Italie-France : passer la frontière


Texte inédit pour le site de Ballast

Le pré­fet des Alpes-Maritimes vient d’an­non­cer que 45 000 per­sonnes ont été recon­duites à la fron­tière ita­lienne à fin du mois der­nier. Un chiffre en aug­men­ta­tion. « Le dis­po­si­tif à la fron­tière est effi­cace, coopé­ra­tif et humain », assure le haut fonc­tion­naire. « Les forces de l’ordre res­pectent scru­pu­leu­se­ment la loi et les inter­pel­la­tions se font avec un soin par­ti­cu­lier. » C’est à la fron­tière fran­co-ita­lienne — Nice, Menton, Vintimille — que, durant trois mois, l’au­teure de ce car­net de bord s’est jus­te­ment ren­due à plu­sieurs reprises. Le soleil, la mer et la dou­ceur de vivre du sud feraient presque oublier qu’une chasse aux migrants a lieu quo­ti­dien­ne­ment. Dans les trains comme dans la mon­tagne. ☰ Par Sana Sbouai


Début juillet 2017

Vertige à la gare de Vintimille. Entre les flots de tou­ristes — fran­çais pour la plu­part — et les visages des badauds — heu­reux, en vacances, venus flâ­ner au mar­ché, ache­ter des car­touches de ciga­rettes moins chères que de l’autre côté de la fron­tière ou des contre­fa­çons de vête­ments de marque de luxe —, de jeunes Subsahariens entament un bal­let qui donne le tour­nis. Alors que le train en par­tance pour la France est sta­tion­né à quai, en attente d’un départ immi­nent, les jeunes hommes montent et des­cendent sans cesse des wagons, passent et repassent du quai au train, reprennent les esca­liers qui mènent au quai sui­vant. Par petits groupes, ils bougent. La mul­ti­tude fait espé­rer que les yeux des poli­ciers ita­liens, des contrô­leurs et des conduc­teurs de train perdent le compte et que, dans ce flot, cer­tains par­viennent à mon­ter à bord d’un wagon et passent la fron­tière. Ce jour-là, El Bashir tente sa chance. Il raconte avoir 15 ans, et son visage juvé­nile en donne bien l’im­pres­sion. Il vient du Soudan, répète plu­sieurs fois en anglais « afraid », avant de com­men­cer à par­ler en arabe. Il raconte de manière com­plè­te­ment décou­sue, en par­lant trop vite, son voyage : du Darfour à la Libye où il est res­té un an, sa tra­ver­sée de la Méditerranée dans un bateau qui charrie plus de 1 000 per­sonnes, dont cer­taines sont mortes « au fond de l’eau ». Et, alors qu’il se sou­vient, joint ses longues mains et mime, len­te­ment, un plongeon.

« El Bashir se rata­tine sur lui-même. Il vou­drait être trans­pa­rent. Il vou­drait être blanc. »

Trois mois qu’il est en Italie. Il veut aller à Marseille où un ami d’en­fance, par­ti avec lui, est déjà arri­vé. Il a peur que la police ne l’at­trape à Menton-Garavan, pre­mière sta­tion fran­çaise du tra­jet. « Quand ils voient quel­qu’un comme moi, tu vois, avec ma peau, ils nous arrêtent » — avec son pouce et son index droits, il pince la peau de son avant-bras gauche, comme pour sou­le­ver un tis­su qu’il vou­drait que l’on regarde. « S’ils viennent, est-ce que je peux me cacher sous ton siège ? » Ses longues mains, dans un geste lent, plongent de nou­veau vers le sol. Invisible, dis­pa­ru sous l’eau. Invisible, dis­pa­ru sous un siège ? El Bashir est bien trop grand pour se cacher sous un siège. Les yeux vides, il scrute la fenêtre. Le train a démar­ré. El Bashir se rata­tine sur lui-même. Il vou­drait être trans­pa­rent. Il vou­drait être blanc. Il vou­drait une autre peau, là, main­te­nant. Le temps de pas­ser cette fron­tière, au moins. « J’ai peur. Ils m’ont déjà attra­pé. J’ai pas­sé un mois en pri­son dans le sud de l’Italie… » Cette fois, sa main droite enserre son poi­gnet gauche, com­plè­te­ment. « Je ne veux pas qu’ils m’ar­rêtent encore. »

Le train décé­lère et s’ar­rête en gare de Menton-Garavan. El Bashir regarde par la fenêtre et voit deux poli­ciers mar­cher le long du quai. Il se rai­dit. Est-ce qu’il prie pour qu’ils ne le voient pas ? Il se lève, veut se cacher sous le siège, essaie de gagner du temps pen­dant que les poli­ciers, mon­tés à l’a­vant du train, ins­pectent chaque wagon. Peine per­due. El Bashir se ras­soit. Les deux poli­ciers arrivent à sa hau­teur. Le pre­mier avance, le dépasse et se poste en amont de l’al­lée ; le second s’ar­rête au niveau du jeune gar­çon et pose ses bras sur chaque siège de chaque côté de l’al­lée. Bras ouverts, comme pour une acco­lade ? Non, bras ouverts pour ne rien lais­ser pas­ser. Sur cha­cun de ses avant-bras sont tatouées des lettres arabes, dans une ortho­graphe approxi­ma­tive, des lettres que l’on a oublié de lier, comme des mains qui ne veulent pas s’unir.

Gare de Vintimille (par l'auteure)

« Bonjour mon­sieur, est-ce que vous avez des papiers ? » El Bashir, qui ne parle pas fran­çais, reste muet et ne tourne même pas la tête. « Ah ! On a un gagnant ! », lance le poli­cier à son col­lègue. « Allez mon­sieur, on des­cend. » Et comme unique pro­tes­ta­tion, une voya­geuse répond : « On a un per­dant. » Le poli­cier fait un signe de la main à El Bashir, qui se lève. Les poli­ciers l’en­cadrent et, dans l’es­ca­lier, pour l’ac­com­pa­gner fer­me­ment, le poli­cier aux bras tatoués pose une main sur sa nuque. Ironie de la vie : c’est devant la vil­la Africa que le wagon d’El Bashir s’é­tait arrê­té à quai. Son voyage s’ar­rête là, pour le moment. Reconduite  à la fron­tière, retour en Italie. El Bashir a choi­si un voyage sûr. D’autres entre­prennent un périple à l’is­sue plus bru­tale et trouvent la mort en ten­tant le pas­sage à pied, le long de la voie fer­rée ou en pas­sant par les sen­tiers de mon­tagne. Doux amer, ce ciel bleu. Le train reprend son che­min. En contre­bas, le long du rivage, des esti­va­liers pro­fitent de l’é­té — avec leurs mains, ils nagent la brasse, le crawl, étalent de la crème solaire sur leur peau. Être bron­zé, c’est tou­jours beau. Être bron­zé, oui, mais pas trop.

Fin juillet 2017

« Des poli­ciers et des sol­dats, tou­jours, et dans un coin de la rue, assis sur un muret, des hommes, immo­biles, qui attendent. »

À l’en­trée de la gare de Vintimille, on trouve comme comi­té d’accueil un petit groupe d’hommes armés : des poli­ciers et des sol­dats, coif­fés d’un cha­peau avec une plume. Leurs sil­houettes se découpent à contre­jour dans l’en­ca­dre­ment de la porte et, à cha­cun de leurs mou­ve­ments, sur leur tête, la plume danse. C’est étrange ce qu’une plume, même sur la tête d’un sol­dat, peut avoir de déli­cat. À l’exact oppo­sé de la scène qui va se dérou­ler un ins­tant plus tard. Ici, c’est sys­té­ma­tique : les per­sonnes à la peau noire sont contrô­lées. Ce jour-là, c’est une femme et les deux fillettes qui l’ac­com­pagnent, qui ont l’air de venir faire des courses à Vintimille. Comme tout le monde. Touristes ou locales, elles sont là pour pro­fi­ter de leur jour­née ; ça se voit à leur allure : tee-shirt impec­cable, jolies san­dales, lunettes de soleil, elles sont bien apprê­tées. À l’en­trée du quai, les poli­ciers les arrêtent — ter­rible image, qui ne semble offus­quer per­sonne. Pourtant, dans l’es­to­mac, une brû­lure ; dans la tête, les images tant de fois mon­trées de ces gens entas­sés dans des trains qui allaient vers l’en­fer. La gare est sombre, le soleil, dehors, tape trop fort. Une fois la porte pas­sée, la lumière nous englou­tit : il faut un temps aux yeux pour aper­ce­voir à nou­veau. Des poli­ciers et des sol­dats, tou­jours, et dans un coin de la rue, assis sur un muret, des hommes, immo­biles, qui attendent.

Alors que la sai­son esti­vale bat son plein, Teresa Maffeis, mili­tante niçoise de l’Association pour la démo­cra­tie à Nice, s’ac­tive sans relâche. Ce matin-là, elle a pris un train tôt pour assu­rer la col­lecte de vête­ments orga­ni­sée par un couple de Suédois habi­tant dans la val­lée de la Roya. « On ne croit pas à la situa­tion jus­qu’à ce qu’on la voie de ses yeux », explique, encore aba­sour­die, la Suédoise. C’est après avoir accueilli deux jeunes gens per­dus dans la forêt que cette réa­li­té a fait son che­min jus­qu’à elle. Teresa pousse le grand por­tail du local de Caritas, à Vintimille, pour per­mettre au couple d’en­trer dans la cour du local et de déchar­ger ses sacs. Les migrants forment déjà une longue file d’at­tente. Par petits groupes, ils accèdent à l’in­té­rieur du bâti­ment, où une ving­taine de béné­voles s’ac­tive pour la dis­tri­bu­tion du petit-déjeu­ner, pen­dant que d’autres s’af­fairent en cuisine.

Entrée de la gare de Vintimille (par l'auteure)

Le local Caritas fait par­tie des quelques lieux d’ac­cueil de la ville pour les migrants. Sur l’un des murs de l’es­pace, une liste — rédi­gée en fran­çais, en anglais, en arabe et en ara­méen — donne les autres adressesles migrants peuvent trou­ver de l’aide. Teresa se fraie un che­min afin d’al­ler saluer les uns et les autres ; elle se fait alpa­guer, dis­tri­bue bon­jours et bai­sers. Puis elle décide de se rendre à l’é­glise, deuxième point-relais de la liste. Elle a été ouverte à tous, puis n’a plus accueilli que les femmes et les enfants. Alors, devant les grilles, des hommes attendent, en plein soleil, et espèrent quand même pou­voir ren­trer. Dans la grande cour de l’é­glise, femmes et enfants jouent ou se reposent, pen­dant qu’en cui­sine le déjeu­ner se pré­pare. De l’autre côté de la rue, l’am­biance est moins joviale. Sur un muret, des hommes attendent. Ils cherchent à savoir ce qu’il est adve­nu des migrants qui dor­maient avec eux dans le camp de for­tune amé­na­gé le long de la berge de la Roya, sous les ponts rou­tiers. Dans un anglais approxi­ma­tif, ils inter­rogent les gens de pas­sage : « Where ? Where ? » Cette nuit, ils ont tous dor­mi là, mais à 7 heures ce même matin, la police est venue « net­toyer », comme disent les habi­tants — « Faire une rafle », pour les asso­cia­tifs. Un jeune homme cherche son frère. Il a 17 ans. Il est sou­da­nais. Il parle un peu anglais. Derrière lui, en file indienne, d’autres jeunes gens veulent com­prendre, mais per­sonne n’ose prendre la parole. Alors, c’est le chef de file qui dis­cute ; autour de lui les bras s’a­gitent. Il res­semble à une divi­ni­té indienne.

« La nuit, ils sont nom­breux à par­cou­rir les quelques kilo­mètres qui séparent Vintimille de la France en lon­geant les voies de che­min de fer ou l’asphalte. »

Quand les migrants en ville pour quelques jours ont besoin d’un endroit où se poser un ins­tant, ils se retrouvent au café de Vélia. Derrière le comp­toir, cette der­nière ne s’arrête jamais : ser­vir les clients, pré­pa­rer des sand­wichs, faire la vais­selle… Entre la machine à café et un poi­vrier géant, elle a ins­tal­lé deux mul­ti­prises pour per­mettre aux migrants de char­ger leur télé­phone. Au-des­sus, une feuille de papier indique que les appa­reils doivent être récu­pé­rés avant 17 heures. Dans la salle, des petits groupes de migrants sont ins­tal­lées à plu­sieurs tables sans tou­jours consom­mer. Sur le fri­go, Vélia a col­lé une feuille avec le prix des bois­sons. Devant la porte, quelques valises et sacs pleins à cra­quer sont posés sur le trot­toir. On pour­rait être n’im­porte où, dans quelque ville cos­mo­po­lite, loin, ailleurs. Mais là, les bagages rap­pellent que les clients veulent par­tir, pas­ser la fron­tière, aller en France pour, souvent, pous­ser plus loin leur périple. Et, pour par­tir, les migrants ont trois options : la voi­ture, le train, leurs pieds. Les routes, pour ceux qui veulent pas­ser à pied, sont périlleuses : le long de l’autoroute ou du che­min de fer, ou par la mon­tagne. La nuit, ils sont nom­breux à par­cou­rir les quelques kilo­mètres qui séparent Vintimille de la France en lon­geant les voies de che­min de fer ou l’asphalte. Certains y laissent la vie, per­cu­tés par des véhi­cules. C’est ain­si qu’en 2016, Millet, une jeune fille éry­thréenne de 16 ans, a été fau­chée par un camion sous un tun­nel reliant l’Italie à la France.

Et puis il y a les sen­tiers, à flanc de mon­tagne. Un iti­né­raire de plus en plus long, pour évi­ter les poli­ciers en fac­tion à la fron­tière, mais aus­si ceux, vêtus d’une tenue de camou­flage, pos­tés le long de ces che­mins étroits et mon­ta­gneux. Dans les hameaux qui bordent la com­mune de Vintimille, les habi­tants voient pas­ser les migrants. Enzo Barnabà, his­to­rien ita­lien, raconte l’his­toire de ces sen­tiers : le pas­sé ita­lien du com­té de Nice, les Italiens qui fuyaient le fas­cisme en les emprun­tant. Dans « Grimaldi, coha­bi­ter avec la fron­tière », un article qu’il publia en 2012 dans la revue Migrations Société, Barnabà retra­ça : « Si on n’a pas les papiers requis, il ne reste qu’à pas­ser clan­des­ti­ne­ment par des sen­tiers incer­tains et dan­ge­reux, conduits par des habi­tants du vil­lage qui n’ont pas de scru­pules à arron­dir les fins de mois en se trans­for­mant en pas­seurs et en (minus­cules) contre­ban­diers. Ceux qui passent aus­si clan­des­ti­ne­ment la fron­tière sont des anti­fas­cistes, des Juifs, des mil­liers de per­sonnes — Italiens et étran­gers — qui cherchent en France asile ou tra­vail. Au fil des années, des cen­taines de per­sonnes y laissent leur peau, sur­tout en cher­chant à fran­chir de nuit celui qu’on fini­ra par appe­ler le Pas de la mort. » Le Pas de la mort, c’est un che­min au bord duquel on ramasse des mûres sous les feuilles des figuiers. En été, les cigales chantent fort et accom­pagnent le bruit de la rivière en contre­bas. On pour­rait s’al­lon­ger sur un coin d’herbe et regar­der la vue, à cou­per le souffle. La France est là, à un saut de puce. Et si on pou­vait voler on y serait déjà. Dans une mai­son aban­don­née, des vête­ments de voya­geurs s’en­tassent. Sur les murs, cer­tains ont lais­sé une trace de leur passage.

Chemin de fer de Vintimille (par l'auteure)

Retour à la ville. À Vintimille, deux jeunes gar­çons ont réus­si à mon­ter dans le train, qui quitte la ville. Quelques courtes minutes après avoir pas­sé la fron­tière, l’en­gin réduit sa vitesse et s’ar­rête en gare de Menton-Gara­van. Deux binômes de poli­ciers, pos­tés en tête et en queue de train, montent à bord, tan­dis qu’un cin­quième poli­cier, qui semble être le chef, leur hurle des ordres. Dans le train, les forces de l’ordre scrutent les pas­sa­gers, ouvrent les portes des toi­lettes, véri­fient tous les recoins. L’un d’entre eux exulte : « J’en ai deux ! » Les deux voya­geurs sont priés de des­cendre et rapi­de­ment diri­gés, une main pla­quée contre le haut de leur dos, vers le par­king devant la gare où trois camions de police sont garés. « Sit ! », intime le poli­cier en chef aux deux migrants apeu­rés. Un des gar­çons tient à la main un sac à dos bleu, un de ces sacs que l’on uti­lise pour aller à la plage. Comment peut-on y faire ren­trer une vie ? L’autre n’a rien. Les deux jeunes, hagards, s’as­soient sur les marches qui mènent au par­vis de la gare, au pied de l’une des estafettes.

« C’est au tour du second ado­les­cent de signer. Signer quoi, d’a­bord ? Un autre poli­cier fait mon­ter les deux voya­geurs dans une fourgonnette. »

Le poli­cier qui, après avoir crié « Sit ! », se sert du capot de l’es­ta­fette pour anno­ter des infor­ma­tions sur une feuille, se tourne vers les deux jeunes hommes et crie : « Name ! » Puis fait signe au jeune au sac bleu de se lever : « Sign ! » Le jeune s’exé­cute, mais le sty­lo n’é­crit plus. Comme un éco­lier, il secoue le sty­lo. Toujours rien. « Wait ! », lance le poli­cier. Aucun sens de la mesure. Incapable de jau­ger la situa­tion, l’homme tient à mar­quer son auto­ri­té et ne cesse de voci­fé­rer face à ces sil­houettes immo­biles, muettes, pros­trées, qui ne mani­festent aucune résis­tance. Pourquoi un tel spec­tacle ? C’est au tour du second ado­les­cent de signer. Signer quoi, d’a­bord ? Un autre poli­cier fait mon­ter les deux voya­geurs dans une four­gon­nette. Le chef, lunettes de soleil sur le nez, grand sou­rire aux lèvres, a enfin fini de crier. Il remet ses gants noirs et, des deux mains, adresse des au revoir aux migrants qui sont embar­qués, pour fina­le­ment ter­mi­ner son geste les pouces en l’air en signe de réus­site. La camion­nette roule quelques ins­tants, remonte vers le poste-fron­tière situé à un kilo­mètre à peine de la gare. Les pas­sa­gers sont dépo­sés là, dans un local. De la main droite, un poli­cier referme la porte en métal qui les sépare de l’ex­té­rieur. À sa main gauche pen­douille le sac bleu du jeune homme arrê­té dans le train.

Août 2017

Dans la cour du local de Caritas, à Vintimille, Godwin passe des mati­nées entières juché sur la ram­barde des esca­liers fabri­qués en mon­tants d’é­cha­fau­dage et en planches. Avec Alfred, un migrant gha­néen, ils régulent les entrées et sor­ties des migrants venant cher­cher nour­ri­ture et vête­ments dans le local de Caritas. Godwin et Alfred sont béné­voles. Ce jour-là, les deman­deurs sont peu nom­breux. « Ça peut mon­ter jus­qu’à 500 per­sonnes par mati­née », pré­cise le pre­mier. Lui est en Italie depuis « un an, un mois et quatre jours ». Il a un per­mis tem­po­raire de séjour mais attend une régu­la­ri­sa­tion et un per­mis de tra­vail. Ce Nigérian de 33 ans est coif­feur et veut se remettre au tra­vail rapi­de­ment. Rester au foyer dans lequel il est héber­gé sans rien faire, ce n’é­tait pas son truc. « Quelques semaines après mon arri­vée en Italie, j’ai vite vou­lu sor­tir de la mai­son et être en contact avec des Italiens. C’est pour ça que je suis venu aider à Caritas et dans une autre asso­cia­tion. » Godwin tra­vaille comme béné­vole quatre jours par semaine. Aux pre­mières loges de l’aide huma­ni­taire, il est deve­nu un obser­va­teur aver­ti de la situa­tion. Il explique que les migrants qui tapent à la porte de Caritas sont pour une grande par­tie des mineurs et, pour la plu­part, seule­ment de pas­sage : « Un, deux jours, rare­ment plus. Ils ne res­tent pas, ils partent vers la France. » Un che­min dan­ge­reux, explique-t-il : « Certains empruntent la ligne de che­min de fer à pied, la nuit. » Godwin n’a pas vou­lu en faire autant. Il attend d’a­voir des papiers pour déci­der quoi faire et dans quelle ville s’ins­tal­ler. S’il doit aller en France, il veut le faire léga­le­ment et ne pas se ris­quer à un pas­sage clan­des­tin, trop aléa­toire. Depuis le temps qu’il est là, il a été témoin de suf­fi­sam­ment de retours pour com­prendre qu’aus­si inutile que soit le sys­tème, les polices ita­liennes et fran­çaises n’en conti­nuent pas moins leur chasse à l’homme.

Italie. Vintimille. Train. Départ. Frontière. France. Menton-Garavan. Arrêt. Portes. Policiers. Traque. « J’en ai trois ! » Interpellation. Mains sur la nuque. Descente. Quai. Gants. Fouille. Parking. Estafette. Poste-fron­tière. Italie. Les habi­tants du coin racontent que, las­sé de refaire, encore, le même par­cours, un homme inter­pel­lé dans un train pour la France et recon­duit en Italie s’est don­né la mort en se jetant sous un camion, en juillet 2017, dans la com­mune ita­lienne de Lattes, à quelques kilo­mètres à peine de Vintimille.

Inscriptions dans une maison abandonnée (par l'auteure)

Octobre 2017

L’été indien n’en finit pas, la mer est tou­jours cou­leur d’a­zur et le ciel déga­gé. Les plages se sont vidées des trop nom­breux tou­ristes, mais les locaux conti­nuent de se bai­gner dans l’eau fraîche. Depuis les wagons du TER qui relie Nice à Vintimille, les voya­geurs les aper­çoivent, points minus­cules ges­ti­cu­lant dans la mer. L’ambiance est tou­jours à la détente, mais tout est plus calme. Le beau temps semble immuable sur la Côte d’Azur. Une don­née stable. Comme la pré­sence de poli­ciers ou de mili­taires des deux côtés de la fron­tière. À l’al­ler, pas de contrôle de la part des poli­ciers fran­çais à Menton-Garavan, mais un accueil par des poli­ciers et des sol­dats à Vintimille. Dans la ville ita­lienne, les migrants conti­nuent à errer, tout en se fai­sant dis­crets. Depuis l’é­té, l’é­glise n’as­sure plus l’ac­cueil des femmes et des enfants. Le long de la berge de la Roya, les migrants sont tou­jours ins­tal­lés dans le camp de for­tune. On ne les ver­rait même pas si, de temps en temps, l’un d’entre eux ne se levait pas. On pour­rait alors croire que des vête­ments ont été aban­don­nés là, accro­chés aux grillages, sous le pont rou­tier, comme dans les mai­sons aban­don­nées le long des sen­tiers de montagne.

« C’est le début de l’hi­ber­na­tion dans la région de la Roya. On se dit que les forces de l’ordre auront peut-être, elles aus­si, la main moins lourde. Raté. »

Au café de Vélia, des migrants conti­nuent de char­ger leur télé­phone por­table et de dis­cu­ter autour d’une tasse de café vide. Tout est endor­mi, c’est le début de l’hi­ber­na­tion, dans cette région. On se dit que les forces de l’ordre auront peut-être, elles aus­si, la main moins lourde. Raté. Dans le train, deux jeunes hommes sub­sa­ha­riens sont ins­tal­lés côte à côte. Ils dis­cutent à haute voix dans le wagon presque vide. Ils sont bien habillés, l’un d’entre eux scrolle sur sa tablette tout en dis­cu­tant avec son voi­sin. Puis s’ex­cuse, se lève et part à la ren­contre du contrô­leur, à qui il achète un billet. Pendant ce temps, un homme, visage anxieux, che­veux ras, ran­gers, bom­bers noir alors qu’il fait 25 °C, fait et refait le tour du wagon à étage. Il monte les esca­liers d’un côté du wagon, pour redes­cendre de l’autre côté. Il presse le pas et ne perd jamais de vue, même du coin de l’œil, les deux voya­geurs. Dans un des haut-par­leurs, la voix du contrô­leur annonce : « Prochain arrêt Menton-Garavan. » Les deux jeunes voya­geurs conti­nuent leur dis­cus­sion. Celui ins­tal­lé près de la fenêtre dit alors : « Moi je m’en fous, j’ai le visa. S’il me dit : Descends !, je des­cends et je remonte après. »

Le train s’ar­rête, les portes s’ouvrent, trois poli­ciers pressent le pas en direc­tion des deux jeunes hommes sans même prê­ter atten­tion aux autres voya­geurs. Les poli­ciers ne contrôlent per­sonne d’autre. Ils ne contrôlent que ces deux hommes noirs. C’est pour­tant inter­dit, les contrôles au faciès. Les deux jeunes hommes, imper­tur­bables, tendent leurs papiers d’i­den­ti­té au poli­cier, qui les tutoie : « C’est quoi ça, c’est ton per­mis ? Mais t’as pas la même tête ! – Pourtant c’est moi mon­sieur, explique le jeune homme au poli­cier, j’ai refait le per­mis et le pas­se­port y’a pas long­temps, vous voyez bien que c’est moi. – Tu es trop jeune sur les pho­tos : tu dois les chan­ger ! » Le jeune homme rigole. Sans moque­rie, mais de dépit. Et le poli­cier de finir par rendre les papiers aux jeunes hommes, qui peuvent conti­nuer leur che­min, pas­ser la fron­tière. Mais pas comme tout le monde. Pas tran­quille­ment. Pas sans peur. Pas avec toute leur dignité.


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REBONDS

☰ Lire notre témoi­gnage « De réfu­gié à fugi­tif », novembre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec le Gisti : « Droit d’a­sile : ça se dur­cit d’an­née en années », novembre 2017
☰ Lire notre article « Se sou­ve­nir de la fron­tière : Gibraltar », Maya Mihindou, juin 2017
☰ Lire notre témoi­gnage « Patrick Communal — Le droit au ser­vice des lais­sés-pour-compte », décembre 2016
☰ Lire notre témoi­gnage « Ne pas lais­ser de traces — récit d’exil », Soufyan Heutte, juillet 2016
☰ Lire notre article « Réfugiés : au cœur de la soli­da­ri­té », Yanna Oiseau, mai 2016
☰ Lire notre article « Crise des réfu­giés : ce n’est pas une crise huma­ni­taire », Yanna Oiseau, mai 2016


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Sana Sbouai

Journaliste et cofondatrice du webzine tunisien https://inkyfada.com.

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