Rencontre avec la fille de Sarah Maldoror


Depuis près de trois mois, une expo­si­tion se tient au palais de Tokyo, à Paris : « Sarah Maldoror : Cinéma Tricontinental ». Elle met en lumière l’œuvre et la vie de la réa­li­sa­trice fran­çaise, dis­pa­rue en avril 2020. Figure de pre­mier plan du ciné­ma afri­cain, autrice d’une qua­ran­taine de films, son tra­vail, entre fic­tions et docu­men­taires, s’est atta­ché à racon­ter les com­bats indé­pen­dan­tistes et les manières, par­fois poé­tiques, d’ha­bi­ter un monde en résis­tance. Sa fille, Annouchka de Andrade, s’est pour l’oc­ca­sion entre­te­nue avec les orga­ni­sa­teurs de l’é­vé­ne­ment, François Piron et Cédric Fauq. Paru dans le jour­nal de l’ex­po­si­tion, nous dif­fu­sons à pré­sent leur échange en ligne.


« Nous étions des mili­tants. Nous nous bat­tions pour un idéal. Nous croyons à l’indépendance de l’Afrique1. » Sarah Maldoror est une réa­li­sa­trice fran­çaise née en Occitanie d’un père gua­de­lou­péen et d’une mère ger­soise, à la fin des années 1920. Proches de figures intel­lec­tuelles et poli­tiques des mou­ve­ments indé­pen­dan­tistes d’a­près guerre — elle a notam­ment été pré­sente au pre­mier Congrès des écri­vains et artistes noirs, à Paris, en 1956 —, elle ini­tie, avec d’autres comé­diens et comé­diennes noires, la com­pa­gnie théâ­trale des Griots à la fin des années 1950. L’Indochine est déba­ras­sée de la tutelle fran­çaise ; l’Algérie est en guerre ; dans la librai­rie d’Alioune Diop, fon­da­teur des édi­tions Présence afri­caine, les idées éman­ci­pa­trices s’or­ga­nisent. Là, Maldoror se rap­proche des pen­seurs de la Négritude — prin­ci­pa­le­ment d’Aimé Césaire —, mais aus­si de l’é­di­teur François Maspero et de l’Angolais Mário Pinto de Andrade, membre du Mouvement popu­laire de libé­ra­tion de l’Angola (MLPA), avec qui elle par­ta­ge­ra sa vie et son com­bat. C’est en voya­geant dans la Guinée indé­pen­dante du pré­sident Sékou Touré qu’elle décide de gagner Moscou pour se for­mer au ciné­ma, un medium plus à même, selon elle, de sen­si­bi­li­ser les peuples et d’im­po­ser une autre vision du conti­nent afri­cain. Par la camé­ra, elle raconte : un homme, tor­tu­ré dans une pri­son colo­niale en Angola (Monangambeee), des femmes qui par­ti­cipent à l’or­ga­ni­sa­tion dans les maquis de Guinée-Bissau (Des Fusils pour Banta), cette autre qui marche, pieds nus, sur l’as­phalte, de pri­son en pri­son, en quête de son époux mili­tant (Sambizanga).

Depuis l’Afrique luso­phone en lutte, mais aus­si l’Algérie libre, Maldoror s’est ins­crite dans la car­to­gra­phie pan­afri­caine sans se dépar­tir, jamais, du lien qu’elle entre­tient à la poé­sie et aux arts. Ainsi, la seconde par­tie de sa vie la conduit à tra­vailler entre Saint-Denis (93) et l’es­pace cari­béen-amé­ri­cain, où elle s’o­riente vers le docu­men­taire et laisse la parole à Césaire, à la poé­sie de Léon-Gontran Damas, au peintre Vlady, à la chan­teuse Toto Bissainthe ou bien à l’é­cri­vain Louis Aragon. Aujourd’hui, ses enfants aspirent à pro­té­ger et conti­nuer de faire connaître ses films (des pel­li­cules à retrou­ver, à res­tau­rer, à numé­ri­ser) ain­si que ses scé­na­rios (tout aus­si nom­breux et res­tés à l’é­tat de papier, faute de pro­duc­tions). Le ciné­ma de Maldoror ques­tionne les rap­ports de pou­voir et, par rico­chets, la conser­va­tion des archives et leur trans­mis­sion. Et la réa­li­sa­trice de s’a­vé­rer plus connue à l’in­ter­na­tio­nal que dans son pays de nais­sance, encore fri­leux d’a­bor­der cette par­tie de son his­toire. La conver­sa­tion que nous pro­po­sons ici avec l’une de ses filles, Annouchka de Andrade, a été menée et publiée dans le jour­nal de l’ex­po­si­tion consa­crée à la réa­li­sa­trice, qui se tient jus­qu’au 20 mars 2022. Un échange qui ranime une époque, entre urgences poli­tiques, clan­des­ti­ni­té et créa­tion. [M.M.]



François Piron : Si nous par­tons de ton expé­rience, Annouchka, quels sont tes sou­ve­nirs de ce que Sarah a pu racon­ter sur elle et sa vie ?

Sarah naît en 1929 à Condom, dans le Gers, dans une famille de quatre enfants. Elle a tou­jours refu­sé de par­ler de son enfance et je pense qu’il faut res­pec­ter ce choix. Elle a construit ain­si elle-même un mys­tère autour de son enfance, pro­ba­ble­ment très dif­fi­cile, entre une mère ger­soise femme de ménage et un père de Marie-Galante. Sa vie com­mence à Paris en 1956 et, com­me pour tout acte de nais­sance, elle se choi­sit un nom. Elle sera Sarah Maldoror. Double dimen­sion : à la fois acte poli­tique (se choi­sir un nom quand on est des­cen­dante d’esclave) et poé­tique (un hom­mage aux Chants de Maldoror du poète Lautréamont).

FP : Tu nous as dit qu’elle s’est rajeu­nie sur ses papiers d’identité.

J’ai conser­vé un pas­se­port où il est clair qu’elle a modi­fié le 2 en 3. Elle a donc eu 20 ans pen­dant long­temps. Mon père a tou­jours cru qu’elle était née en 1939.

FP : Mário de Andrade, lui, est arri­vé à Paris dans les années 1950.

« À la fois acte poli­tique — se choi­sir un nom quand on est des­cen­dante d’esclave — et poé­tique : c’est un hom­mage aux Chants de Maldoror. »

De lui, nous savons presque tout parce qu’il nous en par­lait et il a beau­coup écrit. Il quitte Luanda en 1948 pour étu­dier à Lisbonne où, avec des étu­diants afri­cains (Viriato da Cruz, Amílcar Cabral, Eduardo Mondlane, Marcelino dos Santos), il crée le Mouvement anti­co­lo­nia­liste (MAC). En 1955, inquié­té par la police, il a dû fuir Lisbonne pour Paris et s’inscrit à la Sorbonne en phi­lo­lo­gie clas­sique. Il tra­vaille alors à Présence Africaine avec Alioune Diop et par­ti­cipe à l’organisation du pre­mier Congrès des écri­vains et artistes noirs2. Il a éga­le­ment œuvré à l’organisation du second Congrès, qui s’est tenu à Rome, et que Paulin Soumanou Vieyra a filmé.

FP : Sarah et Mário se sont-ils ren­con­trés au congrès ? 

Oui, et François Maspero m’avait dit qu’il avait connu Sarah parce qu’elle était venue lui deman­der l’autorisation d’accrocher des affi­chettes de sa com­pa­gnie de théâtre Les Griots dans la librai­rie, et par ailleurs il connais­sait Mário. Il a connu l’un et l’autre alors qu’ils n’étaient pas encore ensemble.

FP : 1956 est le moment où Sarah appa­raît sur la scène pari­sienne. Que fai­sait-elle à ce moment ?

Sarah crée la pre­mière com­pa­gnie de théâtre noire en 1956. Avec ses cama­rades Timité Bassori, Ababacar Samb et Toto Bissainthe, elle s’est ins­crite à l’école de théâtre de la rue Blanche, puis ils se sont lan­cés ensemble, en mon­tant eux-mêmes leurs pièces et avoir ain­si accès aux rôles aux­quels ils ne pou­vaient pas pré­tendre aupa­ra­vant en tant que Noirs. Elle aimait dire : « Je n’étais pas là pour ouvrir les portes. »

FP : Sais-tu com­ment elle s’implique au sein des Griots ? Dès 1959, au moment de la mise en scène des Nègres3 de Jean Genet, elle ne fait pas par­tie de la dis­tri­bu­tion.

La pre­mière pièce mise en scène est Huis clos de Jean-Paul Sartre, puis la com­pa­gnie monte Pouchkine, fait des lec­tures de Césaire et enfin monte Les Nègres de Jean Genet. Sarah a convain­cu Genet de leur céder la pièce et Roger Blin de la mettre en scène. Elle est aus­si la porte-parole de la troupe, et sa pre­mière appa­ri­tion dans la presse est un entre­tien avec Marguerite Duras, que publie en 1958 le jour­nal France Observateur4, où Sarah parle de la pièce de Genet avant même que les répé­ti­tions aient com­men­cées. Elle a par­ti­ci­pé aux répé­ti­tions mais ne fera effec­ti­ve­ment pas par­tie de la dis­tri­bu­tion. Je crois que c’est parce qu’elle est par­tie pour Conakry.

FP : Est-ce éga­le­ment au congrès de la Sorbonne qu’elle a ren­con­tré Aimé Césaire?

Certainement, et elle est res­tée proche de beau­coup d’autres qui étaient pré­sents au congrès : René Depestre, Richard Wright, Jacques Stefen Alexis… Césaire est deve­nu un ami de Mário : la ver­sion du Cahier d’un retour au pays natal publiée par Présence Africaine en 1956 est cor­ri­gée par Mário, et par je ne sais quel miracle, j’ai tou­jours conser­vé cet exem­plaire anno­té. Il avait éga­le­ment cor­ri­gé le Discours sur le colo­nia­lisme. Quand sa vie poli­tique a pris trop d’importance, il a quit­té ses fonc­tions au sein de Présence Africaine, contre l’avis d’Alioune Diop. Je pense qu’il quitte Paris avec Sarah, pour Conakry, sou­te­nu et accueilli par Sékou Touré. Puis Sarah part étu­dier le ciné­ma à Moscou, où je suis née en novembre 1962, tan­dis que ma sœur naît à Rabat en juillet 1964.

Un homme, une terre, 1976 | Association les Amis de Sarah Maldoror & Mario de Andrade]

FP : Que sais-tu de ce moment ?

Elle est allée à Moscou avec une bourse obte­nue de la Guinée. On sait qu’elle y a ren­con­tré Sembène Ousmane qui a éga­le­ment étu­dié au VGIK mais seule­ment quelques mois. Sarah a racon­té avoir été confron­tée au racisme, y avoir appris la construc­tion des plans, l’importance d’étudier la com­po­si­tion des tableaux, la néces­si­té d’aller dans les églises… C’est une curio­si­té qui ne la quit­te­ra jamais, de même qu’une appé­tence pour l’imprévu : savoir s’adapter en toute circonstance.

FP : Qui étaient ses professeurs ?

Elle a pré­fé­ré étu­dier auprès de Marc Donskoï plu­tôt que de Bondarchouk car, disait-elle, elle n’aurait jamais autant de moyens de pro­duc­tion que lui pour ses propres films. Elle a rap­por­té à Maspero5 que Donskoï lui aurait don­né un 0 pour son film de fin d’année s’il avait dû le noter. Il fal­lait y mon­trer la faim, et elle avait fil­mé une dame qui mange une pomme qu’on lui donne avec avi­di­té. Donskoï lui avait dit qu’on ne sen­tait pas la faim dans la main de la femme.

Cédric Fauq : La faim revient plu­sieurs fois ensuite dans ses films…

Sarah a dû avoir sou­vent faim. Nous aus­si par­fois. C’était sur­tout quelque chose d’inadmissible pour elle.

FP : Après Moscou, vous avez vécu au Maroc.

« J’ai aus­si le sou­ve­nir de Eldridge Cleaver qui devait dépo­ser ses armes avant d’entrer dans la mai­son : avec Sarah, aucune dis­cus­sion pos­sible sur ce sujet. »

Sarah est res­tée envi­ron deux ans à Moscou. Peut-être avons-nous retrou­vé Mário à Conakry avant de tous nous ins­tal­ler à Rabat où est née Henda en 1964. Le Roi Mohamed V aidait les mou­ve­ments de libé­ra­tion afri­cains. Ensuite, notre famille s’est ins­tal­lée à Alger pour rejoindre les autres lea­ders afri­cains à l’invitation de Ben Bella. On y reste quelques belles années, et on quitte pré­ci­pi­tam­ment Alger car Sarah se fait expul­ser en 1970, à cause de son film Des fusils pour Banta6.

FP : Quels autres res­pon­sables afri­cains étaient à Alger ?

Il y avait Amílcar Cabral, Eduardo Mondlane et éga­le­ment Nelson Mandela que Mário reçoit à Rabat puis accom­pagne à Alger pour l’entraînement militaire.

FP : C’est à Alger que Sarah com­mence à par­ti­ci­per à des films. 

Oui, elle par­ti­cipe à La Bataille d’Alger, à Elles et au film sur le fes­ti­val pan­afri­cain de William Klein.

FP : Est-ce qu’on sait ce qu’elle fait dans tous ces contextes ?

Pour La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo, elle était res­pon­sable des foules, du recru­te­ment des femmes à la Casbah. Elle n’est pas cré­di­tée au géné­rique, mais elle a conser­vé ses bul­le­tins de paie de Casbah films. Sur le film Festival pan­afri­cain d’Alger, elle fai­sait par­tie de la deuxième équipe, tout en étant l’assistante de William Klein. Sarah était éga­le­ment l’assistante de Ahmed Lallem sur Elles, un docu­men­taire com­po­sé d’entretiens de jeunes étu­diantes algé­riennes, aux­quelles on demande ce qu’elles pensent de l’avenir, du sens de l’éducation, etc.

FP : Quels sont tes sou­ve­nirs de cette période ?

À Rabat et Alger, c’est la seule période où notre famille a été plei­ne­ment et dura­ble­ment réunie. Ensuite, dans les années pari­siennes, avant l’indépendance de l’Angola, nous pou­vions pas­ser une année sans voir Mário. Sarah l’aimait énor­mé­ment et nous par­lait tout le temps de lui. Il fal­lait que l’on com­prenne que c’était la poli­tique, l’Histoire… Elle com­blait son absence en étant le père et la mère.

FP : De quoi te sou­viens-tu de ces années algéroises ?

Je me sou­viens de Jean Sénac ; il habi­tait près de la mai­son à la Pointe-Pescade. Je me sou­viens du fes­ti­val Panaf, il y avait eu, et c’est ma ver­sion d’enfant, un concert de Miriam Makeba auquel je n’ai pas eu le droit d’assister. Henda et moi nous sommes réveillées dans la nuit et sommes sor­ties attendre nos parents sur le trot­toir. La voi­sine, qui devait jeter un œil sur nous, n’a pas réus­si à nous faire rega­gner notre chambre. Après cela, quand la délé­ga­tion cubaine est arri­vée, Mário et Sarah nous ont réveillées pour les accueillir sur leur bateau. J’ai aus­si le sou­ve­nir de Eldridge Cleaver qui devait dépo­ser ses armes avant d’entrer dans la mai­son : avec Sarah, aucune dis­cus­sion pos­sible sur ce sujet.

[Tournage du film Des fusils pour Banta de Suzanne Lipinska, en 1970]

FP : Tu n’as pas le sou­ve­nir d’avoir été trau­ma­ti­sée par un mode de vie un peu dangereux ?

Pas du tout. Mais c’est vrai que la mort était pré­sente. L’assassinat de Cabral en 1973, l’emprisonnement, pen­dant qua­torze ans, de Joachim, le frère de Mário, nous ont mar­quées. J’en garde une aver­sion pour les armes à feu et le réflexe de cher­cher à les iden­ti­fier. À Bissau, chez les amis (ministres ou pas) que nous visi­tions, j’ai appris à repé­rer les fusils qui étaient pla­cés dans un endroit stra­té­gique de la pièce prin­ci­pale. Pour nous rendre visite à Paris, Mário ne pre­nait jamais les vols directs, il ter­mi­nait ses tra­jets en train ou en voi­ture pour arri­ver plus dis­crè­te­ment. Ma sœur et moi savions qu’il avait une acti­vi­té poli­tique. Il nous mon­trait ses faux pas­se­ports, ses nou­velles iden­ti­tés. Mais on n’en par­lait pas autour de nous. J’ai retrou­vé un cour­rier adres­sé à Sarah dans lequel il lui demande de me rap­pe­ler de ne pas dire qu’il arri­ve­rait dans les pro­chains jours. Un jour, il s’est fait arrê­ter par la police à Saint-Denis ; il était recher­ché par Interpol. Pour obte­nir plus d’informations, les poli­ciers ont inter­ro­gé les voi­sins en leur fai­sant croire que Sarah était tra­fi­quante de drogue. Il a tout de suite été libé­ré car il avait un pas­se­port diplo­ma­tique congo­lais. Après cet évé­ne­ment, il est venu nous rendre visite dans la colo­nie de vacances où Henda et moi séjour­nions. Peut-être a‑t-il eu peur de ne plus nous revoir… Et à nou­veau il a dis­pa­ru quelques temps.

FP : Vous avez quit­té Alger en 1970 quand Sarah s’en est faite expul­ser, après le tour­nage du film Des fusils pour Banta, dont il ne sub­siste que les pho­tos. Que s’est-il passé ?

« Sarah a insul­té un colo­nel. Celui-ci lui a répon­du que si elle n’avait pas été la femme de Mário de Andrade, il l’aurait étran­glée tout de suite. »

Suite à un désac­cord sur l’importance du rôle des femmes dans la gué­rilla et le choix de la musique dans son film, Sarah a insul­té un colo­nel en lui disant qu’il n’était qu’un « capi­taine de merde ». Celui-ci lui a répon­du que si elle n’avait pas été la femme de Mário de Andrade, il l’aurait étran­glée tout de suite. Elle a donc eu qua­rante-huit heures pour quit­ter le ter­ri­toire. Plus tard, Mário m’a dit qu’avec Cabral, ils l’ont accom­pa­gnée sur le tar­mac et ont atten­du que l’avion décolle pour être sûrs qu’elle arrive saine et sauve à Paris. Le film n’a pas été retrou­vé. Je pense qu’il est aux archives de l’armée du FLN et j’espère que les copies n’ont pas été brû­lées ; je ne déses­père pas de les retrou­ver. Sarah est par­tie toute seule, et ma sœur et moi avons été pla­cées dans une famille d’accueil dans les Pyrénées. Mário ne pou­vait plus res­ter à Alger, il devait se rendre à Cuba pour ren­con­trer Fidel Castro. Nous sommes res­tées dans cette famille plu­sieurs mois. Et un jour, ni Henda ni moi ne nous sou­ve­nons com­ment, nous nous sommes retrou­vées à Saint-Denis. Lorsque Sarah est arri­vée à Paris, elle a sol­li­ci­té ses ami·es, notam­ment Madeleine Alleins, avo­cate de Ben Bella et dont le mari tra­vaillait au minis­tère des Finances. C’est lui qui a per­mis de lui attri­buer un loge­ment dans une rési­dence réser­vée aux fonc­tion­naires à Saint-Denis. Elle n’avait aucun reve­nu, ne savait pas quand elle ferait son pro­chain film, et ne pou­vait pas comp­ter sur Mário, alors clan­des­tin… Il nous a rejoint bien plus tard. Elle a meu­blé l’appartement grâce à Jean-Michel Arnold et à Chris Marker, entre autres.

FP : En 1970, Chris Marker et Sarah se connaissent donc déjà bien. Sais-tu com­ment il et elle se sont connus ?

Sans doute par François Maspero. Marker avait réa­li­sé avec Alain Resnais, sur demande de Présence Africaine, le film Les Statues meurent aus­si. Quand mon père est deve­nu ministre de la culture de la Guinée-Bissau (1976–1980), il a créé un Institut du Cinéma, à voca­tion de for­ma­tion, et deman­dé à Chris de venir aider de jeunes cinéastes guinéen·nes qui avaient été formé·es à Cuba, dont Sana Na N’Hada et Flora Gomes.

FP : Au tour­nant des années 1980, Sarah réa­lise une tri­lo­gie de films sur les car­na­vals en Guinée-Bissau et au Cap-Vert. Quel en était le contexte ? 

Avant cela, Sarah a tour­né deux films en Guinée-Bissau : Des fusils pour Banta en 1970, puis un film sur la remise des lettres de créances à Luís Cabral, le futur pré­sident du jeune État, en 1975. À Bissau, le car­na­val est une com­mande de l’Institut du Cinéma. De toute façon, Sarah avait le sou­ci de la trans­mis­sion et elle connais­sait Sana Na N’Hada, avec qui elle avait, en 1975, tra­ver­sé à pied la fron­tière de Guinée-Bissau en guerre. Sana tenait la camé­ra, et les images fil­mées ont ser­vi plus tard à Sans soleil de Chris Marker. Sarah, en revanche, n’a pas ter­mi­né ce film tour­né dans le maquis en 75.

[Monangambeee, 1969 | Association les Amis de Sarah Maldoror & Mario de Andrade]

FP : Que sais-tu des condi­tions de tour­nage de ses pre­miers films, Monangambeee (1968) ou Sambizanga(1972) ?

La vie per­son­nelle de Sarah était chao­tique, pas ses tour­nages. Monangambeee a été pro­duit à Alger par le « dépar­te­ment Orientation du FLN ». Mohamed Zinet était le seul comé­dien pro­fes­sion­nel. Les deux autres étaient un couple mili­tant au MPLA, Elisa [Andrade]7, qui est cap­ver­dienne, et [Carlos] Pestana8, un méde­cin mili­taire, qui joue le rôle du mili­tant que l’on tor­ture. La pro­duc­tion de Sambizanga était fran­çaise : elle a obte­nu l’avance sur recettes du Centre National de la Cinématographie et a pu embau­cher tous les technicien·nes qu’elle vou­lait. Le film a reçu éga­le­ment le sou­tien du MPLA pour le recru­te­ment des comédien·nes, qui étaient des militant·es prin­ci­pa­le­ment. J’ai quelques sou­ve­nirs de Sambizanga : le tour­nage au Congo où nous l’avons rejointe, et sa sor­tie en salles à Paris. Dans l’ensemble, la pro­duc­tion de ce film s’est très bien pas­sée, elle était bien entou­rée mais au moment du tour­nage, une ten­ta­tive de coup d’état a eu lieu, qui a néces­si­té de le repor­ter. Le suc­cès de ce film a beau­coup contri­bué à faire connaître Sarah inter­na­tio­na­le­ment. Il a en quelque sorte construit son image de cinéaste « militante ».

FP : La récep­tion de ce film est mon­diale. Pendant que le film fai­sait le tour du monde, est-ce que Sarah voya­geait avec vous ?

Sarah a énor­mé­ment voya­gé avec ce film, et nous aus­si. Lorsqu’arrivaient les vacances sco­laires, elle nous emme­nait, Henda et moi. Et quand on lui disait non, elle n’était pas contente !

FP : Une fois ins­tal­lée en France au début des années 1970, Sarah recourt à de nom­breux finan­ce­ments ins­ti­tu­tion­nels pour ses films : minis­tère des Affaires étran­gères, CNRS

« Césaire était près des gens et Sarah l’a tou­jours sou­te­nu ; elle ne s’est pas ins­crite dans les polé­miques sur la Négritude qu’elle consi­dé­rait comme des pro­blèmes d’intellectuel·les. »

Une copine l’avait infor­mée de la pos­si­bi­li­té de faire des repor­tages pour le maga­zine Chroniques de France9. Faire ces petits films lui per­met­tait de tra­vailler et de sub­ve­nir aux besoins de la famille, sou­vent élar­gie, et il fal­lait s’occuper de Mário qui était un peu par­tout et sans res­sources ; il y avait tou­jours du monde à la mai­son, c’était lourd pour Sarah. Par exemple, la fille de Cabral, Iva, a vécu long­temps avec nous. De nom­breuses réunions poli­tiques étaient orga­ni­sées à la mai­son. Victor et Fernanda10 devaient res­ter un mois ou deux, mais sont resté·es deux ans pour ter­mi­ner leurs études ; la fille de Manuel Boal11, Sarah, est res­tée plu­sieurs années.

FP : C’est donc avant tout un réseau ami­cal qui per­met à Sarah de travailler.

C’est grâce à Jean-Michel Arnold, l’ancien direc­teur de la Cinémathèque d’Alger, qui diri­geait le ser­vice audio­vi­suel du CNRS, que le SERDDAV12 a finan­cé le por­trait docu­men­taire Aimé Césaire, un homme une terre dif­fu­sé par Antenne 2, puis le court métrage Et les chiens se tai­saient, tour­né dans les réserves du Musée de l’Homme, où Sarah et Gabriel Glissant inter­prètent un extrait de la pièce de théâtre de Césaire. Sarah a réa­li­sé cinq films sur ou avec Césaire, de 1976 à 2008. Ils se voyaient sou­vent à Présence Africaine ou chez lui dans le XIIIème arrondissement.

FP : Son ami­tié avec Césaire et sa fidé­li­té à ses idées semblent intangibles

Césaire était près des gens et Sarah l’a tou­jours sou­te­nu ; elle ne s’est pas ins­crite dans les polé­miques sur la Négritude qu’elle consi­dé­rait comme des pro­blèmes d’intellectuel·les. Elle m’a dit avoir regret­té néan­moins de ne pas avoir consa­cré un film à Édouard Glissant, qui appa­raît dans le film Regards de mémoire, où il visite la cel­lule de Toussaint Louverture au fort de Joux. Elle vivait sa négri­tude et sur­vo­lait les que­relles. Je ne sais pas si elle a ren­con­tré Frantz Fanon. En tout cas, Mário et Fanon se sont ren­con­trés, c’est évident. C’est Mário qui a fait publier Fanon chez Maspero. Julia Maspéro m’a trans­mis une lettre de son père adres­sée à Fanon dans laquelle il évoque leur « ami com­mun » — Mário est déjà clan­des­tin — qui lui a recom­man­dé de lire son manuscrit.

FP : Qu’en est-il de ses autres engagements ? 

Sarah a eu sa carte du Parti com­mu­niste fran­çais. Elle allait par­fois aux réunions de la cel­lule. Elle a ven­du L’Humanité Dimanche ; nous aus­si. On ven­dait même le muguet le 1er mai. On allait à la Fête de l’Huma, et nous avons été très fières quand la sec­tion inter­na­tio­nale a don­né une rue à Amílcar Cabral.

Sambizanga, 1972 | Association les Amis de Sarah Maldoror & Mario de Andrade]

FP : Beaucoup d’intellectuel·les quit­taient le Parti com­mu­niste dans les années 70.

Sarah y est res­tée, sans for­cé­ment y être très active. Plus tard, elle n’a plus renou­ve­lé sa carte.

FP : Est-ce que tu penses que cela dit quelque chose de sa per­son­na­li­té, de sa fidélité ? 

Il y avait deux niveaux : le poli­tique et l’amical. Certain·es ami·es de la cel­lule étaient proches d’elle. Il ne faut pas oublier qu’elle par­tait tel­le­ment sou­vent qu’à un moment don­né, heu­reu­se­ment qu’elle avait des ami·es et voisin·es pour s’occuper de nous. Il arri­vait que ses dates de retour soient incer­taines : une fois elle a été prise dans un coup d’état (au Nigéria, je crois) et a dû rega­gner un pays fron­ta­lier à pied, puis s’imposer dans un avion en pre­nant un enfant sur ses genoux. Plus tard, dès que j’ai pu, je me suis occu­pée de ma sœur et on n’a plus vou­lu aller chez les voisin·es.

FP : Comment votre père sui­vait-il votre éducation ?

Il était très atten­tif : nos lec­tures étaient très impor­tantes, il fal­lait lui dire où on en était, quels livres on avait lus. Dès qu’il ne connais­sait pas un auteur ou un livre, il vou­lait le lire aus­si : je lui ai donc fait lire ses pre­mières bandes des­si­nées. Il fal­lait que nous lui réci­tions les décli­nai­sons latines avec l’accent tonique. Comme il aimait tel­le­ment cette langue (dans laquelle il écri­vait cou­ram­ment), je lui envoyais mes thèmes à tra­duire à Bissau ; ça fai­sait bien remon­ter ma moyenne…

FP : Lorsqu’il est deve­nu ministre de la culture en Guinée-Bissau, il n’a plus eu besoin de fausse iden­ti­té ; cela a‑t-il chan­gé votre relation ?

« En me plon­geant dans sa biblio­thèque, j’ai décou­vert qua­si­ment tout Simone de Beauvoir, les œuvres com­plètes d’Aragon, de Genet, de Victor Serge. »

Cela n’a pas chan­gé notre train de vie. Mário arri­vait de temps en temps à payer les 500 francs de loyer, mais les vire­ments étaient com­pli­qués. À la fin des années 1970, il n’y avait rien à man­ger à Bissau, on ne man­geait que du riz. Mário refu­sait de pro­fi­ter des avan­tages réser­vés aux diri­geants et Sarah nous inter­di­sait de nous plaindre. Pour Mário, si le peuple n’avait rien, nous non plus. Sarah et lui ont par­ta­gé cette inté­gri­té jusqu’au bout, en payant le prix fort. Après le coup d’état en 1980, Mário est hos­pi­ta­li­sé pour un pro­blème de pou­mon. Il est (mal) soi­gné en Allemagne de l’Est. Puis, déçu par la poli­tique et les coups d’État, il est deve­nu conseiller du pre­mier ministre du Cap-Vert, Pedro Pires, qui devien­dra Président de la République à deux reprises. Il obtient la natio­na­li­té cap-ver­dienne, avec laquelle il mour­ra. Il n’aura jamais eu la natio­na­li­té ango­laise, quel drame ! Il se consacre à ses livres, fait quelques mis­sions pour l’UNESCO, par­ti­cipe au Dictionnaire uni­ver­sel des lit­té­ra­tures. Et il oscille entre Lisbonne, Paris et Maputo, au Mozambique.

FP : Votre père est un let­tré. Sarah, qui n’a pas fait d’études, semble sou­vent s’entourer pour l’écriture de ses films. Sollicitait-elle d’autres per­sonnes ou l’inverse ?

Cela fonc­tion­nait dans les deux sens. Jean Genet est venu la cher­cher pour un scé­na­rio sur le racisme qu’ils ont écrit ensemble, mais elle allait aus­si beau­coup au-devant des auteurs. Que ce soit chez Maspéro, à Présence Africaine, dans la librai­rie du Parti com­mu­niste ou au Seuil, on lui conseillait des livres qu’elle lisait, et elle se met­tait au tra­vail. Mais elle s’était inter­dite d’écrire un scé­na­rio, elle pen­sait qu’elle n’en était pas capable. Elle écri­vait donc des synop­sis, notait ses idées, puis en dis­cu­tait avec tel·le ou tel·le auteur ou autrice. Elle disait d’elle-même : « Je ne sais pas écrire, mais j’ai les images. » Elle était pour­tant une grande lec­trice : pour pré­pa­rer son film sur Delgrès13, elle avait ache­té de très nom­breux ouvrages sur les Antilles (sur l’histoire, l’architecture, la bataille navale, etc.). En me plon­geant dans sa biblio­thèque, j’ai décou­vert qua­si­ment tout Simone de Beauvoir, les œuvres com­plètes d’Aragon, de Genet, de Victor Serge. De Damas et Césaire, je suis sûre qu’elle a tout lu. Elle pou­vait ache­ter plu­sieurs exem­plaires du même livre et le décou­pait, recol­lait ces extraits sur des pages qu’elle assem­blait ensuite dans le scé­na­rio en cours d’écriture ; elle n’avait pas de culte pour l’objet livre. Alors qu’avec mon père, c’était le drame si on cor­nait un livre ou si on le lais­sait par terre.

[Cap-Vert, un carnaval dans le Sahel, 1979 | Association les Amis de Sarah Maldoror & Mario de Andrade]

CF : Dans ses films, le choix des plans est très tra­vaillé, notam­ment par de nom­breux glis­se­ments entre pay­sage et por­trait. Ces choix semblent avoir été écrits : com­ment se pas­saient ses tournages ?

Elle tra­vaillait beau­coup en amont des tour­nages avec tous les tech­ni­ciens, chef opé­ra­teur, chef déco­ra­teur : elle les emme­nait au musée pour voir une pein­ture en par­ti­cu­lier en fonc­tion du film, afin d’expliquer quelle lumière ou ambiance elle sou­hai­tait. Il y a quelque chose de très sovié­tique dans sa manière de faire des films, de com­po­ser ses plans, d’être atten­tive aux détails, aux regards face camé­ra. En cela elle me semble très influen­cée par Eisenstein. Et le mon­tage était très impor­tant : elle était tous les jours en salle de mon­tage et ado­rait ça.

FP : On peut aus­si déce­ler un héri­tage sur­réa­liste, par exemple dans son film sur Léon-Gontran Damas, où elle filme des colonnes de four­mis, des nuées de mous­tiques… Il y a quelque chose de dis­rup­tif dans ces plans de coupe, dont on ne com­prend pas for­cé­ment le sens, mais qui sont des élé­ments de cris­tal­li­sa­tion qui cap­turent l’attention. Il est frap­pant de voir à quel point ce sont les textes poé­tiques qui struc­turent les films. On com­prend que l’un des élé­ments struc­tu­rant de son ciné­ma est de le faire diri­ger par le verbe.

Tout à fait, c’est un aspect com­mun et struc­tu­rant de ses films. Que l’on retrouve jusque dans le choix de son nom. On peut dire que le verbe, la poé­sie, ont fait Sarah et qu’elle a malaxé et revi­si­té toute sa vie la poé­sie. Jusqu’à l’homme de sa vie qui était un poète… On peut aus­si ajou­ter l’importance des choix musi­caux pour ses films : la fré­quence du jazz, du gos­pel, des chan­sons de Toto Bissainthe, de Miriam Makeba… Elle a une manière carac­té­ris­tique de faire coïn­ci­der le poé­tique, la musique des mots, aux ques­tions poli­tiques, comme une tra­di­tion orale et révo­lu­tion­naire. Et de faire cir­cu­ler les géo­gra­phies, en met­tant une musique afri­caine sur un film tour­né aux Caraïbes ou en Colombie.

FP : Cela nous donne l’occasion de par­ler de son rap­port aux Antilles. C’est un grand nœud dans sa vie, non ?

« Elle a une manière carac­té­ris­tique de faire coïn­ci­der le poé­tique, la musique des mots, aux ques­tions poli­tiques, comme une tra­di­tion orale et révolutionnaire. »

Elle ne nous en a jamais beau­coup par­lé, com­ment pou­vait-il en être autre­ment ? Elle a peu connu son père et n’a voya­gé que tar­di­ve­ment aux Antilles où elle n’a jamais vrai­ment été accep­tée. Nous sommes allées toutes les trois pour la pre­mière fois, en Guadeloupe à la fin des années 1980. Ce n’était pas la pre­mière fois pour Sarah, car elle y était allée pour ses films. Mais elle n’a pas vrai­ment été admise par la com­mu­nau­té antillaise ; elle ne par­lait pas créole et s’en fichait. Tandis que pour notre père, l’Angola c’était l’avenir, c’était sa bataille, sa vie. Nous étions très impré­gnées par l’Afrique.

CF : On peut sou­vent lire, dans des articles qui lui sont consa­crés, qu’elle est une réa­li­sa­trice guadeloupéenne.

Oui, mais elle n’employait pas cette expres­sion. Elle n’acceptait aucune fron­tière, aucun car­can, et elle n’aimait pas être réduite à la cou­leur de sa peau. À la ques­tion sur ses ori­gines, elle répon­dait « Je suis cou­leur de nuit », ou encore « Je suis de là où je suis ».

CF : Dans la chro­no­lo­gie de ses films, il y a des creux, par exemple entre 1974 et 1977, et plus tard entre 1989 et 1995 — pen­dant cette seconde période, il y a la mort de Mário. Est-ce que tu sau­rais les expliquer ?

Ces « creux », comme vous dites, font par­tie de la réa­li­té de la vie des cinéastes, qui n’enchaînent pas tou­jours film sur film ; il y a le temps de l’écriture des pro­jets, celui de la recherche de finan­ce­ment puis celui de la pro­duc­tion. Quand les res­sources ne sont pas réunies, il faut tout recom­men­cer et s’atteler à un autre pro­jet. Sarah a écrit 46 pro­jets de films non réa­li­sés à dif­fé­rents stades, de la simple note au scé­na­rio abou­ti. En les lisant, on se rend compte d’un éclec­tisme appa­rent mais en fait, les thèmes de la liber­té, la poé­sie, la trans­mis­sion et l’injustice sont récur­rents. Après Sambizanga, elle est allée tour­ner au Panama en 1974 un film inti­tu­lé Velada, dont la copie est per­due, et le pro­jet Naissance d’un État sur Amílcar Cabral14, qui a néces­si­té de nom­breux allers-retours avant l’arrêt bru­tal du projet.

Un dessert pour Constance, 1981 | Association les Amis de Sarah Maldoror & Mario de Andrade]

Les années 1980 ont été dif­fi­ciles : c’est une époque où elle sur­vit grâce à des courts-métrages et des repor­tages pour l’émission Mosaïque15). De 1989 à 1994, il y a effec­ti­ve­ment un grand creux qui s’explique par l’écriture de son grand pro­jet sur Delgrès : huit ver­sions de scé­na­rio, une ten­ta­tive de col­la­bo­ra­tion avec le cinéaste amé­ri­cain Jonathan Demme ; rien n’y fera. Ce pro­jet était trop ambi­tieux, elle n’a jamais trou­vé le finan­ce­ment. En 1990, la mort de Mário a été un grand coup. Nous avons été toutes les trois abat­tues par la bru­ta­li­té de sa dis­pa­ri­tion. Aujourd’hui, tout l’engouement autour de l’œuvre de Sarah — votre expo­si­tion, les hom­mages, les rétros­pec­tives — c’est assez étrange et inat­ten­du. Elle avait moins d’ami·es de son vivant…

CF : Est-ce qu’elle avait une échelle de valeur vis-à-vis de ses films ?

Surtout pas. Elle ado­rait tout, toutes les images, tous les arts, toutes les formes. Elle aimait beau­coup le for­mat court. Elle rêvait de faire de la pub. Raconter une his­toire en trente secondes était un rêve pour elle ; elle a essayé par tous les moyens, mais n’a jamais pu. Elle avait ses pré­fé­rences, bien sûr : Monangambeee lui était très cher, parce que c’était son pre­mier film et qu’elle s’est sen­tie très libre. Elle fut la pre­mière sur­prise du prix de la mise en scène qu’elle reçut au Festival de Tours. Elle affec­tion­nait par­ti­cu­liè­re­ment son film sur Damas, et elle a por­té beau­coup d’attention à l’image en noir et blanc ; un film réus­si grâce à la com­pli­ci­té qui la liait au chef-opé­ra­teur Pierre Bouchacourt.

FP : Elle n’a pas res­sen­ti de regrets pour le long-métrage ?

« Sarah n’était pas femme de regrets. Elle avançait. »

Bien sûr qu’elle aurait pré­fé­ré réa­li­ser plus de longs-métrages. J’ai retrou­vé quelques scé­na­rios tout à fait abou­tis. Mais Sarah n’était pas femme de regrets. Elle avançait.

FP : Que penses-tu de ses fic­tions réa­li­sées pour la télévision ?

Un des­sert pour Constance est une comé­die char­mante qui n’a été dif­fu­sée qu’une fois sur Antenne 2. L’Hôpital de Leningrad reste pour moi sa meilleure fic­tion. On y retrouve ses thèmes de pré­di­lec­tion : l’enfermement, la soli­da­ri­té et la liber­té, et elle offre un joli rôle à Roger Blin, pro­ba­ble­ment sa der­nière appa­ri­tion sur les écrans.

FP : Un des­sert pour Constance a cette qua­li­té de mon­trer un milieu ouvrier par­ti­cu­liè­re­ment ségré­gué, celui des éboueurs — on ne voit pas cela à la télé.

Sa réus­site vient éga­le­ment d’avoir choi­si l’angle de la comé­die pour abor­der ces thèmes peu trai­tés en prime time. Sarah vou­lait aus­si mon­trer l’amitié et la soli­da­ri­té qui unissent les immigré·es. La der­nière phrase résume bien le film : « L’essentiel est de ne jamais venir tra­vailler dans la soli­tude et le mépris ».

CF : À par­tir de quel moment des per­sonnes, des chercheur·ses, des artistes, ont com­men­cé à s’intéresser aux rela­tions entre ciné­ma et indé­pen­dances afri­caines, et à appro­cher Sarah pour avoir son témoignage ?

Dès la sor­tie de Sambizanga. Ce film a vrai­ment mar­qué les esprits. Des per­sonnes venaient la ren­con­trer : elle répon­dait aux ques­tions, ou pas d’ailleurs, mais tou­jours avec humour ; si on lui deman­dait un conseil, elle don­nait volon­tiers des docu­ments ori­gi­naux en se disant qu’on les lui ren­drait. Elle a même prê­té ses mas­ters, inutile de pré­ci­ser que je les cherche encore… Mais elle détes­tait par­ler de sa « car­rière ». Elle disait « Ça sent le sapin ! », sur­tout quand un fes­ti­val vou­lait lui rendre hommage.


Photographie de ban­nière : Un car­na­val dans le Sahel
Illustration de vignette : Maya Mihindou


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  1. Entretien pour L’Humanité, 3 février 2001.[]
  2. Il s’est tenu du 19 au 22 sep­tembre 1956, à la Sorbonne.[]
  3. Pièce de théâtre de Jean Genet, publiée en jan­vier 1958 par la mai­son d’édition de l’Arbalète, et créée le 28 octobre 1959 au Théâtre de Lutèce à Paris, par la Compagnie des Griots dans une mise en scène de Roger Blin.[]
  4. « La Reine des Nègres vous parle des blancs », France Observateur, 20 février 1958.[]
  5. Entretien inédit, Présence Africaine, 1955.[]
  6. Sarah Maldoror, Des fusils pour Banta, film tour­né en 1970 dont il ne reste que les scripts et les pho­to­gra­phies de tour­nage, réa­li­sées par Suzanne Lipinska.[]
  7. Elisa Silva Andrade (1939–2021), socio­logue, membre du PAIGC et actrice pour Sarah Maldoror dans Monangambeee et Sambizanga.[]
  8. Artur Carlos Mauricio Pestana dos Santos (1941), membre du MPLA.[]
  9. Dispositif de finan­ce­ment de docu­men­taires réa­li­sés pour le Ministère des Affaires étran­gères afin de repré­sen­ter la France à l’étranger.[]
  10. Victor João de Almeida et Fernanda Antonieta Saraiva de Carvalho, militant·es du MPLA.[]
  11. Manuel Boal, membre du MPLA, plus tard ministre de la san­té en Guinée-Bissau.[]
  12. Service d’étude, de réa­li­sa­tion et de dif­fu­sion de docu­ments audio­vi­suels.[]
  13. Né en 1766, Louis Delgrès est un colo­nel de l’armée fran­çaise à Basse-Terre en Guadeloupe. Lorsque Napoléon Bonaparte réta­blit l’esclavage en 1802, Delgrès fait publier l’appel abo­li­tion­niste inti­tu­lé À l’Univers entier, le der­nier cri de l’innocence et du déses­poir. Il orga­nise la muti­ne­rie de son bataillon contre les troupes napo­léo­niennes, et est contraint, pour res­ter libre, de se sui­ci­der à l’explosif avec 300 de ses com­pa­gnons, à Matouba, le 28 mai 1802.[]
  14. Naissance d’un État. Vie et mort de Cabral (Amílcar assas­si­né en 73) est un film qui devait être pro­duit avec l’aide du SERDDAV à tra­vers Jean-Michel Arnold, et le sou­tien de l’université du Panama. Les cir­cons­tances dans les­quelles le pro­jet est aban­don­né ne sont pas connues.[]
  15. Émission de télé­vi­sion dif­fu­sée sur FR3 de 1977 à 1987 pour laquelle Sarah Maldoror tourne une dizaine de brefs repor­tages.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Walter Rodney, mar­xiste pan­afri­cain », Sean Ledwith, sep­tembre 2021
☰ Lire notre article « De l’esclavage à la coopé­ra­tion : chro­nique de la dépen­dance », Saïd Bouamama, sep­tembre 2021
☰ Lire notre entre­tien avec Robert Guédiguian : « Il n’y a pas d’espace hors de la poli­tique », novembre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Patrick Chamoiseau : « Il n’y a plus d’ailleurs », février 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Stefano Savona : « Le ciné­ma ne raconte pas le quo­ti­dien », mai 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Raoul Peck : « Déconstruire pour construire », octobre 2017


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