Entretien inédit | Ballast
Réalisatrice qui refuse d’être enfermée dans les cases d’un milieu qu’elle a pénétré avec brio et par hasard, Meryem-Bahia Arfaoui trace son chemin dans le secteur audiovisuel français. Femmes, milieux populaires, trajectoires migratoires : à travers documentaires et fictions, la Tunisiano-Toulousaine narre des récits de vie pluriels, peu montrés sur les écrans. En creux, se dessinent des identités loin des assignations, et toujours en mouvement. Rencontre.
C’est drôle, parce j’ai tout le temps deux manières de raconter l’histoire. La première, c’est que c’est un accident. J’étais à l’université Lyon 3, après avoir fini un deuxième master, et j’ai commencé une première année de thèse qui s’est très mal passée. J’ai décidé de tout quitter et je suis revenue à Toulouse sans trop savoir quoi faire. Ça faisait dix ans que l’objectif de ma vie, c’était de finir un doctorat et de devenir avocate. J’ai commencé à traîner davantage dans les milieux militants. Des potes m’ont branchée pour commencer à faire de la radio entre personnes non-blanches. Du coup, j’ai téléchargé les logiciels, geeké dessus pendant des nuits et des nuits. J’ai appris à monter, je me suis amusée à prendre plein de sons… Petit à petit je me suis autoformée. En parallèle, le média Chouf Tolosa s’est monté. Un de mes camarades qui y participait m’a proposé de m’occuper des podcasts pour eux. Dans le collectif, il y avait une très bonne copine qui venait de monter une asso à La Reynerie [quartier populaire de Toulouse, ndlr] pour faire du cinéma et qui m’a dit : « Toi, faut que tu fasses un film ». J’ai refusé mais elle m’a travaillée au corps. Et j’ai fini par faire un premier film de fiction, Les Crapules. Après ça, il y a plein de personnes qui m’ont écrit pour me dire de tenter le concours Arte « Et pourtant elles tournent » pour les jeunes réalisatrices documentaires. Au début je disais que ce n’était pas trop pour moi, Arte, non. Mes potes au quartier, mon entourage, m’ont chauffée. J’ai tourné Les Splendides. Le film a gagné le grand prix du jury. Après, ça a été l’effet boule de neige.
Et la deuxième ?
La deuxième histoire, c’est que j’ai grandi en Tunisie. Mes premiers souvenirs d’enfance, c’est développer des photos argentiques. Je viens d’une famille de photographes qui ont des studios. Le premier, ils l’ont monté dans les années 1960–1970. On a plein d’archives des luttes d’indépendance, de la colonisation. On était la famille qui faisait toutes les photos d’identité des gens qui habitaient dans notre coin. Il y a un rapport à l’image qui me vient aussi de cette trajectoire-là.
D’où vous vient l’envie de raconter des histoires ? Vous y pensiez depuis un moment ou ça s’est fait plutôt après avoir appris le côté technique ?
« J’ai l’impression que c’est comme une responsabilité qu’on m’a inculquée. Il faut continuer de se raconter. »
C’est dur de chronologiser les choses… Si je suis tout à fait honnête, la première raison, c’est une question de santé mentale, de comment survivre au monde. À un moment donné, il faut bien se raconter des histoires. J’écoute aussi celles qu’on raconte autour de moi. Je viens d’une famille où il y a des temps dédiés à ça. J’ai des souvenirs de quand je vivais en Tunisie. Il y a une fête qui s’appelle Zerda. Une fois par an, toute la famille, au sens clanique, c’est-à-dire très élargie, monte dans les montagnes, là où est notre plus ancien ancêtre commun. J’ai connu ça sur une journée, mais à l’époque de ma mère, ça durait entre trois jours et une semaine. Tout le monde, arrivant de là où il vit, se retrouve en haut de la montagne à un point de rendez-vous convenu. Là, on s’assoit, on mange et on raconte. En janvier, j’étais en Tunisie et il y a encore eu un de ces moments où on se met en cercle et on se raconte des histoires de famille et de généalogie. J’ai l’impression que c’est comme une responsabilité qu’on m’a inculquée. Il faut continuer de se raconter.
L’écrit stricto sensu, ça n’a jamais trop été mon truc. C’est pas comme ça que j’ai le plus envie de consigner les choses. Il y a un truc dans le mouvement de la parole que j’aime bien : comment les histoires se transforment, comment chacun se les approprie, met son point de vue dedans et après la raconte différemment.
Vous parlez de mouvement. Vous-même, vous avez vécu une histoire d’exil…
Pendant longtemps, je m’identifiais quand on parlait de deuxième, troisième génération d’immigrés. En fait, je suis en train de capter que pas du tout. J’ai vécu l’exil dans mon corps, mais ce sont des histoires complexes. Mon grand-père maternel a été le premier à venir en France, en 1979. Il est arrivé comme arrive un travailleur arabe en France : d’abord à Marseille, porte d’Aix. Il a regardé Marseille et il s’est dit, c’est pas possible, ça ressemble trop à chez nous, alors il a pris le premier train et a atterri à Toulouse. C’est un peu la légende de la famille, de comment nous sommes arrivés ici.
Puis Mitterrand a été élu, il y a eu le regroupement familial. Ma grand-mère et ses trois plus grands enfants, dont ma mère, l’ont rejoint. Ils ont fait un voyage en voiture de Jendouba, là d’où je viens au nord-ouest de la Tunisie. Leur trajet a duré huit ou neuf jours en passant par l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, jusqu’à Toulouse où ils se sont installés. Le premier endroit où ils ont vécu, c’est dans l’église de la Daurade. Il y avait des pièces vides, un paroissien laissait les familles immigrées sans papiers y habiter. Petit à petit, en faisant leurs papiers, en ramenant mes autres tantes qui étaient restées là-bas, ils sont arrivés dans le quartier d’Empalot. Mes grands-parents y ont toujours vécu, c’est un peu le berceau familial.
Ma mère est arrivée à l’âge de 16 ans. À 18 ans, elle est repartie en Tunisie. Elle s’est mariée avec mon père. Lui n’a jamais été français. Il a toujours vécu là-bas. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais née en France. J’ai posé la question à ma mère cet été. Elle m’a dit que c’était pour les papiers. Ils sont venus pour que je puisse naître. Comme pour sécuriser quelque chose. Mon père était un militant contre la dictature en Tunisie, il y avait cette pression-là sur eux. Je suis née à l’hôpital de La Grave, mais je suis repartie en Tunisie. Ma mère est revenue à un moment donné, moi je suis restée vivre avec mon père là-bas. La première fois où je me suis vraiment stabilisée en France, c’est quand j’ai eu six ans et que je suis arrivée à Empalot. Mes souvenirs d’enfance, c’est la Tunisie. Je n’ai pas d’enfance française. On venait rendre visite à mes grands-parents, mais je n’étais pas destinée à vivre en France.
Dans vos films, on voit un aller-retour entre les deux pays.
« Il y a une dichotomie entre sédentarité et nomadisme, avec une domination d’un mode de vie sur l’autre. Moi je viens d’une histoire du mouvement. »
Du mouvement, oui. Je pense que ce qui m’apaise aujourd’hui, ou en tout cas l’endroit où j’essaie de m’apaiser, c’est ça. Ça rejoint ce que je faisais dans mon travail de recherche. C’est mon histoire. Il y a une dichotomie entre sédentarité et nomadisme, avec une domination d’un mode de vie sur l’autre. Moi je viens d’une histoire du mouvement. Dans la ville où j’ai grandi, Jendouba, le bassin, c’était que des terres agricoles. Les gens descendaient des montagnes pour cultiver puis remontaient et tout était en partage. Il y avait quelque chose en mouvement. Les colons sont arrivés, ils ont installé une voie de chemin de fer parce que c’est tout près de l’Algérie, et ça a explosé les mouvements des gens.
J’ai cette impression d’être coincée entre le bouger, le pas bouger, de ne pas trop savoir, l’histoire de l’exil fait écho à ça. L’idée, ce n’est pas de partir d’un point A et d’arriver à un point B. Tu arrives nulle part, c’est juste une manière de vivre en mouvement permanent. Ça fait moins sens maintenant de me dire que je fais des allers-retours, c’est juste que j’habite des espaces différents, mais qui ne sont pas figés, qui ne sont pas fixes. Mon endroit, finalement, ce serait la mer Méditerranée.
Dans les films que je fais, la question du mouvement est tout le temps là. J’ai jamais réussi à écrire un film sans une voiture. C’est quoi l’exil, dans le fond, ça veut dire quoi habiter l’exil, ça veut dire quoi habiter le lointain ? Comment je pourrais le verbaliser ? Ça vient questionner des rapports au monde et des rapports à l’espace, des rapports au temps aussi, à des temporalités qui ne sont pas les mêmes, qui ne sont pas homogènes.
Est-ce que cette façon de repenser l’idée d’habiter, l’appartenance à un endroit, questionne aussi votre militantisme ?
J’ai plusieurs endroits. Ça rejoint l’idée de mouvement permanent, et le fait d’avoir des « identités » multiples. J’ai l’impression d’être dans des interstices tout le temps. Il va y avoir les luttes de quartier, les luttes anti-impérialistes, antifascistes, homosexuelles… Quand tu es quelqu’un qui est de l’entre-tout, tu es obligée de réfléchir aux choses en mouvement parce que oui, je vais aller ici et là et je ne vais pas prioriser ça sur ceci. C’est vraiment une manière, y compris dans les milieux militants, de réfléchir hors les cases, sans être trop figée. Ça rejoint la question des frontières et des limites. Pour mes camarades, je suis un peu un papillon sauvage. Quand je suis là, je suis là, si je ne suis pas là, je ne suis pas là, et je vais partout. J’ai des gens autour de moi qui n’ont rien à voir entre eux et qui ne viennent absolument pas des mêmes endroits. Et pourtant, tout ça fait monde. Ce sont des constellations dans ma tête.
Comment matérialisez-vous cette multiplicité dans votre travail, en pratique ?
Le premier truc auquel je réfléchis, c’est comment je m’entoure pour travailler. J’aime bien que ce soit des occasions de faire se rencontrer des gens qui ne se seraient jamais rencontrés autrement. Le tournage des Splendides, ça a vraiment été ça. Des gens venus de monde qui n’ont rien à voir et qui se retrouvent à fumer une clope et discuter ensemble. Il y avait des camarades qui venaient des milieux militants, des potes de la cité, des gens qui étaient là pour apprendre le cinéma. Il y avait des potes qui venaient juste d’arriver en France et les gars du quartier qui sécurisaient le tournage. Il y avait les daronnes qui ont ramené le thé. C’était un ensemble de tous ces mondes-là, sans avoir besoin de se le dire, sans qu’il y en ait un qui prenne le pas sur l’autre, et c’est trop bien.
D’un côté il y a ces tournages avec des gens qui viennent d’espaces différents, de l’autre côté, vous arrivez dans le milieu de l’industrie cinématographique, qui est socialement aisé, bourgeois, blanc, avec ses règles et ses codes… Comment l’identité multiple que vous décrivez se confronte-t-elle avec les codes de cette industrie ?
« T’as des limites, il ne s’agit pas de mettre un coup de bélier dedans mais de réfléchir à comment continuer ce truc un peu fluide d’exister aux interstices. »
En vrai, je n’y arrive pas complètement : ce sont des bagarres, des batailles, des luttes quotidiennes. Chaque jour, il faut vraiment réfléchir et garder le sens de pourquoi on fait les choses. Par exemple, il n’y a rien qui a été facile dans la fabrication de mon dernier film, Camionneuse. Une des premières choses que j’avais demandée, c’était de plutôt travailler avec des personnes minorisées, surtout non-blanches, et ça n’est pas toujours passé, il a fallu se bagarrer. J’essaie d’avoir des exigences, donc je crois que je peux passer pour quelqu’un de dur… Il y a des choses sur lesquelles ce n’est pas possible de tenir, ou en tout cas, je n’ai pas encore assez les épaules pour. Et il y en a d’autres sur lesquelles j’ai une marge de manœuvre et où je sais qu’on peut arriver à transformer les choses. Je m’en fous presque de l’industrie. J’arrive à voir comment ça marche et quel jeu je dois jouer pour y rentrer. Ce qui m’intéresse de manière générale dans la vie, c’est la transgression. T’as des limites, il ne s’agit pas de mettre un coup de bélier dedans mais de réfléchir à comment continuer ce truc un peu fluide d’exister aux interstices. C’est un savoir-faire qui vient de la manière dont j’ai grandi.
Dans Camionneuse, ça a vraiment été dans la complicité avec le personnage, dans Les Splendides aussi. En fait c’est ça : comment j’arrive à créer des complicités avec les gens avec qui je travaille, notamment les gens que je filme, pour créer quelque chose. C’est une protection pour moi. Ça me permet de ne pas me faire avaler d’un côté et d’essayer du mieux qu’on peut de faire exister ce qu’on a envie à l’intérieur de ce système, de détourner ses propres outils, et ce n’est pas simple. Je ne suis jamais allée taper à la porte d’une boîte de prod. Si on me propose du travail, je le fais, mais je ne vais pas m’amuser à y aller. J’ai senti comment, vraiment, c’est très facile de devenir l’Arabe de service. C’est un système qui t’aspire.
Qu’est-ce que vous voulez dire quand vous dites qu’il faut se bagarrer ?
Les premiers trucs sur lesquels on se bagarre, c’est les questions juridiques. On ne les connaît pas. La notion de droit d’auteur, on ne sait pas ce que ça veut dire. Comme tu fais quelque chose que t’aimes, t’as l’impression, parce qu’on te le met bien dans ta tête, qu’on te donne une chance. Du coup, tu ne poses pas les questions au moment où tu devrais te les poser. Et tu deviens un produit au milieu du reste. Maintenant, avec mes potes, à chaque fois, on se fait relire les contrats, on s’appelle, « Vas‑y, t’es payé combien ? » La question de l’argent, elle n’est jamais soulevée. Ça veut dire quoi, un réal qui gagne des sous ? Moi, je ne savais pas. C’est déjà sur ce côté très pratico-pratique qu’il faut se battre pour les réals qui ne viennent pas de ces milieux-là.
Sur les premiers films, je ne connais pas une seule histoire qui s’est bien passée. Tu t’en rends compte après coup. On n’a pas les outils pour se défendre en tant que travailleur, travailleuse. Et après… Ce qui a été dur, c’est que j’ai quand même tourné Camionneuse l’an dernier, en plein génocide en Palestine… Ça venait poser plein d’autres questions. Le regard blanc de manière générale est compliqué ; le regard blanc sur les corps arabes dans ce contexte historique, où circulent du matin au soir des images filmées de vies et de corps arabes maltraités et niés dans toute leur humanité, ça a été dur. Vraiment très dur. Chaque image que j’essayais de fabriquer était une lutte pour la dignité.
Techniquement, les caméras sont fabriquées pour avoir le blanc en neutre, ce qui fait que je me suis retrouvée avec un mur blanc surexposé sur Les Crapules, que je filme en noir et blanc. Je suis obligée de sous-exposer mes personnages et je me retrouve avec des contrastes ingérables. Je me suis demandé si dans le Sud global il n’y avait pas des fabricants de caméras et d’optiques qui seraient plus à même de filmer nos peaux. Donc même techniquement, le matériel n’est pas fait pour nous filmer : soit le matériel nous fond dans le décor, soit il nous en sort. Tout est fait pour qu’à un endroit tu disparaisses. C’est très facile de se faire avaler. Je pense que ma seule issue, c’est que j’y vais quand j’ai des propositions qui font sens pour moi et que j’arrive à faire des trucs. Je ne cours pas après. Et surtout, moi, je ne compte pas faire carrière dans le cinéma. Il faut que je sois prête à ce que ça s’arrête n’importe quand.
Pourquoi ?
« Le cinéma, les livres, graffer un mur, faire un podcast, faire de la radio, c’est pareil. Je ne mets pas de hiérarchie entre les pratiques. »
Parce que pour moi c’est un outil comme un autre. Le cinéma, les livres, graffer un mur, faire un podcast, faire de la radio, c’est pareil. Je ne mets pas de hiérarchie entre les pratiques. Ce ne sont que des outils au service de luttes, de récits ou d’histoires. J’ai l’occasion d’utiliser cet outil et j’ai appris à l’utiliser, du coup je le fais, mais si ça disparaît à un moment donné, ce n’est pas grave… Quand je fais du son, quand je fais n’importe quoi d’autre, je raconte la même chose que dans un film, ça prend juste des formes différentes.
Au cinéma, est-ce qu’il y a des figures auxquelles tu t’identifies, dont tu apprécies le travail, la manière de filmer ?
En vrai de vrai ? Oui. Par exemple, les deux cinéastes qu’il y avait dans l’Armée Rouge japonaise, le groupe de lutte armée japonais qui était parti au Liban et en Palestine. Dans leur manière de faire du cinéma, tu ne sais pas quand ils tiennent le fusil ou quand ils tiennent la caméra. Les deux sont des outils au service d’un même objectif. Il y avait tout un aspect qui était tourné sur le fait de produire leurs propres images. Pour moi, là, c’est l’endroit le plus poussé du cinéma-lutte, du cinéma-bagarre. Sinon, il y a Med Hondo en France, par exemple. Tout le travail aussi qui a été fait par l’agence IM’média, Samir Abdallah, Mognis H. Abdallah, la Cinemeteque. Samir Abdallah, c’est la première personne qui m’a mis une caméra documentaire dans les mains durant un atelier de Chouf Tolosa.
Il y a des parallèles dans la manière de faire du cinéma entre les mouvements de lutte armée et le cinéma de lutte dans les quartiers. Il n’y a pas de frontière entre montrer et vivre le truc. Un cinéma de lutte qui pourrait ressembler à ça aujourd’hui, c’est quand il y a un mouvement et que les jeunes sortent les smartphones. Ils sont en train de filmer un truc qu’ils vivent. Mais ce n’est pas du tout valorisé. Je pense qu’on ne mesure pas encore assez la portée des archives que ces personnes sont en train de nous laisser. Et sinon, ce que j’aime le plus du plus du plus, ce sont les clips. En vrai, je pense être une des réals qui regarde le moins de films… Si, je regarde les films de mes potes.
En parlant de clips, il y a une esthétique presque rap dans Les Splendides…
C’était voulu. Quand j’ai commencé à écrire ce film dans ma tête, je me suis dit que je n’avais pas envie de faire un documentaire qui ne soit pas dans une forme que les gens que j’allais filmer avaient l’habitude de regarder. Je trouvais que ça n’aurait eu aucun sens. Il y a 40 000 reportages qui parlent de nous, faits sans nous, sans même nous parler, et c’est ça que je ne voulais pas. Un documentaire qui n’inclut pas les personnages comme premières et premiers spectateurs. Je réfléchissais : « C’est quoi que je regarde le plus avec mes potes et qui me parle le plus ? » Les clips de rap. Ben vas‑y, je vais m’amuser, je vais essayer d’écrire un documentaire façon clip de rap.
Vous parliez du poids du regard blanc. Comment abordez-vous dans votre cinéma la question de la représentation des quartiers populaires, des cités et des gens qui y vivent ?
En fait je la prends à l’envers. Ça me paraît bizarre d’aller filmer dans des décors qu’on ne connaît pas. Ça ne me viendrait pas à l’esprit d’aller tourner rue du Taur [rue de l’hypercentre toulousain, ndlr]. Ça ne m’inspire pas de ouf. Moi, ce qui m’inspire, c’est ce que je vois tous les jours. Je sors de chez moi, je vois des barres, c’est un décor spatial comme un autre. Les histoires naissent de là, parce que c’est ce qui m’entoure. On me dit que j’ai une fascination pour le format 4:3, presque carré, et à chaque fois ça passe pour être un choix esthétique, artistique. En fait non. C’est juste que dans les barres d’immeubles les fenêtres sont carrées, et que quand j’imagine des histoires à l’intérieur de ces carrés, j’utilise un carré. Si j’avais grandi à la campagne, peut-être que j’aurais réfléchi à des trucs plus horizontaux, moins verticaux, moins en huis clos…
« Ça me paraît bizarre d’aller filmer dans des décors qu’on ne connaît pas. »
Je ne vais pas forcément chercher à montrer quelque chose de ces endroits-là. Mais c’est ce qui nourrit ma manière de percevoir le monde et de raconter les histoires. J’ai envie de regarder le monde à partir de là. C’est pas un sujet en soi, c’est juste la construction de mon imaginaire, de ma manière de regarder, d’écouter, d’entendre. Dans mes films, le travail du son, pour moi, c’est la base. C’est pas silencieux, Empalot. Je baigne dans le son en permanence. Du coup, ça me paraît naturel que dans mes histoires, ce soit une des premières choses qui ressorte. J’essaye de déconstruire le fait d’aller chercher ailleurs des endroits pour faire des films. Je viens d’un lieu qui a fabriqué des imaginaires et j’écris à partir de cet imaginaire-là, j’essaie de le revaloriser.
Quel est votre lien à ce quartier, Empalot ?
Mes grands-parents n’ont jamais bougé d’Empalot, ma famille est là-bas. Je suis arrivée en France dans ce quartier, au 14e étage d’une des barres. D’ailleurs, la voisine disait tout le temps que s’il y avait des cafards, c’était à cause de nous… On a grandi, nous étions six enfants avec ma mère, qui était seule ici. On a dû bouger, de bougeage en bougeage, dans plein de quartiers différents de la ville, mais toujours avec ce socle : mes grands-parents sont à Empalot. C’était le pied-à-terre. J’y suis revenue pour de bon un peu avant l’année où j’ai fait Les Splendides. Je me suis rendu compte que dans ma vie je n’avais jamais appris à quitter les choses. Soit il fallait que je sois jetée d’un endroit pour en partir, soit il fallait que je parte d’un coup. Je me suis dit très naïvement, « Vas‑y, je retourne habiter Empalot ». Je vais apprendre à dire au revoir à la maison, je vais apprendre à dire au revoir au quartier, je ne vais pas fuir, je vais partir calmement. Ironie du sort, c’est ma mère qui, au final, a réussi à acheter une maison et à partir du quartier, et moi qui continue à y vivre. Je pense que je suis condamnée à regarder mon quartier mourir.
Ce sont des mots très forts. Nous avons récemment beaucoup parlé, dans des entretiens et des articles, des conséquences politiques de rénovation urbaine dans les cités, à Toulouse ou ailleurs. Quel regard portez-vous sur ces processus ?
Les immeubles se construisent à grande vitesse. Il y a eu des périodes où j’étais en vis-à-vis quotidien, du matin au soir, avec les transformations. Je me répète tout le temps cette phrase de ma grand-mère, parce que pour moi, c’est la plus pertinente. Un jour où je marchais avec elle, il y avait une des barres qui était en train d’être détruite et elle m’a dit : « Empalot c’est plus ce que c’était et personne ne se souviendra de nous. » Je pense que ça fait partie de mes moteurs. Ça me raconte ce que cela veut dire gentrifier un quartier. Au-delà de ce que je vois de manière palpable, par exemple le quartier qui devient un parking les jours de match au Stadium1. C’est un truc de ouf. Tu sors, il y a des gars, ils sont en train de pisser contre les immeubles dans lesquels toi tu vis.
Des fois j’étais en tension. Quand je devais partir bosser à Paris et que je revenais, je ne savais pas dans quel état j’allais retrouver le quartier tellement ça allait vite. Les gens aussi. Il y a plein de personnes qui sont parties. Anecdote un peu mignonne, ma grand-mère continue de voir cinq, six copines. Elles ont vécu ensemble au quartier, mais elles sont toutes éclatées un peu partout dans Toulouse maintenant. De temps en temps, elles se font un thé à Empalot pour se revoir et garder un lien.
Il y a eu un long moment, juste avant les grosses destructions, où la police était là en permanence. Mon frère, qui a été en prison à Seysses, me disait que dans son bâtiment il n’y avait que des gens d’Empalot. Toutes les assos ont été décalées dans une rue derrière. Les gens n’y vont pas. Il n’y a plus d’éducs de rue. On voulait les forcer à utiliser un logiciel où ils devaient rentrer les informations des gens qu’ils suivaient et ils ont refusé. Du coup, contrats pas renouvelés, plus de travailleurs de rue, pas d’éducs de rue dans le quartier. Il est entre la vie et la mort. Il y a un fil à tirer entre ce moment où Empalot est vidé de sa jeunesse et des gens qui y habitent et les destructions qui prennent un coup d’accélérateur. Les noms eux-mêmes ont changé. Les nouveaux commerces s’appellent Pharmacie du Stadium ou Tabac du Stadium. Le mot Empalot est en train de disparaître. Le métro a joué pour beaucoup, je pense, comme dans d’autres endroits.
Vous allez sortir un bouquin sur le sujet en mai prochain.
« Il y a un fil à tirer entre ce moment où Empalot est vidé de sa jeunesse et des gens qui y habitent et les destructions qui prennent un coup d’accélérateur. »
Mon passage à l’écrit, c’est un peu un rêve d’enfant, parce que quand même, c’est stylé de se dire, ouais, vas‑y, je suis écrivain. Je vais faire un livre. Maman va être fière, ça va être super. Je viens d’un milieu plutôt pauvre où on se débrouille avec ce qu’on a. Les choses que je vais faire, ça va venir de propositions extérieures. Je ne vais pas de moi-même aller chercher ou proposer un truc. Ma matrice mentale, c’est : pas de déception, pas de frustration. Si une opportunité se présente, j’y vais, j’y vais à 2 000 %, mais si ça n’existe pas, ça n’existe pas. Et là, il s’avère que ce sont des camarades de la maison d’édition Blast qui habitent aussi à Empalot. Iels m’ont proposé d’écrire quelque chose. Et j’étais en mode, vas‑y, chaud, pourquoi pas ? En plus, j’ai bien envie d’avoir un objet qui puisse consigner toutes les petites histoires. Celles qui ne pourraient pas exister sous la forme d’un film parce qu’il faudrait les tirer plus, ni sous la forme de sons parce que je voudrais que ce soit les personnes elles-mêmes qui racontent. Ce n’est pas le même travail. Là, j’ai l’impression que la forme écrite convient bien à ce que je veux faire.
J’essaie aussi de mettre un point d’honneur à explorer tous les outils possibles et imaginables pour ne pas me scléroser dans un seul. Je ne veux pas me limiter au cinéma ou au son. Je veux tout explorer. D’ailleurs j’ai découvert les arts plastiques récemment, je ne connaissais pas cette discipline et ça a l’air super. Maintenant j’ai envie de créer des vinyles avec des voitures qui tournent autour pour jouer des sons ou autre chose. C’est incroyable, et en plus il y a des sous pour faire ça.
Votre grand-mère disait : « On ne va plus se souvenir de nous ». Qu’est-ce qui reste de nos ancêtres ? La question de la transmission, pour vous, a l’air d’être quelque chose d’important. Qu’est-ce que ce terme-là, « transmission », vous évoque ?
Je réfléchis à la transmission en termes de responsabilité. Pour moi, nous sommes responsables des rêves laissés par ceux qui sont passés avant nous. Ils ont rêvé à des mondes, ce sont nos camarades de lutte, mais de manière anachronique. Ce ne sont pas nos camarades de lutte à l’horizontale avec qui on vit un monde en commun, mais nos camarades d’avant. Et nous sommes responsables de ce qu’ils nous laissent, de ce pour quoi ils se sont battus et de ce qu’ils ont voulu transformer. On accueille cette responsabilité sans culpabilité, sans fétichisation. C’est juste qu’il faut qu’on poursuive à notre tour. Je suis un maillon comme un autre, qui fait un pont depuis la place spécifique à laquelle je suis. J’ai connu le fait d’habiter dans plusieurs espaces différents, d’avoir expérimenté l’exil dans mon corps, d’appartenir à plein de luttes et plein d’ « identités » différentes. D’avoir à la fois vécu en quartier populaire et étudié dans les facs les plus bourgeoises de France. Et je pense que le fait d’être musulmane, ça me travaille très fort à ces endroits-là aussi. Au début, quand je suis arrivée chez les anarchistes et que j’entendais « ni Dieu ni maître », j’étais perdue, j’avoue.
Je suis un pont, mais comme plein de gens de notre génération. La transmission, pour moi, vient avant tout le reste. Nous sommes responsables de la lutte des camarades qui nous ont précédés, comme ceux qui viendront après nous seront responsables de ce que nous leur auront laissé. Je ne parle pas de ce truc humain classique de défier la mort, mais pour moi, on cohabite autant avec le visible qu’avec l’invisible. Il n’y a pas de raison qu’une absence ait moins de matière que quelque chose qui est présent. On cohabite un monde, un univers ensemble. Dans mon histoire, j’ai beaucoup été traversée par la mort et par les gens qui disparaissent. Je pense que forcément, ça provoque quelque chose, une urgence dans le cerveau qui n’est pas au même endroit. En Occident, on ne laisse pas assez de place aux morts.
La semaine dernière, j’étais en Tunisie pour le décès d’une de mes tantes. Le cimetière, là-bas, c’est un lieu de vie. On y est allés le jeudi après-midi. Nous nous sommes assis en cercle autour des tombes de nos anciens et nous avons parlé avec les tombes, avec les vivants. Il n’y a pas de hiérarchie entre les deux. Les enfants courent et jouent. On habite ensemble dans le même monde.
« La transmission, pour moi, vient avant tout le reste. Nous sommes responsables de la lutte des camarades qui nous ont précédés. »
Dans la transmission, il y a cette question : comment est-ce que je traduis le silence ? Je pars du principe que le silence n’est pas un trou, une absence. C’est une langue comme une autre, c’est juste qu’il nous faut des outils, des manières de la matérialiser. Dans la transmission, on traduit du silence. On fabrique une langue. Pour terminer sur cette question de la transmission, je pense que de manière très égoïste, j’ai juste envie que les gens sachent, par exemple, que ma grand-mère existait. Voilà.
Dans un texte pour The Funambulist, vous parlez de l’emprisonnement de votre frère et faites le lien avec celui de votre père, militant syndical en Tunisie. Pourquoi ?
C’est un héritage comme un autre. Dans tout mon travail, ces espaces comme le quartier, la prison, la mer ou les entre-frontières, dont nous voulons faire des non-espaces, j’ai à cœur d’en refaire des maisons. Ce ne sont pas des vides dans les histoires. Mon frère a été pendant quatre ans en prison, ça ne veut pas dire que pendant quatre ans il n’y a rien eu. C’est aussi un espace de formation, un espace où il a continué de grandir, avec lequel nous avons continué de vivre. C’est un endroit qui n’est certes pas comme un autre, mais qui n’est pas hors le vivant, qui n’est pas un temps mort.
Dans cette perspective-là, faire le lien avec l’histoire de mon père, syndicaliste emprisonné en Tunisie, c’était une manière de raconter que s’héritent aussi dans notre chair les manières d’habiter les espaces, de les subir ou de les vivre. Ça me paraît impensable que mon père n’ait pas laissé de son corps dans nos corps à nous pour nous apprendre à résister, notamment à la contention, à l’enfermement. Les douleurs et les peines, les manières de résister aussi, sont transmises. Ce qui m’intéresse, ce ne sont pas les 5 % de notre cerveau qui fonctionnent. C’est tout le reste. Tout ce dont on hérite et dont on n’a pas conscience. Et peu importe que ce soit vrai ou pas, on s’en fout. Ce qui compte, c’est se raconter une histoire qui rende les choses plus supportables.
En parlant d’identités multiples, vous l’évoquiez tout à l’heure, vous avez fait venir dans votre équipe des gens qui étaient des militants du quartier, d’autres qui étaient des militants queer. Aujourd’hui, l’univers queer est de plus en plus représenté à l’écran et dans les médias… Est-ce que c’est une identité que vous revendiquez ?
Il n’y a pas qu’une seule manière de vivre ces « identités »-là. L’injonction au coming-out, c’est quelque chose de très blanc. J’ai appris à vivre mes « identités » sans avoir besoin de les nommer. J’ai grandi, ma grand-mère m’appelle « fiston », mon surnom c’est Bilal. Il y a quelque chose qui est là, qui ne se pose pas. Mes problèmes commencent quand il faut que je mette des mots qui ne sont pas de ma langue à moi, qui ne sont pas des constructions sociales qui appartiennent à mon histoire. Du coup ça bugge, ça ne marche plus.
Nous avons beaucoup à apprendre de tout ce qui existait avant la colonisation. Les articles de pénalisation de l’homosexualité qu’il y a en Tunisie, c’est l’héritage du code pénal français. Nous n’avons pas attendu les Blancs pour questionner le genre ; et questionner le genre ne nous a jamais rendus blancs. Ça veut dire quoi être queer ? Moi, ce mot, je l’utilise quand il faut mettre un mot pour dire un truc, mais c’est un mot qui ne correspond à aucune histoire pour moi. Ça ne veut rien dire du tout, je n’ai pas une histoire américaine. Les « identités » que j’utilise, ce sont plutôt les insultes qu’on m’a adressées. On m’a dit « sale pédé » : d’accord je suis pédé. On m’a dit « sale Arabe » : d’accord je suis arabe. Parfois il y a des mots comme ça qui n’ont pas d’historicité. C’est une étiquette qui est prise là pour être transposée ici, mais en fait qui ne correspond pas à la même réalité, et ça ne va pas.
Dans vos films aussi, vous évitez les étiquettes ?
« J’ai appris à vivre mes
identitéssans avoir besoin de les nommer. »
J’aime bien les lectures multiples. Suivant là où on est dans le monde, on ne comprend pas forcément mes films de la même manière. C’est un peu ça qui m’intéresse, les différentes strates. Il y a aussi un truc dans le cinéma, de maxi-fétichiser les corps non-blancs homosexuels comme si tout d’un coup, être homosexuel·les nous rendait blancs. Ça nous tire vers une blanchité qui n’est pas nous. J’ai l’impression que la manière dont ces thématiques sont soulevées, c’est une manière de poursuivre un élan de blanchisation. Moi, je suis de l’école « Venez, on apprend dans notre propre langue et selon nos propres codes, comment on vit, nos sexualités, nos genres, sans avoir besoin de poser d’autres mots que même le silence, parce que parfois, le silence, c’est un mot comme un autre ».
Pareil, le mot « femme », moi je ne l’utilise pas. La féminité non-blanche, elle n’a rien à voir. La féminité que moi j’ai pu porter, que mes potes de quartier ont pu porter, je ne pense pas qu’elle rentre dans la catégorie femme. C’est ça que j’ai envie de travailler. De ne pas rentrer dans des catégories et de trouver des manières silencieuses de dire les choses en stratifiant. Quitte à être à l’intersection de pleins de trucs : ça veut dire que je peux tisser des langages différents. Ceux qui savent, savent, et chacun prend ce qu’il a à apprendre.
De la même façon que vous réunissez des personnes de divers horizons dans vos tournages, est-ce qu’au moment de diffuser vos films vous cherchez à les montrer dans des espaces différents ?
J’ai envie de ça en tout cas. Là pour le film, ce qui est chiant avec ces trucs d’industrie, c’est que je n’ai pas la main dessus, c’est beaucoup Arte qui gère, mais je vais essayer autant que je peux. Pour les Splendides, ou alors pour le livre qui va venir, j’ai envie d’aller dans les MJC, dans les médiathèques de quartier, autant que d’aller les montrer au Centre Pompidou ou dans une salle de cinéma. Les gens s’en saisissent et ils en font ce qu’ils veulent… À qui je m’adresse, pourquoi, dans quelle langue et comment je dis les choses : ce sont des questions importantes pour moi dans tout ce que je fais. J’essaie au maximum d’avoir des adresses multiples. Pour que des gens d’Arte, qu’une bourgeoise parisienne et que mes potes à la maison se reconnaissent dans un même truc, même si ce ne sont pas pour les mêmes raisons, c’est une gymnastique linguistique pas évidente. J’essaie de travailler à fond ce truc-là, de manière à ce qu’ensuite mes films puissent exister dans le plus d’espaces possibles, notamment hors des cinémas. Je tiens à la télé. Faire des films pour le cinéma, c’est cool, mais le cinéma, c’est cher. Il faut prévoir d’y aller, c’est un truc sur lequel tu ne tombes pas par hasard. Le service public, la télé, j’ai envie d’être aussi à cet endroit-là. Qu’une personne au fond de son lit, à 23 heures, allume la télé, tombe sur le film et qu’elle se dise : « Ah ouais, je m’attendais pas à voir ça. » Ça, ça me plaît. Là où plein d’autres gens de cinéma n’iraient pas du tout sur la télé, je pense.
Est-ce que vous pouvez nous parler de votre nouveau projet, Al-Thouriya ?
Il y a un an, Clément Postec, qui travaillait à l’époque aux Ateliers Médicis, m’envoie un message sur Instagram : « Nous aimerions que tu participes à un workshop de jeunes créateurs de documentaires, est-ce que ça te dit ? » Tu pouvais venir avec un scénario déjà fait ou une idée, et moi, comme je disais tout à l’heure, c’est quand j’ai une opportunité, une occasion, que d’un coup ça va déclencher un truc. Je n’avais pas d’idée de film, je ne savais pas ce que j’allais faire. Mais au même moment, il y a ma grand-mère, à qui je rends souvent visite, qui m’a donnée une cassette avec le nom de ma famille maternelle dessus. Sur cette cassette, il y a la voix de ma mère quand elle a 16 ans, la voix de mon grand-père… Ma grand-mère m’a raconté que les gens qui étaient arrivés en France s’enregistraient sur cassette pour raconter un peu leur quotidien. Le passeur de cassette retournait là-bas, la famille écoutait, réenregistrait une cassette, renvoyait… On a une archive de ouf, il y a plein de familles qui ont encore des K7. T’imagines, tu retrouves tous ces trucs-là ! C’était Whatsapp avant l’heure.
Je me suis dit que j’allais commencer un film à partir de cette cassette-là. Le premier truc qui m’a marquée, c’est d’entendre ma mère à 16 ans et je me dis, wesh, c’est quoi la vie de quelqu’un à 16 ans, quand t’es dans une voiture pendant neuf jours, que tu regardes le paysage qui s’évapore derrière toi et que tu sais pas où tu vas ? Ça a déclenché un truc. Ma mère s’appelle Thouraya, Soraya, en francisé. C’est le nom arabe donné à la constellation des Pléiades. Et, comme je le disais plus tôt, j’ai cette idée de constellation dans ma tête. En plus, je trouve que les étoiles, ça ressemble à un phare de voiture. Bref, je pars un peu dans les délires artistiques. J’ai fait ce workshop avec d’autres personnes qui sont très chouettes. Il y avait notamment Lina Soualem qui a fait Leur Algérie et Bye Bye Tiberiade. Nous nous retrouvons entre personnes non-blanches et majoritairement homosexuelles. Nous sommes accompagnés pour travailler chacun et chacune sur nos projets. À la fin j’ai eu une bourse avec laquelle on m’a dit que je pouvais faire ce que je voulais. Je me suis achetée ma première petite caméra. Une caméra pas trop chère, que je peux perdre et qui peut m’être confisquée parce que j’aime bien avoir des objets qui puissent disparaître.
C’est un travail au long cours. J’ai commencé à filmer cet été en Tunisie. J’en ai parlé à ma mère, elle est trop contente. Je ne sais pas trop quelle forme ça va prendre, mais je me dis que des fois, c’est cool aussi d’avoir un peu d’argent pour te donner l’impulsion d’aller explorer des choses. Ça vient croiser plein de choses parce que cet été, quand j’étais en Tunisie, je suis rentrée pour la seconde fois de ma vie dans la chambre d’ado de mon père. Il y a tous les livres qu’il avait lus et qu’il gardait. Et là, je vois toute la collection de Lénine, éditée à Moscou dans les années 1960. Des journaux du temps de la colonisation, dans lesquels mon grand-père, qui était mineur et qui faisait partie d’un syndicat de mineurs tunisiens, écrivait des tracts et des trucs comme ça. Il y a là aussi toute une matière à aller creuser à l’intérieur. J’arrête pas de re-rencontrer mon histoire au milieu d’une histoire plus large. C’est pas très loin la décolonisation et les guerres d’indépendance. Nous sommes encore dans les rebonds, encore dans les ricochets.
Toutes les photographies sont de Fabio Boucinha, quartier d’Empalot, Toulouse
- Stade de l’équipe de foot de Toulouse, le TFC, qui sert aussi parfois au rugby.[↩]
REBONDS
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