Entretien inédit pour le site de Ballast
L’opération « Bordure protectrice », lancée par l’État israélien le 8 juillet 2014, a causé, selon les chiffres rapportés par l’ONU, la mort de 2 104 Palestiniens (parmi lesquels 69, 5 % de civils) — l’armée israélienne comptabilise quant à elle 64 pertes (ainsi que trois civils). Le Tribunal Russell pour la Palestine, né dans le prolongement de celui qui avait vu le jour lors de la guerre du Viêtnam, a tenu une session exceptionnelle à la fin du mois de septembre afin de protester contre la politique criminelle du gouvernement dirigé par Benyamin Netanyahou. Rencontre avec son coordinateur, Frank Barat, également coauteur des ouvrages Défier le récit des puissants (avec Ken Loach), Le Champ du possible et Palestine, l’état de siège (avec Noam Chomsky et Illan Pappé).
Pourquoi avoir tenu cette session exceptionnelle ?
Quand tu milites pour une cause, et que le peuple pour lequel tu te bats se fait massacrer devant tes yeux (grâce à la télévision, Internet….), c’est juste très difficile. Comme un sentiment d’impuissance absolue. Un sentiment que tout ce que tu fais ne sert a rien. Avec le lancement de l’opération « Bordure Protectrice » par Israël, l’été dernier fut incroyablement difficile à vivre pour pas mal de monde, aux quatre coins de la planète. Les gens tweetent, signent des pétitions, écrivent des articles, manifestent… Mais est-ce que cela répond vraiment au besoin d’un peuple enfermé, sans défense, qui reçoit plus de 700 tonnes de bombes sur la tête, pendant presque deux mois ? Des militants pensent clairement que non – comme ceux qui ont bloqué l’entreprise d’armement israélienne Elbit à Londres et à Melbourne, ceux qui ont bloqué le bateau israélien Zim en Californie… Demander à nos « élus » de changer les choses, de mettre fin à une telle agression, est une perte de temps. Ils ne font rien, ou en tout cas ne tiennent jamais leurs promesses. Les actions directes, la démocratie directe, donc, est une solution pour combler ce vide. L’acte de désobéissance civile est central. Je dis cela pour essayer de faire comprendre ce qui peut se passer dans l’esprit d’un militant pro-justice. Le Tribunal Russell, malgré le fait qu’on ne puisse le qualifier « d’opération coup de poing », s’inscrit pleinement dans cette tradition. C’est un tribunal populaire qui ne demande pas l’autorisation des gouvernements et ne reçoit aucune aide de leur part. Plusieurs membres du Tribunal, au regard de la situation sur place, ont donc pensé qu’il était important de mettre une session sur pied – en un temps record ! Pour donner la parole a ceux qui ne l’ont pas. Pour faire ce travail de mémoire. Pour passer à l’acte.
Pouvez-vous nous présenter les principaux membres du jury ?
Ils sont tous importants. Roger Waters, fondateur des Pink Floyd. Michael Mansfield, grand avocat anglais ; Ken Loach et Paul Laverty, cinéastes ; Vandana Shiva, écrivaine et militante indienne ; Ahdaf Soueif, écrivaine et militante égyptienne ; Radhia Nasraoui, avocate tunisienne ; Miguel Angel Estrella, pianiste de renom ; Ronnie Kasrils, ancien ministre du gouvernement Mandela ; Christiane Hessel, militante et auteure française. Enfin, John Dugard et Richard Falk, professeurs de droit international et tous deux anciens rapporteurs pour les Nations Unies dans les Territoires occupés palestiniens.
En 2011, le juge sud-africain Richard J. Goldstone vous a accusé de n’être pas un vrai tribunal mais des « détracteurs d’Israël virulents et renommés » et le politologue français Pierre-André Taguieff vous reproche de vouloir « priver l’État d’Israël du droit à l’existence ». Qu’avez-vous à leur répondre ?
« Si Taguieff estime que l’application du droit international signifie la fin d’Israël, ça en dit beaucoup sur la nature du problème, non ? »
Le juge Goldstone a fait un travail très important en tant que membre de la « Commission Goldstone ». Son rapport, que tout le monde (y compris les Nations Unies et l’Autorité palestinienne) a essayé d’enterrer fut d’une grande valeur pour la justice en Palestine. Il ne l’a d’ailleurs jamais renié, malgré ce que les médias racontent. Il a seulement dit qu’il changerait peut- être une ou deux choses s’il devait le réécrire (notamment sur les attaques israéliennes sur les civils palestiniens). Il a reçu des pressions énormes, invraisemblables, à la suite de ce rapport. Il y a eu les attaques publiques, déjà très dures, et celles privées, encore plus… Je le sais de sources sûres, proches du juge. J’avais d’ailleurs pris contact avec lui avant notre session en Afrique du Sud. Nous avions échangé des mails très courtois et professionnels. Il ne m’avait jamais dit qu’il était contre, qu’il trouvait notre travail inutile… Nous avons donc tous été vraiment surpris de lire l’article dont vous parlez, publié dans le New York Times, quelques jours avant le début de la session ! Le professeur John Dugard, un ami à lui, a même émis, en constatant la faiblesse argumentative et juridique de ce texte, des doutes sur le fait que Goldstone l’ait écrit en personne ! Bref. Cela fait partie d’un processus plus large, visant à décrédibiliser notre travail. Le New York Times nous a d’ailleurs refusé un droit de réponse (Dugard a seulement eu la possibilité de rédiger quelques lignes dans la page « Lettres » du journal).
Quant à l’attaque de Taguieff, elle a encore moins de sens. Le Tribunal se base sur les règles les plus élémentaires du droit international et refuse, soit dit en passant, de prendre position quant à la solution future à adopter (un État unique ou deux côte à côte ? une fédération ?…). Après, si ce monsieur Taguieff estime que la stricte application dudit droit signifie la fin de l’État d’Israël, ça en dit beaucoup sur la nature du problème, non ? Le Tribunal s’est toujours présenté comme un tribunal pour la justice en Palestine. Nous partons du principe qu’Israël a déjà été reconnu coupable : par des grandes ONG, par les Nations unies… Donc l’idée du Tribunal est de se pencher sur les complicités de nos États, nos multinationales, nos « dirigeants ». Nous essayons d’internationaliser la question de la Palestine. Nous sommes un tribunal des peuples. Un tribunal pour les opprimés. Donc derrière la Palestine, évidemment.
Le jury du Tribunal a parlé d’une « incitation directe et publique au génocide ». Vous connaissez le poids des mots ; ce n’est pas rien. Comment en est-il arrivé à cette conclusion ?
Les membres du jury ont passé la journée du 24 septembre à écouter des témoignages. Des juristes, journalistes, travailleurs humanitaires, médecins, activistes se sont succédé toutes la journée pour parler, raconter, décrire, non seulement ce qui s’était passé à Gaza, mais aussi les réactions au sein de la société israélienne. Pour mieux comprendre, il suffit simplement de regarder l’intervention de David Sheen, journaliste israélien. Le constat est terrible. À tous les niveaux de cette société – les médias, les dirigeants politiques, les religieux, les réseaux sociaux, etc. –, il y a ce message, complément public, je veux dire, les gens le crient haut et fort, ne se cachent pas, qui dit que le problème ce n’est pas le Hamas, mais le peuple palestinien tout entier ! Que pour régler ce « problème » il faut donc en finir avec ce peuple. Le pire est que les gens derrière ces messages ne sont pas du tout attaqués ou au moins réprimandés par les autorités. Ce genre de discours est applaudi. Nurit Peled-Elhanan, qui fait partie du Tribunal, a d’ailleurs écrit un livre a ce sujet : Palestine dans les livres israéliens. Je le recommande fortement pour mesurer de quelle façon la société israélienne déshumanise l’autre, celui qui, pourtant, est son voisin dès l’enfance. Une fois ce travail fait, il est beaucoup plus facile de donner un M16 à un jeune de 18 ans en lui disant qu’il va aller « sauver » son peuple dans les Territoires occupés palestiniens.
Quelles suites, pour le Tribunal ?
« Nous essayons d’internationaliser la question de la Palestine. Nous sommes un tribunal des peuples. »
La suite, c’est le terrain. C’est parler de cela autour de nous. Faire des conférences, des rencontres, parler avec des avocats, des juristes, voir ce qui est possible à ce niveau-là également. Le Tribunal n’est pas une fin en soi et ne libérera pas la Palestine seul ; c’est une goutte d’eau dans un très grand bol. Mais il est important d’avoir plusieurs cordes à son arc, de travailler à plusieurs niveaux. L’aspect juridique est crucial : cela pourrait permettre d’ouvrir un processus qui, enfin, mettrait fin à l’impunité d’Israël, comme à celle de ses responsables et de ses dirigeants. C’est pour ça que l’Autorité palestinienne doit aller à la Cour pénale internationale – même s’il sera très difficile de traduire des dirigeants israéliens à La Haye, un pas vers plus de justice aura été accompli. Aussi, j’ai créé une association, PLAN (Palestine Legal Action Network). Nous allons, par ce biais, entreprendre des actions juridiques et médiatiques, aux côtés de la société civile.
Dans un récent article faisant écho à cette session, Michèle Sibony, de l’UJFP, a mis en cause la responsabilité européenne dans l’aggravation du conflit. Vous formulez les mêmes reproches ?
Complètement. Je suis entièrement d’accord avec Michèle. Le rôle que joue l’Europe est pitoyable. Les réactions, quelques jours après le lancement de l’opération israélienne, furent incroyables — Hollande, en particulier, qui, alors que des centaines de civils palestiniens tombaient déjà sous les coups de boutoir de l’armée israélienne, apporta son soutien indéfectible à Netanyahou ! C’est à vomir, cette Europe qui se range comme un seul homme derrière les injonctions israéliennes et états-uniennes… L’Europe qui exige le désarmement du Hamas et demande à ce que celui-ci n’utilise pas les enfants comme boucliers humains, alors qu’aucune preuve à ce sujet n’a pu être avancée (en revanche, les preuves existent de l’autre côté : Israël utilise les enfants palestiniens comme boucliers humains depuis des lustres !). L’Europe qui fait également pression afin que l’Autorité palestinienne n’aille pas à la Cour pénale internationale. Quand je vous dis que la question de la Palestine est globale et nous concerne tous…
Comment Hollande a-t-il géré, justement, cette opération militaire ?
Il s’est comporté en président qui n’a plus aucun soutien, qui est au plus bas dans les sondages, et qui, au lieu de comprendre son peuple, dans la rue, soutenant les Palestiniens, a décidé de soutenir l’oppresseur. Une nouvelle preuve que ces gens-là vivent dans un autre monde. Et que cette démocratie dont on nous rebat les oreilles n’est rien de plus qu’une chimère.
Bernard-Henri Lévy a fait savoir, durant l’opération, « qu’il n’y a pas agression, mais contre-attaque d’Israël face à la pluie de missiles ». L’armée israélienne a elle-même communiqué en ce sens : « Que feriez-vous ? » — si Paris était en proie aux roquettes, etc. Comment abordez-vous l’argument du droit à la défense d’Israël ?
C’est l’argument le plus facile à démonter. Pourtant, les médias l’ont peu fait. Un État occupant ne peut en aucun cas — le droit international l’atteste — revendiquer la « self-defence » par rapport au peuple qu’il occupe. Même un non-juriste peut comprendre ça ! Disons, pour bien me faire entendre, qu’un enfant se fait voler son goûter tous les jours par un élève plus âgé que lui, à l’école. Puis le plus grand en vient à lui piquer son cartable, sa place à la cantine, sa veste, son bonnet, ses cahiers, son vélo…. Cela dure et les professeurs regardent tout ceci d’un bon œil ; ils approuvent, même ! Le jour où le petit enfant se rebelle, veut retrouver sa fierté, sa liberté, sa vie, le grand garçon aura t-il le droit à l’auto-défense ? Arrêtons un peu de rigoler ! Israël est l’agresseur depuis 1948 ; le Hamas n’existe que depuis le milieu des années 1980. Qui peut oser nous faire croire que tout était rose et doré pour les Palestiniens avant cela ?
On a beaucoup reproché aux manifestants leur silence sur les autres conflits mondiaux : pourquoi cette attention spécifique portée à la question israélo-palestinienne ?
« C’est à vomir, cette Europe qui se range derrière les injonctions israéliennes et états-uniennes… »
L’attention spécifique portée à Israël vient avant tout de nos dirigeants : Hollande qui défend l’indéfendable ; Netanyahou qui est reçu comme un héros au congrès états-uniens ; Israël qui bénéficie d’accords de libre-échange avec l’Union européenne — des accords, par exemple, au niveau de la recherche scientifique, souvent plus avantageux que d’autres pays appartenant pourtant à l’Union ! Que nos dirigeants ne s’étonnent donc pas que la Palestine soit devenue un symbole : celui d’un monde où 1 % dicte sa loi aux 99 %. Mais c’est aussi un symbole, grâce à la solidarité internationale, grâce à tous ces gens qui sont dans la rue, qui font partie de petites associations et organisations, d’une belle et noble lutte : l’internationalisme. L’union des peuples. L’oppresseur tombera un jour — les oppresseurs, devrais-je dire…
Le Hamas a été au cœur médiatique et diplomatique de cette énième opération : le Tribunal s’est-il prononcé sur sa ligne politique ? Quel regard personnel portez-vous sur cette formation dont vous aviez, dans un article, critiqué l’autoritarisme ?
C’est un parti palestinien parmi d’autres, mais un parti qui a gagné les élections législatives en 2006. Un parti a priori « au pouvoir », donc. Un parti qui est, par ailleurs, resté sur une ligne de résistance à l’occupation et à la colonisation israélienne. Comme Européen, confortablement installé derrière mon bureau, je ne peux pas, ce serait trop facile, me prononcer sur les choix de résistance de tout un peuple. Remettons les choses dans leur contexte : je ne vis pas sous occupation depuis 1967 ; sous blocus depuis 2006 ; je n’ai pas vécu quatre bombardements intensifs en l’espace de huit années seulement ; je n’ai pas vu mes proches mourir sous mes yeux ; je n’ai pas vu ma maison détruite trois fois, quatre fois, cinq fois ; je n’ai pas vu mes amis mourir de maladies curables aux checkpoints israéliens. Ceux qui prodiguent leurs conseils et recommandations quant aux moyens et aux modalités de résistance devraient réfléchir un peu plus à cela. Maintenant, si l’on en revient au droit international, lancer des roquettes sur des civils est bel et bien un crime. Point. L’autoritarisme du Hamas est attesté par des témoignages d’amis sur place, il ne sert à rien de le nier. Mais je préfère parler de l’oppresseur — nous pourrons discuter du Hamas autant que l’on voudra une fois que la Palestine sera libérée.
Noam Chomsky a déclaré il y a peu qu’il sentait l’opinion bouger et soutenir davantage la cause palestinienne : faites-vous le même constat, au regard de vos années de militantisme ?
Oui. C’est clair. On en voit des exemples tous les jours ! Maintenant, il ne faut pas se leurrer non plus : en tant qu’activistes, nous sommes un petit cercle et avons parfois du mal à comprendre que le fait que notre petit cercle augmente chaque mois un peu ne signifie pas pour autant que la partie est gagnée… Donc oui, des gens nous ont rejoints, après l’opération israélienne « Cast Lead », après l’abordage de la flottille Mavi Marmara, après « Bordure protectrice »… Mais notre but est véritablement de transformer cet engouement, parfois éphémère, en quelque chose de profond, de durable. D’élever un mouvement global et solide. Mais un problème de taille se pose à nous : qui représente, de nos jours, le peuple palestinien ? L’Autorité palestinienne paraît avancer au coup par coup, sans disposer d’une vision globale du problème et sans stratégie ni programme politique concret et tangible. Tout ceci demeure très flou. Il est important d’y remédier pour pouvoir avancer de façon plus conséquente encore. Si l’on prend par exemple le mouvement BDS, il apparaît plus en accord avec l’opinion majoritaire palestinienne que l’Autorité elle-même !
Dans l’un de vos ouvrages, Palestine, l’état de siège, l’historien israélien Ilan Papppé vous disiez qu’Israël n’était pas une démocratie. Ce propos risque d’en faire bondir plus d’un !
« Notre but est de transformer cet engouement, parfois éphémère, en quelque chose de durable. »
Il faudrait d’abord prendre le temps de définir clairement ce mot, « démocratie » ! Si nous parlons du « pouvoir du peuple », la réponse est toute trouvée… Il n’existe quasiment aucune démocratie à travers le monde. Si nous nous en tenons à la définition qui semble aujourd’hui en vigueur, « démocratie = droit de vote », l’Iran est donc une démocratie — mais on entend déjà les « démocrates » officiels s’indigner… Mais revenons à l’État Israël. Une démocratie, vraiment ? Sachant que ce dernier occupe un autre peuple depuis plus de cinquante ans ? Une démocratie qui dans sa législation même promeut une politique et des lois qui favorisent un groupe religieux spécifique — les juifs, en l’occurrence — au détriment des autres ? Une démocratie où tu es un national « juif », « arabe » ou « russe », et qui se veut un « État juif » alors qu’il compte pourtant presque autant de non-juifs (si l’on inclut les Territoires occupés) que de juifs ? Il existe plus de trente lois qui s’opposent à l’égalité des Palestiniens d’Israël, soit 20 % de la population totale. Donc même au regard d’une définition moderne et très chiche de la « démocratie », Israël ne rentre pas dans cette catégorie. On peut en revanche parler d’une ethnocratie.
Pour conclure, pouvez-vous nous dire quelques mots de votre prochain livre ?
Après Le Champ du possible et Palestine, l’état de siège, j’ai retravaillé de nouveau sur des entretiens avec les professeurs Chomsky et Pappé. Le livre s’appellera Conversations about Palestine et devrait sortir en mars 2015, en langue anglaise. Pour le français, on verra ensuite. Je viens aussi de faire paraître, aux éditions Indigènes, Défier le récit des puissants avec le réalisateur britannique Ken Loach — la question palestinienne occupe une place importante de ce petit ouvrage.