Hommage à Mike Davis, penseur socialiste


Traduction de Verso pour Ballast

Il a été rou­tier, ouvrier et syn­di­ca­liste avant de deve­nir socio­logue, his­to­rien et géo­graphe. Le socia­lisme, disait Mike Davis, est por­teur de « valeurs qui ancrent les enga­ge­ments qui défi­nissent [s]a vie ». L’au­teur éta­su­nien vient de dis­pa­raître à l’âge de 76 ans, à San Diego (Californie), là où il avait par­ti­ci­pé à sa pre­mière mani­fes­ta­tion soixante ans plus tôt. Dans ce témoi­gnage paru il y a une quin­zaine d’an­nées dans la revue The Drawbridge et repris par les édi­tions Verso en guise d’hom­mage, Mike Davis revient sur deux évé­ne­ments fon­da­teurs dans son par­cours mili­tant et intel­lec­tuel : sa décou­verte du mou­ve­ment pour les droits civiques au début des années 1960 ; sa ren­contre avec les intel­lec­tuels mar­xistes Herbert Marcuse et Isaac Deutscher tan­dis que le mou­ve­ment contre la guerre du Vietnam bat­tait son plein et que la « nou­velle gauche » se struc­tu­rait. Nous le traduisons.


Mon auto­bio­gra­phie est sans impor­tance, excep­té le fait qu’elle est pro­ba­ble­ment typique de ma génération.

À 16 ans, mon père a eu une crise car­diaque. J’ai dû quit­ter l’é­cole pour tra­vailler pen­dant un an. Mon meilleur ami venait de rejoindre la Navy et m’a d’a­bord encou­ra­gé à faire de même. Mais, après avoir réa­li­sé qu’il allait sûre­ment devoir récu­rer des ponts jus­qu’à la fin de sa car­rière, il m’a dit de le rejoindre sous aucun prétexte.

J’étais cet ado­les­cent de 16 ans, mal­heu­reux et com­plè­te­ment pau­mé, lorsque mon cou­sin — par alliance (une par­tie de ma famille était noire, du côté de ma mère) — m’a invi­té à venir à une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée par le Congress of Racial Equality à la Bank of America, dans le centre-ville de San Diego. En 1963, San Diego était tout entière une ville du Sud, où les logiques de la ségré­ga­tions réglaient l’ac­cès à l’emploi et au loge­ment. Je suis donc allé à cette mani­fes­ta­tion : elle a chan­gé ma vie pour tou­jours. Elle a été pour moi une source d’ins­pi­ra­tion et j’en ai tiré des valeurs aux­quelles je suis tou­jours res­té fidèle. Bien sûr, le mou­ve­ment de San Diego ne pou­vait pas être com­pa­ré aux acti­vi­tés héroïques du Student Nonviolent Coordinating Committee (qu’on appe­lait le « Snick » au Mississippi), mais il avait la beau­té propre aux petites orga­ni­sa­tions dans les­quelles on s’en­gage corps et âme.

« Mon auto­bio­gra­phie est sans impor­tance, excep­té le fait qu’elle est pro­ba­ble­ment typique de ma génération. »

À 18 ans, j’ai obte­nu une bourse d’é­tudes dans une petite uni­ver­si­té d’arts libé­raux, dans l’Oregon. J’ai été mis dehors au bout d’un mois. Vous n’au­riez pas pu être viré avec plus d’ef­fi­ca­ci­té. Mais il se trouve que Reed College était la seule facul­té de tout l’Ouest à avoir une branche du SDS, les Students for Democratic Society. Jeremy Brecher, le direc­teur de la sec­tion, m’a dit : « En fait, c’est une chance, Mike, que tu aies été viré, pre­miè­re­ment parce que tu n’es pas fait pour l’u­ni­ver­si­té, et deuxiè­me­ment parce que le bureau natio­nal du SDS de New York a déses­pé­ré­ment besoin de toi, il manque de bras. » Je me suis bien­tôt retrou­vé dans un bus Greyhound en direc­tion de New York.

Pendant l’hi­ver 1964–1965, au début de l’es­ca­lade dans la guerre du Vietnam menée par Johnson, le bureau natio­nal avait une équipe de six membres per­ma­nents. Bien que nous étions déjà sub­mer­gés par les demandes de docu­men­ta­tion de la part d’un nombre crois­sant de sec­tions, l’as­sem­blée géné­rale du bureau natio­nal nous a confié la res­pon­sa­bi­li­té d’or­ga­ni­ser deux mani­fes­ta­tions his­to­riques : un sit-in et un blo­cage mas­sif devant la Rockfeller Chase Manhattan Bank, pour pro­tes­ter contre son rôle dans le finan­ce­ment de l’a­par­theid en Afrique du Sud, ain­si que la pre­mière marche contre la guerre du Vietnam à Washington.

[Carl Corey | https://carlcorey.com]

J’ai orga­ni­sé le sit-in devant la banque puis on m’a deman­dé de retour­ner en Californie, où le fameux Free Speech Movement de Berkeley était en train de deve­nir le Vietnam Day Committee. Comme nos héros du Snick ou du Industrial Workers of the World (IWW), les ani­ma­teurs du SDS étaient cen­sés se débrouiller sur le ter­rain. J’ai emprun­té de l’argent à mon père, loué une voi­ture et me suis ren­du à Berkeley afin d’ai­der un pro­jet com­mu­nau­taire du SDS à se mon­ter dans l’un des endroits les plus pauvres d’Oakland. Le bureau natio­nal m’a envoyé deux énormes boîtes de docu­men­ta­tion — dont la vente serait mon tra­vail et mon salaire pour les six mois suivants.

Sur Sproul Plaza (l’é­qui­valent de Hyde Park à Berkeley), il y avait une envie insa­tiable d’i­dées radi­cales. J’ai tel­le­ment ven­du de notre docu­men­ta­tion que j’ai pu rapi­de­ment louer une mai­son en ruines à West Oakland. Pas de lumière, pas d’élec­tri­ci­té ni de chauf­fage, seule­ment l’eau cou­rante : un point de chute typique de l’é­poque. Je recru­tais des volon­taires pour le SDS, la chose la plus simple du monde, et j’ai pas­sé bien des nuits sur les cana­pés de doc­to­rants très raf­fi­nés, des cadres du Free Speech Movement à l’ins­tar de Mike James, Davy Wellman, Steve Weissman et Bob Novick, qui rédi­geaient des thèses sur des sujets comme la lutte des classes dans le monde Sumérien antique et connais­saient les tra­vaux de per­sonnes comme Herbert Marcuse.

« Nous avons pas­sé une soi­rée for­mi­dable à nous saou­ler avec Marcuse et à écou­ter des his­toires où il racon­tait faire pas­ser des mes­sages pour Rosa Luxemburg en 1918. »

J’avais enten­du par­lé de Marcuse avant d’être exclu de l’u­ni­ver­si­té. J’avais mis la main sur L’Homme uni­di­men­sion­nel. Je n’en avais pas com­pris un mot mais je m’é­tais ren­du compte que c’é­tait une figure très res­pec­tée. Je lui ai écrit une lettre pour lui expli­quer que le SDS sou­hai­tait créer un mou­ve­ment inter­ra­cial fédé­rant les pauvres pour consti­tuer un deuxième front dans la lutte des droits civiques dans le Sud, pour lui racon­ter com­ment nous allions dans les ghet­tos et les quar­tiers pauvres, com­ment on s’or­ga­ni­sait… J’ai rapi­de­ment reçu une réponse me disant quelque chose du genre : « Écoutez, vous êtes des gamins ado­rables, je suis à fond avec vous, mais vous ne réa­li­sez pas que ce que vous faites, c’est tra­vailler gra­tui­te­ment pour l’ad­mi­nis­tra­tion Johnson ? Vous êtes en train d’in­té­grer des gens au capi­ta­lisme libé­ral, vous pour­riez aus­si bien rejoindre les volon­taires gouvernementaux. »

C’est une lettre qui m’a pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sé. Quelques années plus tard, en 1968, alors que j’é­tais marié, que je tra­vaillais dans un abat­toir à San Diego et que j’é­tais membre d’un groupe non-étu­diant du SDS, je me suis pro­cu­ré le numé­ro de télé­phone de Marcuse auprès d’un doc­to­rant et, sans gêne, je l’ai appelé :

– Vous ne vous rap­pe­lez sûre­ment pas, mais je vous ai écrit cette lettre un peu folle de la part du SDS.
– Bien sûr ! Comment allez-vous ?
– Écoutez, nous ne sommes pas étu­diants ou quelque chose de ce genre…

Puis je lui ai expli­qué que nous étions un groupe de jeunes tra­vailleurs, par­mi les­quels mon meilleur ami, un ancien lieu­te­nant de la Marine qui s’é­tait oppo­sé à la guerre du Vietnam…

– Venez donc ven­dre­di soir, j’of­fri­rai la bière. J’en ai ma claque des doc­to­rants, venez.

Nous avons pas­sé une soi­rée for­mi­dable à nous saou­ler avec Marcuse et à écou­ter des his­toires où il racon­tait faire pas­ser des mes­sages pour Rosa Luxemburg en 1918. Bien qu’il soit l’au­teur de réflexions par­ti­cu­liè­re­ment pes­si­mistes, il arbo­rait un opti­misme presque uto­pique quant à ma géné­ra­tion et, plus géné­ra­le­ment, à la nou­velle gauche.

[Carl Corey | https://carlcorey.com

Je m’a­vance un peu. Revenons en 1965, dans la baie de San Francisco, où la région entière, des cam­pus aux ghet­tos, sem­blait entrer dans une érup­tion de pro­tes­ta­tions. Un point d’orgue a tôt été atteint lors des confé­rences d’é­du­ca­tion popu­laire de Berkeley. Elles ont duré trente-six heures. Bertrand Russel avait été convié. Il n’est pas venu mais il a envoyé un mes­sage enre­gis­tré. Le seul à ne pas être amé­ri­cain était Isaac Deutscher. Le cas­ting amé­ri­cain était assez extra­or­di­naire. […] Bob Moses, qui avait été à la tête du pro­jet Snick au Mississippi et qui, pour nous, était un héros par­ti­cu­lier, a livré un dis­cours superbe — quoique sobre — sur les mou­ve­ments de libération.

Norman Mailer a don­né une per­for­mance pro­pre­ment stu­pé­fiante, à la fois vir­tuose et tenant d’un délire qua­si-lunaire. C’était, en somme, le récit de la tra­hi­son du libé­ra­lisme. Pour les per­sonnes qui étaient issues du mou­ve­ment des droits civiques, le mécon­ten­te­ment à l’é­gard du Parti démo­crate et du libé­ra­lisme était très ancré. Il était né de la tra­hi­son du mou­ve­ment des droits civiques au Mississippi et dans d’autres lieux. Mais beau­coup rejoi­gnaient le mou­ve­ment contre la guerre en pen­sant que la croi­sade triom­phante du Bien au sein du libé­ra­lisme amé­ri­cain de la guerre froide avait été détour­née. Leur acti­visme venait du fait que leurs cœurs libé­raux avaient été bri­sés. Le sys­tème qu’ils décla­raient cou­pables était celui qui allait à l’en­contre des prin­cipes du New Deal et tra­his­sait le libé­ra­lisme de l’in­té­rieur. Mailer nous a conté ça avec des accents livresques, d’une manière épique et fina­le­ment grotesque.

« Pour les per­sonnes qui étaient issues du mou­ve­ment des droits civiques, le mécon­ten­te­ment à l’é­gard du Parti démo­crate et du libé­ra­lisme était très ancré. »

Il était minuit pas­sé, nous étions à l’é­coute depuis quatre, cinq heures. La foule était immense. Jusqu’à 35 000 per­sonnes sont venues, nos têtes nous fai­saient mal tant elles bouillon­naient d’i­dées. Et sou­dain, vers une heure du matin je crois, quel­qu’un est appa­ru. J’avais vu des pho­tos de Trotsky et je me sou­viens avoir deman­dé à un ami : « Trotsky est mort, n’est-ce pas ? » Pendant un ins­tant, j’ai cru que c’é­tait lui, vrai­ment. C’était Deutscher.

Il n’a pas par­lé plus de dix minutes. Je ne sau­rais com­ment décrire l’ef­fet qu’il a pro­duit. Il ne s’a­gis­sait pas d’un effet théâ­tral. Ça n’é­tait pas une affaire de cha­risme. C’était l’af­fir­ma­tion d’une sou­ve­rai­ne­té intel­lec­tuelle que je n’en avais jamais vu aupa­ra­vant. C’était comme une séance de spi­ri­tisme per­met­tant d’en­trer en contact avec un monde dont je connais­sais à peine l’exis­tence, avec des révo­lu­tion­naires morts et des révo­lu­tions tra­hies, en com­pa­gnie d’une poi­gnée de gens magni­fiques qui pour­sui­vaient cette tradition.

[Carl Corey | https://carlcorey.com]

Après Mailer, Krassner et tous les autres, cer­tains com­men­çaient à s’en­dor­mir, mais nous étions com­plè­te­ment élec­tri­fiés. Les der­niers mots d’Isaac Deutscher ont été : « De part et d’autres de la grande divi­sion, quelques oli­gar­chies impi­toyables et stu­pides — oli­gar­chies capi­ta­listes ici, oli­gar­chies bureau­cra­tiques là-bas — détiennent tout le pou­voir, prennent toutes les déci­sions, obs­cur­cissent les esprits et étranglent la volon­té des nations… Trop long­temps, les peuples se sont tus. Nous pou­vons et nous devons en reve­nir à la lutte des classes. C’est une ques­tion de digni­té. Nous pou­vons et nous devons redon­ner leur sens aux grandes idées. Celles qui, peu importe les conflits qu’elles impliquent, conti­nuent d’a­ni­mer le genre humain. Les idées de libé­ra­lisme, de démo­cra­tie et de com­mu­nisme. Oui, de com­mu­nisme. »

Il y a eu un silence stu­pé­fait dans la foule.

Plus tard j’ai expli­qué à Tamara Deutscher, lorsque j’ai eu la chance de la ren­con­trer et de deve­nir son ami, que s’il est pos­sible de dire d’une chose qu’elle peut chan­ger une vie, ce dis­cours l’a fait. Comme ma pre­mière mani­fes­ta­tion pour les droits civiques, ça a été un buis­son ardent per­son­nel : il m’a envoyé vers la tra­di­tion poli­tique que Deutscher avait si bien repré­sen­tée cette nuit-là.

Bien sûr, ce qui était une révé­la­tion pour les enfants amé­ri­cains de la guerre froide, dont moi et mes amis fai­sions par­tie, était une vieille ren­gaine dans beau­coup de pays euro­péens. C’était la simple conti­nua­tion de la vieille tra­di­tion mar­xiste. Notre expé­rience était celle d’une dis­con­ti­nui­té ou d’une rup­ture his­to­rique entre l’an­cienne et la nou­velle gauche. Jusqu’en 1965, notre prin­ci­pal modèle en terme d’ac­ti­visme, le vrai moteur de la renais­sance de la gauche aux États-Unis, avait été l’aile mili­tante du mou­ve­ment des droits civiques. C’est là, en effet, que la nou­velle gauche amé­ri­caine dif­fère de manière fon­da­men­tale avec son pen­dant euro­péen : la place cen­trale du radi­ca­lisme noir et son héri­tage d’au­to-orga­ni­sa­tion. Deutscher en avait bien conscience et Marcuse, comme on le sait, était le pro­fes­seur d’Angela Davis.


Traduit de l’anglais par la rédac­tion de Ballast | « Drunk with Marcuse, Dazzled by Deutscher », Verso, 28 octobre 2022
Photographie de ban­nière : Carl Corey | https://carlcorey.com
Photographie de vignette : Adam Perez | The Nation

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