Rojava : « La révolution ne doit pas disparaître »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Depuis le 9 octobre, l’Administration auto­nome du Nord et de l’Est de la Syrie (ou Rojava) est enva­hie par l’État turc et l’ANS, l’ar­mée de l’op­po­si­tion syrienne. Le nom de cette opé­ra­tion de net­toyage eth­nique ne sau­rait être plus orwel­lien : « Source de paix ». Face aux bom­bar­de­ments, à l’exécution de civils, aux dépla­ce­ments de popu­la­tions et à la pro­gres­sion ter­ro­riste enne­mie, le com­man­dant en chef des Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS) a fait savoir hier soir que le Rojava était condam­né, au nom de la sur­vie même de ses habi­tants, à des « com­pro­mis dou­lou­reux » : la négo­cia­tion d’un appui armé de Damas et de Moscou. Nous en par­lons briè­ve­ment, urgence oblige, avec Agit Polat, porte-parole du Conseil démo­cra­tique kurde en France.


Les FDS ont décla­ré qu’entre « le com­pro­mis et le géno­cide », le Rojava choi­sit de sau­ver le peuple. Cet accord avec Damas et Moscou est-il une sur­prise ?

Il faut d’a­bord sou­li­gner que les Kurdes ont tra­vaillé à l’i­dée de fédé­ra­lisme et d’au­to­no­mie au sein des fron­tières syriennes, jamais à l’in­dé­pen­dance du Rojava ou d’un Kurdistan syrien. Tôt ou tard, il allait fal­loir dis­cu­ter avec le régime syrien. Maintenant, cette déci­sion s’explique, de manière prag­ma­tique, par l’inefficacité de l’Europe et en par­ti­cu­lier de la France : elles ont été faibles, lentes. Cet accord avec le régime syrien s’en est donc trou­vé précipité…

Si l’invasion turque est repous­sée, com­ment l’Administration auto­nome par­vien­dra-t-elle à ne pas être broyée, à terme, par le régime d’Assad ?

L’accord signé hier soir ne concerne que la sécu­ri­té des fron­tières. L’armée syrienne ne sera sta­tion­née qu’à des points pré­cis. L’objectif prin­ci­pal est de repous­ser l’in­va­sion turque.

Mais que va concé­der le Rojava en échange ?

« Nous sommes en guerre, et tout le monde est pris dans cette guerre — notam­ment la France. »

La contre­par­tie, c’est la pré­sence de l’ar­mée syrienne au Rojava.

La France a sus­pen­du ses livrai­sons d’armes à la Turquie. Vous esti­mez que ça n’aura aucun « impact » : que préconisez-vous ?

Aucun, oui. Erdoğan a annon­cé lui-même que les sanc­tions visant la Turquie en matière d’ar­me­ment ne le feront nul­le­ment renon­cer à son offen­sive. Malgré ça, Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étran­gères, publie un com­mu­ni­qué dans lequel il affirme, dans le cadre du pro­chain som­met de l’Union euro­péenne, qu’il insis­te­ra sur la sus­pen­sion des ventes d’armes. C’est inutile, ça ne ser­vi­ra à rien du tout. La Turquie ne va pas faire marche arrière avec de telles sanc­tions : elle dis­pose déjà de tous les moyens néces­saires. Il faut des actions immé­diates et concrètes, notam­ment éco­no­miques ; il faut blo­quer com­plè­te­ment l’é­co­no­mie turque. Mais la ques­tion va bien au-delà de ce que l’on croit : d’un point de vue sécu­ri­taire, peut-être peut-on com­prendre la posi­tion fran­çaise, mais des civils sont en train de mou­rir sous les bombes de l’ar­mée turque et cette opé­ra­tion ne fera que ren­for­cer le dji­ha­disme. Près de 1 000 déte­nus dji­ha­distes se sont déjà éva­dés des pri­sons du Rojava depuis le début de l’in­va­sion. Erdoğan affirme que ce sont les Kurdes qui ont ouvert les portes : c’est faux, bien sûr. On a des vidéos des bom­bar­de­ments aériens. Tout est prou­vé. Il y a donc un risque majeur de désta­bi­li­sa­tion de la région tout entière, puis un risque pour l’Europe. Dans un an, dans deux ans, les cel­lules dor­mantes de Daech qui existent sur le sol fran­çais resur­gi­ront : nous sommes tota­le­ment conscients de cela. L’attaque de la pré­fec­ture de police de Paris ne vient pas de nulle part. Il reste un réseau très orga­ni­sé. Ce qui nous frappe en Syrie fini­ra par frap­per la France. En l’é­tat, les mesures que cette der­nière prend ne sont pas convain­cantes : elle n’af­fronte pas la réa­li­té. Nous sommes en guerre, et tout le monde est pris dans cette guerre — notam­ment la France, qui s’est enga­gée au cours de la bataille de Kobané.

Manifestation du 12 octobre 2019 (Stéphane Burlot | Ballast)

Jean-Luc Mélenchon a appe­lé à frap­per mili­tai­re­ment les forces turques. Mais est-ce à la France d’engager ain­si ses forces armées ?

Plutôt que de frap­per direc­te­ment l’État turc, la France pour­rait prendre la direc­tion des forces de com­man­de­ment de la coa­li­tion inter­na­tio­nale. Les États-Unis n’en ont rien à faire : Trump déclare ouver­te­ment que son pays se trouve très loin du Moyen-Orient et que les dji­ha­distes affec­te­ront l’Europe.

Le pou­voir turc a fait savoir qu’il se moque des réac­tions inter­na­tio­nales et que cela ne fait que le « ren­for­cer ». Faudrait-il, à l’instar du mou­ve­ment BDS en faveur de la Palestine, lan­cer un mou­ve­ment inter­na­tio­nal de boycott ?

« Si cette révo­lu­tion dis­pa­raît, l’en­semble du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire inter­na­tio­nal en sera touché. »

Ça peut en effet être une bonne idée. Il faut boy­cot­ter les pro­duits turcs. Les grandes marques turques sont diri­gées par des figures natio­na­listes, expan­sion­nistes. De leur équipe de foot­ball à leurs jour­na­listes, il y a cette adhé­sion natio­na­liste, cette haine des Kurdes, ce sou­tien à l’offensive.

Comment peut-on agir de France ?

Il faut que cha­cun soit conscient qu’il s’a­git là d’un com­bat com­mun. Si la Turquie triomphe, les dégâts seront irré­pa­rables. Nous sen­tons que de nom­breux Français sont à nos côtés : ça nous ras­sure, ça nous encou­rage. Mais, concrè­te­ment, il faut que les citoyens fran­çais fassent appel au gou­ver­ne­ment fran­çais, qu’ils accen­tuent la pression.

L’entreprise révo­lu­tion­naire en cours au Rojava est très sou­vent pas­sée sous silence : que signi­fie­rait son écrasement ?

C’est la seule révo­lu­tion qui a tenu, au Moyen-Orient, et elle est même deve­nue un exemple pour toute la gauche. Les conquêtes de la révo­lu­tion doivent être rap­pe­lées, sur le ter­rain : la pari­té, l’é­ga­li­té entre les sexes, le tra­vail quo­ti­dien pour plus de démo­cra­tie, d’é­ga­li­té et d’é­co­lo­gie. Si cette révo­lu­tion dis­pa­raît, l’en­semble du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire inter­na­tio­nal en sera tou­ché. J’appelle vive­ment tous les révo­lu­tion­naires et les gens de gauche à ren­for­cer leur sou­tien à la révo­lu­tion. Vraiment, elle ne doit pas disparaître.


Photographies de ban­nière et de vignette : mani­fes­ta­tion du 12 octobre 2019, Paris (Stéphane Burlot | Ballast)


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