Meryem-Bahia Arfaoui : « Nous sommes responsables de la lutte des camarades qui nous ont précédés »


Entretien inédit | Ballast

Réalisatrice qui refuse d’être enfer­mée dans les cases d’un milieu qu’elle a péné­tré avec brio et par hasard, Meryem-Bahia Arfaoui trace son che­min dans le sec­teur audio­vi­suel fran­çais. Femmes, milieux popu­laires, tra­jec­toires migra­toires : à tra­vers docu­men­taires et fic­tions, la Tunisiano-Toulousaine narre des récits de vie plu­riels, peu mon­trés sur les écrans. En creux, se des­sinent des iden­ti­tés loin des assi­gna­tions, et tou­jours en mou­ve­ment. Rencontre.


Après quelques années pas­sées à étu­dier le droit et les sciences poli­tiques, vous vous êtes mise à faire des films. Comment êtes-vous pas­sée de l’un à l’autre ?

C’est drôle, parce j’ai tout le temps deux manières de racon­ter l’his­toire. La pre­mière, c’est que c’est un acci­dent. J’étais à l’u­ni­ver­si­té Lyon 3, après avoir fini un deuxième mas­ter, et j’ai com­men­cé une pre­mière année de thèse qui s’est très mal pas­sée. J’ai déci­dé de tout quit­ter et je suis reve­nue à Toulouse sans trop savoir quoi faire. Ça fai­sait dix ans que l’ob­jec­tif de ma vie, c’était de finir un doc­to­rat et de deve­nir avo­cate. J’ai com­men­cé à traî­ner davan­tage dans les milieux mili­tants. Des potes m’ont bran­chée pour com­men­cer à faire de la radio entre per­sonnes non-blanches. Du coup, j’ai télé­char­gé les logi­ciels, gee­ké des­sus pen­dant des nuits et des nuits. J’ai appris à mon­ter, je me suis amu­sée à prendre plein de sons… Petit à petit je me suis auto­for­mée. En paral­lèle, le média Chouf Tolosa s’est mon­té. Un de mes cama­rades qui y par­ti­ci­pait m’a pro­po­sé de m’oc­cu­per des pod­casts pour eux. Dans le col­lec­tif, il y avait une très bonne copine qui venait de mon­ter une asso à La Reynerie [quar­tier popu­laire de Toulouse, ndlr] pour faire du ciné­ma et qui m’a dit : « Toi, faut que tu fasses un film ». J’ai refu­sé mais elle m’a tra­vaillée au corps. Et j’ai fini par faire un pre­mier film de fic­tion, Les Crapules. Après ça, il y a plein de per­sonnes qui m’ont écrit pour me dire de ten­ter le concours Arte « Et pour­tant elles tournent » pour les jeunes réa­li­sa­trices docu­men­taires. Au début je disais que ce n’é­tait pas trop pour moi, Arte, non. Mes potes au quar­tier, mon entou­rage, m’ont chauf­fée. J’ai tour­né Les Splendides. Le film a gagné le grand prix du jury. Après, ça a été l’ef­fet boule de neige.

Et la deuxième ?

La deuxième his­toire, c’est que j’ai gran­di en Tunisie. Mes pre­miers sou­ve­nirs d’en­fance, c’est déve­lop­per des pho­tos argen­tiques. Je viens d’une famille de pho­to­graphes qui ont des stu­dios. Le pre­mier, ils l’ont mon­té dans les années 1960–1970. On a plein d’ar­chives des luttes d’in­dé­pen­dance, de la colo­ni­sa­tion. On était la famille qui fai­sait toutes les pho­tos d’i­den­ti­té des gens qui habi­taient dans notre coin. Il y a un rap­port à l’i­mage qui me vient aus­si de cette trajectoire-là.

D’où vous vient l’envie de racon­ter des his­toires ? Vous y pen­siez depuis un moment ou ça s’est fait plu­tôt après avoir appris le côté technique ?

« J’ai l’im­pres­sion que c’est comme une res­pon­sa­bi­li­té qu’on m’a incul­quée. Il faut conti­nuer de se raconter. »

C’est dur de chro­no­lo­gi­ser les choses… Si je suis tout à fait hon­nête, la pre­mière rai­son, c’est une ques­tion de san­té men­tale, de com­ment sur­vivre au monde. À un moment don­né, il faut bien se racon­ter des his­toires. J’écoute aus­si celles qu’on raconte autour de moi. Je viens d’une famille où il y a des temps dédiés à ça. J’ai des sou­ve­nirs de quand je vivais en Tunisie. Il y a une fête qui s’ap­pelle Zerda. Une fois par an, toute la famille, au sens cla­nique, c’est-à-dire très élar­gie, monte dans les mon­tagnes, là où est notre plus ancien ancêtre com­mun. J’ai connu ça sur une jour­née, mais à l’é­poque de ma mère, ça durait entre trois jours et une semaine. Tout le monde, arri­vant de là où il vit, se retrouve en haut de la mon­tagne à un point de ren­dez-vous conve­nu. Là, on s’assoit, on mange et on raconte. En jan­vier, j’é­tais en Tunisie et il y a encore eu un de ces moments où on se met en cercle et on se raconte des his­toires de famille et de généa­lo­gie. J’ai l’im­pres­sion que c’est comme une res­pon­sa­bi­li­té qu’on m’a incul­quée. Il faut conti­nuer de se raconter.

L’écrit stric­to sen­su, ça n’a jamais trop été mon truc. C’est pas comme ça que j’ai le plus envie de consi­gner les choses. Il y a un truc dans le mou­ve­ment de la parole que j’aime bien : com­ment les his­toires se trans­forment, com­ment cha­cun se les appro­prie, met son point de vue dedans et après la raconte différemment.

Vous par­lez de mou­ve­ment. Vous-même, vous avez vécu une his­toire d’exil…

Pendant long­temps, je m’i­den­ti­fiais quand on par­lait de deuxième, troi­sième géné­ra­tion d’im­mi­grés. En fait, je suis en train de cap­ter que pas du tout. J’ai vécu l’exil dans mon corps, mais ce sont des his­toires com­plexes. Mon grand-père mater­nel a été le pre­mier à venir en France, en 1979. Il est arri­vé comme arrive un tra­vailleur arabe en France : d’a­bord à Marseille, porte d’Aix. Il a regar­dé Marseille et il s’est dit, c’est pas pos­sible, ça res­semble trop à chez nous, alors il a pris le pre­mier train et a atter­ri à Toulouse. C’est un peu la légende de la famille, de com­ment nous sommes arri­vés ici.

Puis Mitterrand a été élu, il y a eu le regrou­pe­ment fami­lial. Ma grand-mère et ses trois plus grands enfants, dont ma mère, l’ont rejoint. Ils ont fait un voyage en voi­ture de Jendouba, là d’où je viens au nord-ouest de la Tunisie. Leur tra­jet a duré huit ou neuf jours en pas­sant par l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, jus­qu’à Toulouse où ils se sont ins­tal­lés. Le pre­mier endroit où ils ont vécu, c’est dans l’é­glise de la Daurade. Il y avait des pièces vides, un parois­sien lais­sait les familles immi­grées sans papiers y habi­ter. Petit à petit, en fai­sant leurs papiers, en rame­nant mes autres tantes qui étaient res­tées là-bas, ils sont arri­vés dans le quar­tier d’Empalot. Mes grands-parents y ont tou­jours vécu, c’est un peu le ber­ceau familial.

Ma mère est arri­vée à l’âge de 16 ans. À 18 ans, elle est repar­tie en Tunisie. Elle s’est mariée avec mon père. Lui n’a jamais été fran­çais. Il a tou­jours vécu là-bas. Je ne com­pre­nais pas pour­quoi j’é­tais née en France. J’ai posé la ques­tion à ma mère cet été. Elle m’a dit que c’é­tait pour les papiers. Ils sont venus pour que je puisse naître. Comme pour sécu­ri­ser quelque chose. Mon père était un mili­tant contre la dic­ta­ture en Tunisie, il y avait cette pres­sion-là sur eux. Je suis née à l’hô­pi­tal de La Grave, mais je suis repar­tie en Tunisie. Ma mère est reve­nue à un moment don­né, moi je suis res­tée vivre avec mon père là-bas. La pre­mière fois où je me suis vrai­ment sta­bi­li­sée en France, c’est quand j’ai eu six ans et que je suis arri­vée à Empalot. Mes sou­ve­nirs d’en­fance, c’est la Tunisie. Je n’ai pas d’en­fance fran­çaise. On venait rendre visite à mes grands-parents, mais je n’é­tais pas des­ti­née à vivre en France.

Dans vos films, on voit un aller-retour entre les deux pays.

« Il y a une dicho­to­mie entre séden­ta­ri­té et noma­disme, avec une domi­na­tion d’un mode de vie sur l’autre. Moi je viens d’une his­toire du mouvement. »

Du mou­ve­ment, oui. Je pense que ce qui m’a­paise aujourd’­hui, ou en tout cas l’en­droit où j’es­saie de m’a­pai­ser, c’est ça. Ça rejoint ce que je fai­sais dans mon tra­vail de recherche. C’est mon his­toire. Il y a une dicho­to­mie entre séden­ta­ri­té et noma­disme, avec une domi­na­tion d’un mode de vie sur l’autre. Moi je viens d’une his­toire du mou­ve­ment. Dans la ville où j’ai gran­di, Jendouba, le bas­sin, c’é­tait que des terres agri­coles. Les gens des­cen­daient des mon­tagnes pour culti­ver puis remon­taient et tout était en par­tage. Il y avait quelque chose en mou­ve­ment. Les colons sont arri­vés, ils ont ins­tal­lé une voie de che­min de fer parce que c’est tout près de l’Algérie, et ça a explo­sé les mou­ve­ments des gens.

J’ai cette impres­sion d’être coin­cée entre le bou­ger, le pas bou­ger, de ne pas trop savoir, l’his­toire de l’exil fait écho à ça. L’idée, ce n’est pas de par­tir d’un point A et d’ar­ri­ver à un point B. Tu arrives nulle part, c’est juste une manière de vivre en mou­ve­ment per­ma­nent. Ça fait moins sens main­te­nant de me dire que je fais des allers-retours, c’est juste que j’ha­bite des espaces dif­fé­rents, mais qui ne sont pas figés, qui ne sont pas fixes. Mon endroit, fina­le­ment, ce serait la mer Méditerranée.

Dans les films que je fais, la ques­tion du mou­ve­ment est tout le temps là. J’ai jamais réus­si à écrire un film sans une voi­ture. C’est quoi l’exil, dans le fond, ça veut dire quoi habi­ter l’exil, ça veut dire quoi habi­ter le loin­tain ? Comment je pour­rais le ver­ba­li­ser ? Ça vient ques­tion­ner des rap­ports au monde et des rap­ports à l’es­pace, des rap­ports au temps aus­si, à des tem­po­ra­li­tés qui ne sont pas les mêmes, qui ne sont pas homogènes.

Est-ce que cette façon de repen­ser l’idée d’habiter, l’ap­par­te­nance à un endroit, ques­tionne aus­si votre militantisme ?

J’ai plu­sieurs endroits. Ça rejoint l’idée de mou­ve­ment per­ma­nent, et le fait d’a­voir des « iden­ti­tés » mul­tiples. J’ai l’im­pres­sion d’être dans des inter­stices tout le temps. Il va y avoir les luttes de quar­tier, les luttes anti-impé­ria­listes, anti­fas­cistes, homo­sexuelles… Quand tu es quel­qu’un qui est de l’entre-tout, tu es obli­gée de réflé­chir aux choses en mou­ve­ment parce que oui, je vais aller ici et là et je ne vais pas prio­ri­ser ça sur ceci. C’est vrai­ment une manière, y com­pris dans les milieux mili­tants, de réflé­chir hors les cases, sans être trop figée. Ça rejoint la ques­tion des fron­tières et des limites. Pour mes cama­rades, je suis un peu un papillon sau­vage. Quand je suis là, je suis là, si je ne suis pas là, je ne suis pas là, et je vais par­tout. J’ai des gens autour de moi qui n’ont rien à voir entre eux et qui ne viennent abso­lu­ment pas des mêmes endroits. Et pour­tant, tout ça fait monde. Ce sont des constel­la­tions dans ma tête.

Comment maté­ria­li­sez-vous cette mul­ti­pli­ci­té dans votre tra­vail, en pratique ? 

Le pre­mier truc auquel je réflé­chis, c’est com­ment je m’en­toure pour tra­vailler. J’aime bien que ce soit des occa­sions de faire se ren­con­trer des gens qui ne se seraient jamais ren­con­trés autre­ment. Le tour­nage des Splendides, ça a vrai­ment été ça. Des gens venus de monde qui n’ont rien à voir et qui se retrouvent à fumer une clope et dis­cu­ter ensemble. Il y avait des cama­rades qui venaient des milieux mili­tants, des potes de la cité, des gens qui étaient là pour apprendre le ciné­ma. Il y avait des potes qui venaient juste d’ar­ri­ver en France et les gars du quar­tier qui sécu­ri­saient le tour­nage. Il y avait les daronnes qui ont rame­né le thé. C’était un ensemble de tous ces mondes-là, sans avoir besoin de se le dire, sans qu’il y en ait un qui prenne le pas sur l’autre, et c’est trop bien.

D’un côté il y a ces tour­nages avec des gens qui viennent d’es­paces dif­fé­rents, de l’autre côté, vous arri­vez dans le milieu de l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phique, qui est socia­le­ment aisé, bour­geois, blanc, avec ses règles et ses codes… Comment l’i­den­ti­té mul­tiple que vous décri­vez se confronte-t-elle avec les codes de cette industrie ?

« T’as des limites, il ne s’agit pas de mettre un coup de bélier dedans mais de réflé­chir à com­ment conti­nuer ce truc un peu fluide d’exis­ter aux interstices. »

En vrai, je n’y arrive pas com­plè­te­ment : ce sont des bagarres, des batailles, des luttes quo­ti­diennes. Chaque jour, il faut vrai­ment réflé­chir et gar­der le sens de pour­quoi on fait les choses. Par exemple, il n’y a rien qui a été facile dans la fabri­ca­tion de mon der­nier film, Camionneuse. Une des pre­mières choses que j’a­vais deman­dée, c’é­tait de plu­tôt tra­vailler avec des per­sonnes mino­ri­sées, sur­tout non-blanches, et ça n’est pas tou­jours pas­sé, il a fal­lu se bagar­rer. J’essaie d’a­voir des exi­gences, donc je crois que je peux pas­ser pour quel­qu’un de dur… Il y a des choses sur les­quelles ce n’est pas pos­sible de tenir, ou en tout cas, je n’ai pas encore assez les épaules pour. Et il y en a d’autres sur les­quelles j’ai une marge de manœuvre et où je sais qu’on peut arri­ver à trans­for­mer les choses. Je m’en fous presque de l’in­dus­trie. J’arrive à voir com­ment ça marche et quel jeu je dois jouer pour y ren­trer. Ce qui m’in­té­resse de manière géné­rale dans la vie, c’est la trans­gres­sion. T’as des limites, il ne s’agit pas de mettre un coup de bélier dedans mais de réflé­chir à com­ment conti­nuer ce truc un peu fluide d’exis­ter aux inter­stices. C’est un savoir-faire qui vient de la manière dont j’ai grandi.

Dans Camionneuse, ça a vrai­ment été dans la com­pli­ci­té avec le per­son­nage, dans Les Splendides aus­si. En fait c’est ça : com­ment j’ar­rive à créer des com­pli­ci­tés avec les gens avec qui je tra­vaille, notam­ment les gens que je filme, pour créer quelque chose. C’est une pro­tec­tion pour moi. Ça me per­met de ne pas me faire ava­ler d’un côté et d’es­sayer du mieux qu’on peut de faire exis­ter ce qu’on a envie à l’in­té­rieur de ce sys­tème, de détour­ner ses propres outils, et ce n’est pas simple. Je ne suis jamais allée taper à la porte d’une boîte de prod. Si on me pro­pose du tra­vail, je le fais, mais je ne vais pas m’a­mu­ser à y aller. J’ai sen­ti com­ment, vrai­ment, c’est très facile de deve­nir l’Arabe de ser­vice. C’est un sys­tème qui t’aspire.

Qu’est-ce que vous vou­lez dire quand vous dites qu’il faut se bagarrer ?

Les pre­miers trucs sur les­quels on se bagarre, c’est les ques­tions juri­diques. On ne les connaît pas. La notion de droit d’au­teur, on ne sait pas ce que ça veut dire. Comme tu fais quelque chose que t’aimes, t’as l’im­pres­sion, parce qu’on te le met bien dans ta tête, qu’on te donne une chance. Du coup, tu ne poses pas les ques­tions au moment où tu devrais te les poser. Et tu deviens un pro­duit au milieu du reste. Maintenant, avec mes potes, à chaque fois, on se fait relire les contrats, on s’ap­pelle, « Vas‑y, t’es payé com­bien ? » La ques­tion de l’argent, elle n’est jamais sou­le­vée. Ça veut dire quoi, un réal qui gagne des sous ? Moi, je ne savais pas. C’est déjà sur ce côté très pra­ti­co-pra­tique qu’il faut se battre pour les réals qui ne viennent pas de ces milieux-là.

Sur les pre­miers films, je ne connais pas une seule his­toire qui s’est bien pas­sée. Tu t’en rends compte après coup. On n’a pas les outils pour se défendre en tant que tra­vailleur, tra­vailleuse. Et après… Ce qui a été dur, c’est que j’ai quand même tour­né Camionneuse l’an der­nier, en plein géno­cide en Palestine… Ça venait poser plein d’autres ques­tions. Le regard blanc de manière géné­rale est com­pli­qué ; le regard blanc sur les corps arabes dans ce contexte his­to­rique, où cir­culent du matin au soir des images fil­mées de vies et de corps arabes mal­trai­tés et niés dans toute leur huma­ni­té, ça a été dur. Vraiment très dur. Chaque image que j’essayais de fabri­quer était une lutte pour la dignité.

Techniquement, les camé­ras sont fabri­quées pour avoir le blanc en neutre, ce qui fait que je me suis retrou­vée avec un mur blanc sur­ex­po­sé sur Les Crapules, que je filme en noir et blanc. Je suis obli­gée de sous-expo­ser mes per­son­nages et je me retrouve avec des contrastes ingé­rables. Je me suis deman­dé si dans le Sud glo­bal il n’y avait pas des fabri­cants de camé­ras et d’optiques qui seraient plus à même de fil­mer nos peaux. Donc même tech­ni­que­ment, le maté­riel n’est pas fait pour nous fil­mer : soit le maté­riel nous fond dans le décor, soit il nous en sort. Tout est fait pour qu’à un endroit tu dis­pa­raisses. C’est très facile de se faire ava­ler. Je pense que ma seule issue, c’est que j’y vais quand j’ai des pro­po­si­tions qui font sens pour moi et que j’ar­rive à faire des trucs. Je ne cours pas après. Et sur­tout, moi, je ne compte pas faire car­rière dans le ciné­ma. Il faut que je sois prête à ce que ça s’ar­rête n’im­porte quand.

Pourquoi ?

« Le ciné­ma, les livres, graf­fer un mur, faire un pod­cast, faire de la radio, c’est pareil. Je ne mets pas de hié­rar­chie entre les pratiques. »

Parce que pour moi c’est un outil comme un autre. Le ciné­ma, les livres, graf­fer un mur, faire un pod­cast, faire de la radio, c’est pareil. Je ne mets pas de hié­rar­chie entre les pra­tiques. Ce ne sont que des outils au ser­vice de luttes, de récits ou d’his­toires. J’ai l’oc­ca­sion d’u­ti­li­ser cet outil et j’ai appris à l’u­ti­li­ser, du coup je le fais, mais si ça dis­pa­raît à un moment don­né, ce n’est pas grave… Quand je fais du son, quand je fais n’im­porte quoi d’autre, je raconte la même chose que dans un film, ça prend juste des formes différentes.

Au ciné­ma, est-ce qu’il y a des figures aux­quelles tu t’i­den­ti­fies, dont tu appré­cies le tra­vail, la manière de filmer ? 

En vrai de vrai ? Oui. Par exemple, les deux cinéastes qu’il y avait dans l’Armée Rouge japo­naise, le groupe de lutte armée japo­nais qui était par­ti au Liban et en Palestine. Dans leur manière de faire du ciné­ma, tu ne sais pas quand ils tiennent le fusil ou quand ils tiennent la camé­ra. Les deux sont des outils au ser­vice d’un même objec­tif. Il y avait tout un aspect qui était tour­né sur le fait de pro­duire leurs propres images. Pour moi, là, c’est l’en­droit le plus pous­sé du ciné­ma-lutte, du ciné­ma-bagarre. Sinon, il y a Med Hondo en France, par exemple. Tout le tra­vail aus­si qui a été fait par l’a­gence IM’média, Samir Abdallah, Mognis H. Abdallah, la Cinemeteque. Samir Abdallah, c’est la pre­mière per­sonne qui m’a mis une camé­ra docu­men­taire dans les mains durant un ate­lier de Chouf Tolosa.

Il y a des paral­lèles dans la manière de faire du ciné­ma entre les mou­ve­ments de lutte armée et le ciné­ma de lutte dans les quar­tiers. Il n’y a pas de fron­tière entre mon­trer et vivre le truc. Un ciné­ma de lutte qui pour­rait res­sem­bler à ça aujourd’hui, c’est quand il y a un mou­ve­ment et que les jeunes sortent les smart­phones. Ils sont en train de fil­mer un truc qu’ils vivent. Mais ce n’est pas du tout valo­ri­sé. Je pense qu’on ne mesure pas encore assez la por­tée des archives que ces per­sonnes sont en train de nous lais­ser. Et sinon, ce que j’aime le plus du plus du plus, ce sont les clips. En vrai, je pense être une des réals qui regarde le moins de films… Si, je regarde les films de mes potes.

En par­lant de clips, il y a une esthé­tique presque rap dans Les Splendides

C’était vou­lu. Quand j’ai com­men­cé à écrire ce film dans ma tête, je me suis dit que je n’avais pas envie de faire un docu­men­taire qui ne soit pas dans une forme que les gens que j’al­lais fil­mer avaient l’ha­bi­tude de regar­der. Je trou­vais que ça n’au­rait eu aucun sens. Il y a 40 000 repor­tages qui parlent de nous, faits sans nous, sans même nous par­ler, et c’est ça que je ne vou­lais pas. Un docu­men­taire qui n’in­clut pas les per­son­nages comme pre­mières et pre­miers spec­ta­teurs. Je réflé­chis­sais : « C’est quoi que je regarde le plus avec mes potes et qui me parle le plus ? » Les clips de rap. Ben vas‑y, je vais m’a­mu­ser, je vais essayer d’é­crire un docu­men­taire façon clip de rap.

Vous par­liez du poids du regard blanc. Comment abor­dez-vous dans votre ciné­ma la ques­tion de la repré­sen­ta­tion des quar­tiers popu­laires, des cités et des gens qui y vivent ?

En fait je la prends à l’en­vers. Ça me paraît bizarre d’al­ler fil­mer dans des décors qu’on ne connaît pas. Ça ne me vien­drait pas à l’es­prit d’al­ler tour­ner rue du Taur [rue de l’hy­per­centre tou­lou­sain, ndlr]. Ça ne m’ins­pire pas de ouf. Moi, ce qui m’ins­pire, c’est ce que je vois tous les jours. Je sors de chez moi, je vois des barres, c’est un décor spa­tial comme un autre. Les his­toires naissent de là, parce que c’est ce qui m’en­toure. On me dit que j’ai une fas­ci­na­tion pour le for­mat 4:3, presque car­ré, et à chaque fois ça passe pour être un choix esthé­tique, artis­tique. En fait non. C’est juste que dans les barres d’im­meubles les fenêtres sont car­rées, et que quand j’i­ma­gine des his­toires à l’in­té­rieur de ces car­rés, j’u­ti­lise un car­ré. Si j’a­vais gran­di à la cam­pagne, peut-être que j’au­rais réflé­chi à des trucs plus hori­zon­taux, moins ver­ti­caux, moins en huis clos…

« Ça me paraît bizarre d’al­ler fil­mer dans des décors qu’on ne connaît pas. »

Je ne vais pas for­cé­ment cher­cher à mon­trer quelque chose de ces endroits-là. Mais c’est ce qui nour­rit ma manière de per­ce­voir le monde et de racon­ter les his­toires. J’ai envie de regar­der le monde à par­tir de là. C’est pas un sujet en soi, c’est juste la construc­tion de mon ima­gi­naire, de ma manière de regar­der, d’é­cou­ter, d’en­tendre. Dans mes films, le tra­vail du son, pour moi, c’est la base. C’est pas silen­cieux, Empalot. Je baigne dans le son en per­ma­nence. Du coup, ça me paraît natu­rel que dans mes his­toires, ce soit une des pre­mières choses qui res­sorte. J’essaye de décons­truire le fait d’al­ler cher­cher ailleurs des endroits pour faire des films. Je viens d’un lieu qui a fabri­qué des ima­gi­naires et j’é­cris à par­tir de cet ima­gi­naire-là, j’essaie de le revaloriser.

Quel est votre lien à ce quar­tier, Empalot ?

Mes grands-parents n’ont jamais bou­gé d’Empalot, ma famille est là-bas. Je suis arri­vée en France dans ce quar­tier, au 14e étage d’une des barres. D’ailleurs, la voi­sine disait tout le temps que s’il y avait des cafards, c’é­tait à cause de nous… On a gran­di, nous étions six enfants avec ma mère, qui était seule ici. On a dû bou­ger, de bou­geage en bou­geage, dans plein de quar­tiers dif­fé­rents de la ville, mais tou­jours avec ce socle : mes grands-parents sont à Empalot. C’était le pied-à-terre. J’y suis reve­nue pour de bon un peu avant l’an­née où j’ai fait Les Splendides. Je me suis ren­du compte que dans ma vie je n’a­vais jamais appris à quit­ter les choses. Soit il fal­lait que je sois jetée d’un endroit pour en par­tir, soit il fal­lait que je parte d’un coup. Je me suis dit très naï­ve­ment, « Vas‑y, je retourne habi­ter Empalot ». Je vais apprendre à dire au revoir à la mai­son, je vais apprendre à dire au revoir au quar­tier, je ne vais pas fuir, je vais par­tir cal­me­ment. Ironie du sort, c’est ma mère qui, au final, a réus­si à ache­ter une mai­son et à par­tir du quar­tier, et moi qui conti­nue à y vivre. Je pense que je suis condam­née à regar­der mon quar­tier mourir.

Ce sont des mots très forts. Nous avons récem­ment beau­coup par­lé, dans des entre­tiens et des articles, des consé­quences poli­tiques de réno­va­tion urbaine dans les cités, à Toulouse ou ailleurs. Quel regard por­tez-vous sur ces processus ?

Les immeubles se construisent à grande vitesse. Il y a eu des périodes où j’é­tais en vis-à-vis quo­ti­dien, du matin au soir, avec les trans­for­ma­tions. Je me répète tout le temps cette phrase de ma grand-mère, parce que pour moi, c’est la plus per­ti­nente. Un jour où je mar­chais avec elle, il y avait une des barres qui était en train d’être détruite et elle m’a dit : « Empalot c’est plus ce que c’é­tait et per­sonne ne se sou­vien­dra de nous. » Je pense que ça fait par­tie de mes moteurs. Ça me raconte ce que cela veut dire gen­tri­fier un quar­tier. Au-delà de ce que je vois de manière pal­pable, par exemple le quar­tier qui devient un par­king les jours de match au Stadium1. C’est un truc de ouf. Tu sors, il y a des gars, ils sont en train de pis­ser contre les immeubles dans les­quels toi tu vis.

Des fois j’é­tais en ten­sion. Quand je devais par­tir bos­ser à Paris et que je reve­nais, je ne savais pas dans quel état j’al­lais retrou­ver le quar­tier tel­le­ment ça allait vite. Les gens aus­si. Il y a plein de per­sonnes qui sont par­ties. Anecdote un peu mignonne, ma grand-mère conti­nue de voir cinq, six copines. Elles ont vécu ensemble au quar­tier, mais elles sont toutes écla­tées un peu par­tout dans Toulouse main­te­nant. De temps en temps, elles se font un thé à Empalot pour se revoir et gar­der un lien.

Il y a eu un long moment, juste avant les grosses des­truc­tions, où la police était là en per­ma­nence. Mon frère, qui a été en pri­son à Seysses, me disait que dans son bâti­ment il n’y avait que des gens d’Empalot. Toutes les assos ont été déca­lées dans une rue der­rière. Les gens n’y vont pas. Il n’y a plus d’éducs de rue. On vou­lait les for­cer à uti­li­ser un logi­ciel où ils devaient ren­trer les infor­ma­tions des gens qu’ils sui­vaient et ils ont refu­sé. Du coup, contrats pas renou­ve­lés, plus de tra­vailleurs de rue, pas d’éducs de rue dans le quar­tier. Il est entre la vie et la mort. Il y a un fil à tirer entre ce moment où Empalot est vidé de sa jeu­nesse et des gens qui y habitent et les des­truc­tions qui prennent un coup d’ac­cé­lé­ra­teur. Les noms eux-mêmes ont chan­gé. Les nou­veaux com­merces s’ap­pellent Pharmacie du Stadium ou Tabac du Stadium. Le mot Empalot est en train de dis­pa­raître. Le métro a joué pour beau­coup, je pense, comme dans d’autres endroits.

Vous allez sor­tir un bou­quin sur le sujet en mai pro­chain.

« Il y a un fil à tirer entre ce moment où Empalot est vidé de sa jeu­nesse et des gens qui y habitent et les des­truc­tions qui prennent un coup d’accélérateur. »

Mon pas­sage à l’é­crit, c’est un peu un rêve d’en­fant, parce que quand même, c’est sty­lé de se dire, ouais, vas‑y, je suis écri­vain. Je vais faire un livre. Maman va être fière, ça va être super. Je viens d’un milieu plu­tôt pauvre où on se débrouille avec ce qu’on a. Les choses que je vais faire, ça va venir de pro­po­si­tions exté­rieures. Je ne vais pas de moi-même aller cher­cher ou pro­po­ser un truc. Ma matrice men­tale, c’est : pas de décep­tion, pas de frus­tra­tion. Si une oppor­tu­ni­té se pré­sente, j’y vais, j’y vais à 2 000 %, mais si ça n’existe pas, ça n’existe pas. Et là, il s’a­vère que ce sont des cama­rades de la mai­son d’é­di­tion Blast qui habitent aus­si à Empalot. Iels m’ont pro­po­sé d’é­crire quelque chose. Et j’é­tais en mode, vas‑y, chaud, pour­quoi pas ? En plus, j’ai bien envie d’a­voir un objet qui puisse consi­gner toutes les petites his­toires. Celles qui ne pour­raient pas exis­ter sous la forme d’un film parce qu’il fau­drait les tirer plus, ni sous la forme de sons parce que je vou­drais que ce soit les per­sonnes elles-mêmes qui racontent. Ce n’est pas le même tra­vail. Là, j’ai l’im­pres­sion que la forme écrite convient bien à ce que je veux faire.

J’essaie aus­si de mettre un point d’hon­neur à explo­rer tous les outils pos­sibles et ima­gi­nables pour ne pas me sclé­ro­ser dans un seul. Je ne veux pas me limi­ter au ciné­ma ou au son. Je veux tout explo­rer. D’ailleurs j’ai décou­vert les arts plas­tiques récem­ment, je ne connais­sais pas cette dis­ci­pline et ça a l’air super. Maintenant j’ai envie de créer des vinyles avec des voi­tures qui tournent autour pour jouer des sons ou autre chose. C’est incroyable, et en plus il y a des sous pour faire ça.

Votre grand-mère disait : « On ne va plus se sou­ve­nir de nous ». Qu’est-ce qui reste de nos ancêtres ? La ques­tion de la trans­mis­sion, pour vous, a l’air d’être quelque chose d’im­por­tant. Qu’est-ce que ce terme-là, « trans­mis­sion », vous évoque ?

Je réflé­chis à la trans­mis­sion en termes de res­pon­sa­bi­li­té. Pour moi, nous sommes res­pon­sables des rêves lais­sés par ceux qui sont pas­sés avant nous. Ils ont rêvé à des mondes, ce sont nos cama­rades de lutte, mais de manière ana­chro­nique. Ce ne sont pas nos cama­rades de lutte à l’ho­ri­zon­tale avec qui on vit un monde en com­mun, mais nos cama­rades d’a­vant. Et nous sommes res­pon­sables de ce qu’ils nous laissent, de ce pour quoi ils se sont bat­tus et de ce qu’ils ont vou­lu trans­for­mer. On accueille cette res­pon­sa­bi­li­té sans culpa­bi­li­té, sans féti­chi­sa­tion. C’est juste qu’il faut qu’on pour­suive à notre tour. Je suis un maillon comme un autre, qui fait un pont depuis la place spé­ci­fique à laquelle je suis. J’ai connu le fait d’ha­bi­ter dans plu­sieurs espaces dif­fé­rents, d’a­voir expé­ri­men­té l’exil dans mon corps, d’appartenir à plein de luttes et plein d’ « iden­ti­tés » dif­fé­rentes. D’avoir à la fois vécu en quar­tier popu­laire et étu­dié dans les facs les plus bour­geoises de France. Et je pense que le fait d’être musul­mane, ça me tra­vaille très fort à ces endroits-là aus­si. Au début, quand je suis arri­vée chez les anar­chistes et que j’en­ten­dais « ni Dieu ni maître », j’étais per­due, j’avoue. 

Je suis un pont, mais comme plein de gens de notre géné­ra­tion. La trans­mis­sion, pour moi, vient avant tout le reste. Nous sommes res­pon­sables de la lutte des cama­rades qui nous ont pré­cé­dés, comme ceux qui vien­dront après nous seront res­pon­sables de ce que nous leur auront lais­sé. Je ne parle pas de ce truc humain clas­sique de défier la mort, mais pour moi, on coha­bite autant avec le visible qu’a­vec l’in­vi­sible. Il n’y a pas de rai­son qu’une absence ait moins de matière que quelque chose qui est pré­sent. On coha­bite un monde, un uni­vers ensemble. Dans mon his­toire, j’ai beau­coup été tra­ver­sée par la mort et par les gens qui dis­pa­raissent. Je pense que for­cé­ment, ça pro­voque quelque chose, une urgence dans le cer­veau qui n’est pas au même endroit. En Occident, on ne laisse pas assez de place aux morts.

La semaine der­nière, j’é­tais en Tunisie pour le décès d’une de mes tantes. Le cime­tière, là-bas, c’est un lieu de vie. On y est allés le jeu­di après-midi. Nous nous sommes assis en cercle autour des tombes de nos anciens et nous avons par­lé avec les tombes, avec les vivants. Il n’y a pas de hié­rar­chie entre les deux. Les enfants courent et jouent. On habite ensemble dans le même monde.

« La trans­mis­sion, pour moi, vient avant tout le reste. Nous sommes res­pon­sables de la lutte des cama­rades qui nous ont précédés. »

Dans la trans­mis­sion, il y a cette ques­tion : com­ment est-ce que je tra­duis le silence ? Je pars du prin­cipe que le silence n’est pas un trou, une absence. C’est une langue comme une autre, c’est juste qu’il nous faut des outils, des manières de la maté­ria­li­ser. Dans la trans­mis­sion, on tra­duit du silence. On fabrique une langue. Pour ter­mi­ner sur cette ques­tion de la trans­mis­sion, je pense que de manière très égoïste, j’ai juste envie que les gens sachent, par exemple, que ma grand-mère exis­tait. Voilà.

Dans un texte pour The Funambulist, vous par­lez de l’emprisonnement de votre frère et faites le lien avec celui de votre père, mili­tant syn­di­cal en Tunisie. Pourquoi ?

C’est un héri­tage comme un autre. Dans tout mon tra­vail, ces espaces comme le quar­tier, la pri­son, la mer ou les entre-fron­tières, dont nous vou­lons faire des non-espaces, j’ai à cœur d’en refaire des mai­sons. Ce ne sont pas des vides dans les his­toires. Mon frère a été pen­dant quatre ans en pri­son, ça ne veut pas dire que pen­dant quatre ans il n’y a rien eu. C’est aus­si un espace de for­ma­tion, un espace où il a conti­nué de gran­dir, avec lequel nous avons conti­nué de vivre. C’est un endroit qui n’est certes pas comme un autre, mais qui n’est pas hors le vivant, qui n’est pas un temps mort.

Dans cette pers­pec­tive-là, faire le lien avec l’histoire de mon père, syn­di­ca­liste empri­son­né en Tunisie, c’é­tait une manière de racon­ter que s’hé­ritent aus­si dans notre chair les manières d’ha­bi­ter les espaces, de les subir ou de les vivre. Ça me paraît impen­sable que mon père n’ait pas lais­sé de son corps dans nos corps à nous pour nous apprendre à résis­ter, notam­ment à la conten­tion, à l’en­fer­me­ment. Les dou­leurs et les peines, les manières de résis­ter aus­si, sont trans­mises. Ce qui m’in­té­resse, ce ne sont pas les 5 % de notre cer­veau qui fonc­tionnent. C’est tout le reste. Tout ce dont on hérite et dont on n’a pas conscience. Et peu importe que ce soit vrai ou pas, on s’en fout. Ce qui compte, c’est se racon­ter une his­toire qui rende les choses plus supportables.

En par­lant d’i­den­ti­tés mul­tiples, vous l’é­vo­quiez tout à l’heure, vous avez fait venir dans votre équipe des gens qui étaient des mili­tants du quar­tier, d’autres qui étaient des mili­tants queer. Aujourd’hui, l’univers queer est de plus en plus repré­sen­té à l’écran et dans les médias… Est-ce que c’est une iden­ti­té que vous revendiquez ?

Il n’y a pas qu’une seule manière de vivre ces « iden­ti­tés »-là. L’injonction au coming-out, c’est quelque chose de très blanc. J’ai appris à vivre mes « iden­ti­tés » sans avoir besoin de les nom­mer. J’ai gran­di, ma grand-mère m’ap­pelle « fis­ton », mon sur­nom c’est Bilal. Il y a quelque chose qui est là, qui ne se pose pas. Mes pro­blèmes com­mencent quand il faut que je mette des mots qui ne sont pas de ma langue à moi, qui ne sont pas des construc­tions sociales qui appar­tiennent à mon his­toire. Du coup ça bugge, ça ne marche plus.

Nous avons beau­coup à apprendre de tout ce qui exis­tait avant la colo­ni­sa­tion. Les articles de péna­li­sa­tion de l’ho­mo­sexua­li­té qu’il y a en Tunisie, c’est l’hé­ri­tage du code pénal fran­çais. Nous n’a­vons pas atten­du les Blancs pour ques­tion­ner le genre ; et ques­tion­ner le genre ne nous a jamais ren­dus blancs. Ça veut dire quoi être queer ? Moi, ce mot, je l’u­ti­lise quand il faut mettre un mot pour dire un truc, mais c’est un mot qui ne cor­res­pond à aucune his­toire pour moi. Ça ne veut rien dire du tout, je n’ai pas une his­toire amé­ri­caine. Les « iden­ti­tés » que j’u­ti­lise, ce sont plu­tôt les insultes qu’on m’a adres­sées. On m’a dit « sale pédé » : d’ac­cord je suis pédé. On m’a dit « sale Arabe » : d’ac­cord je suis arabe. Parfois il y a des mots comme ça qui n’ont pas d’his­to­ri­ci­té. C’est une éti­quette qui est prise là pour être trans­po­sée ici, mais en fait qui ne cor­res­pond pas à la même réa­li­té, et ça ne va pas.

Dans vos films aus­si, vous évi­tez les étiquettes ?

« J’ai appris à vivre mes iden­ti­tés sans avoir besoin de les nommer. »

J’aime bien les lec­tures mul­tiples. Suivant là où on est dans le monde, on ne com­prend pas for­cé­ment mes films de la même manière. C’est un peu ça qui m’in­té­resse, les dif­fé­rentes strates. Il y a aus­si un truc dans le ciné­ma, de maxi-féti­chi­ser les corps non-blancs homo­sexuels comme si tout d’un coup, être homosexuel·les nous ren­dait blancs. Ça nous tire vers une blan­chi­té qui n’est pas nous. J’ai l’im­pres­sion que la manière dont ces thé­ma­tiques sont sou­le­vées, c’est une manière de pour­suivre un élan de blan­chi­sa­tion. Moi, je suis de l’é­cole « Venez, on apprend dans notre propre langue et selon nos propres codes, com­ment on vit, nos sexua­li­tés, nos genres, sans avoir besoin de poser d’autres mots que même le silence, parce que par­fois, le silence, c’est un mot comme un autre ».

Pareil, le mot « femme », moi je ne l’u­ti­lise pas. La fémi­ni­té non-blanche, elle n’a rien à voir. La fémi­ni­té que moi j’ai pu por­ter, que mes potes de quar­tier ont pu por­ter, je ne pense pas qu’elle rentre dans la caté­go­rie femme. C’est ça que j’ai envie de tra­vailler. De ne pas ren­trer dans des caté­go­ries et de trou­ver des manières silen­cieuses de dire les choses en stra­ti­fiant. Quitte à être à l’in­ter­sec­tion de pleins de trucs : ça veut dire que je peux tis­ser des lan­gages dif­fé­rents. Ceux qui savent, savent, et cha­cun prend ce qu’il a à apprendre.

De la même façon que vous réunis­sez des per­sonnes de divers hori­zons dans vos tour­nages, est-ce qu’au moment de dif­fu­ser vos films vous cher­chez à les mon­trer dans des espaces différents ?

J’ai envie de ça en tout cas. Là pour le film, ce qui est chiant avec ces trucs d’in­dus­trie, c’est que je n’ai pas la main des­sus, c’est beau­coup Arte qui gère, mais je vais essayer autant que je peux. Pour les Splendides, ou alors pour le livre qui va venir, j’ai envie d’al­ler dans les MJC, dans les média­thèques de quar­tier, autant que d’al­ler les mon­trer au Centre Pompidou ou dans une salle de ciné­ma. Les gens s’en sai­sissent et ils en font ce qu’ils veulent… À qui je m’adresse, pour­quoi, dans quelle langue et com­ment je dis les choses : ce sont des ques­tions impor­tantes pour moi dans tout ce que je fais. J’essaie au maxi­mum d’avoir des adresses mul­tiples. Pour que des gens d’Arte, qu’une bour­geoise pari­sienne et que mes potes à la mai­son se recon­naissent dans un même truc, même si ce ne sont pas pour les mêmes rai­sons, c’est une gym­nas­tique lin­guis­tique pas évi­dente. J’essaie de tra­vailler à fond ce truc-là, de manière à ce qu’ensuite mes films puissent exis­ter dans le plus d’es­paces pos­sibles, notam­ment hors des ciné­mas. Je tiens à la télé. Faire des films pour le ciné­ma, c’est cool, mais le ciné­ma, c’est cher. Il faut pré­voir d’y aller, c’est un truc sur lequel tu ne tombes pas par hasard. Le ser­vice public, la télé, j’ai envie d’être aus­si à cet endroit-là. Qu’une per­sonne au fond de son lit, à 23 heures, allume la télé, tombe sur le film et qu’elle se dise : « Ah ouais, je m’at­ten­dais pas à voir ça. » Ça, ça me plaît. Là où plein d’autres gens de ciné­ma n’i­raient pas du tout sur la télé, je pense.

Est-ce que vous pou­vez nous par­ler de votre nou­veau pro­jet, Al-Thouriya ?

Il y a un an, Clément Postec, qui tra­vaillait à l’é­poque aux Ateliers Médicis, m’en­voie un mes­sage sur Instagram : « Nous aime­rions que tu par­ti­cipes à un work­shop de jeunes créa­teurs de docu­men­taires, est-ce que ça te dit ? » Tu pou­vais venir avec un scé­na­rio déjà fait ou une idée, et moi, comme je disais tout à l’heure, c’est quand j’ai une oppor­tu­ni­té, une occa­sion, que d’un coup ça va déclen­cher un truc. Je n’a­vais pas d’i­dée de film, je ne savais pas ce que j’allais faire. Mais au même moment, il y a ma grand-mère, à qui je rends sou­vent visite, qui m’a don­née une cas­sette avec le nom de ma famille mater­nelle des­sus. Sur cette cas­sette, il y a la voix de ma mère quand elle a 16 ans, la voix de mon grand-père… Ma grand-mère m’a racon­té que les gens qui étaient arri­vés en France s’en­re­gis­traient sur cas­sette pour racon­ter un peu leur quo­ti­dien. Le pas­seur de cas­sette retour­nait là-bas, la famille écou­tait, réen­re­gis­trait une cas­sette, ren­voyait… On a une archive de ouf, il y a plein de familles qui ont encore des K7. T’imagines, tu retrouves tous ces trucs-là ! C’était Whatsapp avant l’heure.

Je me suis dit que j’allais com­men­cer un film à par­tir de cette cas­sette-là. Le pre­mier truc qui m’a mar­quée, c’est d’en­tendre ma mère à 16 ans et je me dis, wesh, c’est quoi la vie de quel­qu’un à 16 ans, quand t’es dans une voi­ture pen­dant neuf jours, que tu regardes le pay­sage qui s’é­va­pore der­rière toi et que tu sais pas où tu vas ? Ça a déclen­ché un truc. Ma mère s’ap­pelle Thouraya, Soraya, en fran­ci­sé. C’est le nom arabe don­né à la constel­la­tion des Pléiades. Et, comme je le disais plus tôt, j’ai cette idée de constel­la­tion dans ma tête. En plus, je trouve que les étoiles, ça res­semble à un phare de voi­ture. Bref, je pars un peu dans les délires artis­tiques. J’ai fait ce work­shop avec d’autres per­sonnes qui sont très chouettes. Il y avait notam­ment Lina Soualem qui a fait Leur Algérie et Bye Bye Tiberiade. Nous nous retrou­vons entre per­sonnes non-blanches et majo­ri­tai­re­ment homo­sexuelles. Nous sommes accom­pa­gnés pour tra­vailler cha­cun et cha­cune sur nos pro­jets. À la fin j’ai eu une bourse avec laquelle on m’a dit que je pou­vais faire ce que je vou­lais. Je me suis ache­tée ma pre­mière petite camé­ra. Une camé­ra pas trop chère, que je peux perdre et qui peut m’être confis­quée parce que j’aime bien avoir des objets qui puissent disparaître.

C’est un tra­vail au long cours. J’ai com­men­cé à fil­mer cet été en Tunisie. J’en ai par­lé à ma mère, elle est trop contente. Je ne sais pas trop quelle forme ça va prendre, mais je me dis que des fois, c’est cool aus­si d’a­voir un peu d’argent pour te don­ner l’im­pul­sion d’al­ler explo­rer des choses. Ça vient croi­ser plein de choses parce que cet été, quand j’é­tais en Tunisie, je suis ren­trée pour la seconde fois de ma vie dans la chambre d’a­do de mon père. Il y a tous les livres qu’il avait lus et qu’il gar­dait. Et là, je vois toute la col­lec­tion de Lénine, édi­tée à Moscou dans les années 1960. Des jour­naux du temps de la colo­ni­sa­tion, dans les­quels mon grand-père, qui était mineur et qui fai­sait par­tie d’un syn­di­cat de mineurs tuni­siens, écri­vait des tracts et des trucs comme ça. Il y a là aus­si toute une matière à aller creu­ser à l’in­té­rieur. J’arrête pas de re-ren­con­trer mon his­toire au milieu d’une his­toire plus large. C’est pas très loin la déco­lo­ni­sa­tion et les guerres d’in­dé­pen­dance. Nous sommes encore dans les rebonds, encore dans les ricochets.


Toutes les pho­to­gra­phies sont de Fabio Boucinha, quar­tier d’Empalot, Toulouse


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  1. Stade de l’é­quipe de foot de Toulouse, le TFC, qui sert aus­si par­fois au rug­by.[]

REBONDS

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