sens israé­lien, mais d’a­bord juif, et c’est en tant qu’Israélien que je dois me posi­tion­ner poli­ti­que­ment, quitte à sen­tir le cadavre.

En France, l’Union juive fran­çaise pour la paix se réfère, dans sa charte, à la notion de « valeurs juives » pour pen­ser son com­bat. Allez-vous éga­le­ment pui­ser dans la tra­di­tion ou l’his­toire juive pour fon­der votre éthique — d’au­tant que vous avez reçu un ensei­gne­ment reli­gieux et que votre père était rabbin ?

D’abord, je ne crois pas à l’exis­tence de valeurs juives ou fran­çaises ou autre… Il y a des valeurs, dans la tra­di­tion, l’his­toire et l’hé­ri­tage de mon peuple, mais il n’y a rien qui m’é­nerve plus que lorsque quel­qu’un dit « C’est pas juif de faire ceci ! ». Tout est juif ! Tuer les autres, on a ce sur quoi s’ap­puyer. Et d’ai­mer l’autre, on a aus­si sur quoi s’ap­puyer. C’est la même chose dans la tra­di­tion chré­tienne ou, j’i­ma­gine, boud­dhiste. Tu as de tout. Si, pen­dant très long­temps, j’ai assis mon sys­tème de valeurs uni­que­ment sur l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier et les luttes de gauche inter­na­tio­nales, ses porte-paroles, ses dra­peaux et ses moments forts — la Résistance en France, la Commune de Paris et plein d’autres choses —, ce n’est que rela­ti­ve­ment tard dans ma vie que je me suis sour­cé dans des cha­pitres de l’his­toire spé­ci­fi­que­ment juive. Deux en par­ti­cu­lier. Le Bund, ou l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier juif en Europe de l’Est. Dans ma filia­tion ima­gi­naire, je me sens l’ar­rière-petit-fils du Bund. Mon père a été résis­tant, c’est aus­si une de mes iden­ti­tés. Il aurait pu ne pas l’être que la résis­tance au nazisme aurait été une de mes filia­tions. Et l’Andalousie judéo-musul­mane, qui incarne une façon d’être au monde — sans l’idéaliser.

Vous refu­sez l’ex­pres­sion « judéo-chré­tienne » puis­qu’elle est « excluante », n’est-ce pas ?

Oui, lorsque l’on met un trait d’u­nion — c’est une règle, à défaut d’être offi­cielle, que j’ai dans la manière dont je vis l’é­tude des langues —, c’est pour exclure un autre. En disant « judéo-chré­tien », on veut créer une iden­ti­té et une col­lu­sion spé­ci­fiques. Et ce trait d’u­nion me fait ger­ber. L’histoire des Juifs dans le monde euro­péen n’est pas celle d’une civi­li­sa­tion har­mo­nieuse, mais celle du sang. Des croi­sades à l’Inquisition en pas­sant par les temps modernes — Hitler n’est pas si loin que ça —, ce trait d’u­nion est fait de beau­coup de sang. Alors qu’il y a une civi­li­sa­tion judéo-musul­mane — le musul­man est exclu de ce trait d’u­nion — autre­ment moins vio­lente, sans ce rejet exis­ten­tiel du Juif qu’a connu l’Europe pen­dant 15 siècles.


Photographie de ban­nière : Laurent Perpigna Iban
Portrait de vignette : Claude Truong-Ngoc, 2014


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