Hugo Blanco, l’écosocialiste péruvien


Traduction d’un entretien de Plaza Tomada pour le site de Ballast

« Bien sûr que je suis éco­so­cia­liste, comme le sont les peuples indi­gènes — même s’ils n’u­ti­lisent pas ce terme. » Hugo Blanco est l’une des figures de la lutte pour l’é­man­ci­pa­tion au Pérou. Dans les années 1960, il joue un rôle impor­tant dans la mobi­li­sa­tion révo­lu­tion­naire des pay­sans indi­gènes contre le régime agraire domi­nant vieux de quatre siècles — le lati­fun­disme. Au cours d’une action d’au­to­dé­fense, un poli­cier est tué ; arrê­té, Blanco est condam­né à la peine capi­tale. Défendu par Amnesty International, Sartre et de Beauvoir, il vivra en exil dans les années 1970 : au Mexique, en Argentine, au Chili puis, au len­de­main du coup d’État contre Allende, en Suède. De retour chez lui, il intègre la Confédération pay­sanne et devient dépu­té, puis séna­teur sous les cou­leurs d’Izquierda Unida — une coa­li­tion d’or­ga­ni­sa­tions de gauche. Âgé de 86 ans, il réside actuel­le­ment en Suède, reti­ré de la « vie poli­tique ». Le mois der­nier, à l’oc­ca­sion de la pro­jec­tion d’un docu­men­taire retra­çant son par­cours, l’ex­trême droite péru­vienne a mené cam­pagne contre lui. Nous tra­dui­sons un entre­tien paru dans son pays natal : il revient sur sa vie de militant.


Parlez-nous de votre vie : avez-vous été pay­san ou étudiant ?

Ma mère était une petite pro­prié­taire ter­rienne et mon père était avo­cat. Il avait un frère qui étu­diait à La Plata [en Argentine]. Comme j’ai­mais la cam­pagne, j’y ai aus­si fait des études d’a­gro­no­mie. Mon père a payé. Mais comme le dit Eduardo Galeano, je suis né deux fois : la pre­mière, c’est quand je suis venu au monde ; la seconde, c’est, enfant, quand j’ai appris qu’un pro­prié­taire ter­rien avait mar­qué au fer chaud les fesses d’un indigène1. Ça a eu un grand impact sur moi, ça a mar­qué ma vie. Quand j’a­vais 13 ans, nous étions trois frères — l’un avait 19 ans, l’autre 17. J’étais le seul à être libre : eux, ils ont été arrê­tés en tant qu’a­pristes [du par­ti péru­vien anti-impé­ria­liste APRA]. L’APRA et le Parti com­mu­niste ont été per­sé­cu­tés. Ça m’a éga­le­ment cho­qué. J’étais enclin à me tour­ner vers les indi­gènes parce que la révo­lu­tion de 1910, au Mexique, a influen­cé Cuzco [ville du sud-est du Pérou]. Puis je suis allé en Argentine. Il y avait là une réa­li­té ouvrière. Parmi les lycéens, il y avait un groupe d’é­tude au sein duquel nous avons lu Haya de la Torre, Mariátegui et Gonzáles Prada — dans un tel désordre. Nous vou­lions qu’un étu­diant de l’u­ni­ver­si­té nous guide mais, bien sûr, ils étaient méfiants à l’i­dée de nous par­ler : comme l’APRA et le PC étaient par­ti­cu­liè­re­ment per­sé­cu­tés, on aurait pu les livrer sans le vou­loir… Puis je suis pas­sé par la Bolivie et il y avait beau­coup de lit­té­ra­ture révo­lu­tion­naire. Je ne le savais alors pas, mais, en 1952, il y a eu une révo­lu­tion là-bas, au cours de laquelle un gou­ver­ne­ment mili­taire a été renversé.

Qu’est-il arri­vé à votre car­rière d’a­gro­nome ? Vous l’a­vez abandonnée ?

« Nous avons pré­pa­ré une contre-mani­fes­ta­tion. La répres­sion s’est abat­tue ; j’ai dû quit­ter l’u­sine et aller à Cuzco. »

Pas tout de suite. Je vou­lais rejoindre une orga­ni­sa­tion de gauche. […] Je me suis donc mis à la recherche d’une orga­ni­sa­tion et c’est ain­si que j’ai ren­con­tré les trots­kystes péru­viens : on m’a pré­sen­té des mili­tants du par­ti trots­kyste argen­tin. Je les ai rejoints. Le coup d’État pro-impé­ria­liste contre Perón était en pleine pré­pa­ra­tion — par les Nord-Américains [il sera ren­ver­sé en sep­tembre 1955]. La classe moyenne a sou­te­nu ce coup d’État. Je ne me sen­tais plus à ma place à l’u­ni­ver­si­té. Voilà pour­quoi j’ai déci­dé de la quit­ter et de par­tir comme ouvrier à l’u­sine de condi­tion­ne­ment de viande de Berisso, près de La Plata.

Combien de temps êtes-vous res­té là-bas ?

Environ trois ans. Et je suis ren­tré. À cette époque, l’i­dée, c’é­tait que le pro­lé­ta­riat était l’a­vant-garde, et comme il n’y avait pas de pro­lé­taires à Cuzco, je suis allé à Lima pour être dans les usines. Je suis entré dans une usine tex­tile, mais je m’é­tais habi­tué à tra­vailler dans de grandes usines, avec 5 à 10 000 ouvriers. Ici, l’un était le filleul du patron, l’autre le neveu du contre­maître — et il n’y avait pas de syn­di­cat ! Impossible d’en for­mer un. J’ai donc quit­té l’u­sine tex­tile pour aller dans une usine de métal­lur­gie, mais elle était tout aus­si petite. Alors je suis allé à Chanchamayo [au centre du Pérou] pour apprendre la sou­dure puis je suis retour­né à Lima, où j’ai fina­le­ment trou­vé une usine dotée d’un syn­di­cat. Une usine d’huile Friol. J’y ai tra­vaillé mais Nixon, qui était alors vice-pré­sident des États-Unis, est venu au Pérou : avec plu­sieurs petits groupes de gauche, qui ne comp­taient ni le PC, ni l’APRA, nous avons pré­pa­ré une contre-mani­fes­ta­tion. Elle a été bien plus impor­tante que ce que nous avions ima­gi­né. La répres­sion s’est abat­tue ; j’ai dû quit­ter l’u­sine et aller à Cuzco.

[Juan Perón (Bettmann | CORBIS)]

Mais com­ment avez-vous été élu lea­der durant les sou­lè­ve­ments pay­sans de La Convención [une des 13 pro­vinces du Pérou] dans les années 1960 sans avoir jamais été paysan ?

J’avais appris que le pro­lé­ta­riat était l’a­vant-garde, qu’il fal­lait le conduire au pou­voir et que ça résou­drait les pro­blèmes de tout le monde. Je me sen­tais alors comme un Indien, et comme le pro­lé­ta­riat était l’a­vant-garde, j’é­tais éga­le­ment un pro­lé­taire. Mais quand Nixon est arri­vé, j’ai dû fuir à Cuzco et je me suis retrou­vé à orga­ni­ser les canilli­tas, les ven­deurs de jour­naux. J’étais leur délé­gué à la Fédération des tra­vailleurs de Cuzco. J’ai sai­si que ce n’é­tait pas une fédé­ra­tion de tra­vailleurs, mais, fon­da­men­ta­le­ment, d’ar­ti­sans. Et j’ai sai­si que l’a­vant-garde, c’é­taient les pay­sans de La Convención. Quand le direc­teur du jour­nal de Cuzco m’a fait arrê­ter — à cause des canilli­tas —, je me suis retrou­vé au poste de police avec un diri­geant pay­san, que j’a­vais déjà ren­con­tré à la Fédération, et il m’a dit : « Ils vont te libé­rer demain parce qu’il n’y a pas d’ordre du juge, mais moi, ils vont m’en­voyer en pri­son. Je suis inquiet car trois des diri­geants du syn­di­cat y sont déjà. » C’était un diri­geant du syn­di­cat de Chaupimayo. Alors j’ai dit : « Eh bien, je vais à Chaupimayo. » Et il m’a dit : « Allez par­ler aux autres diri­geants en pri­son. » J’y suis allé, j’ai par­lé, ils ont conve­nu que je devais y aller. C’est comme ça que je suis allé à La Convención et que ma vie de pay­san a commencé.

Ils vous ont accepté ?

Ils m’ont accep­té car il y avait déjà trois diri­geants en prison.

Mais com­ment vous ont-ils accep­té ? Vous n’êtes pas spé­cia­le­ment « cui­vré » [allu­sion à la cou­leur de la peau]…

« J’ai tou­jours res­pec­té la carac­té­ris­tique indi­gène selon laquelle c’est la com­mu­nau­té qui est res­pon­sable, et non l’individu. »

Eh bien, il y a beau­coup de pay­sans aux pieds nus qui parlent le que­chua et qui sont blonds. Avec ma fille, qui venait de Suède, nous sommes allés dans mon dis­trict et elle m’a dit : « Papa, ces pay­sannes sont plus blanches que moi. » C’est vrai, il y a des coins où les gens sont blonds. Être indi­gène, c’est tra­vailler la terre, par­ler le que­chua. J’en ignore l’o­ri­gine mais, si mes traits ne sont pas tota­le­ment indi­gènes, j’en ai quelques caractéristiques.

Et vous par­lez le quechua.

Bien sûr, bien sûr. Et un peu d’es­pa­gnol aus­si ! (il plai­sante) Le que­chua me semble être une langue plus com­plète que l’espagnol.

Cette langue s’est fait connaître durant les sou­lè­ve­ments de La Convención et de Lares, dans les années 1960. À l’é­poque, le pro­blème de l’Indien, comme l’a dit Mariategui, c’est le pro­blème de la terre. Si, désor­mais, le pro­blème ce sont les com­pa­gnies minières, celui de la terre se pose-t-il toujours ?

Un jour­na­liste a dit qu’a­vant, je me bat­tais pour la « terre », avec des lettres minus­cules, et que je me bats main­te­nant pour la « TERRE » en majus­cules. En que­chua, nous n’a­vons pas ce pro­blème car ce sont deux mots dif­fé­rents. La terre arable est « jall­pa » et la pla­nète Terre est « pacha­ma­ma ».

Vous étiez alors une sorte de Gregorio Santos [figure poli­tique péru­vienne], c’est ça ?

Pour com­men­cer, je ne crois pas aux lea­ders. Je ne me consi­dère pas comme un lea­der, et je ne l’ai jamais été. Deuxièmement, j’ai tou­jours res­pec­té la carac­té­ris­tique indi­gène selon laquelle c’est la com­mu­nau­té qui est res­pon­sable, et non l’in­di­vi­du. Même lorsque nous avons pris les armes, ce sont les masses qui ont déci­dé de se défendre…

[Hugo Blanco (DR)]

Même si vous ne pen­sez pas être un lea­der, le peuple vous a pré­sen­té comme tel…

Eh bien ils me voient comme ça parce que le sys­tème nous a domes­ti­qués — cer­taines per­sonnes seraient nées pour com­man­der et d’autres pour obéir.

[…] Quoi qu’il en soit, la réforme agraire s’est pro­duite dans ces années-là. Est-ce grâce au sou­lè­ve­ment de Chaupimayo que vous y êtes parvenus ?

C’est grâce à l’or­ga­ni­sa­tion de la pay­san­ne­rie de La Convención.

Un sou­lè­ve­ment était-il néces­saire ? Belaúnde [alors pré­sident du Pérou] avait pro­mis une réforme, et il s’en occupait.

Il n’a fait qu’une cari­ca­ture de réforme agraire, et il a tiré sur les pay­sans. D’où le coup d’État [en 1968].

Mais n’est-ce pas le pro­prié­taire ter­rien Luna Oblitas qui tua alors sept paysans…

« Les médias, le pou­voir judi­ciaire, les majo­ri­tés par­le­men­taires, les par­quets, tout est entre les mains de la bourgeoisie. »

Si. Mais la poli­tique de Belaúnde consis­tait à abattre les pay­sans qui avaient pris les terres de Cuzco. Que s’est-il pas­sé ? Le pay­san s’est orga­ni­sé ; il s’est bat­tu pour la terre ; le gou­ver­ne­ment a ser­vi les riches (comme tous les gou­ver­ne­ments jus­qu’à ce jour) ; ils ont com­men­cé la répres­sion. Alors le peuple a déci­dé de se défendre. Puis ils nous ont fait pri­son­niers. Mais ils ont vu que les gens ont à ce point réagi qu’ils n’ont pas conti­nué à répri­mer. Ils ont même publié un décret de réforme agraire, qu’ils n’a­vaient pas l’in­ten­tion de res­pec­ter. Il concer­nait seule­ment La Convención et Lares. Deux pro­prié­taires ter­riens ont accep­té de faire la réforme agraire sur leurs hacien­das — à Potreros et à Aranjuez. Comme le veut la loi, la meilleure par­tie a été lais­sée aux pro­prié­taires ter­riens. Puis les fonc­tion­naires du gou­ver­ne­ment sont allés voir les pay­sans dans d’autres endroits et ils leur ont dit : « Nous sommes venus vous don­ner la terre par ordre du gou­ver­ne­ment. » Les pay­sans ont répon­du : « Ici, nous n’a­vons pas besoin de la loi de réforme agraire du gou­ver­ne­ment, ici, la réforme agraire des pay­sans est faite et elle dit pas un pouce de terre n’est lais­sé au pro­prié­taire et pas un sou ne lui est don­né. Ce n’est que dans les deux hacien­das en ques­tion que la réforme agraire du gou­ver­ne­ment a été réa­li­sée — dans les autres, ça a été la réforme de la pay­san­ne­rie. Nous, nous étions en pri­son. Belaúnde a tué de nom­breuses per­sonnes, et les mili­taires, inquiets car tout ça pou­vait pro­vo­quer une révo­lu­tion, ont déci­dé de prendre le pou­voir eux-mêmes pour mener à bien la réforme agraire. Ils étaient éga­le­ment sou­te­nus par la bour­geoi­sie indus­trielle, qui avan­çait et était bou­le­ver­sée par l’exis­tence des lati­fun­dia semi-féo­daux [vastes exploi­ta­tions agri­coles] et par le fait que les pay­sans, avec leurs terres, allaient deve­nir des ache­teurs sur le mar­ché. En d’autres termes, la bour­geoi­sie vou­lait une réforme agraire — c’est pour­quoi elle a sou­te­nu Velasco [pré­sident put­schiste, de 1968 à 1975].

Pour finir aux côtés de Belaúnde, dans son second gouvernement…

(il inter­rompt)… il a conti­nué à tuer des paysans.

L’Histoire veut qu’il a envoyé [le ministre] « El Gaucho » Cisneros pour com­battre les « abi­geos » [« voleurs de bétail »], qui étaient des ter­ro­ristes, et qu’il a mas­sa­cré les pay­sans. Mais pour­quoi Belaúnde a‑t-il cette image de « démo­crate », alors ?

Parce que la bour­geoi­sie a fait de lui un démo­crate. Les médias, le pou­voir judi­ciaire, les majo­ri­tés par­le­men­taires, les par­quets, tout est entre les mains de la bour­geoi­sie. Ainsi nous prêche-t-elle qu’il est le « grand démo­crate » — entre guillemets.

L’Histoire est écrite par les gagnants.

C’est exact. Obama est lui aus­si un ser­vi­teur des firmes trans­na­tio­nales. Ollanta, pire encore [pré­sident du Pérou de 2011 à 2016].

[Le président péruvien Fernando Belaúnde, à gauche (DR)]

Après la chute de Velasco, l’o­pé­ra­tion Condor a com­men­cé. Avez-vous éga­le­ment été vic­time de cette poli­tique qui visait à éli­mi­ner les opposants ?

J’étais en pri­son quand Velasco est entré. Une diri­geante du Parti com­mu­niste est venue me dire : « Tu as fait moins de 7 ans de pri­son, tu es loin de tes 25 années. Si tu veux, tu peux quit­ter la pri­son demain. Si tu t’en­gages à tra­vailler sur la réforme agraire que Velasco va faire, tu sor­ti­ras. » Je savais que ce serait une réforme agraire posi­tive, com­pa­rée à celles de Belaúnde. Mais c’est une chose d’être dépu­té, séna­teur, par­le­men­taire, conseiller, que le peuple vous ait élu et que vous puis­siez faire ce que vous pen­sez ; c’en est une autre d’être un fonc­tion­naire, comme l’an­cien gau­chiste Yehude Simon [Président du Conseil des ministres du Pérou, en 2008–2009], qui a dit que le mas­sacre de Bagua était accep­table [en juin 2009, un affron­te­ment entre la police et des popu­la­tions autoch­tones mena­cées d’ex­pul­sion a fait 33 morts]. Je n’en­ten­dais pas deve­nir un fonc­tion­naire. En plus, nous pou­vions avoir des dif­fé­rences, ce qui se pro­dui­sit d’ailleurs. Je ne comp­tais pas dis­cu­ter poli­tique avec cette dame, alors j’ai dit « Non mer­ci, je me suis habi­tué à la pri­son. » Mais il s’est pas­sé que deux autres pri­son­niers poli­tiques ont accep­té de tra­vailler avec Velasco : Béjar et Tauro. Ils ont alors dû nous don­ner à tous la liber­té. Une fois dehors, ils n’ar­rê­taient pas de me tom­ber des­sus avec l’i­dée que je devais tra­vailler pour le gou­ver­ne­ment, sans quoi j’al­lais « res­ter en marge de l’Histoire ». « L’Histoire ne m’in­té­resse pas », je leur ai dit. J’ai fini par dire : « Vous avez gagné, je vais tra­vailler avec vous, mais à une condi­tion. Que la réforme agraire que je sou­haite ne soit pas réa­li­sée et que celle que veut le gou­ver­ne­ment non plus : deman­dons à chaque sec­teur com­ment il la veut, cette réforme. S’ils décident de la mor­ce­ler, on la fait ain­si ; s’ils disent « com­mu­nau­taire », on la fait ain­si ; s’ils disent « coopé­ra­tif », on la fait ain­si ; etc. » Saint remède que voi­là : on ne va pas deman­der à un gou­ver­ne­ment mili­taire d’être démo­cra­tique. Alors ils m’ont inter­dit de quit­ter Lima puis m’ont expul­sé vers le Mexique. Donc quand on me demande quel a été le meilleur gou­ver­ne­ment du Pérou, je réponds que le moins mau­vais est celui qui m’a expul­sé, le gou­ver­ne­ment Velasco.

Nous par­lions de l’o­pé­ra­tion Condor : étiez-vous dans sa ligne de mire ?

« Heureusement, un jour­na­liste a pris une pho­to de l’a­vion : ils l’ont publiée, alors ils n’ont pas pu nous faire disparaître. »

J’ai été expul­sé par Velasco. Quand Morales a fait son putsch [en 1975], c’é­tait un putsch de droite. Mais, déma­go­gie oblige, il a dit que les expul­sés pou­vaient reve­nir. Je suis reve­nu, ils me sui­vaient, puis Morales m’a expul­sé — vers la Suède, cette fois. Plus tard, lorsque la grève du 19 juillet 1977 a secoué le pays2, le gou­ver­ne­ment Morales a fait marche arrière et a appe­lé à des élec­tions pour une Assemblée consti­tuante. Mes cama­rades m’ont pré­sen­té comme can­di­dat. Je suis reve­nu et, là aus­si pour des rai­sons d’ordre déma­go­gique, ils ont dit qu’il y aurait un espace libre à la télé­vi­sion pour que les dif­fé­rents par­tis puissent faire de la pro­pa­gande poli­tique. J’ai obte­nu cet espace juste après un paquet de réformes et que la CGTP [la CGT péru­vienne] a deman­dé une grève de deux jours. Alors j’ai dit : « Eh bien, cama­rades, nous venons de subir un ter­rible coup. Peu importe qu’on vote pour moi ou pour quel­qu’un d’autre, rien ne sera réso­lu par les élec­tions mais par l’ac­tion directe du peuple. La CGTP a appe­lé à la grève les 27 et 28 : il est donc de notre devoir à tous d’être unis dans cette grève. N’oubliez pas, c’est notre obli­ga­tion. » C’est tout ce que j’ai fait. Mais comme ce temps d’an­tenne n’é­tait pas des­ti­né à la pro­pa­gande gré­viste, mais à la pro­pa­gande élec­to­rale, je me suis retrou­vé en pri­son cinq heures plus tard. Ils en ont pro­fi­té pour s’emparer d’autres gau­chistes comme Ledesma et Javier Diez Canseco. Ils nous ont mis dans un avion et nous ont envoyés à Jujuy [en Argentine], dans le cadre de l’o­pé­ra­tion Condor, pour qu’on y dis­pa­raisse. Quand nous sommes des­cen­dus de l’a­vion, un géné­ral nous a dit : « Vous êtes des pri­son­niers de guerre. » Heureusement, un jour­na­liste a pris une pho­to de l’a­vion : ils l’ont publiée, alors ils n’ont pas pu nous faire disparaître.

Que vous ont appris ces années de pri­son ? Comment les avez-vous passées ?

Le « démo­crate » Belaúnde, vio­lant les lois selon les­quelles tout accu­sé est pré­su­mé inno­cent, m’a tenu au secret abso­lu durant trois ans. J’étais cen­sé être à la pri­son de Cuzco, mais ils m’ont envoyé à Arequipa. Tout ce que j’ai écrit, y com­pris à ma famille, est pas­sé par la case cen­sure. Quand elle me ren­dait visite, il y avait tou­jours un ser­gent qui écou­tait et seuls les parents très proches pou­vaient entrer. Lorsque ma mère est venue, comme l’es­pa­gnol est une langue affec­ti­ve­ment pauvre, je lui ai par­lé en que­chua : le ser­gent me l’a interdit.

[Juan Velasco Alvarado et Fidel Castro en décembre 1971 (DR)]

Vous avez dû apprendre quelque chose en prison…

Bien sûr. Quand j’é­tais à El Frontón, j’é­tais plus déten­du. Ils ne pou­vaient pas me gar­der sous sur­veillance car s’ils véri­fiaient mon cour­rier, je l’en­voyais via un autre déte­nu. Pour que les choses se calment, j’ai dû faire une grève de la faim — ils vou­laient m’i­so­ler. J’ai beau­coup appris en pri­son. Je lisais les publi­ca­tions des cama­rades d’autres pays, ce genre de choses.

Par ailleurs, dans les luttes rele­vant plus ou moins de la guérilla…

(il inter­rompt) … Cette his­toire de « gué­rilla », oui et non. Si la gué­rilla est un groupe armé mobile, d’ac­cord, j’ai été gué­rille­ro. Mais je ne suis pas d’ac­cord avec la théo­rie du « focos » [pro­mue notam­ment par Che Guevara] — comme quoi pour faire la révo­lu­tion, il importe de ras­sem­bler quelques per­sonnes cou­ra­geuses qui vont com­men­cer la lutte armée, et puis le peuple les sui­vra. Ici aus­si, je suis un démo­crate : je crois que c’est le peuple qui doit déci­der. C’est l’as­sem­blée de la Fédération pro­vin­ciale des pay­sans qui avait déci­dé de se défendre de manière armée, et c’est l’as­sem­blée géné­rale qui m’a­vait pro­po­sé, en votant à l’u­na­ni­mi­té, d’or­ga­ni­ser l’autodéfense.

[…] Avez-vous déjà tué quelqu’un ?

« Ici aus­si, je suis un démo­crate : je crois que c’est le peuple qui doit décider. »

Oui. Sur ordre du gou­ver­ne­ment, la police avait déci­dé [en 1962] de sup­pri­mer la réforme agraire qui se dérou­lait à La Convención. Je me cachais à Chaupimayo et j’ai enten­du à la radio qu’ils avaient eux-mêmes fait savoir qu’ils com­men­ce­raient à répri­mer Cuzco, en tuant des pay­sans, puis La Convención, puis Chaupimayo. Dans la pro­vince de La Convención, ils ont inter­dit les assem­blées ; ils ont péné­tré dans les assem­blées des syn­di­cats qui se trou­vaient près des routes et, à la pointe de leurs fusils, ont dis­sous les réunions. Lors d’une de ces attaques, un pro­prié­taire fon­cier est venu cap­tu­rer le secré­taire géné­ral du syn­di­cat, avec un poli­cier. Il n’a pas pu le trou­ver. On a donc deman­dé à un gar­çon de 13 ans où se trou­vait son père. Le gamin a dit qu’il ne savait pas et le pro­prié­taire a deman­dé au poli­cier qui l’ac­com­pa­gnait de lui don­ner son arme, puis il l’a mena­cé à bout por­tant : « Si tu ne dis pas où se trouve ton père, je te tue ! » Le petit gar­çon ne le savait pas, il s’est mis à pleu­rer. Il a tiré. Mais il a dévié l’arme et cas­sé le bras du gar­çon. Ce pay­san est venu me voir pour se plaindre : il m’a deman­dé vers quelle auto­ri­té il pou­vait se tour­ner, mais toutes sont de leur côté ! Je lui ai dit d’en par­ler à ses cama­rades et l’as­sem­blée a déci­dé d’en­voyer des gens pour récla­mer des comptes au pro­prié­taire. Ils ont déci­dé d’en­voyer un groupe armé, et c’é­tait à moi de le diri­ger. Nous avons dû pas­ser par deux postes de police avant d’arriver.

Nous sommes par­ve­nus à esqui­ver le pre­mier, mais pas le second. J’ai dit aux cama­rades qu’un pre­mier groupe allait pas­ser, avec une arme de poing, et que s’il pas­sait, le second sui­vrait. J’avançais, quand j’ai vu un poli­cier devant la porte du poste : il lisait le jour­nal, le nez vis­sé des­sus. Mais il nous avait déjà vus. Je lui ai dit que j’al­lais lui par­ler, je lui ai racon­té ce qui s’é­tait pas­sé à l’ha­cien­da de Cayara. Je lui ai dit : « Ils nous envoient deman­der à ce pro­prié­taire de rendre compte de ses actes. Mais comme il est armé et que nous n’a­vons pas assez d’armes, nous venons en cher­cher ici. » En disant ça, j’ai sor­ti mon arme et je l’ai poin­tée sur lui. « Levez les mains, nous pre­nons les armes, per­sonne ne sera bles­sé. Puis nous par­tons. » C’est ce que j’ai dit. Ce que je ne savais pas, c’est que c’é­tait lui, le poli­cier qui avait accom­pa­gné le pro­prié­taire ! Je l’ai décou­vert plus tard. Alors cet homme a dégai­né son arme de sa poche et je l’ai abat­tu. Il a réus­si à tirer, avant, mais la balle a atteint le toit. Une seconde de plus et j’é­tais mort.

[Ernesto Che Guevara, à droite (DR)]

Et les autres poli­ciers du poste ?

Je lui ai pris son arme et des coups de feu ont com­men­cé à par­tir, d’une autre pièce. Nous sommes tous sor­tis et mes copains ont encer­clé le poste. J’ai dit : « Vous avez un toit de chaume et nous avons des allu­mettes : ren­dez-vous ! » Mais ils ne vou­laient pas aban­don­ner. J’ai fait mettre un bâton de dyna­mite dans un coin, mais ils ne vou­laient tou­jours pas aban­don­ner. J’ai fait envoyé une gre­nade arti­sa­nale fabri­quée avec un bidon de lait Gloria : des gens ont com­men­cé à venir, et le garde est sor­ti. J’ai dit : « Ne le tou­chez pas, un pri­son­nier est sacré. » Ils l’ont fait venir et il m’a dit qu’ils n’é­taient que deux. Il m’a dit de le lais­ser s’oc­cu­per de son par­te­naire. J’ai vu que mes cama­rades sor­taient déjà avec les armes. Le second était bles­sé : j’ai deman­dé qu’on appelle le méde­cin du vil­lage, mais ils ne vou­laient pas. Je leur ai dit d’al­ler avec le garde non armé et que s’ils avaient besoin de médi­ca­ments, qu’ils me demandent — mais ce qu’ils ont deman­dé, c’est une bou­gie. Je m’é­tais rasé pour qu’on ne me recon­naisse pas, mais comme un homme était tom­bé, en par­tant j’ai dit au poli­cier : « Je m’ap­pelle Hugo Blanco, c’est moi qui a tiré. » Je ne vou­lais pas qu’ils fassent une chasse aux sor­cières. Puis nous sommes allés à l’hacien­da

[…] Pensez-vous pou­voir être pré­sident du Pérou ?

« Je ne vais pas rêver d’être pré­sident. C’est stu­pide que de sug­gé­rer qu’un révo­lu­tion­naire va deve­nir président. »

(Rires) Impossible. Nous, les trots­kystes, avons par­ti­ci­pé aux élec­tions pour pro­fi­ter de la cam­pagne élec­to­rale afin de dif­fu­ser nos idées. Je ne vais pas rêver d’être pré­sident. C’est stu­pide que de sug­gé­rer qu’un révo­lu­tion­naire va deve­nir président.

C’est pour­tant ce qui s’est pas­sé avec Mujica, en Uruguay.

Quel révo­lu­tion­naire est-il, celui qui fait pas­ser une loi minière sans consul­ta­tion ? Il y a des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes que nous sou­te­nons, qui font face à l’Empire, qui se battent contre les agres­sions exté­rieures, comme Evo Morales, Chávez, Correa, etc., mais quand ils s’af­frontent au peuple, nous sou­te­nons évi­dem­ment le peuple.

[…] Dites-moi, à votre âge, ayant été plu­sieurs fois proche de la mort, y pen­sez-vous ? Avez-vous peur ?

Je n’ai jamais eu peur de la mort. Lorsque j’é­tais à la pri­son d’Arequipa, où j’ai été déte­nu au secret pen­dant trois ans, ils m’ont dit « c’est bon on l’a ramol­li celui-là ». Ils ont dit qu’il allait y avoir une audience (qui aurait dû avoir lieu à Cuzco, mais ils m’ont emme­né à Tacna). « C’est 25 ans de pri­son ou la peine de mort », ils m’ont dit. « Oui, mon avo­cat me l’a dit », j’ai répon­du. Ils m’ont dit qu’il y avait un moyen de me sau­ver : jouer les malades et être expul­sé dans un pays de mon choix. J’ai répon­du : « Merci, je suis en par­faite san­té. » Je n’al­lais pas man­quer cette audience ! On allait démas­quer ce qu’é­taient les lati­fun­dia, quel était le rôle de la police… Je ne me suis pas lais­sé cor­rompre. Lors de l’au­dience, ils ont fait de la pro­pa­gande à la radio en disant que les « cri­mi­nels » allaient être jugés. Elle a eu lieu dans la caserne de la Guardia Civil. On avait déjà dit à mes cama­rades : « C’est facile pour vous de sor­tir de pri­son. Il suf­fit de dire Nous sommes des pay­sans semi-alpha­bé­ti­sés et le com­mu­niste Hugo Blanco nous a trom­pés. Quand je suis entré dans la salle d’au­dience et que j’ai vu mes cama­rades, après trois ans de déten­tion, j’ai crié : « La terre ou la mort ! » Et ils ont répon­du : « Nous vain­crons ! » Leur idée de tout me mettre sur le dos a ain­si com­plè­te­ment foi­ré. Le tri­bu­nal était com­po­sé d’of­fi­ciers de la Guardia Civil. Mais c’é­tait avec eux qu’on s’é­tait confron­tés, ils étaient donc juge et par­tie. Je me suis levé et j’ai dit : « Dans cette salle, les seuls cri­mi­nels sont ceux qui siègent en tant que tri­bu­nal. Non seule­ment ce sont des cri­mi­nels, mais ce sont aus­si des lâches car ils n’ont pas osé se battre : ils ont envoyé les cho­li­tos [terme péjo­ra­tif dési­gnant les indi­gènes métis envoyés en pre­mière ligne par le pou­voir colo­nial]. »

[Hugo Chávez en 1993 dans la prison Cuartel San Carlos (DR) ]

[…] Je leur ai dit que si les chan­ge­ments sociaux à La Convención méritent la peine de mort, alors qu’ils me tuent. Mais que « celui qui me tue le fasse de sa propre main, qu’il ne tache pas de mon sang les mains des gardes civils et répu­bli­cains car ils sont des fils du peuple, donc mes frères ». Je l’ai dit en dési­gnant celui qui a récla­mé la peine de mort. Une der­nière fois, j’ai crié « La terre ou la mort ! » et non seule­ment mes cama­rades, mais toute la salle a répon­du « Nous vain­crons ! ». Alors ils n’ont pas osé me condam­ner à mort.

[…] Cela dit, com­ment aime­riez-vous que la mort vienne à vous ?

D’abord, je n’en ai pas très envie ! Raison pour laquelle mon qua­trième exil a été volon­taire : ici, j’é­tais condam­né à mort à la fois par les ser­vices de ren­sei­gne­ment et par le Sentier lumi­neux. J’ai déci­dé de quit­ter le pays et je suis allé au Mexique pour être auprès de mes enfants. Je veux vivre parce qu’il faut mettre fin au sys­tème actuel pour que l’es­pèce humaine puisse sur­vivre. Mais quand la mort vien­dra, elle vien­dra, et c’est tout.


Traduit de l’es­pa­gnol par la rédac­tion de Ballast | « Hugo Blanco, tier­ra o muerte », Plaza Tomado, 29 juin 2020


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  1. Le pro­prié­taire, Bartolomé Paz, y avait gra­vé ses ini­tiales.
  2. Alors qu’une grève géné­rale para­lyse le pays, Morales fait arrê­ter plus de 700 diri­geants syn­di­caux.

REBONDS

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