Pınar Selek : « Comment concevoir une révolution ? »


Texte paru dans le n° 10 de la revue papier Ballast (décembre 2020)

En ce mois de de jan­vier 2023, les avo­cats de l’é­cri­vaine et socio­logue Pınar Selek reçoivent une noti­fi­ca­tion de la Cour de cas­sa­tion de Turquie : une demande d’emprisonnement immé­diat assor­tie d’un man­dat d’ar­rêt inter­na­tio­nal. « Ce pro­cès dure depuis 25 ans. La moi­tié de ma vie », répond aus­si­tôt l’exi­lée fran­co-turque dans une lettre publique. Elle ajoute : « Je vous le pro­mets, je ne lâche­rai rien. » En 1998, le pou­voir turc l’avait jetée en pri­son : depuis deux ans, l’étudiante en socio­lo­gie qu’elle était alors, fille d’une phar­ma­cienne et d’un avo­cat, tra­vaillait sur le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire kurde. On l’accusait, à tort, d’avoir posé une bombe dans un res­tau­rant pour le compte du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK). Après deux ans et demi de cap­ti­vi­té, elle était libé­rée sous cau­tion — une foule l’attendait aux portes de l’établissement péni­ten­tiaire. En 2009, de nou­veau mena­cée d’in­car­cé­ra­tion mal­gré plu­sieurs acquit­te­ments, Pınar Selek s’en­vo­lait pour l’Allemagne puis pour la France, deve­nant au fil du temps une voix impor­tante du pay­sage anti­ca­pi­ta­liste et fémi­niste fran­çais. En signe de soli­da­ri­té, nous publions cet entre­tien paru dans un de nos numé­ros papier.


« On n’a pas besoin de isme », avez-vous dit. Même pas de l’anarchisme, donc ?

(Elle rit) Le terme « liber­taire » me paraît plus sédui­sant. Murray Bookchin a dit un jour qu’on emploie ce terme car les gens ont peur du mot « anar­chisme », mais ce n’est pas la rai­son pour laquelle je le reven­dique. Si l’anarchisme s’oppose en effet à toute forme de hié­rar­chie, la pers­pec­tive « liber­taire » offre une ouver­ture plus ample, une affir­ma­tion de ce que l’on veut. Je ne peux pas me défi­nir uni­que­ment par un « isme », d’autant que j’essaie tou­jours de décons­truire les caté­go­ries aux­quelles je fais face — même s’il reste dif­fi­cile, par­fois, de leur trou­ver des alter­na­tives. Par exemple, être « anti­ca­pi­ta­liste » et « anti­mi­li­ta­riste », c’est quelque chose d’important à mes yeux. Je me défi­nis ainsi.

Et « féministe » ?

C’est dif­fé­rent, puisqu’il s’agit à la fois d’une cri­tique du patriar­cat et du sexisme, qui s’articulent avec tous les autres pôles de domi­na­tion. À quoi s’ajoutent, au cœur du fémi­nisme, une éthique et des expé­riences sociales. Au final, je ne sais pas ce que je veux faire avec tous ces « isme » ! (rires) Se défi­nir « anti », c’est facile. Je tente de me dire que ça ne suf­fit pas, qu’il faut avan­cer. J’ai don­né une confé­rence dans plu­sieurs villes d’Italie, qui s’intitulait « Sans fémi­nisme, pas de lutte effi­cace contre le fas­cisme » : à chaque fois, je l’ai conclue en disant que je reven­dique mon fémi­nisme, mais qu’on ne peut rien chan­ger en étant seule­ment fémi­niste. Ces « ismes » doivent être vus comme autant de construc­tions dynamiques.

En 2017, à Nice, vous avez cofon­dé le GRAF, le Groupe de réflexions et d’actions fémi­nistes.

« Bien sûr qu’il faut tou­jours viser les ins­ti­tu­tions, mais la Révolution ne suf­fit plus : les rap­ports de domi­na­tion sont mul­tiples, articulés. »

C’est un groupe auto­gé­ré, auto­nome et inter­gé­né­ra­tion­nel ; il est inté­gré à un réseau trans­na­tio­nal. Nous sommes très actives sur la ques­tion des exi­lées : 54 % des migrants sont des femmes, mais elles res­tent invisibles.

Vous sem­blez pré­fé­rer le terme « révo­lu­tion­ner » à celui de « révo­lu­tion ». Qu’apporte l’emploi du verbe ?

Ce sont là, jus­te­ment, mes pôles anar­chiste et fémi­niste qui se ren­contrent. La ter­mi­no­lo­gie reflète des concep­tions du monde et les chan­ge­ments sociaux qui y sont liés. Longtemps, le mot « révo­lu­tion » a por­té une vision du chan­ge­ment par le haut, par les struc­tures et les ins­ti­tu­tions : prendre le pou­voir suf­fi­sait pour tout chan­ger. Je ne parle pas seule­ment des révo­lu­tions socia­listes et com­mu­nistes. Bien sûr qu’il faut tou­jours viser les ins­ti­tu­tions, mais la Révolution ne suf­fit plus : les rap­ports de domi­na­tion sont mul­tiples, arti­cu­lés. C’est une pieuvre ; elle a donc plu­sieurs ten­ta­cules — il arrive même que nous fas­sions par­tie de l’une d’entre elles… Nous nour­ris­sons le sys­tème. Sans pers­pec­tive glo­bale, radi­cale, de trans­for­ma­tion mul­ti­di­men­sion­nelle, com­ment conce­voir une révo­lu­tion ? J’aime mieux pen­ser les manières de révo­lu­tion­ner tout à la fois le quo­ti­dien, les dis­cours, nos corps, l’art, la pro­duc­tion. Car c’est lié. Si une révo­lu­tion poli­ti­co-éco­no­mique ne révo­lu­tionne pas notre vie de chaque jour, ce n’est pas une révo­lu­tion radi­cale. On peut ins­tau­rer une révo­lu­tion au sein d’une sphère tout en main­te­nant en place les autres rap­ports de domi­na­tion — créant, par­fois, la récu­pé­ra­tion, le détour­ne­ment même de cette révolution.

Ça ne signi­fie donc pas un aban­don de l’idée de « révo­lu­tion » en tant que telle…

Non. Pour mobi­li­ser les popu­la­tions, il faut géné­ra­le­ment des notions acces­sibles. Ce besoin de sim­pli­ci­té ne doit pas nous pous­ser à sim­pli­fier nos concep­tions, or c’est ce qu’on a pu connaître par le pas­sé. Au regard des années qu’il a fal­lu pour construire les rap­ports sociaux que nous connais­sons — avec la nature ou les autres êtres vivants, par exemple —, tout ne chan­ge­ra pas d’un coup : il peut y avoir des accé­lé­ra­tions en matière de trans­for­ma­tions sociales, des « années révolutionnaires ».

[Istanbul | Stéphane Burlot]

Vous évo­quez d’ailleurs, dans le livre L’Insolente, « l’esclavage des ani­maux » et avan­cez que la colo­ni­sa­tion du monde ani­mal « nour­rit tous les rap­ports de domi­na­tion ». Pourquoi la gauche tarde-t-elle encore à faire de la ques­tion ani­male une lutte de pre­mier plan, alors qu’elle recoupe, pré­ci­sé­ment, l’ensemble des com­bats pour l’émancipation ?

Notre pen­sée, nos habi­tudes, nos pers­pec­tives et nos sen­ti­ments se sont construits autour de cette domi­na­tion. Nous sommes struc­tu­rés par ça. Il faut donc effec­tuer un tra­vail de fond pour sai­sir que nos rela­tions avec les autres êtres vivants déter­minent l’ensemble de nos rap­ports sociaux. Nous nous esti­mons supé­rieurs et, dès lors, pen­sons avoir le droit de. Ce que nous ne com­pre­nons pas, nous le nions. Nous nions les ani­maux — comme, autre­fois, nous avions nié la folie. Toute l’histoire de la civi­li­sa­tion humaine est celle du mas­sacre et de la colo­ni­sa­tion du monde ani­mal. Nous avons vou­lu contrô­ler tous les espaces ; nous sommes une espèce par­ti­cu­liè­re­ment nui­sible, il faut bien le dire. Si l’abeille dis­pa­raît, l’équilibre natu­rel s’en ver­ra impac­té ; si l’être humain dis­pa­raît, non.

Dans ses Mémoires, Louise Michel raconte que c’est le sort que l’on réserve aux ani­maux qui l’a pous­sée à lut­ter contre les dominants…

Quand j’étais enfant, un petit oiseau est entré dans ma chambre, avant de reve­nir à plu­sieurs reprises puis de dis­pa­raître à tout jamais. C’est de là que vient mon conte Verte et les oiseaux. Plus tard, j’ai vu un oiseau mort, tué par la pierre d’un enfant ; j’ai d’abord cru que c’était celui qui venait me visi­ter. Je l’ai pris dans mes mains puis je l’ai enter­ré, après lui avoir pro­mis de ne jamais man­ger aucun oiseau dans ma vie. Une pro­messe que j’ai tenue. Depuis, je n’ai jamais ces­sé de regar­der les oiseaux. En Turquie, on tue les mou­tons et les chèvres, on leur coupe la tête ; ça aus­si, ça m’a beau­coup marquée.

Vous esti­mez que nous sommes, mili­tants de l’émancipation, aujourd’hui « plus forts » que dans les années 1970. Il existe pour­tant une cer­taine nos­tal­gie de cette période, per­çue comme l’apogée de l’engagement… Non ?

« Toute l’histoire de la civi­li­sa­tion humaine est celle du mas­sacre et de la colo­ni­sa­tion du monde animal. »

Nous vivons dans l’ère du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé. Devenir acteurs de la lutte, dit-on sou­vent, est plus dif­fi­cile qu’autrefois : nous serions réduits à n’être que des spec­ta­teurs. Nous nous sen­ti­rions minus­cules face au sys­tème. Pourtant, notre époque est davan­tage révo­lu­tion­naire ! Les théo­ries et les pra­tiques qui se sont déployées dans les années 1970 ont, depuis, fait leur che­min. Elles se sont confron­tées au réel, ont mûri, ont por­té leurs fruits. Notre pen­sée s’en voit plus avan­cée. Nous ne vivons plus pris entre deux blocs, l’Est et l’Ouest ; les expé­riences socia­listes éta­tiques nous ont appris à trans­for­mer plus radi­ca­le­ment, c’est-à-dire glo­ba­le­ment, les choses. Si nous ques­tion­nons depuis un cer­tain temps déjà les rap­ports de classe, de race et de sexe, nous dis­po­sons aujourd’hui d’une lit­té­ra­ture plus riche encore : la mobi­li­té des expé­riences, des idées et des concepts est allée en gran­dis­sant. Les trans­for­ma­tions par le bas se font plus nom­breuses. Au sein de la jeu­nesse, des groupes fondent des lieux de vie col­lec­tifs. Ils ne sont pas très visibles mais ils sont comme des four­mis, tou­jours plus nom­breuses. Internet est un moyen de contrôle autant que d’échanges pour celles et ceux en recherche d’un autre monde. Je ne dis pas que nous allons gagner, bien sûr, j’évoque seule­ment les poten­tia­li­tés de notre époque…

« Comment sor­tir du capi­ta­lisme sans se mar­gi­na­li­ser ? », avez-vous deman­dé un jour. Ces four­mis, ces îlots, ces oasis auto­gé­rées, appe­lons-les comme on veut, ne sont-ils pas condam­nés aux marges, justement ?

C’est un dan­ger. Et une par­tie de ces mou­ve­ments se mar­gi­na­lise. Mais il y a, dans le même temps, des connexions entre ces expé­riences de lutte ; en Europe, les conver­gences sont autre­ment plus effec­tives qu’il y a dix ans. Chez nous, en Turquie, les groupes en lutte, fussent-ils en conflit, ont tou­jours conver­gé bien davan­tage qu’en France : ils se ren­contrent, ils se trans­forment les uns les autres. Lors de mes pre­miers séjours en Europe, j’ai été éton­née par ça. Je ne le dis plus aujourd’hui : désor­mais, les inter­ac­tions s’imposent. On apprend à com­battre ensemble. À la longue, ça den­si­fie les réseaux, ça les étend. On peut par­ler d’une véri­table contre-culture, en France et dans toute l’Europe. C’est un espoir à mes yeux. Les élites éco­no­miques et poli­tiques ne par­viennent pas à contrô­ler ces espaces tou­jours plus auto­nomes. Le jour­nal alter­na­tif Silence, auquel je par­ti­cipe, refuse les cir­cuits clas­siques de dis­tri­bu­tion : il existe depuis les années 1970 et compte, de nos jours, envi­ron 7 000 abon­nés. C’est un petit exemple de com­ba­ti­vi­té au long cours, de tra­vail de four­mi, ceci grâce à ces réseaux entre­mê­lés — sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, vous en trou­ve­rez des exemplaires !

[Diyarbakır | Stéphane Burlot]

Une large part de la gauche radi­cale a renon­cé à l’idée, pour­tant his­to­rique, de s’emparer de l’appareil d’État pour rendre pos­sible l’émancipation sociale et poli­tique. Pensez-vous qu’il soit pos­sible d’imaginer une com­bi­nai­son entre « bas » et « haut », c’est-à-dire de chan­ger les choses ici et main­te­nant tout en s’emparant de l’État ?

En Turquie, le HDP, kurde à l’origine, s’engage éga­le­ment pour les luttes LGBT et s’avance aux côtés de la gauche radi­cale. Malgré la répres­sion, ce par­ti coa­lise tous les mou­ve­ments sociaux — il a pu obte­nir 13 % des suf­frages aux élec­tions légis­la­tives de 2015 et ain­si entrer à la Grande Assemblée natio­nale. Le HDP n’a jamais pré­ten­du cen­tra­li­ser l’ensemble des reven­di­ca­tions ; il estime sim­ple­ment qu’avoir des dépu­tés est un apport, et qu’on peut ten­ter de faire avan­cer les choses par le haut. C’est une rela­tion dia­lec­tique. Tant que nous n’exagérons pas le rôle et le poids des par­tis et des urnes, tant qu’on ne cen­tra­lise pas, je crois qu’on peut essayer tous les moyens à notre dis­po­si­tion. Dans mon enfance, la prise du pou­voir par les armes, à des fins socia­listes, était pré­sen­tée comme légi­time. La lutte armée a mobi­li­sé beau­coup de mili­tants, en Turquie. Parfois, ils se sont entre­tués. Nous pen­sions alors que la révo­lu­tion, c’était une affaire de deux ou trois jours ! Dans les années 1980, la gauche anti­ca­pi­ta­liste a été défaite par un coup d’État mili­taire ; les mili­tants ont dû remettre en ques­tion leurs concep­tions : c’est ain­si que sont appa­rus les mou­ve­ments liber­taires, fémi­nistes, LGBT. Le mou­ve­ment socia­liste kurde, qui fonc­tion­nait sur ce réper­toire armé, a éga­le­ment été influen­cé par ces chan­ge­ments. Quand la vio­lence se struc­ture, dans notre camp, la liber­té se raré­fie. On peut tou­jours dire que l’usage des armes est pro­vi­soire, mais insis­tons alors sur le fait que leurs effets secon­daires seront plus impor­tants que leurs pre­miers apports…

En France, l’essor des mou­ve­ments insur­rec­tion­na­listes et auto­no­mistes — on pour­rait éga­le­ment par­ler des gilets jaunes — a remis la ques­tion de la vio­lence sur le devant de la scène. Comment cri­ti­quer la vio­lence sans épou­ser le dis­cours du pouvoir ?

(Elle marque un long silence) N’ayons pas peur de remettre en ques­tion l’intégralité de nos actions : nous en sor­ti­rons ren­for­cés. D’abord pen­ser aux domi­nants nous empêche d’approfondir nos réflexions. N’accusons pas, réflé­chis­sons. Quand j’ai réflé­chi à la ques­tion armé­nienne, j’ai cri­ti­qué en public ma propre posi­tion, celle de la gauche uni­ver­sa­liste ; pour­tant, à la même époque, la gauche était très cri­ti­quée. Ce n’était pas une rai­son suf­fi­sante pour taire mes inter­ro­ga­tions. Les oppri­més uti­lisent toutes les méthodes pos­sibles : dis­cu­tons-en. Il ne s’agit pas, comme l’exige le dis­cours domi­nant, d’être « pour » ou « contre », mais d’avoir le cou­rage de réflé­chir à haute voix et d’objectiver nos propres ques­tion­ne­ments. De dire que nous avons agi ain­si, oui, mais que ça pour­rait être autre­ment. Que nous pou­vons nous mon­trer plus créa­tifs. Discuter de tout nous ren­for­ce­ra. En Turquie, on ne dit pas « non-violent » mais « anti-violent » : ça ne dit pas exac­te­ment la même chose. D’ailleurs, dans Violence et civi­li­té, le phi­lo­sophe Étienne Balibar dis­tingue trois usages poli­tiques de la vio­lence : la « contre-vio­lence », la « non vio­lence » et l’« anti-vio­lence ». Se dire « non-violent » sans lut­ter contre toutes les domi­na­tions, ça ne sert pas à grand-chose. Je pré­fère dire que je lutte contre la vio­lence. Comment chan­ger le monde si l’on ins­ti­tu­tion­na­lise la culture de la violence ?

Vous avez men­tion­né Bookchin. Vous avez pré­fa­cé sa bio­gra­phie, signée Janet Biehl, ain­si qu’un autre livre qui lui est en par­tie consa­cré, de Floréal Romero. De quelle façon sa pen­sée vous imprègne-t-elle ?

« Bookchin est une source d’influence concrète — notam­ment sur la ques­tion de l’organisation sociale, du com­mu­na­lisme, de la technologie. »

Bookchin a été tra­duit en turc une décen­nie avant de l’être en fran­çais (il faut dire que la France a eu ten­dance à se prendre pour le centre du monde, intel­lec­tuel­le­ment !). Ce sont d’abord les anar­chistes anti-vio­lents et pro-fémi­nistes qui ont ame­né sa pen­sée en Turquie. bell hooks y a éga­le­ment été tra­duite à la fin des années 1980. C’était une période riche en influences. Bookchin a comp­té pour moi car je pre­nais à cette époque la mesure de mon iden­ti­té domi­nante — vis-à-vis des Kurdes et des Arméniens — et je réflé­chis­sais aux ques­tions fémi­nistes. Comment pen­ser et vivre tout ceci en même temps ? On vou­lait sor­tir toutes les choses laides de nos mai­sons, inter­ro­ger nos angles morts, chan­ger de lunettes… Je n’ai jamais été « book­chi­niste » mais son tra­vail par­ti­ci­pait de ce bouillon­ne­ment, il nous a nour­ris. Bookchin est une source d’influence concrète — notam­ment sur la ques­tion de l’organisation sociale, du com­mu­na­lisme, de la tech­no­lo­gie. Même si, depuis la lec­ture de la bio­gra­phie de Biehl, jus­te­ment, je prends mes dis­tances avec sa rela­tion, dans sa vie pri­vée, au féminisme.

Le lea­der du PKK, Abdullah Öcalan, a lui aus­si été influen­cé par Bookchin…

C’est là l’une des consé­quences de la conver­gence des luttes en Turquie. Öcalan l’a lu en pri­son. Comme il a lu des fémi­nistes. C’est un homme intel­li­gent, capable de reve­nir sur ses propres idées. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle le PKK a pu conti­nuer d’exister sur la durée, alors qu’il est né dans les années 1970. Les Kurdes ont remis en ques­tion leurs concep­tions du socia­lisme et, à mesure que le fémi­nisme se déve­lop­pait en Turquie, ils ont inté­gré ces réflexions. Désormais, ils se réclament de l’écologie sociale, ils ont rom­pu avec l’idée d’État-nation. Le PKK est deve­nu un mou­ve­ment popu­laire ; il lui a fal­lu se mon­trer plus démo­cra­tique, au contact du grand nombre.

[Diyarbakır, 2016 | Loez]

Dans la revue Silence, vous met­tez en garde contre la mythi­fi­ca­tion du Rojava. À quel titre ?

Quand vous êtes en situa­tion de guerre, quand vous devez faire des alliances stra­té­giques avec des États, vous ne pou­vez pas déve­lop­per l’écologie sociale. Les cadres lisent, la popu­la­tion est ins­truite. Il faut faire atten­tion au fait que des prin­cipes liber­taires ne se répandent pas au moyen de méca­nismes tota­li­taires. Car com­ment faire autre­ment, en temps de guerre ? Si on veut que l’expérience du Rojava conti­nue, alors il faut lut­ter pour la paix au Moyen-Orient. Par la force des choses, l’armée est l’institution la plus impor­tante de leur révo­lu­tion : quand la culture se mili­ta­rise, cela se réper­cute. En Turquie, le capi­ta­lisme s’est appuyé sur l’armée. L’armée a pro­fon­dé­ment mar­qué l’imaginaire de la gauche — ma mère croit même qu’elle a éman­ci­pé les femmes… Les Kurdes ont pris ce che­min, celui de la guerre : je le res­pecte, je suis soli­daire, mais ils ne pour­ront pas appro­fon­dir ce qu’ils ont créé sans la paix.

Vous esti­mez que le PKK demeure, mal­gré ses évo­lu­tions et l’image que la gauche radi­cale occi­den­tale peut par­fois en avoir, une orga­ni­sa­tion qui n’est pas fémi­niste. Pourquoi ?

Je sou­tiens leur cause, sur­tout face à la répres­sion meur­trière que les militants kurdes subissent. Mais, comme je vous le disais, il faut aller au-delà du seul sou­tien. Le PKK a bâti des espaces d’une grande impor­tance pour les femmes ; en matière d’égalité, il est allé bien plus loin que la gauche turque. Mais toutes les luttes fémi­nistes internes au PKK n’ont pas abou­ti, et la direction en a récu­pé­ré cer­taines. Öcalan affirme que la femme qui lutte gagne en beau­té, et qu’elle mérite alors d’être aimée. Dans les années 1990, il a éga­le­ment com­pa­ré les mili­tantes kami­kazes ou celles qui se sont immo­lées à des « déesses ». Ce culte de la mort est pro­blé­ma­tique. J’y reviens : dans une logique mili­taire, le fémi­nisme peut dif­fi­ci­le­ment s’épanouir. D’autant que le PKK, qui demeure une orga­ni­sa­tion hié­rar­chique, donne des « mis­sions » aux femmes, les­quelles peuvent abou­tir à un cer­tain essen­tia­lisme — les femmes pos­sé­de­raient une essence, elles incar­ne­raient la paix et la nature… Je dis­cute volon­tiers de tout ceci avec les femmes kurdes. Par contre, lorsque je vois des Européens éri­ger le PKK et le Rojava en sym­boles du fémi­nisme ou de l’écologie sociale, j’ai davan­tage de mal. Il n’y a jamais de noir ou de blanc.

Un sou­tien cri­tique, en somme…

« Si on veut que l’expérience du Rojava conti­nue, alors il faut lut­ter pour la paix au Moyen-Orient. »

Il faut prendre du recul tout en tis­sant des liens avec les révo­lu­tion­naires kurdes. Sans regard cri­tique, on fini­ra par être déçus et, au final, rompre tous les liens — ce qui n’est pas une solution… 

Vous évo­quiez l’un de vos contes, Verte et les oiseaux, tout à l’heure : vous en avez écrit plusieurs…

Tous ne sont pas encore tra­duits. J’adore conter et j’ignore à quel âge se ter­mine l’enfance. Cette habi­tude m’est res­tée : je contais par­tout, pour les enfants comme pour les adultes. Avec les contes, tu te dis que l’impossible est pos­sible. Quelque part, ça pro­tège mon âme. Mon père, dans ma jeu­nesse, m’en racon­tait ; quand il a été empri­son­né, j’ai dû prendre le relai au sein de ma famille. Puis, dans la rue, j’ai tis­sé des liens en contant. Ça m’était spon­ta­né — je ne le pen­sais pas comme un à‑côté. Je ne rai­sonne pas en termes de champ, je n’ai d’ailleurs jamais vou­lu être socio­logue : j’ai vou­lu apprendre la socio­lo­gie. Je n’ai jamais sou­hai­té deve­nir quelque chose. Être uni­ver­si­taire, cher­cheuse, mili­tante, lit­té­raire, je n’ai jamais vou­lu cloi­son­ner — mais c’est plus dif­fi­cile en France. Les contes me donnent de la force ; j’essaie de recher­cher leur magie dans la vie. Quand on parle de mes romans, d’ailleurs, on dit qu’il y a du conte en eux.

Votre der­nier roman n’a pas encore été tra­duit en fran­çais1.

Il m’a trans­for­mée, ça a été une expé­rience pro­fonde. L’édition fran­çaise attend de moi des livres sur la nos­tal­gie et l’exil, mais, à force de séjours en Italie et en Suisse, j’ai com­men­cé à éprou­ver, plus que la notion d’exilée, celle de nomade. Ce roman est né de ce sen­ti­ment ; il est ancré à Nice. C’est une ville par­ti­cu­lière, la cin­quième plus grande du pays : il y existe des expé­riences invi­sibles de l’extérieur. 40 % des habi­tants n’ont pas le droit de vote. Je suis tom­bée amou­reuse de cette ville de pas­sages, de ren­contres. C’est un roman bâtard.

[Forces kurdes au front contre Daech, vers Tel Khanzir, 2014 | Loez]

De quelle manière vos livres sont-ils reçus en Turquie, justement ?

C’est un point inté­res­sant. Comme bon nombre de pays, on peut dif­fi­ci­le­ment clas­ser la Turquie en un seul mot : « démo­cra­tique », « tota­li­taire », « auto­ri­taire »… C’est un régime com­plexe, qui compte des poli­tiques dif­fé­rentes en fonc­tion de chaque intel­lec­tuel cri­tique. Le pou­voir a choi­si de cri­mi­na­li­ser ma per­sonne, mais pas mes livres. Il n’y touche pas. Mon pro­cès court depuis plus de vingt ans et, mal­gré le der­nier acquit­te­ment, j’ignore encore leur déci­sion défi­ni­tive : c’est la rai­son pour laquelle je ne peux pas me rendre en Turquie. J’ai douze livres parus là-bas, qu’on peut ache­ter, mais ils parlent en même temps de m’envoyer en pri­son à per­pé­tui­té. J’ai cri­ti­qué le ser­vice mili­taire turc dans un de ces ouvrages, or il existe une loi qui l’interdit expli­ci­te­ment. Ayant plu­sieurs cordes à mon arc, je crois que le régime ne savait plus par où m’atteindre. Comme mes livres conti­nuent de vivre, comme je peux encore tis­ser des liens à tra­vers les mots et la créa­tion, ils n’ont pas vrai­ment réus­si à me chasser…


Photographie de ban­nière : Istanbul, Stéphane Burlot
 Photographie de vignette : Philippe Matsas


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  1. Il l’a été, depuis la réa­li­sa­tion de cet entre­tien : Azucena ou Les four­mis zin­zines.[]

REBONDS

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☰ Lire notre abé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
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