Les anarchistes espagnols — par Murray Bookchin


Rares ont été les mou­ve­ments de masse aus­si sui­vis que l’a­nar­chisme en Espagne. En 1936, à la veille d’une guerre civile sur le point de cou­per la tête à ses prin­ci­pales orga­ni­sa­tions, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT) et la Federación Anarquista Ibérica (FAI) comp­taient à elles seules plus de trois mil­lions d’adhé­rents. Il faut dire que, mal­gré les épi­sodes répres­sifs, les conquêtes s’ac­cu­mu­laient depuis plu­sieurs décen­nies : dans plu­sieurs villes, les usines, les trans­ports en com­mun et les ser­vices publics étaient pris en charge et admi­nis­trés par des comi­tés et des syn­di­cats de tra­vailleurs. Longtemps, néan­moins, l’his­toire de la guerre d’Espagne et, plus encore, celle du mou­ve­ment socia­liste qui l’a pré­cé­dée ont été ran­gés dans les pla­cards. Une occul­ta­tion qui a très tôt atti­ré l’at­ten­tion du com­mu­niste liber­taire Murray Bookchin. Cette expé­rience s’est révé­lée fon­da­trice pour son mili­tan­tisme et sa for­ma­tion intel­lec­tuelle, au point qu’il a choi­si de retra­cer l’his­toire des « années héroïques » de l’a­nar­chisme espa­gnol. Son ambi­tion : pro­po­ser le contre-récit d’un sou­lè­ve­ment révo­lu­tion­naire dont sta­li­niens et libé­raux déli­vraient, selon lui, une image défor­mée. Pour la pre­mière fois, Les Anarchistes espa­gnols est tra­duit en fran­çais, et paraît aux édi­tions Lux. Nous publions la pré­face que Murray Bookchin y avait adjoint il y a tout juste trente ans.


La rédac­tion des Anarchistes espa­gnols s’est éta­lée sur une période de dix ans, entre­cou­pée d’articles et d’autres livres que j’ai écrits dans les années 1970. Mais je l’avais assu­ré­ment amor­cée dans ma tête quelque trente ans aupa­ra­vant, alors que je décou­vrais la véri­té sur la guerre civile espa­gnole (1936–1939). Cet impor­tant conflit a occu­pé une place consé­quente dans ma jeu­nesse. Membre des Jeunesses com­mu­nistes, je m’étais por­té volon­taire pour prendre part aux com­bats, mais on m’avait refu­sé en rai­son de mon âge. Deux de mes cama­rades plus âgés ont per­du la vie sur le front de Madrid. Au fil des années 1930, plus j’en appre­nais sur le conflit (une révo­lu­tion amor­cée par des ouvriers et des pay­sans anar­chistes, puis frei­née par les menées contre-révo­lu­tion­naires des sta­li­niens), plus j’étais désen­chan­té par mon affi­lia­tion au Parti com­mu­niste. Mal infor­mé sur la nature révo­lu­tion­naire de la lutte (aux États-Unis, la presse libé­rale et la presse sta­li­nienne se concer­taient de façon éhon­tée pour dis­si­mu­ler les faits rela­tifs aux mou­ve­ments ouvriers et pay­sans d’Espagne), j’ai tout de même fini par en savoir assez sur la situa­tion pour rompre com­plè­te­ment avec les sta­li­niens et com­men­cer à sym­pa­thi­ser avec d’autres mou­ve­ments, d’abord anti­sta­li­niens puis socia­listes liber­taires. Quoi qu’il en soit, il est dif­fi­cile d’expliquer aux jeunes d’aujourd’hui pour­quoi la Révolution espa­gnole obsé­dait tant les mili­tants de gauche des années 1930 et de rendre compte du désar­roi idéo­lo­gique et émo­tion­nel, de l’inspiration et de l’immense espoir que ce conflit sus­ci­tait dans nos esprits et dans nos cœurs.

Au moment de la paru­tion de l’édition ori­gi­nale des Anarchistes espa­gnols, en 1977, le mou­ve­ment était étonnamment peu connu. Des por­traits généraux de l’anarchisme et du syn­di­ca­lisme révolutionnaire espa­gnols avaient certes été publiés, mais ils étaient assez som­maires et man­quaient d’informations impor­tantes sur les struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles, infor­ma­tions qui auraient pu être utiles aux jeunes mili­tants des années 1960. Paru en 1938, l’ouvrage mémorable de George Orwell sur la guerre d’Espagne, Hommage à la Catalogne, était incon­nu de la plu­part des gau­chistes américains de ma génération. Dans ce récit émouvant, mais très per­son­nel, l’écrivain anglais rend compte de l’héroïsme dont il a été témoin à Barcelone et sur le front de l’Aragon. Malgré sa sym­pa­thie pour les anar­cho-syn­di­ca­listes, il y envi­sage la situa­tion du point de vue des mili­ciens du Partido Obrero de Unificación Marxista (Parti ouvrier d’unification mar­xiste, POUM). Pour tout mili­tant assoiffé de connais­sances sur la guerre civile, ce livre dres­sait un réquisitoire acca­blant contre le rôle des sta­li­niens dans la lutte et offrait une évocation sai­sis­sante de l’atmosphère révolutionnaire qui régnait à Barcelone.

« Aux États-Unis, la presse libé­rale et la presse sta­li­nienne se concer­taient de façon éhon­tée pour dis­si­mu­ler les faits rela­tifs aux mou­ve­ments ouvriers et pay­sans d’Espagne. »

Paru en 1943, Le laby­rinthe espa­gnol, de Gerald Brenan, était lui aus­si très peu connu des gau­chistes de mon âge. Au moment de sa réédition en livre de poche, en 1969, une nou­velle génération de mili­tants, connue sous le nom de « nou­velle gauche », tour­nait ouver­te­ment le dos au passé, à la « vieille gauche » et à la guerre d’Espagne. Des docu­men­taires comme Mourir à Madrid, réalisé par Frédéric Rossif, ont certes per­mis à des mili­tants de gauche des années 1960 de découvrir le poing levé (épisode que je me remémore avec beau­coup d’amusement), mais le conte­nu de la révolution y était lar­ge­ment ignoré. Ce film reprend machi­na­le­ment les dis­cours libéral et sta­li­nien typiques selon les­quels le conflit se serait résumé à une « guerre de la démocratie contre le fas­cisme », et ne dit mot de la révolution anar­cho-syn­di­ca­liste qui balayait l’Espagne « loya­liste » ou « républicaine ».

Brenan consacre deux des 14 cha­pitres de son livre aux mou­ve­ments liber­taires espa­gnols (« Les anar­chistes » et « Les anar­cho-syn­di­ca­listes ») et y fait très sou­vent référence dans les autres. Néanmoins, malgré la valeur his­to­rique qu’ils revêtaient à mes yeux en 1969, ces cha­pitres ont sou­levé chez moi plus de ques­tions qu’ils n’en ont résolues. Brenan y adopte ce que j’appellerais un « point de vue anda­lou », selon lequel l’anarchisme espa­gnol était un mou­ve­ment essen­tiel­le­ment pay­san et millénariste. Certes, l’auteur n’ignore pas la présence en Espagne d’une classe ouvrière indus­trielle, qui, dans les faits, représentait la majo­rité au sein de la célèbre Confederación Nacional del Trabajo (Confédération natio­nale du tra­vail, CNT), au des­tin tra­gique. Mais, à l’instar de Franz Borkenau dans The Spanish Cockpit, paru en 1937, il semble adhérer à la thèse selon laquelle le mou­ve­ment était l’équivalent espa­gnol de la Réforme qua­si mys­tique à laquelle le pays avait échappé cinq siècles aupa­ra­vant et des mou­ve­ments chi­liastes à l’origine des grands soulèvements pay­sans du XVIe siècle. Cette thèse fait de l’anarchisme la relique d’un loin­tain passé et réduit ses acteurs à des « pri­mi­tifs de la révolte », pour citer la for­mule péjorative de l’historien mar­xiste Eric J. Hobsbawm. En Espagne, elle a contri­bué à don­ner au mou­ve­ment anar­chiste l’image d’un « archaïsme » quel­conque — une per­cep­tion qui m’irrite pour des rai­sons théoriques, et pas uni­que­ment parce qu’elle m’attriste.

[José Luis Rey-Vila dit Sim]

À la fin des années 1960, j’ai entre­pris de me pen­cher de plus près sur cet extra­or­di­naire mou­ve­ment. Une dizaine d’années aupa­ra­vant, ma sym­pa­thie pour le socia­lisme liber­taire était deve­nue expli­ci­te­ment anar­chiste. Si les idées anar­chistes pou­vaient s’appliquer à des pays « arriérés » et essen­tiel­le­ment agraires comme l’Espagne des années 1930, elles conve­naient sur­tout à des pays for­te­ment industrialisés comme les États-Unis. En 1967, j’ai par­cou­ru l’Europe pour me faire une idée de l’envergure et de la réalité des cou­rants anar­chi­sants qui y évoluaient alors, tels les pro­vos aux Pays-Bas et, dans une cer­taine mesure, les situa­tion­nistes en France. Mais, sur­tout, je me suis ren­du en Espagne fran­quiste pour y cher­cher des livres sur l’histoire de l’anarchisme espa­gnol et y consul­ter des docu­ments d’archives. Ailleurs en Europe, j’ai tenté d’interviewer des tra­vailleurs et des auteurs anar­chistes en exil qui avaient acti­ve­ment par­ti­cipé à la révolution. Je sou­hai­tais retra­cer l’évolution du mou­ve­ment en explo­rant les subtilités de son his­toire, ses modes d’organisation et cer­tains événements obs­curs aux­quels des auteurs comme Brenan ne font qu’allusion. Je sou­hai­tais aus­si mieux connaître les col­lec­tifs ouvriers et pay­sans mis sur pied pen­dant les pre­miers mois de la révolution, en me pen­chant sur leurs façons de fonc­tion­ner et de se confédérer plutôt qu’en me conten­tant des sta­tis­tiques sur leur pro­duc­ti­vité que des auteurs anar­chistes met­taient en avant pour faire contre­poids aux éloges de l’« effi­ca­cité » économique des « plans quin­quen­naux » de Staline.

Cela dit, mes préoccupations ne se limi­taient pas à des considérations his­to­riques. Elles découlaient également de problèmes concrets aux­quels fai­sait face la gauche des années 1960, qui expri­mait sou­vent ses affinités avec l’anarchisme. De nom­breux jeunes gau­chistes uti­li­saient alors le terme « anar­chie » pour désigner des visées lar­ge­ment égocentriques, à savoir l’expression sou­vent désorganisée d’un esprit de rébellion indi­vi­duel qui n’apportait rien de durable à un mou­ve­ment qui avait cruel­le­ment besoin d’une idéologie raisonnée et de formes d’organisation liber­taires. Profitant du vide idéologique et orga­ni­sa­tion­nel de la nou­velle gauche, pen­dant que des anar­chistes autoproclamés étaient occupés à s’égayer dans des hap­pe­nings théâtraux, les mar­xistes (ou pire encore, les maoïstes) ont entre­pris de prendre le contrôle du mou­ve­ment. Une nou­velle gauche lar­ge­ment décentralisée a ain­si été accaparée par des cou­rants auto­ri­taires qui joue­raient un rôle déterminant dans sa destruction.

« Je sou­hai­tais retra­cer l’évolution du mou­ve­ment en explo­rant les subtilités de son his­toire, ses modes d’organisation et cer­tains événements obscurs. »

J’ai com­mencé à écrire Les anar­chistes espa­gnols à la fin des années 1960 pour faire découvrir aux jeunes générations ce grand soulèvement révolutionnaire dont les libéraux et les sta­li­niens don­naient une image si grossièrement déformée. J’étais déterminé à leur offrir l’exemple d’un mou­ve­ment social auto­dis­ci­pliné où des ouvriers et des pay­sans ordi­naires avaient tenté de pour­suivre une révolution, et celui de révolutionnaires qui savaient s’organiser et s’efforçaient sérieusement de chan­ger le monde au lieu de se conten­ter d’en faire le ter­rain de jeu de leurs propres activités cultu­relles. J’ai tenté de mon­trer que les anar­chistes espa­gnols cher­chaient à ancrer leur spontanéité dans la théorie, dans des activités réfléchies et, oui, dans l’adhésion pro­gram­ma­tique à des prin­cipes révolutionnaires. J’espérais qu’un ouvrage racon­tant leur his­toire contras­te­rait vive­ment avec les excentricités aux­quelles tant de jeunes anar­chistes américains des années 1960 réduisaient leur enga­ge­ment — avant de com­men­cer à se ral­lier, quelques années plus tard, à la société même qu’ils condamnaient.

Si, de nos jours, on peut consi­dé­rer l’histoire des anar­chistes espa­gnols autre­ment que comme le récit idéa­li­sé d’événements appar­te­nant à un pas­sé révo­lu, tels l’érection de bar­ri­cades dans les rues de Barcelone, la résis­tance d’ouvriers (et, dans les régions plus recu­lées, de pay­sans) en armes contre des forces mili­taires réac­tion­naires ou les grandes mani­fes­ta­tions par­se­mées de dra­peaux rouge et noir, il faut en remer­cier les nom­breux Espagnols qui m’ont four­ni de pré­cieuses infor­ma­tions sur l’« idée » (mot par lequel ils dési­gnaient l’anarchisme) et la « Confédération » (nom par lequel ils dési­gnaient la CNT). Aujourd’hui, comme dans les années 1960, je crois néces­saire de per­pé­tuer la mémoire d’une tra­di­tion anar­chiste incar­née dont les objec­tifs et les pra­tiques étaient révo­lu­tion­naires. L’anarchisme espa­gnol était très dif­fé­rent du pro­gres­sisme idéo­lo­gi­que­ment flou, voire mys­tique, de notre époque « post­mo­derne » (et, semble-t-il, « post­ré­vo­lu­tion­naire »), où les « gau­chistes » redoutent le conflit et adhèrent à un plu­ra­lisme sou­vent contra­dic­toire qui tend à se muer en une aver­sion pour tout enga­ge­ment digne de ce nom. Je ne vou­drais pas non plus voir l’anarchisme mili­tant et révo­lu­tion­naire auquel je sous­cris se muer en une pers­pec­tive stric­te­ment cultu­relle sem­blable à celle que défen­daient les situa­tion­nistes fran­çais (dont j’ai très bien connu l’univers com­plai­sant et salon­nier dans le Paris des années 1960).

[José Luis Rey-Vila dit Sim]

Il ne faut tou­te­fois pas conclure de ces réserves que l’anarchisme (y com­pris celui des Espagnols pen­dant la guerre civile) ne confère aucun conte­nu cultu­rel et éthique à l’« idée ». En effet, contrai­re­ment aux socia­listes de tout aca­bit, les anar­chistes espa­gnols s’efforçaient de trans­for­mer leur vie quo­ti­dienne et leurs valeurs, de trans­mettre leurs rêves uto­piques et leurs espoirs aux gens ordi­naires avec qui ils tra­vaillaient et vivaient. Leur « contre-culture » radi­cale occu­pait une place très impor­tante non seule­ment dans leur vie per­son­nelle, mais aus­si dans leurs groupes d’action, leurs pério­diques lit­té­raires et leurs méthodes d’éducation libertaire.

L’anarchisme espa­gnol était ancré dans son époque, mar­quée par la rare­té maté­rielle ; il avait pour objec­tif fon­da­men­tal d’éradiquer la pau­vre­té et l’exploitation qui avaient plon­gé des mil­lions d’ouvriers et de pay­sans d’Espagne dans une misère abjecte. Les anar­chistes espa­gnols por­taient sur le monde un regard rigo­riste et pro­duc­ti­viste. Vivant dans une socié­té où la majo­ri­té dis­po­sait de peu, ils fus­ti­geaient l’intempérance des classes domi­nantes, jugeant celle-ci com­plè­te­ment immo­rale. À l’opulence et à l’oisiveté des riches, ils oppo­saient un cré­do éthique sévère, fon­dé sur le devoir, la res­pon­sa­bi­li­té de tra­vailler et le mépris des plai­sirs de la chair.

« J’étais déterminé à offrir l’exemple d’un mou­ve­ment social auto­dis­ci­pliné où des ouvriers et des pay­sans ordi­naires avaient tenté de pour­suivre une révolution. »

Contrairement aux mou­ve­ments mar­xistes, tou­te­fois, l’anarchisme espa­gnol atta­chait beau­coup d’importance à l’éthique et au style de vie, c’est-à-dire à la trans­for­ma­tion morale de l’individu selon des prin­cipes liber­taires. Il accor­dait aus­si une grande valeur à la spon­ta­néi­té, à la pas­sion et aux ini­tia­tives de la base. Et il détes­tait vis­cé­ra­le­ment l’autorité et la hié­rar­chie sous toutes leurs formes. Malgré sa morale sévère, l’anarchisme espa­gnol s’opposait à l’institution du mariage, qu’il qua­li­fiait de simu­lacre bour­geois. Il prô­nait plu­tôt l’union libre et consi­dé­rait la sexua­li­té comme une affaire pri­vée, uni­que­ment sou­mise à l’impératif du res­pect des droits des femmes. Il faut connaître l’Espagne des années 1930, impré­gnée de fortes tra­di­tions catho­liques et patriar­cales, pour com­prendre à quel point les pra­tiques anar­chistes s’inscrivaient en rup­ture avec les normes, même chez les classes les plus pauvres, les plus exploi­tées et les plus négli­gées du pays.

Par-des­sus tout, l’anarchisme espa­gnol avait un caractère radi­ca­le­ment expérimental. Les écoles de type Summerhill, popu­laires aux États-Unis dans les années 1960, sont les héritières directes d’expériences en éducation liber­taire lancées par des intel­lec­tuels espa­gnols nour­ris d’idéaux anar­chistes. Les anar­chistes espa­gnols se sou­ciaient des aspects concrets d’une société liber­taire future et dis­cu­taient avi­de­ment de presque tous les chan­ge­ments qu’une révolution pour­rait appor­ter à leur vie quo­ti­dienne. Nombre d’entre eux met­taient immédiatement leurs prin­cipes en pra­tique, dans la mesure où il leur était humai­ne­ment pos­sible de le faire. Des mil­liers d’entre eux modi­fiaient leur ali­men­ta­tion et renonçaient à des « vices » créateurs de dépendance comme la consom­ma­tion d’alcool ou de tabac. Certains appre­naient à par­ler l’espéranto cou­ram­ment, ayant la convic­tion que, après la révolution, toutes les frontières natio­nales tom­be­raient et les êtres humains par­le­raient une langue com­mune et par­ta­ge­raient une même tra­di­tion culturelle.

[José Luis Rey-Vila dit Sim]

De ce fort esprit de com­mu­nauté et de soli­da­rité sont nés les « groupes d’affinité » anar­chistes, forme d’organisation fondée non seule­ment sur des liens poli­tiques ou idéologiques, mais aus­si, sou­vent, sur des amitiés proches et un pro­fond enga­ge­ment per­son­nel. S’inscrivant dans un mou­ve­ment qui prônait l’action directe, ces groupes pro­dui­saient des indi­vi­dus dotés d’une force de caractère et d’une audace excep­tion­nelles. Par ces obser­va­tions, je ne vou­drais sur­tout pas don­ner l’impression que le mou­ve­ment anar­chiste espa­gnol se résumait à une croi­sade révolutionnaire menée par des « saints » intran­si­geants et mora­le­ment irréprochables. Comme toute orga­ni­sa­tion, il a compté sa part d’opportunistes égocentriques qui ont tra­hi ses idéaux à des moments cru­ciaux de la lutte. Il s’est cepen­dant démarqué, même dans ce pays où le cou­rage et la dignité ont tou­jours été for­te­ment valorisés, par des personnalités remar­quables comme Fermín Salvochea, Anselmo Lorenzo et Buenaventura Durruti, qui ont incarné différents aspects de son caractère et de ses idéaux.

Les anar­chistes espa­gnols se bat­taient contre un ordre social qu’ils méprisaient. Ils étaient très conscients de la nécessité de bien s’organiser. Ce n’est d’ailleurs pas leur orga­ni­sa­tion ou leur pro­gramme qui ont causé leur perte, mais plutôt l’irrésolution de leurs « lea­ders » autoproclamés, sans par­ler des forces mili­taires bien équipées et bien entraînées qu’on avait déployées contre eux, les­quelles incluaient des troupes de volon­taires maro­cains et une légion étrangère tris­te­ment réputée pour ses fusillades de masse en Afrique du Nord et, par la suite, en Espagne. Constituées en grande par­tie de mer­ce­naires, les troupes de Francisco Franco qui ont pris les devants du soulèvement mili­taire de 1936 ont bénéficié des ren­forts de divi­sions ita­liennes et d’éléments de l’armée de l’air alle­mande. À tous ces écueils s’ajoutait l’atonie du mou­ve­ment ouvrier français, alors contrôlé par les sta­li­niens, et de la classe ouvrière inter­na­tio­nale en général, induite en erreur par la presse libérale et son pen­dant sta­li­nien, ato­nie qui contras­tait avec l’important sou­tien inter­na­tio­nal obte­nu par les bol­che­viks de 1917 à 1920.

« Les anar­chistes espa­gnols se sou­ciaient des aspects concrets d’une société liber­taire future et dis­cu­taient avi­de­ment de presque tous les chan­ge­ments qu’une révolution pour­rait appor­ter à leur vie quotidienne. »

Mes recherches sur le mou­ve­ment ouvrier espa­gnol m’ont per­mis d’étayer une hypo­thèse que j’avais déve­lop­pée dans la fou­lée de mon expé­rience de syn­di­ca­liste et de tra­vailleur de l’industrie, de la fin des années 1930 au milieu des années 1950 : le mou­ve­ment ouvrier clas­sique, connu des gens de ma géné­ra­tion sous le nom de « socia­lisme pro­lé­ta­rien », a atteint son apo­gée pen­dant la guerre civile espa­gnole, puis a amor­cé son déclin. Le conflit majeur qui déchi­rait l’Espagne a mis au jour l’idéalisme et l’opportunisme, les aspects éman­ci­pa­teurs et la dimen­sion auto­ri­taire ain­si que les poten­tia­li­tés et les limites d’un mou­ve­ment vieux d’un siècle qui s’était amor­cé en juin 1848 par l’insurrection des tra­vailleurs fran­çais sous le dra­peau rouge et s’est pour­sui­vi en juillet 1936 avec le sou­lè­ve­ment des ouvriers de Barcelone sous le dra­peau rouge et noir — un mou­ve­ment presque légen­daire qui s’est bat­tu pour trans­for­mer le monde une fois pour toutes selon des prin­cipes ration­nels, huma­nistes et coopératifs.

Aucun autre pro­lé­ta­riat dans le monde n’a éga­lé la conscience de classe, l’internationalisme, l’élan révo­lu­tion­naire et la gran­deur humaine de la classe ouvrière espa­gnole. Je pense ici notam­ment au fier pro­lé­ta­riat anar­chiste de Saragosse, véri­table cœur du mou­ve­ment liber­taire espa­gnol, lequel reje­tait sou­vent les « simples » grèves éco­no­miques, jugeant pré­fé­rable de se consa­crer à la lutte poli­tique. À ma grande incré­du­li­té, il a même déclen­ché un débrayage d’une jour­née pour dénon­cer l’arrestation par Hitler du lea­der sta­li­nien alle­mand Ernst Thälmann, un homme qui consi­dé­rait pro­ba­ble­ment les anar­chistes comme des enne­mis pires que les nazis. C’est cette magni­fique classe ouvrière que les assas­sins fran­quistes ont anéan­tie dans le sang. Sa mémoire pour­ra res­ter vivante tant que des révo­lu­tion­naires se sou­vien­dront du pas­sé et de ses promesses.

[José Luis Rey-Vila dit Sim]

Je ne crois pas que l’anarcho-syndicalisme clas­sique puisse renaître en Espagne sous la forme d’un mou­ve­ment de masse — ni qu’il puisse effec­tuer une per­cée majeure ailleurs dans le monde. Mais ce serait sou­hai­table. Je ne pour­rais que me réjouir de l’émergence d’un grand mou­ve­ment ouvrier révo­lu­tion­naire qui expri­me­rait les pré­oc­cu­pa­tions uni­ver­selles de l’humanité. Mais l’histoire est très cruelle à cet égard. Elle relègue vite aux oubliettes les mou­ve­ments, les forces et les idéo­lo­gies d’une époque (si ins­pi­rants soient-ils) lorsque le contexte change et néces­site de nou­velles façons d’envisager la socié­té, de nou­velles théo­ries. Le capi­ta­lisme d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était dans les années 1930, pas plus que les acteurs sociaux du chan­ge­ment révo­lu­tion­naire ne sont les mêmes que leurs pré­dé­ces­seurs de la pre­mière moi­tié du XXe siècle (si tant est que ces der­niers aient été de véri­tables acteurs de chan­ge­ment). Je fais cette affir­ma­tion non sans regret, avec la pro­fonde impres­sion d’avoir vu dis­pa­raître une époque mieux défi­nie et moins com­plexe que celle dans laquelle vivent les jeunes d’aujourd’hui, sans par­ler de ceux de demain.

Mais ce n’est qu’en affron­tant réso­lu­ment ces dif­fé­rences his­to­riques que les liber­taires de gauche pour­ront se don­ner les moyens de recons­truire l’« idée » en adé­qua­tion avec la tra­di­tion anti­au­to­ri­taire de la gauche et avec assez d’ouverture pour englo­ber de nou­veaux enjeux et de nou­velles réa­li­tés. Jamais le capi­ta­lisme n’a autant empié­té sur la vie quo­ti­dienne que de nos jours. Il a rom­pu les liens com­mu­nau­taires et la soli­da­ri­té de classe qui avaient ali­men­té le « socia­lisme pro­lé­ta­rien » de 1848 à 1939, période où le capi­ta­lisme assié­geait une socié­té pré­in­dus­trielle encore capable de lui résis­ter grâce à sa riche vie de quar­tier ou de vil­lage. Depuis lors, la socié­té pré­in­dus­trielle a lais­sé place à une socié­té de mar­ché (et non à une simple éco­no­mie de mar­ché) qui a trans­for­mé une grande par­tie du monde occi­den­tal en vaste super­mar­ché de ban­lieue auquel on n’a d’autre choix que d’adapter son mode de vie.

« Aucun autre pro­lé­ta­riat dans le monde n’a éga­lé la conscience de classe, l’internationalisme, l’élan révo­lu­tion­naire et la gran­deur humaine de la classe ouvrière espagnole. »

Non moins impor­tante est la mar­chan­di­sa­tion de l’esthétique des anciens mou­ve­ments de gauche sous forme d’artefacts cultu­rels ; même les films, les affiches et les des­sins d’architecture des situa­tion­nistes (objets dont les membres de ce cou­rant que j’ai connus se ser­vaient pour­tant pour pra­ti­quer le « ter­ro­risme cultu­rel ») sont main­te­nant accro­chés aux murs des musées, au grand plai­sir d’une petite-bour­geoi­sie bran­chée. En 1967, pen­dant mes recherches à Barcelone, je consta­tais déjà que la poi­gnée de main était en voie de rem­pla­cer l’abra­zo typique des Espagnols et des Catalans, et que les atta­chés-cases étaient plus nom­breux que les gamelles pro­lé­ta­riennes. Cette Espagne n’était plus celle sur laquelle j’avais fait tant de lec­tures assi­dues dans ma jeu­nesse ou que m’avaient décrite des amis à leur retour du champ de bataille de la guerre civile.

Une préface n’est pas l’endroit où se pen­cher sur la com­plexité des nou­veaux enjeux aux­quels fait face le monde contem­po­rain ou sur les mou­ve­ments qui devraient voir le jour pour lut­ter contre le capi­ta­lisme ou la société hiérarchique en général. J’ai déjà publié de nom­breux ouvrages sur le sujet, notam­ment Une société à refaire et The Philosophy of Social Ecology. Révolutionnaire incu­rable, je refuse tout com­pro­mis avec l’ordre social actuel. Sans prétendre que ma concep­tion de l’anarchisme englobe l’ensemble de la tra­di­tion liber­taire, je trouve tout de même étrange que tant d’anarchistes d’aujourd’hui semblent considérer mon appel à la cohésion idéologique, à la cohérence et à l’adoption d’une pers­pec­tive révolutionnaire glo­bale comme « élitiste », « agres­sif » et même « auto­ri­taire » parce que je refuse d’assimiler des opi­nions mani­fes­te­ment contra­dic­toires à la même enseigne idéologique. À cet égard, je reste fer­me­ment enra­ciné dans le mou­ve­ment révolutionnaire que les anar­chistes espa­gnols ont tenté de créer. Si j’ai vou­lu racon­ter le che­min par­cou­ru par ces der­niers des années 1880 au début de la guerre civile, c’est, entre autres rai­sons, parce que je par­tage l’esprit dont ils ont vou­lu imprégner la classe ouvrière et la pay­san­ne­rie de leur temps.

[José Luis Rey-Vila dit Sim]

On peut dif­fi­ci­le­ment reléguer les anar­chistes espa­gnols aux oubliettes de l’histoire, car les enjeux qu’ils ont soulevés ont gardé toute leur per­ti­nence pour ce qu’on peut qua­li­fier de pers­pec­tive révolutionnaire : leur idéalisme, leur atta­che­ment à des prin­cipes et leur mili­tan­tisme sont des traits dont a cruel­le­ment besoin une gauche contem­po­raine qui, mal­heu­reu­se­ment, est engluée dans un prag­ma­tisme vague­ment pro­gres­siste. La nécessité pour la gauche contem­po­raine de renouer avec un socia­lisme éthique (for­te­ment érodé par l’influence néfaste du sta­li­nisme et de la social-démocratie) est aus­si vitale qu’elle l’était autre­fois. En cette époque marquée par le com­pro­mis avec l’ordre irra­tion­nel établi, une fidélité inébranlable à une vision ration­nelle de l’actualisation des potentialités humaines est plus nécessaire que jamais — une fidélité dont fai­saient preuve les mili­tants anar­chistes espa­gnols, qui, il faut l’admettre, ne consti­tuaient qu’une mino­rité, certes impor­tante, au sein d’une CNT ten­ta­cu­laire. Leur détermination à se battre pour un pro­jet d’avenir authen­ti­que­ment huma­niste — le « com­mu­nisme liber­taire » —, leur atta­che­ment à leurs prin­cipes, leur oppo­si­tion systématique au sta­tu quo et leur refus de s’adapter à une société intrinsèquement mal­saine sont des traits tout aus­si indis­pen­sables à notre époque qu’ils l’étaient à la leur. Ces mili­tants anar­chistes vivaient par­mi leurs cama­rades ouvriers et pay­sans. Au début de la guerre civile, ils se sont immédiatement portés volon­taires pour prendre les armes et sont morts par mil­liers. Ils étaient prêts à tous les sacri­fices pour le mou­ve­ment et l’« idée », et ce, malgré l’emprise crois­sante de leurs diri­geants sur la grande cen­trale syn­di­cale qu’était la CNT, sans par­ler des postes élevés que cer­tains d’entre eux ont obte­nus au sein d’un gou­ver­ne­ment républicain qu’ils dénonçaient encore vigou­reu­se­ment l’année précédente. Même en exil après la guerre, leur fer­veur est restée intacte. […]


Extrait de Les Anarchistes espa­gnols, de Murray Bookchin, réédi­té aux édi­tions Lux en 2023.


Illustrations de vignette et de ban­nière : José Luis Rey-Vila dit Sim


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REBONDS

☰ Lire notre article « Détruire le capi­ta­lisme : Lordon et Bookchin, une dis­cus­sion croi­sée », Victor Cartan, juin 2023
☰ Lire l’ar­chive « Écologie : socia­lisme ou bar­ba­rie », Murray Bookchin, mars 2020
☰ Lire notre article « Le moment com­mu­na­liste ? », Élias Boisjean, décembre 2019
☰ Lire l’a­bé­cé­daire de Murray Bookchin, sep­tembre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Susana Arbizu et Maëlle Maugendre : « Guerre d’Espagne : la parole aux femmes », juillet 2018
☰ Lire notre article « Bookchin : éco­lo­gie radi­cale et muni­ci­pa­lisme liber­taire », Adeline Baldacchino, octobre 2015


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