Texte paru dans le n° 1 de la revue Ballast
« Quand on les croise à Tanger ou à Tétouan, ces hommes et ces femmes sont comme des fantômes, portant leurs histoires dans des sacs plastiques, le visage désincarné de ceux qui n’ont plus de foyer. » Un carnet de route entre l’Europe et le Maroc, à deux pas du détroit. ☰ Par Maya Mihindou
De Tétouan, je suis le courant dans un bus de travailleurs journaliers.
Pour s’échouer à la frontière de l’Espagne, il faut rouler longtemps, et voir le bitume se défaire successivement des différentes peaux du Maroc, afin d’enfiler l’uniforme plus amidonné de l’Occident. Et ce n’est guère surprenant : la route se lisse à mesure que l’on se rapproche — elle se prolonge dans des villes étranges et bâtardes, de plus en plus sèches et vides, loin des marchés aux épices et du foutraque des cités marocaines. Adieu les herbes militantes. Le bus roule encore et l’habit du Vieux Continent apparaît en dégradé de repères faussement familiers. On est loin, à présent, des montagnes pigmentées du Rif, loin de celles de l’Atlas qui inventent d’autres nuances de jaunes et de rouges et remettent en question la couleur du sang quand celle du sol lui est semblable. On entre déjà dans des vies séparées par des lignes invisibles. On se rapproche de la première fissure des dialogues condamnés, d’où poussèrent cependant mille histoires imprévisibles. C’est d’ailleurs ce sentiment d’exil fondamental, planté dans mes veines d’Afro-Européenne, d’enfant de colon et de colonisé, qui m’a poussée jusqu’ici, au point mort de toute pensée.
« C’est une ville en miettes, concentré de trafics, de nœuds et de petites routes qui se jettent en un seul endroit. Rien n’y ressemble à un foyer. »
Le bus traverse une ville vide, laide et blanche : c’est M’diq. En ce mois de février, c’est un vaste camp balnéaire qui ressemble à une cité morte. Les fantômes des vacanciers lèguent aux murs un blanc éclatant lustré par le soleil. Le bord de mer déverse un sable propre qui ne porte aucune trace de pas. Toute la côte s’avachit sur de grands complexes hôteliers qui s’y empilent en attendant les jours chauds, faisant sortir les Espagnols de leur Europe et les riches Marocains de leurs palais. L’herbe y est militaire. C’est ici, en dehors de toutes les frontières tracées par le béton, et bien avant le détroit de Gibraltar, que se mélangent cliniquement l’Espagne et le Maroc. M’diq est une bourgade comme un couvercle sur un continent bouillonnant, une ville de plastique imberbe et toilettée consacrée au tourisme de plaisance. Les lampadaires rythment la route à intervalles millimétrés. Par la vitre, je regarde cette excroissance européenne en territoire africain, pendant que ma voisine, une jeune femme d’une vingtaine d’années, me raconte son métier de professeure particulier d’anglais lui faisant faire le trajet de Tétouan à Ceuta, tous les jours, avec un visa de travailleur journalier. Je repense, à l’écouter, aux récits entendus à Tanger, ceux de jeunes Marocains aux esprits tourmentés par l’Europe.
Si M’diq est froide et sans âme qui traîne, Fnid’q (ou Castillejos, pour les Espagnols), située à quelques kilomètres, en est le miroir en négatif. Je m’y colle, pour une nuit. On n’y verra pas de muraille véritable, pas de mur tranchant comme celui qui sépare Israël de la Palestine ou cet autre qui coupe sèchement les États-Unis d’Amérique du territoire mexicain. Pas une colonne vertébrale malade. Fnid’q contourne à la manière d’une protubérance la frontière de béton, de grillages et de miradors qui dessine abruptement la fin bureaucratique d’un continent. C’est une ville en miettes, concentré de trafics, de nœuds et de petites routes qui se jettent en un seul endroit. Rien n’y ressemble à un foyer. C’est un œsophage de traitement de marchandises : celles des supermarchés proches de la frontière espagnole. Alors, ça gangrène de mafias diverses et de passeurs d’un jour. Ça trafique-vend-achète-échange-négocie-prostitue en douce ceux qui entreront par la petite serrure d’où s’égouttent des produits à revendre dans toute l’Afrique. Il y a des masses de dos lourds courbés en U, le crâne posé sur une nuque coulant le long des épaules — souvent des femmes de vies vieilles qui, je le verrai plus tard, portent à bout de bras des kilos de denrées et de pacotille.
REDUAN / EPA/LANDOV
J’avance, solitaire, et me sens coincée dans un tupperware. Qu’est-ce que mon œil externe à tout ça ne se figure-t-il pas ? Ce que l’Europe déterre et ramène du continent africain ne se voit pas, ne s’arrête pas à Fnid’k ; le coltan, le cacao, l’uranium, le pétrole, le bois, l’or et les armes ne se portent pas sur des dos de vieilles femmes, mais passent à côté, bien protégés par l’armée, par la mer, par l’air, par le sol — en tout cas bien loin de ces bourgades qui poussent autour de tous les centres du monde. Les lieux de passage, de transition d’un pays à l’autre, d’une mémoire à l’autre, doivent ressembler de près ou de loin à cet enchevêtrement : ville bricolée et grouillante à toute heure d’hommes nombreux et de femmes furtives, où s’achètent au coin des rues des friandises américaines fabriquées en Europe. S’y entassent les trafiquants de travailleurs, de foyers et de pieds. Je m’y sens méfiante. J’y passe une nuit sans savoir où m’asseoir.
« Ce que l’Europe déterre et ramène du continent africain ne se voit pas, ne s’arrête pas à Fnid’k. »
Certains hommes attendent, autour de Fnid’q et de M’diq, cachés dans les forêts de pins. Des hommes venant d’Afrique de l’Ouest — Mauritanie, Côte d’Ivoire, Sénégal, — et d’Afrique centrale — Nigeria et Cameroun —, fuyant conflits et précarité. Des hommes pour la plupart, mais aussi des femmes, mises enceintes avant leur voyage pour éviter de le devenir par les viols qu’elles subiront. Il y a aussi des Bangladeshis, qui ont pris des vols jusqu’à Dakar pour transgresser le désert, et se poser à la porte de l’Europe. Le sursis est, depuis des mois, le mal qu’ils doivent dompter. Ils s’attardent le plus souvent à la périphérie des villes. Quand on les croise à Tanger ou à Tétouan, ces hommes et ces femmes sont comme des fantômes, portant leurs histoires dans des sacs plastiques, le visage désincarné de ceux qui n’ont plus de foyer. Ostracisés par les Marocains et partout où ils passent, ils avancent le plus discrètement possible, cherchant l’argent qui manque, en attendant que l’opportunité de traverser les murs ou la mer se présente enfin, sous la moins pire des formes.
Qu’y a‑t-il derrière les hauts grillages qui forment l’ultime barrage de Fnid’q ? Il y a Ceuta, appelée aussi Sebta par les Arabes, qui est, avec Melila (située plus à l’est), la seconde ville espagnole se trouvant à même l’Afrique, tout au nord. En dépit de leur taille, elles sont les frontières terrestres des deux continents. Elles se vivent en retrait de l’espace Schengen, et suivent leur propre loi hors-taxes, tout en étant une zone charnière et stratégique pour gérer les matières premières et les délicates questions migratoires. À la manière de Lampedusa en Italie, elles font office de passoire pour tous les États d’Europe. Les migrants qui ne sont pas marocains ou algériens y bénéficient de droits particuliers et d’un examen plus attentif de leur dossier de demande d’asile dans un centre consacré, le CETI. En dehors de toutes ces administrations humaines, le détroit de Gibraltar reste la véritable frontière naturelle, brassant les courants de l’Atlantique et de la Méditerranée, effectuant un grand écart de treize kilomètres jusqu’aux côtes continentales d’Algésiras.
Entrée de l’Europe, sortie de l’Afrique : m’y voici enfin, au passage de la frontière.
Jesus Blasco - Reuters
Nous sommes des centaines, sous de hautes roches contrôlées par des militaires en plein soleil. Chacun a sa place. On peut voir des dizaines de voitures un peu en retrait, et puis des hommes de tous âges, des femmes de toute corpulence, des policiers marocains, et la Guardia Civil espagnole. Un bordel à peine bruyant, où tout est parfaitement quadrillé depuis l’ouverture de la frontière le matin, jusqu’à sa fermeture le soir. Je me sens ici comme un poisson hors du bocal, la vue brouillée par le sable qui obstrue mon regard, parfaitement transparente pour cette masse de gens en file pour la lourde becquée administrative imposée par la douane. J’en suis exclue, de fait, par la possession d’un passeport européen qui me permet d’entrer et de sortir à ma guise, par un couloir vide, à droite des autres. Nul besoin d’être dans la danse ; pour moi, c’est une formalité qui prend quelques minutes. Si j’étais venue avec mon autre passeport, gabonais, mes soucis eussent été autrement ingérables… L’idée me vient d’essayer, la prochaine fois.
« Dans la longue fille d’attente, je retrouve ces femmes croisées la veille dans Fnid’q, portant de lourds paquets ; elles sont là par centaines. »
Mais je suis là, et, contrairement aux autres, j’ai le temps. Je n’ai que mes yeux pour comprendre, alors je me campe sur un caillou et j’observe. Je ne verrai aucun enfant dans la file d’attente pour entrer à Ceuta, mais des hommes âgés et des femmes, essentiellement ; dans la file inverse, pour revenir au Maroc, il y a plus de femmes encore. Elles que je voyais si peu dans les espaces publics marocains sont ici en nombre, dans la mêlée. Certaines, habillées simplement, ont un visa journalier : une fois de l’autre côté, elles prendront un bus pour le centre-ville et iront travailler la journée, garder des enfants, faire des ménages et d’autres petits boulots, et reviendront le soir chez elles.
C’est un accord entre les deux pays : le visa journalier. Il permet aux Marocains d’entrer une fois par jour dans le territoire espagnol, mais seulement à pied. Il offre aux employeurs de Ceuta une main‑d’œuvre flexible : bon marché, non syndiquée et assurément plus rentable que les travailleurs européens. À pied, donc — les voitures étant davantage soumises aux limitations. C’est ainsi que des milliers de personnes usent de leur visa afin d’aller travailler. D’autres en profitent pour ramener des denrées de toutes sortes qu’on ne trouve qu’en Espagne (économie détaxée de Ceuta oblige). Dans la longue fille d’attente, je retrouve ces femmes croisées la veille dans Fnid’q, portant de lourds paquets ; elles sont là par centaines. Des jeunes filles, des mères et des grands-mères, portant sur le dos, dans les bras et sur la tête, le double de leur poids.
(DR)
Elles sont appelées par les Espagnols les mujeres mulas, les femmes mules, et l’on comprend vite pourquoi. Elles charrient sur leurs épaules des produits de supermarché achetés massivement tôt le matin, qu’elles rapportent par kilos. Sur leurs omoplates : des barres chocolatées de toutes marques, des Kinder, des cacahuètes, des paquets de gâteaux, des boîtes de Nescafé, Nesquick et autres friandises, des jouets pour enfants, du matériel scolaire et de l’alcool. Dans les bras, des sacs de couches pour bébés, de la lessive en poudre, de grosses couvertures. Et sur leurs corps, un empilement de vêtements. Chaque centimètre carré de leur personne est recouvert d’invraisemblables épaisseurs de tissus. Quatre robes par-dessus leur tenue. Cinq t‑shirts par-dessus les robes. Sous leurs robes, trois jeans, et cinq autres autour des chevilles. Et puis des vestes, encore, sur tout ça.
« En haut des grillages on aperçoit des pans de vêtements accrochés. »
Cette autre spécificité de Ceuta que sont les produits détaxés génère une économie de fourmilière à la frontière, puisqu’on autorise très officieusement le trafic de produits de consommation courante d’un côté et de l’autre. Sur le retour, les mujeres mulas sont consciencieusement surveillées par les gardes espagnols, se font systématiquement racketter − parfois violemment — par les douaniers marocains, et s’en vont déposer leurs lourds packetages dans des taxis à destination de Fnid’q ou Tétouan, qui attendent de récupérer les « prises » du jour. J’apprends que cet aller-retour quotidien leur est rémunéré cinq euros. Dans le fin couloir de grillages de la frontière, ces femmes sont, d’après la loi, supposées garder une main libre en cas de chute ; directive peu respectée, je le constate, et récemment imposée par les douaniers depuis qu’une femme est morte, piétinée par les autres.
En haut des grillages on aperçoit des pans de vêtements accrochés. Assez pour ne pas oublier que ceux qui attendent dans les forêts de pins, autour, contournent autrement l’interdiction d’entrer. Les plus chanceux donnent toutes leurs économies à des passeurs algériens ou marocains qui leur promettent de franchir l’étroit passage, pour finalement les laisser sur les côtes de Ceuta. Les plus déterminés, ceux qui ont peut-être déjà échoué à traverser et se retrouvent sans argent, achètent en ville un bateau gonflable pour enfant et des pagaies, y montent à cinq ou six dans l’espoir d’attraper le continent, et sacrifient leurs visages au détroit de Gibraltar.
REBONDS
☰ Lire notre carnet de route « Carnet de Birmanie : les Rohingya oubliés », Médine, février 2017
☰ Lire notre entretien avec Patrick Communal : « Le droit au service des laissés-pour-compte », décembre 2016
☰ Lire notre carnet de route « Retour en Syrie », Fares et Sarah Kilani, décembre 2016
☰ Lire notre carnet de route en deux parties « Crise des réfugiés : ce n’est pas une crise humanitaire » et « Réfugiés : au cœur de la solidarité », Yanna Oiseau, mai 2016
☰ Lire notre carnet de route « Six mois pour rien ? », Gwenaël Breës, juillet 2015