Marisa, révolutionnaire italienne : « On avait des rêves, on savait où on voulait aller »


Le col­lec­tif l’Atelier des pas­sages recueille depuis plu­sieurs années des récits de femmes peu habi­tuées à témoi­gner de leur par­cours mili­tant et de leurs enga­ge­ments fémi­nistes et révo­lu­tion­naires. Moins que « les hauts faits qu’elles pour­raient reven­di­quer », c’est « la qua­li­té et l’intensité de ces vies enga­gées » que cherche à mettre en évi­dence ce col­lec­tif. Ainsi, des années 1960 à nos jours, de l’Italie à la France, de l’Uruguay à la Suisse, sans oublier l’Allemagne com­mu­niste, six témoi­gnages com­posent l’ou­vrage Révolutionnaires — Récits pour une approche fémi­niste de l’en­ga­ge­ment, publié l’an pas­sé aux Éditions du com­mun. « Nous cher­chons autant celles qui se sont enga­gées dans la poli­tique syn­di­cale ou ins­ti­tu­tion­nelle que celles qui l’ont reje­tée », est-on pré­ve­nu en intro­duc­tion. Marisa est née au sud de l’Italie juste après la Seconde Guerre mon­diale. De l’Autonomie ita­lienne au fémi­nisme radi­cal en pas­sant par l’a­nar­chisme sici­lien, elle a confié son récit à l’Atelier des pas­sages, que nous repro­dui­sons ici.


Être anarchiste n’était pas si abominable

Je suis née en 1947. Je viens de Calabre, au sud de l’Italie. C’est une région très pauvre, qui a tou­jours connu l’émigration. Mes parents étaient maître·sses d’école. Mon père était plu­tôt de gauche, un socia­liste huma­niste. Il avait d’abord été au PSI (Parti socia­liste ita­lien) avant de pas­ser au PSUIP (une scis­sion à la gauche du Parti socia­liste). Malgré cela, mes frères et sœurs ne sont pas du tout devenu·es comme moi. Contrairement à elles et eux, je me rebel­lais beau­coup, j’étais tou­jours à tirer dans le tas. Peut-être aus­si que je me posais plus de ques­tions… Je ne sais pas. Je sais juste que j’étais comme ça, il y avait des choses face aux­quelles je me disais : « C’est pas juste ».

Comme ma mère tra­vaillait, on avait une femme à la mai­son pour aider aux tra­vaux ména­gers. Elle venait de Sicile et ne savait pas lire. Ce qu’elle me racon­tait sur sa vie m’a énor­mé­ment mar­quée. Avant de venir chez nous, elle avait tra­vaillé chez des gens riches mais le mari avait vou­lu la vio­ler, alors elle s’était enfuie. Il l’avait ensuite accu­sée d’être une voleuse, après avoir dis­si­mu­lé de l’or dans son tiroir… Tout en bos­sant chez nous, elle conti­nuait à faire des ménages dans d’autres familles riches. Elle les ser­vait mais ne man­geait jamais à leur table, elle devait débar­ras­ser puis man­ger chez elle. Ça, ça m’avait vrai­ment choquée.

Pour moi le pre­mier enga­ge­ment poli­tique, ça a été à la toute fin du lycée. J’avais tou­jours beau­coup lu et j’avais un ami dont le père était anar­chiste et libraire. Quand cet ami mou­rut, son fils ven­dit tous ses livres pour pas cher et c’est là que je suis tom­bée sur Dieu et l’État, de Bakounine. Ce fut une révé­la­tion, je me suis dit : « Lui, il pense comme moi ». Avec mon père, nous dis­cu­tions sou­vent de la capa­ci­té des gens à s’organiser et, en géné­ral, nous finis­sions par nous engueu­ler sur l’idée de « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat », que j’avais décou­verte dans ses bou­quins sur Lénine ou Marx. Je pen­sais qu’il fal­lait s’organiser encore autre­ment. Quand nous nous dis­pu­tions, il me disait : « Tu es anar­chiste, avec toi on ne peut pas par­ler. » Mais moi, à la base, je ne savais pas qui c’étaient, les anar­chistes. Il y avait bien eu un groupe là où je vivais pen­dant un moment, mais c’était fini, il n’y avait plus per­sonne. Alors moi, « les anar­chistes », ça ne me disait rien. Je sai­sis­sais juste que c’était très néga­tif, que j’étais quelque chose d’abominable… mais lire Bakounine cette année-là me fit réa­li­ser qu’être anar­chiste, c’était bien !

« Je suis tom­bée sur Dieu et l’État, de Bakounine. Ce fut une révé­la­tion, je me suis dit : Lui, il pense comme moi. »

Quand je suis allée étu­dier l’architecture à l’Université de Florence, en 1966, j’ai donc cher­ché des anar­chistes avec lesquel·les mili­ter. J’ai d’abord ren­con­tré un pre­mier groupe. C’était des pla­te­for­mistes, c’est-à-dire une branche anar­chiste ins­pi­rée par Makhno et Archinov qui, suite à la Révolution russe, appe­laient à une orga­ni­sa­tion plus rigide, plus com­mu­niste dans sa forme. Mais après plu­sieurs mois pas­sés en leur sein, on conti­nuait à me tes­ter, à me deman­der si je connais­sais bien Bakounine, Makh, etc., pour s’assurer que j’étais une bonne mili­tante… et je n’en pou­vais plus. Je me suis confiée à un copain qui, lui, ven­dait Umanità Nuova, le jour­nal de la fédé­ra­tion anar­chiste, et qui par­la de moi à un autre groupe, le groupe Durruti. Je me suis ren­due à une réunion. Il y avait toute sorte de gens, Faile, un ouvrier qui tra­vaillait dans les mines de marbre à Carrare, Gino Cerrito, un pro­fes­seur d’université… Il y avait des militant·es beau­coup plus jeunes que nous, mais aus­si des copains qui mili­taient depuis long­temps. Je m’y sen­tis vrai­ment plus à l’aise, ça cor­res­pon­dait bien mieux à ce que j’étais.

Ça ne s’arrêtait jamais

Je suis res­tée cinq ans dans le groupe Durruti. Cinq années très dif­fi­ciles parce que, même pour col­ler des affiches, tu avais les fachos au cul tout le temps. C’était très très com­pli­qué. La ten­sion sociale était omni­pré­sente, intense. Le pou­voir ita­lien était vrai­ment instable. Pendant cette période, il y eut plu­sieurs ten­ta­tives de coup d’État de fas­cistes, en lien avec des offi­ciers mili­taires et des agents des ser­vices secrets. Lors du pre­mier, j’étais à la can­tine sco­laire de l’université. Des copains avaient débou­lé dans la can­tine en criant : « Arrêtez tout ! Il y a eu un coup d’État ! » Mais il était stu­pide de res­ter là à blo­quer la can­tine uni­ver­si­taire, alors nous étions sorti·es… Une autre fois, des copains de la Croix Noire de Rome m’avaient appe­lée pour me pré­ve­nir : « Ne dor­mez pas chez vous cette nuit. » Il se pas­sait de nou­veau quelque chose du côté du pou­voir, on ris­quait de se faire rafler. Nous avions alors fait une réunion en urgence pour déci­der qu’effectivement, on ne dor­mi­rait pas chez nous. Alors que nous étions en train de dis­cu­ter, des membres des Jeunesses com­mu­nistes, qui en géné­ral ne nous aimaient pas trop, avaient débar­qué. Tous leurs diri­geants étaient par­tis, il n’y avait plus per­sonne et alors iels nous avaient deman­dé : « On fait quoi, nous ? » Sans tête, iels étaient perdu·es…

Comme tout le monde, je mili­tais donc à l’université. J’empêchais la reprise des cours, je par­ti­ci­pais aux assem­blées toutes les cinq minutes… parce que l’université était plus sou­vent occu­pée qu’ouverte ! À cette époque, en Italie, les dis­cus­sions étaient per­ma­nentes, ça ne s’arrêtait jamais, on débat­tait de tout, de ce qu’on vivait, de com­ment on ana­ly­sait les choses, de ce qu’on pou­vait faire. Je serais bien inca­pable aujourd’hui de décrire ce qu’on fai­sait tel­le­ment c’était foi­son­nant et conti­nu. C’était du mili­tan­tisme poli­tique. La for­ma­tion théo­rique et la connais­sance des penseur·euses anar­chistes, elle, se fai­saient plus individuellement.

« Je suis res­tée cinq ans dans le groupe Durruti. Cinq années très dif­fi­ciles parce que, même pour col­ler des affiches, tu avais les fachos au cul tout le temps. »

Une de nos acti­vi­tés vrai­ment impor­tante consis­tait à aider les femmes à avor­ter clan­des­ti­ne­ment. Pour ça, on louait des mai­sons où les médecin·es et infirmi·ères pou­vaient pra­ti­quer dis­crè­te­ment, sur leur temps libre. Il était impos­sible d’y res­ter long­temps sans se faire repé­rer alors il fal­lait régu­liè­re­ment démé­na­ger. Moi, j’avais le même rôle que beau­coup d’autres copines fémi­nistes : aider ces femmes, faire pas­ser l’info, par­fois les suivre, res­ter à leurs côtés, parce qu’avorter n’est jamais ano­din. Aujourd’hui on n’accompagne plus les femmes qui avortent mais à l’époque, on savait que c’était un acte sou­vent lourd à porter.

Quand nous avons mon­té notre pre­mier groupe fémi­niste, nous nous sommes tout de suite posé la ques­tion de la mixi­té. Les hommes autour de nous avaient l’habitude de prendre la parole, de par­ler en public. Nous avions besoin d’un espace à nous, pour sor­tir du rôle dans lequel nous étions trop sou­vent can­ton­nées. Dans ces années-là, les femmes étaient bien coin­cées dans le car­can fami­lial. Elles étaient vrai­ment tenues en laisse, de plein de manières. Nous avions besoin d’espaces où oser prendre la parole, par­ler en public, nous expri­mer tran­quille­ment, sans tous ces hommes qui savaient déjà s’exprimer. Contrairement à aujourd’hui, nos groupes n’étaient pas ouverts aux per­sonnes trans. Nous ne nous posi­tion­nions pas spé­cia­le­ment contre mais nous vou­lions dis­cu­ter entre femmes qui avions subi l’oppression de l’éducation fémi­nine. Même si les femmes trans ne se sen­taient pas dans un rôle mas­cu­lin, pour nous, leur édu­ca­tion était mas­cu­line alors elles n’y avaient pas leur place. Il y avait bien sûr des clashs entre nous. Moi, par exemple, je ne sup­por­tais pas l’inversion sys­té­ma­tique des rôles. Quand des copines m’invitaient à man­ger chez elles et que c’était leur mec qui cui­si­naient, qu’elles met­taient les pieds sous la table et lisaient le jour­nal, je trou­vais ça insup­por­table. Dire : « On nous l’a fait pen­dant des siècles donc on va le faire subir pen­dant des siècles », ça n’était pas une posi­tion accep­table pour moi. On avait des dis­cus­sions sur tout, on s’engueulait beau­coup, ça ne s’arrêtait jamais.

La joie de dire : « C’est moi qui décide »

Tout ce début des années 1970 en Italie, ce fut une période de grande joie. Tu ris­quais beau­coup, parce que les manifs n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, là où j’habite à Besançon : la police ita­lienne à ce moment-là, c’était clai­re­ment une police fas­ciste. Mais mal­gré cela, c’était vrai­ment la joie qui nous ani­mait, la joie de dire : « C’est moi qui décide », de ­pen­ser ensemble, de faire, d’expérimenter. On cher­chait à chan­ger fon­da­men­ta­le­ment les choses.

À cette époque en Italie, la dif­fé­rence entre le nord et le sud était très mar­quée. Au sud il n’y avait rien, pas d’industrie, peu d’universités. Beaucoup de jeunes émi­graient au nord pour trou­ver du tra­vail. Iels se fai­saient mas­si­ve­ment embau­cher dans les usines. C’était des jeunes plus « rib­bel­listes », comme on disait, moins attaché·es à l’idée du syn­di­cat, réfrac­taires à l’encadrement. Et bien sûr, leur arri­vée créait une vraie effer­ves­cence dans les usines. Et ça per­met­tait aus­si au mou­ve­ment anar­chiste de retrou­ver du sang neuf, alors qu’avant 68 il était un peu stag­nant. Je dis « 68 » mais il ne faut pas oublier qu’en Italie, c’est un 68 qui a duré dix ans, qui a ouvert une période de grèves incroya­ble­ment longue. Ça a été l’éclosion de beau­coup de choses…

« Tout ce début des années 1970 en Italie, ce fut une période de grande joie. Tu ris­quais beau­coup, parce que la police ita­lienne à ce moment-là, c’était clai­re­ment une police fasciste. »

Les groupes poli­tiques étaient très actifs. Il y avait Potere Operaio par exemple, un groupe mar­xiste bien cadré, rigide dans ses formes d’organisation. Leurs pre­mières actions étaient très spec­ta­cu­laires mais lar­ge­ment accep­tées. Par exemple, iels avaient atta­ché le patron au por­tail d’entrée de l’usine de la Fiat au petit matin. Les ouvri·ères, loin de le libé­rer, lui avaient cra­ché des­sus. Ça s’était très bien pas­sé ! Il y avait aus­si les Brigades rouges qui étaient com­mu­nistes, pas anar­chistes. Elles aus­si fai­saient beau­coup d’actions et à un moment, elles étaient pas­sées à une orga­ni­sa­tion clan­des­tine armée, beau­coup plus hiérarchisée.

Quand les actions ont com­men­cé à être armées, ça a créé de grandes cas­sures, des rup­tures avec le mou­ve­ment ouvrier et cer­tains autres groupes. Il y avait deux ten­dances, celle qui vou­lait construire le mou­ve­ment et celle qui espé­rait que les actions armées pous­se­raient à la révo­lu­tion. Moi, j’ai tou­jours dit aux cama­rades qui choi­sis­saient la lutte armée : « Je ne veux être l’avant-garde de per­sonne. » Ça ne ren­trait pas dans ma logique. Alors, après 1972, j’ai pré­fé­ré ren­trer avec mon diplôme sous le bras. J’ai quit­té Florence en me disant qu’il y avait besoin de monde en Calabre. J’ai fait ce choix alors que l’université venait de me pro­po­ser un poste en sciences de l’urbanisme, qui cor­res­pon­dait tout à fait à mes études. Ils essayaient tou­jours de te récu­pé­rer comme ils pouvaient…

Lutter comme une manière d’être

De retour en Calabre en 1972, avec un groupe de très jeunes gens, nous avons for­mé un col­lec­tif qui a fait des petits, peu à peu, par­tout dans la région. On l’a appe­lé Ionico, parce qu’il lon­geait la mer ionienne. Il y en avait dans presque toutes les villes de la pointe jusqu’en Sicile, et ça a duré plu­sieurs années. Avec ce col­lec­tif, nous avons par exemple par­ti­ci­pé à une grosse lutte dans une usine de ciment qui devait fer­mer. On a occu­pé l’usine, dénon­cé dans toute la ville ce qui se pas­sait et on est allé·es au tri­bu­nal pour­suivre les patrons qui vou­laient licen­cier. On a uti­li­sé tous les moyens pos­sibles et iels n’ont fina­le­ment licen­cié per­sonne ! On fai­sait avec les gens, par le biais d’assemblées popu­laires larges qu’on orga­ni­sait ensemble, avec les ouvri·ères qu’on connais­sait le mieux. On allait aus­si au conseil muni­ci­pal pour blo­quer les déci­sions aux­quelles les gens étaient opposé·es. On a réus­si des choses vrai­ment inté­res­santes, par exemple pour que les étudiant·es n’aient pas à payer le train : on avait fabri­qué des petits bons qui sti­pu­laient qu’iels pou­vaient voya­ger gra­tui­te­ment, juste comme ça. On avait écrit des­sus les rai­sons pour les­quelles le train devait être gra­tuit. Une autre tech­nique, c’était, au moment où les contrô­leurs arri­vaient, de tirer l’alarme du train pour les empê­cher de dis­tri­buer des amendes.

Les auto­ré­duc­tions, c’est-à-dire le fait d’imposer soi-même une baisse du prix sur un pro­duit ou un ser­vice auquel on estime devoir accé­der, étaient très répan­dues. Elles pou­vaient être impul­sées par des col­lec­tifs orga­ni­sés comme le nôtre pour les voyages en train, mais aus­si se faire de manière non reven­di­quée, comme pour l’eau et l’électricité. Des familles refu­saient sim­ple­ment de payer, dans ce cli­mat social agi­té, où la volon­té de chan­ge­ment était lar­ge­ment par­ta­gée. C’était la pre­mière fois que s’exprimaient autant d’organisations poli­tiques, auto­nomes des par­tis et sou­te­nues par énor­mé­ment de gens.

« Pour blo­quer, des femmes se sont mises avec leurs chaises tout le long de la rue et elles ont com­men­cé à faire leur tricot. »

Dans notre ville, il y avait une rue qui n’était pas du tout entre­te­nue, impra­ti­cable chaque fois qu’il pleu­vait. Les gens qui vivaient dans le quar­tier n’en pou­vaient plus. Pour exi­ger sa remise en état, on avait déci­dé de la blo­quer com­plè­te­ment. On savait que ça déran­ge­rait, parce que les mafio­si pre­naient cette route pour aller cher­cher les oranges. Pour blo­quer, des femmes se sont mises avec leurs chaises tout le long de la rue et elles ont com­men­cé à faire leur tri­cot. Quand les mafio­si sont arri­vés, j’allais par­tir devant pour leur par­ler mais la mère d’un copain m’a arrê­tée : « Toi, tu ne parles pas, c’est moi qui vais par­ler », tout ça pour me pro­té­ger. Au final, elles ont tenu et ils ne sont pas pas­sés. Après ce blo­cage, la mai­rie a refait la route !

À cette époque-là en Calabre, c’était dan­ge­reux d’être anar­chiste parce que tout se mêlait : la mafia, les fas­cistes, la police. Comme je l’ai déjà dit, pour col­ler des affiches, il fal­lait être nombreux·ses : un groupe qui fai­sait le guet, un groupe qui col­lait. Un jour, la police nous a embarqué·es au com­mis­sa­riat à trois heures du matin. J’ai insis­té pour qu’ils prennent les affiches et nous laissent par­tir mais les flics ont répon­du : « Non non, on vous garde ici toute la nuit, parce qu’il y a les autres qui vous cherchent ». Les autres, c’était les ’Ndranghetistes, la mafia de Calabre. Je me sou­viens de la pre­mière fois où je suis allée à une manif dans une ville plus au nord. J’ai vu les copains qui col­laient les affiches en plein jour, tran­quilles, pen­dant la manif et je me suis dit : « Mais ils sont fous ! » On avait un copain de Calabre, Casile, qui avait fait toute une recherche sur les liens entre la mafia et la vente d’armes. Le jour où il est allé à Rome remettre son enquête, un camion l’a écra­sé et il en est mort. On n’a jamais su d’où était arri­vé le véhi­cule et on n’a pas retrou­vé son enquête. C’était évident, ils l’avaient tué. Et il n’y a jamais eu de suites… Ce qui nous a sans doute sauvé·es, c’est le fait que les ’Ndranghetistes se soient ren­du compte trop tard de notre dan­ge­ro­si­té, à un moment où nous étions déjà trop enraciné·es dans la région pour qu’ils puissent agir largement.

Quant aux fas­cistes, nous allions de temps en temps les prendre en pho­to en cachette, pen­dant leurs réunions, pour savoir qui s’y ren­dait. Toutes ces années, il y avait beau­coup d’attentats clai­re­ment orches­trés par l’État ita­lien, la CIA et les fas­cistes. Ils avaient peur que la situa­tion poli­tique ne porte les Rouges au pou­voir, comme ils disaient. Alors, les ser­vices secrets ita­liens et amé­ri­cains avaient mis en place ce qu’on a appe­lé plus tard la stra­té­gie de la ten­sion. Ça a com­men­cé en 1969 avec la bombe de Piazza Fontana à Milan, sui­vie de l’arrestation et de la défe­nes­tra­tion de l’anarchiste Pinelli. Ils avaient tout de suite pris pour cible les anar­chistes. Du jour au len­de­main, ta voi­sine de palier ne te disait plus bon­jour et te regar­dait ter­ro­ri­sée en pen­sant que tu étais anar­chiste. Nous, on a tout de suite com­pris les mani­gances de l’État. Mais le Parti com­mu­niste, sans doute parce qu’il était déjà fra­gi­li­sé, bien qu’encore majo­ri­taire, a mis du temps à dénon­cer ce qui se pas­sait, toutes ces bombes qui explo­saient dans les gares et sur les places, et les anar­chistes arrêté·es mas­si­ve­ment à tort. Malgré toute cette ten­sion, il était incon­ce­vable pour moi de ces­ser la lutte, parce que cet idéal anar­chiste, n’était pas seule­ment une idée. C’était une manière d’être, de vivre. Donc qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Te sui­ci­der ? J’étais convain­cue du sens de ce que nous fai­sions, convain­cue que le sys­tème n’était pas bon du tout.

Tu t’appelleras comme ça et là, on va à Venise…

À l’université, j’avais ren­con­tré mon mari. Il par­ti­ci­pait lui aus­si au col­lec­tif Ionico de Sederno. On a eu une fille ensemble, A. Je main­te­nais mal­gré cela mon impli­ca­tion poli­tique, ça ne chan­geait rien, j’amenais ma petite avec moi dans les réunions, ça ne modi­fiait pas du tout mon enga­ge­ment. Par contre, ça a beau­coup chan­gé le rap­port à mon mari… parce qu’il n’assumait rien. Ça a vrai­ment contri­bué à ce que je veuille le quit­ter. Je n’avais plus confiance en lui, je disais à mes ami·es : « Il est tout sauf anar­chiste ! » Je lui ai dit que je vou­lais divor­cer mais lui, s’y refu­sait. À cette époque, il y avait très peu de situa­tions où le divorce était accep­table. Et le pro­blème, c’était qu’il y avait ma fille au milieu de tout ça. Son père ne s’était jamais beau­coup inté­res­sé à elle mais bon, il avait vou­lu être père… Et un jour, elle avait cinq ans, il est par­ti avec elle sans lais­ser de trace. Je me suis lan­cée à leur recherche, j’ai tour­né par­tout en Calabre. Quand j’ai enfin décou­vert où iels se cachaient et que je m’y suis ren­due, iels étaient déjà reparti·es ailleurs. Six mois plus tard il est fina­le­ment ren­tré à la mai­son avec elle et m’a dit : « Retiens bien ça, je peux te refaire le coup quand je veux. »

« Une mère anar­chiste ne pou­vait pas être une bonne mère ! En tout cas, va essayer de convaincre le juge du contraire… »

Chaque fois que le juge en charge du divorce ouvrait notre dos­sier, il en sor­tait des infor­ma­tions me concer­nant dont je ne lui avais bien sûr jamais par­lé, comme des articles de presse sur des actions poli­tiques aux­quelles j’avais par­ti­ci­pé. Une mère anar­chiste ne pou­vait pas être une bonne mère ! En tout cas, va essayer de convaincre le juge du contraire… Alors un jour, j’ai déci­dé de faire mes affaires et de par­tir avec ma fille. C’était en 1984. Des cama­rades m’ont pro­po­sé d’aller vivre dans la mon­tagne à côté de Carrare, là où il y avait des groupes anar­chistes. Mais avec une gamine de cinq ans, je ne pou­vais pas. Alors iels ont deman­dé à d’autres ami·es en France, à Besançon. C’était des per­sonnes qui venaient sou­vent et qu’iels connais­saient bien… Et qui ont accepté.

Un jour, j’ai reçu un coup de télé­phone de Carrare m’expliquant exac­te­ment quel train prendre et à quelle heure. Mes papiers d’identité étaient péri­més et pour les refaire, j’aurais dû pas­ser par mon mari. Alors j’ai pris les papiers d’une copine qui avait une fille presque du même âge qu’A. Comme sa fille s’appelait autre­ment, il fal­lait jouer avec A. et lui dire : « Tu t’appelles comme ça et là, on va à Venise. » Nous sommes fina­le­ment arri­vées à Besançon. J’ai d’abord habi­té chez deux cama­rades qui n’avaient pas d’enfant. Ce n’était pas tou­jours évident mais je n’ai jamais regret­té d’être venue ici. J’ai ren­con­tré des per­sonnes qui sont deve­nues des ami·es, avec qui nous par­ta­geons une manière de voir les choses. C’est vache­ment impor­tant : nous n’avons jamais eu de gros pro­blèmes entre nous depuis toutes ces années.

Je garde aus­si des liens avec les compagnon·nes de Calabre qui m’appellent sou­vent. J’ai de très bons rap­ports avec celles et ceux qui sont encore vivant·es, sur­tout avec celles et ceux avec qui nous avons par­ta­gé un enga­ge­ment fort : nous par­lons tou­jours le même lan­gage, après toutes ces années. C’est comme si nous nous étions vu·es hier. Certain·es ont lâché leurs enga­ge­ments poli­tiques, d’autres sont allé·es au Parti com­mu­niste ita­lien parce qu’il y avait des places à prendre… Mais je sens que la majo­ri­té reste liber­taire idéo­lo­gi­que­ment, même s’iels ne font plus rien et que c’est loin maintenant.

Tout semble bouché et pourtant…

Aujourd’hui, quand on me demande com­ment je suis arri­vée ici, quand les gens veulent savoir, je raconte cette his­toire. Mais je ne la raconte pas comme ça, je le fais seule­ment s’il y a de l’intérêt. Je garde en tête que plus jeune, ça a été fon­da­men­tal pour moi de ren­con­trer des per­sonnes qui avaient fait la révo­lu­tion espa­gnole, iels m’ont lar­ge­ment ins­pi­rée. De la même manière, je me dis qu’il faut conti­nuer à se for­mer et infor­mer les autres dans l’échange, avec et au-delà de nos expé­riences sin­gu­lières. Et c’est ce que je vis aujourd’hui avec les nou­velles géné­ra­tions mili­tantes. Quand je raconte tout ça à des copines plus jeunes, j’explique que c’étaient nos choix à ce moment-là. On a sans doute fait des erreurs, ça nous a bien plombé·es, mais nous avons fait ce que nous pou­vions, avec nos limites, pour essayer d’œuvrer à un monde meilleur.

« Je garde en tête que plus jeune, ça a été fon­da­men­tal pour moi de ren­con­trer des per­sonnes qui avaient fait la révo­lu­tion espa­gnole, iels m’ont lar­ge­ment inspirée. »

Une fois à Besançon, j’ai par­ti­ci­pé à plu­sieurs groupes fémi­nistes, dont les Sorcières sans fron­tières, dans les années 1980. Nous fai­sions des actions autour de l’avortement, pour la contra­cep­tion libre et gra­tuite, etc. Il y avait d’autres groupes, comme Solidarité Femmes mais nous, nous étions plus auto­nomes des par­tis et des syn­di­cats, nous déci­dions toutes ensemble, au consen­sus. Dans les années 1990, nous nous sommes impliqué·e·s pour sou­te­nir des per­sonnes vic­times de la guerre en Yougoslavie. Nous sommes parvenu·e·s à affré­ter un camion avec des médi­ca­ments pour la Bosnie et nous avons accueilli une copine serbe venue se réfu­gier à Besançon. Nous avons aus­si aidé à créer des ate­liers en Algérie pour des femmes, parce que nous avions des contacts avec des copines algé­riennes fémi­nistes. Et jusqu’à récem­ment, je fai­sais par­tie du GAF, le Groupe d’actions fémi­nistes de Besançon. Mais c’est ter­mi­né, à cause de dis­sen­sions internes. Nous étions peu nombreux·ses mais ce que j’appréciais par­ti­cu­liè­re­ment, c’était les grandes dif­fé­rences d’âge entre nous.

Les échanges au sein des groupes fémi­nistes dont j’ai fait par­tie me font énor­mé­ment évo­luer parce qu’il y a beau­coup de thé­ma­tiques aux­quelles je n’étais pas du tout confron­tée à l’époque. Déjà, c’était plus binaire, d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. On savait qu’il y avait des per­sonnes trans­genres mais le « genre » en tant que concept n’existait pas. On dénon­çait par exemple la dis­tinc­tion fabri­quée par l’éducation, entre le fémi­nin et le mas­cu­lin mais on ne pen­sait pas en termes de « genre ». Il faut dire que la socié­té d’avant 68 était vrai­ment ver­rouillée et, pour nous, c’était déjà un pas énorme de se défi­nir comme fémi­nistes. C’est l’évolution sociale et sur­tout le cou­rage de beau­coup de per­sonnes qui a fait émer­ger le « genre » comme concept et qui fait qu’on en est là aujourd’hui. Même si cette notion est nou­velle dans mon approche fémi­niste elle est deve­nue très impor­tante pour moi. Aujourd’hui, je vois l’intérêt de dis­cu­ter avec des per­sonnes qui ont subi une édu­ca­tion mas­cu­line et ne s’y iden­ti­fient pas. Dans notre groupe on dit qu’on fait des dis­cus­sions « sans mecs cis », c’est-à-dire sans mecs qui ont eu une édu­ca­tion de mecs et se vivent comme tels.

Sur la pros­ti­tu­tion, aus­si, on a des dis­cus­sions incroyables. Moi, contrai­re­ment aux copines plus jeunes, plus je réflé­chis et plus je per­siste à dire que la pros­ti­tu­tion n’est pas fémi­niste. Le pro­blème, ce ne sont pas les pros­ti­tuées bien sûr, je ne veux sur­tout pas ren­for­cer la stig­ma­ti­sa­tion qu’elles connaissent déjà. Mais la pros­ti­tu­tion en soi, le fait de vendre son corps au plai­sir des hommes, je n’arrive pas à y voir un acte fémi­niste. Je ne le place pas au même niveau que n’importe quel autre tra­vail. Les mecs qui racontent qu’ils voient une femme tous les trois jours, c’est qu’ils consi­dèrent les femmes comme des objets. Et moi, contrai­re­ment à mes copines fémi­nistes plus jeunes, je n’arrive pas à inté­grer, jusqu’à aujourd’hui — mais on va conti­nuer à dis­cu­ter — que c’est un tra­vail comme les autres. Déjà, je n’aime pas le tra­vail en géné­ral, alors quand on me dit : « Oui, mais on gagne beau­coup plus que si on allait se faire chier à cueillir des fruits », je dis : « Ok, mais le fait qu’on gagne beau­coup plus d’argent, moi, ça ne me dit rien… »

À l’époque, on dis­cu­tait déjà de la pros­ti­tu­tion : la pros­ti­tu­tion, c’est mil­lé­naire. Mais il n’y avait pas, dans le mou­ve­ment fémi­niste tel que je le connais­sais, une reven­di­ca­tion à ce niveau-là. Il y avait la ques­tion de l’avortement, le pro­blème du divorce qui n’était pas auto­ri­sé, le rôle des femmes dans le quo­ti­dien, le rap­port au corps aus­si. De même, il y avait un mou­ve­ment homo­sexuel mais au début des années 1970, autour de moi, on en par­lait peu. Aujourd’hui, beau­coup de gens se sentent proches de nos idées. Mais le pro­blème c’est qu’être militant·e, c’est lourd. Il faut avoir des rêves et à mon sens, c’est ce qui manque cruellement.

« On dénon­çait par exemple la dis­tinc­tion fabri­quée par l’éducation, entre le fémi­nin et le mas­cu­lin mais on ne pen­sait pas en termes de genre. »

Le capi­ta­lisme a su aller très vite, très fort, il a pu récu­pé­rer beau­coup de choses. Et aujourd’hui, il a mis les gens dans une envie de seule­ment gagner plus. Mais ce n’est pas une moti­va­tion ça, tu n’aurais jamais dit une chose pareille dans les années 1970 ! L’idée aus­si, que la vie serait une ques­tion d’achat, de vente… Là où on a fait une erreur selon moi, c’est dans le fait de ne pas avoir suf­fi­sam­ment cher­ché à créer des alter­na­tives qui ne soient pas récu­pé­rables. Parce que le capi­ta­lisme il récu­père tout, comme il a récu­pé­ré 68. Il y avait cette aspi­ra­tion à être différent·es, à créer des choses nou­velles, à inven­ter un monde meilleur, et pourtant…

J’ai l’impression que les gens se disent : « Oui oui, c’est beau » mais c’est tout. Dans les années 1970, on avait des rêves. On bou­geait parce qu’on savait où on vou­lait aller, tout était pos­sible. Aujourd’hui, tout semble bou­ché… Mais je sais aus­si que ça ne veut rien dire, parce que qu’on ne sait jamais com­ment ça peut évo­luer, tout peut chan­ger d’une minute à l’autre. Avant 1968, c’était une socié­té bou­chée, et pourtant…


Illustrations de ban­nière et de vignette : extraits d’af­fiches de l’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire ita­lienne Lotta Continua, 1960–1970


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