Retour en Syrie


Texte paru dans le n° 4 de la revue papier Ballast

Comme une pen­sée aux civils alep­pins, nous publions ce car­net de route en Syrie paru dans le numé­ro 4 de notre revue papier, écrit par un méde­cin syrien en exil depuis plu­sieurs décen­nies : il retour­na dans son pays natal en sep­tembre 2012 afin de soi­gner les bles­sés de guerre. ☰ Par Fares Kilani et Sarah Kilani


Cela fait des heures que j’attends ici. Personne ne semble me voir. Des heures que j’attends dans ce camp de réfu­giés turc situé près de la fron­tière, des heures que j’attends que quelqu’un m’accompagne afin de fran­chir la limite pour me rendre en Syrie. Le pays où j’ai gran­di. Ai-je bien fait de reve­nir ici ?

Je suis né en 1957 à Jeser, une petite ville de 10 000 habi­tants au sud-ouest d’Alep, au sein d’une famille sun­nite sou­fie. Mon grand-père avait fait for­tune dans la culture du melon, sur des terres fer­tiles irri­guées par l’Oronte. Mon père a héri­té de ses biens ain­si que de son sta­tut social ; il est deve­nu un notable de la ville, une des auto­ri­tés morales, un de ceux que l’on vient consul­ter en cas de litige. Il exis­tait une police d’État mais en cas de dif­fé­rends entre les vil­la­geois, on ne fai­sait jamais appel à elle. La popu­la­tion pré­fé­rait se tour­ner vers les notables, consi­dé­rés comme des sages : ils avaient à charge de main­te­nir la concorde dans le vil­lage, de régler les désac­cords et de trou­ver des arran­ge­ments à l’amiable entre les par­ties — en y met­tant de leur poche si néces­saire. Nous vivions en paix, musul­mans et chré­tiens. Lors des fêtes chré­tiennes, les notables musul­mans ren­daient visite à leurs chefs reli­gieux et leur adres­saient leurs vœux. Il en était de même lors des fêtes musul­manes. La reli­gion a tou­jours occu­pé beau­coup de place dans notre quo­ti­dien. Enfant, j’aimais me rendre à la biblio­thèque afin d’y lire des essais de théo­lo­gie et de phi­lo­so­phie. Ces lec­tures m’ont ame­né, vers 11 ans, à m’interroger sur l’origine de ma foi, sur les déter­mi­nismes dont elle résul­tait. Il m’était bien enten­du impos­sible de faire part de mes ques­tion­ne­ments à mon entou­rage : cela aurait été consi­dé­ré comme un blas­phème. En 1963, des coups d’État mili­taires com­men­cèrent à se suc­cé­der, au rythme d’environ un par an — tous sous ban­nière socia­liste, quoique gui­dés par des inté­rêts per­son­nels. Hafez el-Assad, géné­ral de l’armée, finit par prendre le pou­voir à la fin des années 1960, non sans avoir fait mas­sa­crer ses anciens com­pa­gnons (dont les mili­tants mar­xistes du par­ti Baas). Le noyau­tage de la hié­rar­chie mili­taire par les alaouites, mino­ri­té reli­gieuse dont Assad était lui-même issu, lui per­mit d’être assu­ré de l’allégeance de l’armée. Le par­ti fut vidé de son conte­nu idéo­lo­gique et le nou­veau chef au pou­voir y pla­ça des gens à sa solde afin d’instaurer un régime de ter­reur et de sus­pi­cion. Le recru­te­ment et l’armement de petits caïds, des­ti­nés à répandre la vio­lence, la dis­corde, la déla­tion et la méfiance dans le pays, eurent pour effet la des­truc­tion pro­gres­sive des tra­di­tions mil­lé­naires d’autogestion de la socié­té par le peuple et ses notables. La loi mar­tiale fut décla­rée en 1969, ain­si que l’état d’urgence pour une « durée indé­ter­mi­née ». Tous les oppo­sants poli­tiques furent arrê­tés et tor­tu­rés. Après avoir atten­du en vain l’effondrement de ce nou­veau régime, au bout d’un an et demi d’oppression, je réa­li­sai que la sur­vie de la nation syrienne dépen­dait de la mobi­li­sa­tion de son peuple contre cette tyran­nie. J’avais 15 ans. La stra­té­gie d’Assad fut de pro­mou­voir lar­ge­ment la foi sou­fie, qui prône une vie pieuse, déga­gée de la vie ter­restre, maté­rielle et des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques — ce qui lui per­mit au pas­sage de conte­nir la menace des Frères musul­mans, alors prin­ci­pale force d’opposition dans le pays.

« Hafez el-Assad finit par prendre le pou­voir à la fin des années 1960, non sans avoir fait mas­sa­crer ses anciens com­pa­gnons — dont les mili­tants mar­xistes du par­ti Baas. »

À ce moment de ma vie, ma réflexion reli­gieuse m’amena à ren­con­trer d’autres esprits cri­tiques avec les­quels je débat­tais de l’existence de Dieu — notam­ment des acti­vistes orga­ni­sés contre le régime d’Assad. Mon inté­gra­tion dans ce milieu fut à l’origine de mes pre­miers actes de mili­tan­tisme. Nous nous ren­dions chez un acti­viste, un des­si­na­teur de 25 ans qui fabri­quait des stencils1 de toutes sortes. Il m’arrivait de par­ler reli­gion avec lui : il était par­ti­san des Frères musul­mans. Bien que n’ayant jamais adhé­ré à cette idéo­lo­gie, j’aimais — chez eux comme chez les com­mu­nistes et tous les esprits cri­tiques de l’époque — le fait qu’ils osassent pen­ser par eux-mêmes, sans craindre les diri­geants ni cour­ber l’échine. Cela me fas­ci­nait. Je repar­tais de chez lui avec des pochoirs que j’avais soi­gneu­se­ment sélec­tion­nés et dont je me ser­vais pour taguer sur les murs de la ville des mes­sages de résis­tance : « Non à l’État d’urgence », « Non à la fin des liber­tés », « À bas Assad ». L’année de mes 17 ans, ce des­si­na­teur fut repé­ré par les ser­vices du des­pote. Des mili­taires furent pos­tés dans son appar­te­ment et toutes les per­sonnes qui se ren­daient chez lui furent arrê­tées — nous fûmes une ving­taine à être pris et jetés en pri­son. Afin d’obtenir des infor­ma­tions, cha­cun d’entre nous fut inter­ro­gé et tor­tu­ré. Le sort vou­lut qu’avant d’être ques­tion­né, je croi­sai cer­tains de mes cama­rades aux toi­lettes : ils purent me com­mu­ni­quer les infor­ma­tions qu’ils avaient déjà livrées sous les coups. Ainsi, lorsque mon tour arri­va, je dis­po­sais d’une lon­gueur d’avance sur mes tor­tion­naires ; je pus ain­si leur don­ner l’illusion de ma bonne foi en me limi­tant à ce qu’ils savaient déjà, sans rien leur apprendre de plus… évi­tant ain­si le pire. Leur com­por­te­ment mon­trait très clai­re­ment qu’ils ne voyaient en moi qu’un ado­les­cent : ils ne me pre­naient pas au sérieux, et lorsqu’ils me deman­dèrent les rai­sons de mon acti­visme, je pré­ten­dis avoir vou­lu m’amuser, jouer. Mon jeune âge me per­mit de ne res­ter que qua­rante jours en pri­son. Je fus néan­moins fiché comme « Frère musul­man »… Notre cama­rade des­si­na­teur prit, lui, vingt-cinq années de pri­son — il y mou­rut quelques années plus tard. À ma sor­tie — naïf que j’étais —, je crus que ma résis­tance ins­pi­re­rait le res­pect à mes proches ; au lieu de cela, ce fut la crainte et le mépris ! Je vis mes amis m’éviter afin de ne pas paraître sus­pects aux yeux des ser­vices d’Assad. Avec un cama­rade de classe, nous déci­dâmes de ne plus nous mêler de poli­tique : après avoir été clas­sé par­mi les majors du bac­ca­lau­réat, je débu­tai des études de médecine.

Photographie : Abdalrhman Ismail / Reuters

Il y eut dans le pays quelques ten­ta­tives insur­rec­tion­nelles. En 1982, à Hama, la popu­la­tion — pro­vo­quée par les mili­taires — se sou­le­va, avec l’appui coor­don­né des Frères musul­mans. La répres­sion qui s’ensuivit géné­ra une pro­pa­ga­tion de la révolte dans la ville : l’armée l’assiégea et sa popu­la­tion fut mas­sa­crée. Des quar­tiers entiers, dont le centre his­to­rique, furent anéan­tis. Assad pré­ten­dit que les vic­times n’étaient que des isla­mistes. J’étais alors interne en chi­rur­gie. Suite à ce sinistre épi­sode, toute vel­léi­té de résis­tance contre le régime dis­pa­rut : les oppo­sants poli­tiques, qu’ils fussent ou non actifs, furent tra­qués. Des amis me conseillèrent de fuir la Syrie. Mais il me fal­lait un pas­se­port, for­cé­ment très dif­fi­cile à obte­nir au regard de ma situa­tion (d’autant qu’on me l’avait déjà refu­sé, pour rai­son de « sécu­ri­té inté­rieure »…). Je fis appel à mon beau-frère, méde­cin proche de l’armée : après enquête, il put m’en obte­nir un et me conseilla de ne jamais reve­nir. J’avais 25 ans. Je quit­tai mon pays pour l’Allemagne. Je m’imaginais reve­nir bien­tôt, après la chute à venir de ce régime, au len­de­main d’un nou­veau coup d’État… Mon départ pro­vo­qua le rap­pel par l’armée de mon frère, Ralep, dans le but de l’envoyer com­battre dans les rangs de la répres­sion contre le Liban2. Son refus lui valut six mois de pri­son. Quand il reçut une nou­velle convo­ca­tion quelques années plus tard, il déci­da à son tour de fuir vers les Émirats arabes unis. Le reste de ma famille le suivit.

« Religion, des­truc­tion de la socié­té, répres­sion et régime de ter­reur : ain­si Assad père put-il asseoir son autorité. »

Afin d’encourager la pro­pa­ga­tion du sou­fisme et de sa phi­lo­so­phie de non-ingé­rence du peuple dans les affaires poli­tiques, le gou­ver­ne­ment fit construire de nom­breuses mos­quées. Il était deve­nu cou­tu­mier chez les Syriens à qui l’on par­lait poli­tique de répondre que cela ne les inté­res­sait pas : ils « étaient des der­viches », des ascètes sou­fis, pauvres et déta­chés de la vie ter­restre ! Religion, des­truc­tion de la socié­té, répres­sion et régime de ter­reur : ain­si Assad père put-il asseoir son auto­ri­té. Au terme d’une année en Allemagne, où je ne trou­vai guère ma place, je par­tis en France où je décro­chai un poste d’interne en chi­rur­gie à Dieppe, en Normandie. J’y décou­vris que le racisme, celui des années 1980, ne per­met­tait pas à un réfu­gié syrien de pra­ti­quer le métier de chi­rur­gien comme n’importe quel Français. Je déci­dai de chan­ger pour une spé­cia­li­té dont la pra­tique ne dépen­dait ni de la répu­ta­tion ni de l’origine : l’anesthésie-réanimation. Cinq années plus tard, mon pas­se­port syrien expi­rait et il m’était impos­sible d’en obte­nir un nou­veau — l’administration fran­çaise ne pou­vait renou­ve­ler mon titre de séjour. Il n’y avait qu’une solu­tion : acqué­rir la natio­na­li­té fran­çaise. Je n’y avais jamais son­gé : j’avais tou­jours ima­gi­né que je ren­tre­rais en Syrie ; mais la chute du régime n’était tou­jours pas d’actualité… Je n’avais jamais cher­ché à connaître la France, ce pays où j’avais pen­sé me réfu­gier pour quelques années seule­ment. Lorsque je com­pris que je pou­vais acqué­rir la natio­na­li­té fran­çaise tout en conser­vant la natio­na­li­té syrienne, j’entrepris les démarches admi­nis­tra­tives. Mitterrand était alors au pou­voir ; la poli­tique migra­toire de l’époque joua en ma faveur : quelques semaines plus tard, je reçus les papiers m’annonçant que j’étais désor­mais offi­ciel­le­ment fran­çais ! Tout chan­gea alors en moi. Il me fal­lait deve­nir fran­çais ; ce pays était mon nou­veau pays : je devais faire miennes ses valeurs et son his­toire, que je connais­sais mal. Le jour même, j’allai ache­ter une carte de mon pays d’exil, la France. Je crois être res­té vingt minutes à l’observer sans cil­ler, réa­li­sant que j’étais main­te­nant vrai­ment des­ti­né à vivre dans un autre pays — mon pays. Je cher­chai à mémo­ri­ser les régions, scru­tai les villes, sui­vis du doigt les fron­tières. Le len­de­main, j’achetai mon pre­mier livre d’Histoire de France.

Photographie : Abdalrhman Ismail / Reuters

Septembre 2012. Cela fait désor­mais un an que la révo­lu­tion syrienne a écla­té, à la suite de la dis­pa­ri­tion des enfants de Deraa3. J’ai 54 ans. Je vis tou­jours en Normandie, avec ma femme et mes quatre enfants. Je suis chef du ser­vice d’anesthésie où je tra­vaille depuis presque trois décen­nies. Et j’attends que quelqu’un m’aide à tra­ver­ser la fron­tière turco-syrienne.

« Dire qu’il n’y a plus de méde­cins en Syrie est un euphé­misme : tous ceux qui ont pro­di­gué des soins aux rebelles ont été fichés, et leurs familles persécutées. »

J’ai pris l’avion avec un col­lègue anes­thé­siste, éga­le­ment syrien, pour Istanbul. Là, une asso­cia­tion fran­co-turque nous a aidés à nous rendre au camp de réfu­giés syriens situé à la fron­tière. Nous avions empor­té un car­ton de médi­ca­ments et du maté­riel d’anesthésie : tout ce qu’il était pos­sible de por­ter seuls, à la main. Nous sommes venus mon­trer aux Syriens qu’il y a des com­pa­triotes dans le monde qui pensent à eux et qui sont fiers qu’ils aient pris leur des­tin en main. Dire qu’il n’y a plus de méde­cins en Syrie est un euphé­misme : tous ceux qui ont pro­di­gué des soins aux rebelles ont été fichés, et leurs familles per­sé­cu­tées. Les autres ont fui. Il ne reste plus que deux anes­thé­sistes dans tout le nord de la Syrie. J’attends donc. En explo­rant le camp, je ren­contre un petit gar­çon qui porte encore, et depuis bien trop long­temps, un maté­riel de fixa­tion externe visant à répa­rer une frac­ture du bras. Ce dis­po­si­tif, qui réduit consi­dé­ra­ble­ment la mobi­li­té de l’enfant, semble être res­pon­sable de la sur­ve­nue d’une dépres­sion sévère, aggra­vée par le rejet de sa famille qui ne s’intéresse plus à lui. Un chi­rur­gien anglais d’origine libyenne, venu comme moi appor­ter son aide et à qui je parle de l’enfant, me dit qu’avec un simple tour­ne­vis il pour­rait reti­rer le maté­riel, à condi­tion que je puisse l’anesthésier. Il nous est alors signi­fié par le per­son­nel de l’association qu’il est inter­dit aux méde­cins étran­gers de pra­ti­quer des soins en Turquie. J’ai beau insis­ter, rien n’y fait. Je vais voir le phar­ma­cien du camp afin qu’il délivre, en atten­dant, un trai­te­ment antal­gique et anti­dé­pres­seur au petit gar­çon. Ce regain d’intérêt de la part d’un méde­cin pour leur pro­gé­ni­ture semble quelque peu pous­ser les parents à s’occuper de leur fils… Je suis aga­cé de ne rien pou­voir faire et les gens alen­tour semblent tota­le­ment igno­rer ma pré­sence : on ne veut pas m’aider. Au bout de vingt-quatre heures, je finis par insis­ter auprès des per­sonnes de l’association ; je leur rap­pelle que je suis atten­du en Syrie et, puisque je ne peux visi­ble­ment rien faire ici, leur demande de m’aider à trou­ver un moyen de m’y rendre. Après avoir usé la patience de mes inter­lo­cu­teurs, on consent à trou­ver quelqu’un pour m’accompagner, à bord d’une vieille voi­ture, jusqu’au camp syrien de Athmeh. On me sépare de mon col­lègue anes­thé­siste, Saer — il sera conduit vers un autre endroit. Mon chauf­feur m’explique qu’il est dan­ge­reux de prendre les routes ; nous devons emprun­ter les pistes pour évi­ter d’avoir des pro­blèmes. En che­min, nous sommes cepen­dant arrê­tés par des mili­taires turcs qui refusent de nous lais­ser pas­ser. Je remets à l’un d’eux les papiers de l’association ; un bref exa­men, du coin de l’œil, de mon allure et de ma tenue semble ras­su­rer le sol­dat sur la véra­ci­té de mes propos.

« Sur les murs des bâti­ments, par­tout, des graf­fi­tis : À bas Assad, Vive la révo­lu­tion et Non à la dic­ta­ture. »

Nous repar­tons sans encombre et sans avoir à débour­ser d’argent — les mili­taires turcs n’en demandent jamais. Durant le tra­jet, le chauf­feur m’explique que les per­sonnes de l’association ont rechi­gné à m’apporter leur aide, car autant ses membres qui la financent et vivent en France se sentent concer­nés et soli­daires de la révo­lu­tion en Syrie, autant ceux qui en sont sala­riés et se trouvent sur le ter­rain s’en moquent com­plè­te­ment — pour sur­vivre, ils exploitent la frac­ture cau­sée par les évé­ne­ments, allant jusqu’à uti­li­ser les bles­sés de guerre en men­diant en leur nom. J’arrive à Athmeh. C’est un voyage dans le temps, un retour au Moyen Âge. Des gens déam­bulent sans chaus­sures, les enfants portent des gue­nilles, les condi­tions d’hygiène sont catas­tro­phiques, les réfu­giés souffrent de mal­nu­tri­tion, des tentes de for­tune servent de loge­ment. Je ne peux guère res­ter plus long­temps : deux hommes m’attendent depuis vingt-quatre heures pour m’emmener en camion­nette dans un hôpi­tal clan­des­tin situé à l’ouest d’Alep. Ils m’accueillent cha­leu­reu­se­ment et nous pre­nons la route. Nous tra­ver­sons des champs d’oliviers et les anciennes ruines romaines de la grande cité que fut Antioche. Tous les anciens lieux de vie que nous tra­ver­sons sont désor­mais déserts et en ruine. Il n’y a plus âme qui vive. Les voi­tures sont raris­simes : la popu­la­tion, faute d’essence, ne peut plus cir­cu­ler. Sur les murs des bâti­ments, par­tout, des graf­fi­tis : « À bas Assad », « Vive la révo­lu­tion » et « Non à la dictature ».

Photographie : Abdalrhman Ismail / Reuters

On me conduit dans une ancienne école pri­maire trans­for­mée en hôpi­tal clan­des­tin : deux bâti­ments en vis-à-vis, sépa­rés par un préau qui sert de par­king pour des camion­nettes trans­for­mées en ambu­lances. L’un des bâti­ments loge les soi­gnants et abrite la logis­tique ; l’autre accueille les patients à qui on délivre des soins. Je ren­contre le per­son­nel de l’hôpital, qui semble d’abord très méfiant : on craint les mou­chards d’Assad. Je suis ques­tion­né sur l’endroit d’où je viens, le lieu où je vis, ce que je suis venu faire ici. Je laisse en dépôt au phar­ma­cien les médi­ca­ments et les lec­teurs de gly­cé­mie que j’ai appor­tés. Lorsque j’ouvre mes valises, pour lui, c’est un tré­sor ; il me traite doré­na­vant en ami. Quatre lec­teurs gly­cé­miques et les 10 000 ban­de­lettes qui vont avec, il n’a jamais vu ça — par la force des choses, il est deve­nu le dia­bé­to­logue de la région (il n’est pour­tant pas méde­cin). Il m’informe que l’hôpital dis­pose d’un res­pi­ra­teur d’anesthésie (offert par une asso­cia­tion des pays du Golfe qui finance une par­tie de l’activité de l’hôpital), mais que l’appareil ne semble pas vou­loir fonc­tion­ner… Une anes­thé­siste alaouite, qui a fui la Syrie pour la Turquie, se rend à l’hôpital de temps à autre pour s’occuper des patients — jour­nées payées à prix d’or par l’association. J’apprendrai plus tard que l’hôpital dans lequel s’est ren­du mon col­lègue est quant à lui finan­cé par la France à hau­teur de 100 000 euros : un bud­get énorme pour un pays comme la Syrie en cette période de guerre, qui per­met au per­son­nel de se nour­rir cor­rec­te­ment et de tra­vailler dans des condi­tions à peu près correctes.

« Voler de la mor­phine aux voleurs, c’est halal ! »

Dans notre hôpi­tal de for­tune, la situa­tion est loin d’être aus­si bonne : non seule­ment notre bud­get est bien moindre, mais des repré­sen­tants des asso­cia­tions viennent véri­fier que l’argent est uti­li­sé à bon escient. Après avoir répa­ré un res­pi­ra­teur, ayant désor­mais de quoi ven­ti­ler un patient sous anes­thé­sie géné­rale, je demande au phar­ma­cien s’il détient les mor­phi­niques néces­saires. Réponse : « Non. » Je l’informe que lors de mon bref séjour dans le camp turc, j’en ai vu dans la phar­ma­cie. Mon nou­vel ami (qui a visi­ble­ment tout du filou) me dit qu’il va se débrouiller pour s’en pro­cu­rer là-bas. Le len­de­main, il revient avec quatre ou cinq boîtes de Sufentanyl4. Surpris devant tant de géné­ro­si­té de la part du phar­ma­cien du camp turc, je le féli­cite d’avoir su le convaincre ; il me répond, mali­cieux, qu’il s’est vu refu­ser les médi­ca­ments et qu’il a sub­ti­li­sé les clés de la réserve pour « voler les voleurs ». « Voler de la mor­phine aux voleurs, ajoute-t-il, c’est halal5 ! » Je com­mence à tra­vailler avec ceux qu’on me pré­sente comme étant des infir­miers d’anesthésie — en fait des soi­gnants, forts d’une année en hôpi­tal après le bre­vet, et qui n’ont aucune connais­sance en anes­thé­sie. Il me faut les for­mer en deux semaines afin qu’ils puissent, après mon départ, pour­suivre seuls l’anesthésie des patients — cette spé­cia­li­té requiert onze années d’études en France. Je suis l’unique anes­thé­siste de l’hôpital pour une dizaine de chi­rur­giens issus de toutes les spé­cia­li­tés. Je croise un Bédouin en pleurs. Ce fel­lah — pay­san pauvre qui tra­vaille la terre — me raconte que son fils d’environ 3 ans pré­sente une occlu­sion diges­tive ; on lui a dit qu’il allait mou­rir. Je demande des pré­ci­sions à un chi­rur­gien : l’anesthésiste, qui passe de temps en temps, a affir­mé ne pas pou­voir endor­mir l’enfant pour la chi­rur­gie néces­saire. Je retourne voir le Bédouin et lui dit de lais­ser son fils à jeun — je l’endormirai le len­de­main. Je l’informe cepen­dant des risques liés à l’anesthésie et à la chi­rur­gie. Mes col­lègues, moqueurs, me disent alors : « Mais tu te crois en France ou quoi ?! Ici, tout le monde meurt tout le temps et toi, tu lui parles des risques de l’anesthésie ! » Au matin, je fais ame­ner le gar­çon­net au bloc. Alors qu’il est endor­mi, il se met à vomir des flots de liquide — mais pas du liquide de syn­drome occlusif6 : des débris ali­men­taires. Après avoir répa­ré les dégâts et per­mis que la chi­rur­gie se déroule comme il se doit, je vais voir le père pour lui dire que tout va bien.

« Mais tu te crois en France ou quoi ?! Ici, tout le monde meurt tout le temps et toi, tu lui parles des risques de l’anesthésie ! »

Il me remer­cie cha­leu­reu­se­ment ; je lui objecte cepen­dant que je sus­pecte que son fils ait man­gé avant d’aller au bloc. Il me répond que c’est lui qui, en effet, l’a nour­ri : sur­pris, je lui demande pour­quoi, alors que j’avais expres­sé­ment exi­gé le contraire. « Ce matin, mon fils m’a dit : De toute façon, je vais mou­rir, s’il te plaît papa, j’ai faim, j’ai envie de man­ger un peu de pain, donnes-en moi un peu. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui faire plai­sir : tout le monde m’a dit qu’il allait mou­rir, alors je pou­vais bien lui don­ner un peu de pain ! » Opérer a per­mis d’éviter l’aggravation, mais n’a pas trai­té les graves troubles méta­bo­liques et la déshy­dra­ta­tion cau­sés par le syn­drome occlu­sif. Je pres­cris donc un pro­to­cole très détaillé de réhy­dra­ta­tion et donne des consignes strictes aux infir­miers : si on ne traite pas cor­rec­te­ment les troubles de l’enfant, qui devrait nor­ma­le­ment être dans un ser­vice de réani­ma­tion, il va mou­rir. Il faut se relayer pour s’occuper de lui et rele­ver sur un papier toutes les pertes diges­tives ain­si que l’eau qui lui est per­fu­sée, heure par heure.

Photographie : Abdalrhman Ismail / Reuters

La nuit sui­vante, je me réveille vers 4 heures et, inquiet, vais voir ce qu’il en est. L’enfant est seul, sans sur­veillance, et la per­fu­sion vide : rien n’a été fait ni noté. Après une heure pas­sée à dis­pen­ser les soins de réani­ma­tion qui auraient dû être exé­cu­tés par les infir­miers, je vais mar­cher dans le cou­loir. J’y ren­contre le phar­ma­cien de l’hôpital ; sur­pris, il me demande ce que je fais là. Je le lui dis. Il rentre dans une colère folle et me raconte que les deux infir­miers ont été embau­chés parce qu’ils étaient les cou­sins de quelqu’un qui tra­vaille à l’hôpital, qu’ils ont tout fait pour venir tra­vailler ici, qu’ils sont payés 200 euros envi­ron — un bon salaire en ces temps dif­fi­ciles — et qu’il faut les ren­voyer s’ils ne sont pas capables d’exécuter les soins aux­quels ils sont tenus. Je lui sug­gère qu’un aver­tis­se­ment devrait suf­fire pour cette fois. Il me demande de le suivre, ouvre une porte, allume la lumière et crie : « Tout le monde debout là-dedans ! » Il insulte les deux infir­miers, leur réclame des comptes en hur­lant. « Oui, mais… on s’est endor­mi… » Sous la menace d’être licen­ciés, ils quittent la pièce en cou­rant. Le len­de­main, ils auront cor­rec­te­ment effec­tué leur tra­vail. Six jours plus tard, l’enfant est réta­bli, assis dans son lit à man­ger du pain.

« Je ne nour­ris pas la moindre envie de me rendre au front : je ne tiens en rien à faire la guerre. »

Mon quo­ti­dien consiste prin­ci­pa­le­ment à m’occuper des bles­sés de la révo­lu­tion — des trau­ma­ti­sés des membres que nous opé­rons sous anes­thé­sie loco-régionale7, dans la mesure du pos­sible. Ceux qui néces­sitent d’être trans­fu­sés le sont qua­si­ment de bras à bras : les vil­la­geois des alen­tours ont tous eu leur groupe san­guin tes­té et noté sur une liste dont nous, méde­cins, dis­po­sons. Lorsqu’un bles­sé grave arrive, son groupe san­guin est déter­mi­né grâce à un simple réac­tif (test qui reste, en France, l’ultime véri­fi­ca­tion avant trans­fu­sion, après toute une bat­te­rie de contrôles rigou­reux, inen­vi­sa­geables ici) et un homme part en moby­lette cher­cher les don­neurs com­pa­tibles — autant dire que les risques de trans­mis­sion d’infections et d’hépatites virales sont consi­dé­rés comme tout à fait secon­daires. Il nous arrive aus­si d’avoir à soi­gner des pri­son­niers de guerre et des sol­dats d’Assad. L’un d’entre eux arrive, une balle logée dans la moelle épi­nière. Paralysé des deux jambes, il a été aban­don­né par ses com­pa­gnons d’armes. Il nous fusille constam­ment du regard, hau­tain et mena­çant. Je vais le voir dis­crè­te­ment pour le sou­la­ger de ses dou­leurs et j’en pro­fite pour lui deman­der pour­quoi il fait la guerre aux côtés d’Assad. Il me répond : « Moi, je viens d’Al Fu’ah. » Il s’agit d’une petite ville chiite de la Syrie. Dans son esprit, cette guerre est une guerre entre fac­tions reli­gieuses. Les fan­tas­sins chiites d’Assad sont plu­tôt rares ; la plu­part sont, comme les alaouites de l’armée, des gra­dés. Ceux qui se situent en bas de l’échelle mili­taire se révèlent en majo­ri­té être des sun­nites, enrô­lés de force. Afin d’être le plus effi­cace pos­sible auprès des bles­sés de guerre, un des chi­rur­giens me demande de pré­pa­rer avec lui des pro­to­coles de prise en charge pré­coce des patients. Une sorte de SAMU, des­ti­né à ramas­ser les vic­times sur le ter­rain. Je lui pro­pose pour com­men­cer de pré­pa­rer du maté­riel spé­ci­fique. Nous fabri­quons des civières de for­tune avec des bâtons et des draps (conver­tis en écharpe pour immo­bi­li­ser un bras frac­tu­ré, ou en gar­rot de jambe). Nous pré­pa­rons des sacoches avec du maté­riel de pre­miers soins pour le per­son­nel qui accom­pagne les bles­sés jusqu’à l’hôpital. Ce chi­rur­gien, qui me prend en ami­tié, est très inves­ti dans la révo­lu­tion — pro­ba­ble­ment le plus enga­gé de tous les chi­rur­giens de l’hôpital. Il me pro­pose d’aller avec lui sur place, lors des attaques. La direc­tion de l’établissement m’informe que je pour­rai le suivre quand ma consœur anes­thé­siste sera pré­sente. Mais je ne nour­ris pas la moindre envie de me rendre au front : je ne tiens en rien à « faire la guerre ». Les deux jours où la col­lègue anes­thé­siste se trouve à l’hôpital, je pars à la chasse aux oiseaux, avec deux autres méde­cins… Nous pas­sons éga­le­ment du temps à confec­tion­ner des chi­chas minia­tures en forme de calu­met avec des fla­cons vides de Xylocaïne (un anes­thé­sique local) qui nous servent de concen­tra­teur de fumée. Mes col­lègues me demandent de me rendre avec eux près de la fron­tière, dans un hôpi­tal en construc­tion, pour les aider à s’occuper des nom­breux bles­sés. Je prends du maté­riel d’anesthésie et les suis. La plu­part des vic­times souffrent de frac­tures des membres. Le maté­riel que nous trou­vons sur place pro­vient du pillage d’hôpitaux et de phar­ma­cies déser­tés, dans les villes gagnées par le camp révo­lu­tion­naire. Le phar­ma­cien et moi pas­sons des nuits entières à trier les médi­ca­ments appor­tés ; je lui explique à quoi servent ceux dont il ne connait pas bien les indi­ca­tions. Les révo­lu­tion­naires nous apportent un res­pi­ra­teur d’anesthésie dont ils se sont empa­rés, visi­ble­ment impres­sion­nés par sa taille (peut-être est-ce à leurs yeux un cri­tère de qua­li­té !). Malheureusement, plus un res­pi­ra­teur est volu­mi­neux, plus il est ancien, c’est la règle géné­rale… En dépit de tous mes efforts, impos­sible de faire fonc­tion­ner l’engin ! Faute de pou­voir pra­ti­quer d’anesthésie géné­rale, j’effectue toutes les inter­ven­tions pos­sibles sous anes­thé­sie loco-régio­nale, notam­ment une frac­ture de jambe, qu’un des chi­rur­giens traite en pla­çant un fixa­teur externe. À la fin de l’intervention, je m’aperçois que la posi­tion de la jambe n’est pas nor­male : beau­coup trop de rota­tion vers l’extérieur. L’opérateur m’assure qu’il a fait ce qu’il a pu. Mais on ne peut pas lais­ser la jambe dans une telle posi­tion sans ris­quer de lourdes séquelles pour le bles­sé. Il revient donc sur sa déci­sion et décide de reprendre le patient au bloc ; il y modi­fie la posi­tion du fixa­teur (et de la jambe) en le pla­çant de manière quelque peu exa­gé­rée vers l’intérieur. Le nou­veau résul­tat sera tou­jours mieux que le précédent…

Photographie : Abdalrhman Ismail / Reuters

Quelque part, je me sens davan­tage dans mon élé­ment ici que dans mon hôpi­tal en France ; je com­prends les gens et mes rela­tions avec eux s’avèrent simples et faci­li­tées par le contexte. Il m’est plus aisé de tis­ser des liens avec eux qu’avec mes col­lègues fran­çais. La déser­tion du pays par les méde­cins fait que nous devons aus­si pro­di­guer des soins aux civils, qui n’ont plus per­sonne à qui s’adresser. La plu­part des accou­che­ments ont lieu à domi­cile — avec un taux de mor­ta­li­té péri­na­tale en consé­quence. L’un des chi­rur­giens nous demande cepen­dant de prendre sa sœur en charge pour une césa­rienne. Ce qui nous sert de table d’opération suf­fit dif­fi­ci­le­ment à por­ter cette femme obèse : il faut deux infir­miers pour la sou­te­nir dif­fi­ci­le­ment alors que je lui fais une rachianesthésie8, durant laquelle elle manque plu­sieurs fois de tom­ber de la table. Il nous faut alors déni­cher une obs­té­tri­cienne : la sœur de notre ami refuse d’être opé­rée par un homme.

« Les com­bat­tants étran­gers de l’État isla­mique ne sont pas appré­ciés de la popu­la­tion, du fait de leur bru­ta­li­té et de leur volon­té d’imposer une ver­sion stricte des lois islamiques. »

Finalement, tout se déroule bien, et nous rece­vons quelques jours plus tard un pla­teau de pâtis­se­ries en remer­cie­ment ! Nos repas sont habi­tuel­le­ment très fru­gaux — nous man­geons prin­ci­pa­le­ment des len­tilles —, et notre cou­chage, som­maire — nous dor­mons à plu­sieurs dans la même pièce. Toute la jour­née, nous enten­dons des tirs à proxi­mi­té. Les locaux ont vu venir des hommes armés que per­sonne ne connaît et qui ont construit un camp où ils s’entraînent toute la jour­née au manie­ment des armes. Ce ne sont ni des sol­dats d’Assad ni des rebelles. La rumeur dit que ce sont des extré­mistes isla­mistes venus faire le jihad armé. Au début, comme ces hommes pré­ten­daient venir com­battre le régime, la popu­la­tion n’avait pas grand-chose à redire — et on les lais­sait tran­quilles. Puis, assez vite, ces com­bat­tants se divi­se­ront en deux mou­ve­ments : d’une part, le groupe Jabhat Al-Nosra, qui refu­se­ra d’attaquer la popu­la­tion du pays et ne se mêle­ra pas de ses mœurs (pré­ten­dant offi­ciel­le­ment ne pas vou­loir impo­ser la loi isla­mique) ; de l’autre, un groupe réunis­sant la plu­part des com­bat­tants venus de l’extérieur, ayant prê­té allé­geance à Abou Bakr al-Baghdadi, chef du groupe Daech, déjà implan­té en Irak. La scis­sion entre les deux mou­ve­ments s’opérera lorsque l’un des res­pon­sables du groupe ini­tial expri­me­ra son refus d’opprimer la popu­la­tion syrienne, étant lui-même syrien. Les com­bat­tants étran­gers de l’État isla­mique ne sont pas appré­ciés de la popu­la­tion, du fait de leur bru­ta­li­té et de leur volon­té d’imposer une ver­sion stricte des lois isla­miques dans les zones qu’ils contrôlent ; du fait, aus­si, de leurs attaques contre l’Armée libre de Syrie. À ce moment-là, la rup­ture entre les deux mou­ve­ments n’est alors pas consom­mée. Al-Nosra n’a pas encore prê­té allé­geance à Al-Qaïda. Mais j’ai déjà le sen­ti­ment qu’Al-Nosra, qui se montre plu­tôt bien­veillant envers les Syriens et ne com­bat pas les révo­lu­tion­naires, béné­fi­cie d’une plus grande sym­pa­thie de la part des civils que Daech. C’est l’une des rai­sons du scep­ti­cisme de la popu­la­tion vis-à-vis de la rébel­lion, me dit le phar­ma­cien. Ils ont peur que ces gens, dont ils ne veulent pas, prennent le pou­voir en cas de chute du régime d’Assad fils. Mes com­pa­gnons sont déses­pé­rés et ne voient guère d’issue satis­fai­sante au conflit. Un jour, un des hommes du camp d’entraînement, bles­sé, m’est ame­né par deux de ses cama­rades : habillés de noir, silen­cieux, ils me regardent avec des yeux per­çants. La bles­sure est très grave, et pro­ba­ble­ment très dou­lou­reuse. En sou­le­vant le drap, je découvre une jambe cas­sée, avec un tibia qui émerge à tra­vers la peau. Mais l’homme demeure impas­sible et ne geint pas. Il reste très calme, contrai­re­ment à tous les bles­sés autour de lui, qui eux, mani­festent ce qu’on appelle en France le « syn­drome médi­ter­ra­néen », syn­drome en géné­ral conta­gieux dans tout l’entourage…

« Nous sommes inter­pel­lés par deux doua­niers turcs : mon accom­pa­gna­teur bara­gouine une expli­ca­tion dans leur langue et leur donne vingt euros cha­cun. Il me dit d’avancer et de me dépêcher. »

J’apprends que l’hôpital où s’est ren­du mon col­lègue Saer a été bom­bar­dé. Je demande à retour­ner en Turquie pour obte­nir des infor­ma­tions, savoir si Saer a pu ren­trer sain et sauf. Je fais mes adieux à tout le monde. Mes amis, qui refusent de perdre le contact, insistent pour me créer un compte sur Facebook afin que nous puis­sions nous don­ner des nou­velles. Pas du genre « connec­té », je les laisse fina­le­ment faire… Le retour se révèle plus dif­fi­cile que l’aller. Il nous est cette fois impos­sible de pas­ser par Athmeh — pour des rai­sons que l’on ne me donne pas. Nous devons nous rendre direc­te­ment à la fron­tière. Je suis accom­pa­gné par le direc­teur de l’hôpital, qui doit lui aus­si se rendre en Turquie, sa famille vivant là-bas. Une fois sur les lieux, mon ami tente de négo­cier avec les mili­taires mon retour. Échec. Il me pro­pose de tra­ver­ser seul et d’aller cher­cher un contact, qui lui, pour­rait m’aider à me faire pas­ser. J’attends donc. Quelques heures plus tard, un homme s’approche. C’est le « contact » en ques­tion. Il m’explique qu’il y a un trou dans le grillage de la fron­tière, non loin de là, et me pro­pose de pas­ser avec lui. Il me « briefe » : si quelqu’un vient nous par­ler ou nous arrê­ter, nous lui don­nons cha­cun une ving­taine d’euros, ce qui devrait régler le pro­blème. Nous nous glis­sons dans le grillage abî­mé et pas­sons de l’autre côté. Nous mar­chons len­te­ment, comme si de rien n’était, afin de ne pas atti­rer l’attention, mais nous sommes rapi­de­ment inter­pel­lés par deux doua­niers turcs qui s’approchent et nous demandent ce que nous fai­sons ici. Mon accom­pa­gna­teur bara­gouine une expli­ca­tion dans leur langue et leur donne vingt euros cha­cun. Il me dit d’avancer et de me dépê­cher. Nous nous met­tons à cou­rir et sau­tons par-des­sus un second grillage qui nous sépare de la Turquie. Une fois de l’autre côté, nous retrou­vons une voi­ture qui nous attend.

Photographie : Abdalrhman Ismail / Reuters

Retour vers le camp. Je tente de prendre des nou­velles de Saer. Personne ne semble savoir ce qui s’est pas­sé : aucune infor­ma­tion. Il me faut patien­ter. Le len­de­main, ce ne sont pas des nou­velles qui arrivent, mais Saer lui-même ! Je suis content. Nous nous embras­sons, sou­la­gés de nous en être sor­tis sans dom­mage. Il me relate alors son séjour… Il a été conduit dans un hôpi­tal héber­gé dans l’ancienne vil­la d’un haut digni­taire syrien du gou­ver­ne­ment Assad, qui, au début de la révo­lu­tion, avait fui en Amérique du Sud avec famille et argent, lais­sant tout le reste der­rière lui. Sa mai­son était construite comme une sorte de bun­ker — portes blin­dées par­tout, sous-sol avec abri anti-ato­mique. Idéal pour y héber­ger un hôpi­tal pour les rebelles. Le fonc­tion­ne­ment était finan­cé par des Français — avec un bud­get de 100 000 euros par an, envi­ron ! Les condi­tions de tra­vail étaient très satis­fai­santes et agréables, me dit-il. Un jour, le bruit des avions s’est cepen­dant fait entendre. L’armée venait de bom­bar­der la bou­lan­ge­rie : de nom­breux bles­sés ont été ache­mi­nés vers l’hôpital.

« Que reste-t-il aux Syriens de l’Armée libre qui, après qua­rante années d’oppression, avaient enfin pris leur des­tin en main ? »

En repré­sailles, les sol­dats révo­lu­tion­naires ont déci­dé d’attaquer ; faute d’armes de qua­li­té, ils ont frap­pé de nuit. Le cou­teau entre les dents, ils se sont ren­dus en ram­pant, à envi­ron 200 hommes, sur le lieu de gar­ni­son. Ils ont pris l’ennemi par sur­prise, qui a fui en lais­sant ses armes der­rière lui — armes dont se sont empa­rés les atta­quants afin de s’en ser­vir contre leurs pro­prié­taires… Une héca­tombe. Or la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment est de ne jamais lais­ser de défaite sans repré­sailles : il convient de conser­ver le moral des troupes ! La réponse ne s’est pas fait attendre : le len­de­main, le bour­don­ne­ment des avions, à nou­veau. Puis une explo­sion, la terre qui tremble et un violent éclair lumi­neux dans l’hôpital. Saer, qui se trou­vait dans le sous-sol à ce moment, me raconte qu’il a cru un ins­tant qu’il avait lui-même explo­sé tant la déto­na­tion avait été puis­sante. Il s’est deman­dé s’il était mort ou vivant. Quatre ou cinq mis­siles, ou barils, il ne sait, ont été lan­cés sur l’hôpital. Trois ont atteint leur cible. Autour de lui, des ruines. Plus de bâti­ments. Il est sor­ti de son abri, a quit­té les décombres et a filé. Courant comme jamais. Sans s’arrêter, sans savoir où, tout en véri­fiant qu’il avait encore bien ses bras, ses doigts et toutes les par­ties de son corps intactes. Une fois à dis­tance, il a pris la déci­sion de ren­trer en Turquie, n’étant plus en mesure d’aider qui­conque ici. Nous déci­dons de prendre nos valises et de repar­tir vers Istanbul pour mon­ter dans le pre­mier avion : direc­tion Paris. Novembre 2015. Les atten­tats de Paris. La France vient de bom­bar­der Raqqah, QG syrien de l’état isla­mique, où vivent encore des civils. La situa­tion que crai­gnaient mes amis semble se concré­ti­ser. Je n’ai pas de nou­velles de ce qu’est deve­nu l’hôpital. Les infir­miers anes­thé­sistes que j’ai for­més se sont dis­per­sés dans plu­sieurs hôpi­taux et font désor­mais office de méde­cins anes­thé­sistes, il n’y a per­sonne d’autre qu’eux qui peut assu­rer cette mis­sion. Je suis triste que la situa­tion poli­tique se soit enli­sée à ce point, que l’ingérence russe à la faveur du gou­ver­ne­ment syrien en place ait per­mis de mettre la révo­lu­tion en échec suf­fi­sam­ment long­temps pour per­mettre à Daech de pro­fi­ter du chaos pour s’implanter dans le pays. Que reste-t-il aux Syriens de l’Armée libre qui, après qua­rante années d’oppression, avaient enfin pris leur des­tin en main ? En par­cou­rant les pho­tos de mon périple, je revois les ruines des vil­lages détruits, désor­mais indis­cer­nables de celles de l’Antiquité romaine qui jonchent les pay­sages de mon enfance. Je suis déso­lé par les dis­cours de va-t-en guerre des membres du gou­ver­ne­ment fran­çais. Ceux-là qui ont déshu­ma­ni­sé le débat et qui oublient, lorsqu’ils envoient en repré­sailles et en moins de qua­rante-huit heures leurs avions bom­bar­der Raqqah, que là-bas, sur les rives de l’Euphrate, il y a ceux qui ne font plus que ten­ter de sur­vivre, entre la vio­lence des sala­fistes dji­ha­distes, la ter­reur d’Assad et les mis­siles des puis­sances étran­gères : le peuple syrien, ou ce qu’il en reste.


Toutes les pho­to­gra­phies (excep­tées les vignettes) de l’ar­ticle sont © Abdalrhman Ismail / Reuters


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  1. Pochoir per­met­tant de repro­duire des ins­crip­tions, notam­ment sur des murs.
  2. Guerre civile inter-com­mu­nau­taire du Liban de 1975 à 1990 dans laquelle Hafez el-Assad est inter­ve­nu pour impo­ser la paix en éli­mi­nant l’une des par­ties : le Mouvement natio­nal liba­nais créé par Kamal Joumblatt. Cette coa­li­tion de gauche issue du Parti socia­liste pro­gres­siste deman­dait un aban­don du confes­sion­na­lisme et défen­dait l’idée d’une nation liba­naise trans­com­mu­nau­taire.
  3. Deraa est une ville syrienne située près de la fron­tière jor­da­nienne qui a été le lieu du déclen­che­ment de la révo­lu­tion en 2011 : alors que le prin­temps arabe bat son plein, une quin­zaine d’enfants dont cer­tains âgés seule­ment de dix ans, ins­crivent un graf­fi­ti sur les murs de leur école « Ton tour arrive doc­teur » (Bachar El Assad est oph­tal­mo­logue de for­ma­tion). Les enfants sont raflés et tor­tu­rés pen­dant des semaines par les ser­vices de ren­sei­gne­ment, mal­gré les sup­pli­ca­tions des familles et du Cheikh du vil­lage auprès des auto­ri­tés. Une pre­mière mani­fes­ta­tion de pro­tes­ta­tion est vio­lem­ment répri­mée par l’armée. S’ensuivent plu­sieurs autres qui débou­che­ront sur le sou­lè­ve­ment de la popu­la­tion contre le régime.
  4. Opioïde très puis­sant uti­li­sé en anes­thé­sie pour sup­pri­mer la dou­leur pen­dant une chi­rur­gie.
  5. Autorisé, licite en arabe.
  6. Ensemble de symp­tômes liés à une occlu­sion de l’intestin (quelle qu’en soit la cause) res­pon­sable d’une impos­si­bi­li­té pour les ali­ments de tran­si­ter dans le tube diges­tif.
  7. Anesthésie du ter­ri­toire des­ser­vi par un nerf ou un groupe de nerfs. On l’obtient en injec­tant un anes­thé­sique local à proxi­mi­té du nerf. On dis­tingue les anes­thé­sies régio­nales axiales (rachi­anes­thé­sies et anes­thé­sies péri­du­rales), qui per­mettent une anes­thé­sie du bas du corps et les anes­thé­sies régio­nales péri­phé­riques qui per­mettent d’agir sur un membre ou un seg­ment de membre.
  8. Technique d’anesthésie loco-régio­nale consis­tant à injec­ter une solu­tion anes­thé­sique dans le liquide cépha­lo-rachi­dien au tra­vers d’un espace inter­ver­té­bral de la colonne lom­baire, au contact des der­nières racines ner­veuses qui émergent de la moelle épi­nière. Elle per­met une puis­sante anes­thé­sie de la par­tie infé­rieure du corps.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Patrick Communal : « Le droit au ser­vice des lais­sés-pour-compte », décembre 2016.
☰ Lire notre car­net de route en deux par­ties, « Crise des réfu­giés : ce n’est pas une crise huma­ni­taire » et « Réfugiés : au cœur de la soli­da­ri­té », mai 2016.

Sarah Kilani

Médecin anesthésiste-réanimateur, militante anticapitaliste pour une démocratie radicale et une écologie politique.

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