Le collectif l’Atelier des passages recueille depuis plusieurs années des récits de femmes peu habituées à témoigner de leur parcours militant et de leurs engagements féministes et révolutionnaires. Moins que « les hauts faits qu’elles pourraient revendiquer », c’est « la qualité et l’intensité de ces vies engagées » que cherche à mettre en évidence ce collectif. Ainsi, des années 1960 à nos jours, de l’Italie à la France, de l’Uruguay à la Suisse, sans oublier l’Allemagne communiste, six témoignages composent l’ouvrage Révolutionnaires — Récits pour une approche féministe de l’engagement, publié l’an passé aux Éditions du commun. « Nous cherchons autant celles qui se sont engagées dans la politique syndicale ou institutionnelle que celles qui l’ont rejetée », est-on prévenu en introduction. Marisa est née au sud de l’Italie juste après la Seconde Guerre mondiale. De l’Autonomie italienne au féminisme radical en passant par l’anarchisme sicilien, elle a confié son récit à l’Atelier des passages, que nous reproduisons ici.
Être anarchiste n’était pas si abominable
Je suis née en 1947. Je viens de Calabre, au sud de l’Italie. C’est une région très pauvre, qui a toujours connu l’émigration. Mes parents étaient maître·sses d’école. Mon père était plutôt de gauche, un socialiste humaniste. Il avait d’abord été au PSI (Parti socialiste italien) avant de passer au PSUIP (une scission à la gauche du Parti socialiste). Malgré cela, mes frères et sœurs ne sont pas du tout devenu·es comme moi. Contrairement à elles et eux, je me rebellais beaucoup, j’étais toujours à tirer dans le tas. Peut-être aussi que je me posais plus de questions… Je ne sais pas. Je sais juste que j’étais comme ça, il y avait des choses face auxquelles je me disais : « C’est pas juste ».
Comme ma mère travaillait, on avait une femme à la maison pour aider aux travaux ménagers. Elle venait de Sicile et ne savait pas lire. Ce qu’elle me racontait sur sa vie m’a énormément marquée. Avant de venir chez nous, elle avait travaillé chez des gens riches mais le mari avait voulu la violer, alors elle s’était enfuie. Il l’avait ensuite accusée d’être une voleuse, après avoir dissimulé de l’or dans son tiroir… Tout en bossant chez nous, elle continuait à faire des ménages dans d’autres familles riches. Elle les servait mais ne mangeait jamais à leur table, elle devait débarrasser puis manger chez elle. Ça, ça m’avait vraiment choquée.
Pour moi le premier engagement politique, ça a été à la toute fin du lycée. J’avais toujours beaucoup lu et j’avais un ami dont le père était anarchiste et libraire. Quand cet ami mourut, son fils vendit tous ses livres pour pas cher et c’est là que je suis tombée sur Dieu et l’État, de Bakounine. Ce fut une révélation, je me suis dit : « Lui, il pense comme moi ». Avec mon père, nous discutions souvent de la capacité des gens à s’organiser et, en général, nous finissions par nous engueuler sur l’idée de « dictature du prolétariat », que j’avais découverte dans ses bouquins sur Lénine ou Marx. Je pensais qu’il fallait s’organiser encore autrement. Quand nous nous disputions, il me disait : « Tu es anarchiste, avec toi on ne peut pas parler. » Mais moi, à la base, je ne savais pas qui c’étaient, les anarchistes. Il y avait bien eu un groupe là où je vivais pendant un moment, mais c’était fini, il n’y avait plus personne. Alors moi, « les anarchistes », ça ne me disait rien. Je saisissais juste que c’était très négatif, que j’étais quelque chose d’abominable… mais lire Bakounine cette année-là me fit réaliser qu’être anarchiste, c’était bien !
« Je suis tombée sur Dieu et l’État, de Bakounine. Ce fut une révélation, je me suis dit :
Lui, il pense comme moi. »
Quand je suis allée étudier l’architecture à l’Université de Florence, en 1966, j’ai donc cherché des anarchistes avec lesquel·les militer. J’ai d’abord rencontré un premier groupe. C’était des plateformistes, c’est-à-dire une branche anarchiste inspirée par Makhno et Archinov qui, suite à la Révolution russe, appelaient à une organisation plus rigide, plus communiste dans sa forme. Mais après plusieurs mois passés en leur sein, on continuait à me tester, à me demander si je connaissais bien Bakounine, Makh, etc., pour s’assurer que j’étais une bonne militante… et je n’en pouvais plus. Je me suis confiée à un copain qui, lui, vendait Umanità Nuova, le journal de la fédération anarchiste, et qui parla de moi à un autre groupe, le groupe Durruti. Je me suis rendue à une réunion. Il y avait toute sorte de gens, Faile, un ouvrier qui travaillait dans les mines de marbre à Carrare, Gino Cerrito, un professeur d’université… Il y avait des militant·es beaucoup plus jeunes que nous, mais aussi des copains qui militaient depuis longtemps. Je m’y sentis vraiment plus à l’aise, ça correspondait bien mieux à ce que j’étais.
Ça ne s’arrêtait jamais
Je suis restée cinq ans dans le groupe Durruti. Cinq années très difficiles parce que, même pour coller des affiches, tu avais les fachos au cul tout le temps. C’était très très compliqué. La tension sociale était omniprésente, intense. Le pouvoir italien était vraiment instable. Pendant cette période, il y eut plusieurs tentatives de coup d’État de fascistes, en lien avec des officiers militaires et des agents des services secrets. Lors du premier, j’étais à la cantine scolaire de l’université. Des copains avaient déboulé dans la cantine en criant : « Arrêtez tout ! Il y a eu un coup d’État ! » Mais il était stupide de rester là à bloquer la cantine universitaire, alors nous étions sorti·es… Une autre fois, des copains de la Croix Noire de Rome m’avaient appelée pour me prévenir : « Ne dormez pas chez vous cette nuit. » Il se passait de nouveau quelque chose du côté du pouvoir, on risquait de se faire rafler. Nous avions alors fait une réunion en urgence pour décider qu’effectivement, on ne dormirait pas chez nous. Alors que nous étions en train de discuter, des membres des Jeunesses communistes, qui en général ne nous aimaient pas trop, avaient débarqué. Tous leurs dirigeants étaient partis, il n’y avait plus personne et alors iels nous avaient demandé : « On fait quoi, nous ? » Sans tête, iels étaient perdu·es…
Comme tout le monde, je militais donc à l’université. J’empêchais la reprise des cours, je participais aux assemblées toutes les cinq minutes… parce que l’université était plus souvent occupée qu’ouverte ! À cette époque, en Italie, les discussions étaient permanentes, ça ne s’arrêtait jamais, on débattait de tout, de ce qu’on vivait, de comment on analysait les choses, de ce qu’on pouvait faire. Je serais bien incapable aujourd’hui de décrire ce qu’on faisait tellement c’était foisonnant et continu. C’était du militantisme politique. La formation théorique et la connaissance des penseur·euses anarchistes, elle, se faisaient plus individuellement.
« Je suis restée cinq ans dans le groupe Durruti. Cinq années très difficiles parce que, même pour coller des affiches, tu avais les fachos au cul tout le temps. »
Une de nos activités vraiment importante consistait à aider les femmes à avorter clandestinement. Pour ça, on louait des maisons où les médecin·es et infirmi·ères pouvaient pratiquer discrètement, sur leur temps libre. Il était impossible d’y rester longtemps sans se faire repérer alors il fallait régulièrement déménager. Moi, j’avais le même rôle que beaucoup d’autres copines féministes : aider ces femmes, faire passer l’info, parfois les suivre, rester à leurs côtés, parce qu’avorter n’est jamais anodin. Aujourd’hui on n’accompagne plus les femmes qui avortent mais à l’époque, on savait que c’était un acte souvent lourd à porter.
Quand nous avons monté notre premier groupe féministe, nous nous sommes tout de suite posé la question de la mixité. Les hommes autour de nous avaient l’habitude de prendre la parole, de parler en public. Nous avions besoin d’un espace à nous, pour sortir du rôle dans lequel nous étions trop souvent cantonnées. Dans ces années-là, les femmes étaient bien coincées dans le carcan familial. Elles étaient vraiment tenues en laisse, de plein de manières. Nous avions besoin d’espaces où oser prendre la parole, parler en public, nous exprimer tranquillement, sans tous ces hommes qui savaient déjà s’exprimer. Contrairement à aujourd’hui, nos groupes n’étaient pas ouverts aux personnes trans. Nous ne nous positionnions pas spécialement contre mais nous voulions discuter entre femmes qui avions subi l’oppression de l’éducation féminine. Même si les femmes trans ne se sentaient pas dans un rôle masculin, pour nous, leur éducation était masculine alors elles n’y avaient pas leur place. Il y avait bien sûr des clashs entre nous. Moi, par exemple, je ne supportais pas l’inversion systématique des rôles. Quand des copines m’invitaient à manger chez elles et que c’était leur mec qui cuisinaient, qu’elles mettaient les pieds sous la table et lisaient le journal, je trouvais ça insupportable. Dire : « On nous l’a fait pendant des siècles donc on va le faire subir pendant des siècles », ça n’était pas une position acceptable pour moi. On avait des discussions sur tout, on s’engueulait beaucoup, ça ne s’arrêtait jamais.
La joie de dire : « C’est moi qui décide »
Tout ce début des années 1970 en Italie, ce fut une période de grande joie. Tu risquais beaucoup, parce que les manifs n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, là où j’habite à Besançon : la police italienne à ce moment-là, c’était clairement une police fasciste. Mais malgré cela, c’était vraiment la joie qui nous animait, la joie de dire : « C’est moi qui décide », de penser ensemble, de faire, d’expérimenter. On cherchait à changer fondamentalement les choses.
À cette époque en Italie, la différence entre le nord et le sud était très marquée. Au sud il n’y avait rien, pas d’industrie, peu d’universités. Beaucoup de jeunes émigraient au nord pour trouver du travail. Iels se faisaient massivement embaucher dans les usines. C’était des jeunes plus « ribbellistes », comme on disait, moins attaché·es à l’idée du syndicat, réfractaires à l’encadrement. Et bien sûr, leur arrivée créait une vraie effervescence dans les usines. Et ça permettait aussi au mouvement anarchiste de retrouver du sang neuf, alors qu’avant 68 il était un peu stagnant. Je dis « 68 » mais il ne faut pas oublier qu’en Italie, c’est un 68 qui a duré dix ans, qui a ouvert une période de grèves incroyablement longue. Ça a été l’éclosion de beaucoup de choses…
« Tout ce début des années 1970 en Italie, ce fut une période de grande joie. Tu risquais beaucoup, parce que la police italienne à ce moment-là, c’était clairement une police fasciste. »
Les groupes politiques étaient très actifs. Il y avait Potere Operaio par exemple, un groupe marxiste bien cadré, rigide dans ses formes d’organisation. Leurs premières actions étaient très spectaculaires mais largement acceptées. Par exemple, iels avaient attaché le patron au portail d’entrée de l’usine de la Fiat au petit matin. Les ouvri·ères, loin de le libérer, lui avaient craché dessus. Ça s’était très bien passé ! Il y avait aussi les Brigades rouges qui étaient communistes, pas anarchistes. Elles aussi faisaient beaucoup d’actions et à un moment, elles étaient passées à une organisation clandestine armée, beaucoup plus hiérarchisée.
Quand les actions ont commencé à être armées, ça a créé de grandes cassures, des ruptures avec le mouvement ouvrier et certains autres groupes. Il y avait deux tendances, celle qui voulait construire le mouvement et celle qui espérait que les actions armées pousseraient à la révolution. Moi, j’ai toujours dit aux camarades qui choisissaient la lutte armée : « Je ne veux être l’avant-garde de personne. » Ça ne rentrait pas dans ma logique. Alors, après 1972, j’ai préféré rentrer avec mon diplôme sous le bras. J’ai quitté Florence en me disant qu’il y avait besoin de monde en Calabre. J’ai fait ce choix alors que l’université venait de me proposer un poste en sciences de l’urbanisme, qui correspondait tout à fait à mes études. Ils essayaient toujours de te récupérer comme ils pouvaient…
Lutter comme une manière d’être
De retour en Calabre en 1972, avec un groupe de très jeunes gens, nous avons formé un collectif qui a fait des petits, peu à peu, partout dans la région. On l’a appelé Ionico, parce qu’il longeait la mer ionienne. Il y en avait dans presque toutes les villes de la pointe jusqu’en Sicile, et ça a duré plusieurs années. Avec ce collectif, nous avons par exemple participé à une grosse lutte dans une usine de ciment qui devait fermer. On a occupé l’usine, dénoncé dans toute la ville ce qui se passait et on est allé·es au tribunal poursuivre les patrons qui voulaient licencier. On a utilisé tous les moyens possibles et iels n’ont finalement licencié personne ! On faisait avec les gens, par le biais d’assemblées populaires larges qu’on organisait ensemble, avec les ouvri·ères qu’on connaissait le mieux. On allait aussi au conseil municipal pour bloquer les décisions auxquelles les gens étaient opposé·es. On a réussi des choses vraiment intéressantes, par exemple pour que les étudiant·es n’aient pas à payer le train : on avait fabriqué des petits bons qui stipulaient qu’iels pouvaient voyager gratuitement, juste comme ça. On avait écrit dessus les raisons pour lesquelles le train devait être gratuit. Une autre technique, c’était, au moment où les contrôleurs arrivaient, de tirer l’alarme du train pour les empêcher de distribuer des amendes.
Les autoréductions, c’est-à-dire le fait d’imposer soi-même une baisse du prix sur un produit ou un service auquel on estime devoir accéder, étaient très répandues. Elles pouvaient être impulsées par des collectifs organisés comme le nôtre pour les voyages en train, mais aussi se faire de manière non revendiquée, comme pour l’eau et l’électricité. Des familles refusaient simplement de payer, dans ce climat social agité, où la volonté de changement était largement partagée. C’était la première fois que s’exprimaient autant d’organisations politiques, autonomes des partis et soutenues par énormément de gens.
« Pour bloquer, des femmes se sont mises avec leurs chaises tout le long de la rue et elles ont commencé à faire leur tricot. »
Dans notre ville, il y avait une rue qui n’était pas du tout entretenue, impraticable chaque fois qu’il pleuvait. Les gens qui vivaient dans le quartier n’en pouvaient plus. Pour exiger sa remise en état, on avait décidé de la bloquer complètement. On savait que ça dérangerait, parce que les mafiosi prenaient cette route pour aller chercher les oranges. Pour bloquer, des femmes se sont mises avec leurs chaises tout le long de la rue et elles ont commencé à faire leur tricot. Quand les mafiosi sont arrivés, j’allais partir devant pour leur parler mais la mère d’un copain m’a arrêtée : « Toi, tu ne parles pas, c’est moi qui vais parler », tout ça pour me protéger. Au final, elles ont tenu et ils ne sont pas passés. Après ce blocage, la mairie a refait la route !
À cette époque-là en Calabre, c’était dangereux d’être anarchiste parce que tout se mêlait : la mafia, les fascistes, la police. Comme je l’ai déjà dit, pour coller des affiches, il fallait être nombreux·ses : un groupe qui faisait le guet, un groupe qui collait. Un jour, la police nous a embarqué·es au commissariat à trois heures du matin. J’ai insisté pour qu’ils prennent les affiches et nous laissent partir mais les flics ont répondu : « Non non, on vous garde ici toute la nuit, parce qu’il y a les autres qui vous cherchent ». Les autres, c’était les ‘Ndranghetistes, la mafia de Calabre. Je me souviens de la première fois où je suis allée à une manif dans une ville plus au nord. J’ai vu les copains qui collaient les affiches en plein jour, tranquilles, pendant la manif et je me suis dit : « Mais ils sont fous ! » On avait un copain de Calabre, Casile, qui avait fait toute une recherche sur les liens entre la mafia et la vente d’armes. Le jour où il est allé à Rome remettre son enquête, un camion l’a écrasé et il en est mort. On n’a jamais su d’où était arrivé le véhicule et on n’a pas retrouvé son enquête. C’était évident, ils l’avaient tué. Et il n’y a jamais eu de suites… Ce qui nous a sans doute sauvé·es, c’est le fait que les ‘Ndranghetistes se soient rendu compte trop tard de notre dangerosité, à un moment où nous étions déjà trop enraciné·es dans la région pour qu’ils puissent agir largement.
Quant aux fascistes, nous allions de temps en temps les prendre en photo en cachette, pendant leurs réunions, pour savoir qui s’y rendait. Toutes ces années, il y avait beaucoup d’attentats clairement orchestrés par l’État italien, la CIA et les fascistes. Ils avaient peur que la situation politique ne porte les Rouges au pouvoir, comme ils disaient. Alors, les services secrets italiens et américains avaient mis en place ce qu’on a appelé plus tard la stratégie de la tension. Ça a commencé en 1969 avec la bombe de Piazza Fontana à Milan, suivie de l’arrestation et de la défenestration de l’anarchiste Pinelli. Ils avaient tout de suite pris pour cible les anarchistes. Du jour au lendemain, ta voisine de palier ne te disait plus bonjour et te regardait terrorisée en pensant que tu étais anarchiste. Nous, on a tout de suite compris les manigances de l’État. Mais le Parti communiste, sans doute parce qu’il était déjà fragilisé, bien qu’encore majoritaire, a mis du temps à dénoncer ce qui se passait, toutes ces bombes qui explosaient dans les gares et sur les places, et les anarchistes arrêté·es massivement à tort. Malgré toute cette tension, il était inconcevable pour moi de cesser la lutte, parce que cet idéal anarchiste, n’était pas seulement une idée. C’était une manière d’être, de vivre. Donc qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Te suicider ? J’étais convaincue du sens de ce que nous faisions, convaincue que le système n’était pas bon du tout.
Tu t’appelleras comme ça et là, on va à Venise…
À l’université, j’avais rencontré mon mari. Il participait lui aussi au collectif Ionico de Sederno. On a eu une fille ensemble, A. Je maintenais malgré cela mon implication politique, ça ne changeait rien, j’amenais ma petite avec moi dans les réunions, ça ne modifiait pas du tout mon engagement. Par contre, ça a beaucoup changé le rapport à mon mari… parce qu’il n’assumait rien. Ça a vraiment contribué à ce que je veuille le quitter. Je n’avais plus confiance en lui, je disais à mes ami·es : « Il est tout sauf anarchiste ! » Je lui ai dit que je voulais divorcer mais lui, s’y refusait. À cette époque, il y avait très peu de situations où le divorce était acceptable. Et le problème, c’était qu’il y avait ma fille au milieu de tout ça. Son père ne s’était jamais beaucoup intéressé à elle mais bon, il avait voulu être père… Et un jour, elle avait cinq ans, il est parti avec elle sans laisser de trace. Je me suis lancée à leur recherche, j’ai tourné partout en Calabre. Quand j’ai enfin découvert où iels se cachaient et que je m’y suis rendue, iels étaient déjà reparti·es ailleurs. Six mois plus tard il est finalement rentré à la maison avec elle et m’a dit : « Retiens bien ça, je peux te refaire le coup quand je veux. »
« Une mère anarchiste ne pouvait pas être une bonne mère ! En tout cas, va essayer de convaincre le juge du contraire… »
Chaque fois que le juge en charge du divorce ouvrait notre dossier, il en sortait des informations me concernant dont je ne lui avais bien sûr jamais parlé, comme des articles de presse sur des actions politiques auxquelles j’avais participé. Une mère anarchiste ne pouvait pas être une bonne mère ! En tout cas, va essayer de convaincre le juge du contraire… Alors un jour, j’ai décidé de faire mes affaires et de partir avec ma fille. C’était en 1984. Des camarades m’ont proposé d’aller vivre dans la montagne à côté de Carrare, là où il y avait des groupes anarchistes. Mais avec une gamine de cinq ans, je ne pouvais pas. Alors iels ont demandé à d’autres ami·es en France, à Besançon. C’était des personnes qui venaient souvent et qu’iels connaissaient bien… Et qui ont accepté.
Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone de Carrare m’expliquant exactement quel train prendre et à quelle heure. Mes papiers d’identité étaient périmés et pour les refaire, j’aurais dû passer par mon mari. Alors j’ai pris les papiers d’une copine qui avait une fille presque du même âge qu’A. Comme sa fille s’appelait autrement, il fallait jouer avec A. et lui dire : « Tu t’appelles comme ça et là, on va à Venise. » Nous sommes finalement arrivées à Besançon. J’ai d’abord habité chez deux camarades qui n’avaient pas d’enfant. Ce n’était pas toujours évident mais je n’ai jamais regretté d’être venue ici. J’ai rencontré des personnes qui sont devenues des ami·es, avec qui nous partageons une manière de voir les choses. C’est vachement important : nous n’avons jamais eu de gros problèmes entre nous depuis toutes ces années.
Je garde aussi des liens avec les compagnon·nes de Calabre qui m’appellent souvent. J’ai de très bons rapports avec celles et ceux qui sont encore vivant·es, surtout avec celles et ceux avec qui nous avons partagé un engagement fort : nous parlons toujours le même langage, après toutes ces années. C’est comme si nous nous étions vu·es hier. Certain·es ont lâché leurs engagements politiques, d’autres sont allé·es au Parti communiste italien parce qu’il y avait des places à prendre… Mais je sens que la majorité reste libertaire idéologiquement, même s’iels ne font plus rien et que c’est loin maintenant.
Tout semble bouché et pourtant…
Aujourd’hui, quand on me demande comment je suis arrivée ici, quand les gens veulent savoir, je raconte cette histoire. Mais je ne la raconte pas comme ça, je le fais seulement s’il y a de l’intérêt. Je garde en tête que plus jeune, ça a été fondamental pour moi de rencontrer des personnes qui avaient fait la révolution espagnole, iels m’ont largement inspirée. De la même manière, je me dis qu’il faut continuer à se former et informer les autres dans l’échange, avec et au-delà de nos expériences singulières. Et c’est ce que je vis aujourd’hui avec les nouvelles générations militantes. Quand je raconte tout ça à des copines plus jeunes, j’explique que c’étaient nos choix à ce moment-là. On a sans doute fait des erreurs, ça nous a bien plombé·es, mais nous avons fait ce que nous pouvions, avec nos limites, pour essayer d’œuvrer à un monde meilleur.
« Je garde en tête que plus jeune, ça a été fondamental pour moi de rencontrer des personnes qui avaient fait la révolution espagnole, iels m’ont largement inspirée. »
Une fois à Besançon, j’ai participé à plusieurs groupes féministes, dont les Sorcières sans frontières, dans les années 1980. Nous faisions des actions autour de l’avortement, pour la contraception libre et gratuite, etc. Il y avait d’autres groupes, comme Solidarité Femmes mais nous, nous étions plus autonomes des partis et des syndicats, nous décidions toutes ensemble, au consensus. Dans les années 1990, nous nous sommes impliqué·e·s pour soutenir des personnes victimes de la guerre en Yougoslavie. Nous sommes parvenu·e·s à affréter un camion avec des médicaments pour la Bosnie et nous avons accueilli une copine serbe venue se réfugier à Besançon. Nous avons aussi aidé à créer des ateliers en Algérie pour des femmes, parce que nous avions des contacts avec des copines algériennes féministes. Et jusqu’à récemment, je faisais partie du GAF, le Groupe d’actions féministes de Besançon. Mais c’est terminé, à cause de dissensions internes. Nous étions peu nombreux·ses mais ce que j’appréciais particulièrement, c’était les grandes différences d’âge entre nous.
Les échanges au sein des groupes féministes dont j’ai fait partie me font énormément évoluer parce qu’il y a beaucoup de thématiques auxquelles je n’étais pas du tout confrontée à l’époque. Déjà, c’était plus binaire, d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. On savait qu’il y avait des personnes transgenres mais le « genre » en tant que concept n’existait pas. On dénonçait par exemple la distinction fabriquée par l’éducation, entre le féminin et le masculin mais on ne pensait pas en termes de « genre ». Il faut dire que la société d’avant 68 était vraiment verrouillée et, pour nous, c’était déjà un pas énorme de se définir comme féministes. C’est l’évolution sociale et surtout le courage de beaucoup de personnes qui a fait émerger le « genre » comme concept et qui fait qu’on en est là aujourd’hui. Même si cette notion est nouvelle dans mon approche féministe elle est devenue très importante pour moi. Aujourd’hui, je vois l’intérêt de discuter avec des personnes qui ont subi une éducation masculine et ne s’y identifient pas. Dans notre groupe on dit qu’on fait des discussions « sans mecs cis », c’est-à-dire sans mecs qui ont eu une éducation de mecs et se vivent comme tels.
Sur la prostitution, aussi, on a des discussions incroyables. Moi, contrairement aux copines plus jeunes, plus je réfléchis et plus je persiste à dire que la prostitution n’est pas féministe. Le problème, ce ne sont pas les prostituées bien sûr, je ne veux surtout pas renforcer la stigmatisation qu’elles connaissent déjà. Mais la prostitution en soi, le fait de vendre son corps au plaisir des hommes, je n’arrive pas à y voir un acte féministe. Je ne le place pas au même niveau que n’importe quel autre travail. Les mecs qui racontent qu’ils voient une femme tous les trois jours, c’est qu’ils considèrent les femmes comme des objets. Et moi, contrairement à mes copines féministes plus jeunes, je n’arrive pas à intégrer, jusqu’à aujourd’hui — mais on va continuer à discuter — que c’est un travail comme les autres. Déjà, je n’aime pas le travail en général, alors quand on me dit : « Oui, mais on gagne beaucoup plus que si on allait se faire chier à cueillir des fruits », je dis : « Ok, mais le fait qu’on gagne beaucoup plus d’argent, moi, ça ne me dit rien… »
À l’époque, on discutait déjà de la prostitution : la prostitution, c’est millénaire. Mais il n’y avait pas, dans le mouvement féministe tel que je le connaissais, une revendication à ce niveau-là. Il y avait la question de l’avortement, le problème du divorce qui n’était pas autorisé, le rôle des femmes dans le quotidien, le rapport au corps aussi. De même, il y avait un mouvement homosexuel mais au début des années 1970, autour de moi, on en parlait peu. Aujourd’hui, beaucoup de gens se sentent proches de nos idées. Mais le problème c’est qu’être militant·e, c’est lourd. Il faut avoir des rêves et à mon sens, c’est ce qui manque cruellement.
« On dénonçait par exemple la distinction fabriquée par l’éducation, entre le féminin et le masculin mais on ne pensait pas en termes de
genre. »
Le capitalisme a su aller très vite, très fort, il a pu récupérer beaucoup de choses. Et aujourd’hui, il a mis les gens dans une envie de seulement gagner plus. Mais ce n’est pas une motivation ça, tu n’aurais jamais dit une chose pareille dans les années 1970 ! L’idée aussi, que la vie serait une question d’achat, de vente… Là où on a fait une erreur selon moi, c’est dans le fait de ne pas avoir suffisamment cherché à créer des alternatives qui ne soient pas récupérables. Parce que le capitalisme il récupère tout, comme il a récupéré 68. Il y avait cette aspiration à être différent·es, à créer des choses nouvelles, à inventer un monde meilleur, et pourtant…
J’ai l’impression que les gens se disent : « Oui oui, c’est beau » mais c’est tout. Dans les années 1970, on avait des rêves. On bougeait parce qu’on savait où on voulait aller, tout était possible. Aujourd’hui, tout semble bouché… Mais je sais aussi que ça ne veut rien dire, parce que qu’on ne sait jamais comment ça peut évoluer, tout peut changer d’une minute à l’autre. Avant 1968, c’était une société bouchée, et pourtant…
Illustrations de bannière et de vignette : extraits d’affiches de l’organisation révolutionnaire italienne Lotta Continua, 1960-1970
REBONDS
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