Guillaume Sabin : « Revenons aux cuisines »


Entretien inédit | Ballast

Peut-on échap­per aux contraintes impo­sées par l’é­co­no­mie capi­ta­liste sur nos corps, nos liens, notre ancrage dans le monde ? Comment s’é­man­ci­per du tra­vail dis­ci­pli­né, tout en repla­çant le « faire » au cœur de l’ac­tion col­lec­tive ? L’ethnologue Guillaume Sabin a ten­té de répondre à ces ques­tions, en menant une enquête sur des « milieux » qu’il connaît par ailleurs de longue date : des fermes par­ta­gées aux han­gars réin­ves­tis en lieux de pro­duc­tion et de créa­tion, en pas­sant par un ska­te­park auto­gé­ré sur une ancienne friche indus­trielle… Autant d’es­paces où s’in­vente une « éco­no­mie de l’é­man­ci­pa­tion ». Dévier, paru aux édi­tions Libertalia, est le fruit d’une immer­sion sen­sible et active au cœur de ces ilots où l’on cherche à sub­sti­tuer la fabri­ca­tion à la consom­ma­tion. L’auteur revient dans cet entre­tien sur l’es­prit qui a gui­dé son tra­vail d’é­cri­ture et la signi­fi­ca­tion poli­tique des expé­riences qui forment la trame de son livre.


Vos pre­miers tra­vaux eth­no­gra­phiques ont por­té sur les luttes du mou­ve­ment indi­gène Red Puna en Argentine. Dans Dévier, vous vous inté­res­sez à des lieux — fermes par­ta­gées, ska­te­park auto­gé­ré, han­gars soli­daires, etc. — où l’on cherche à sor­tir du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste et du tra­vail dis­ci­pli­né. Quel est le fil qui relie vos enquêtes por­tant sur des expé­riences et des lieux en appa­rence très éloignés ?

Mon pre­mier « ter­rain de recherche » s’est dérou­lé en Argentine, au début des années 2000 : le contexte était celui d’une crise éco­no­mique sévère, accom­pa­gnée de très forts mou­ve­ments sociaux — l’atmosphère était qua­si-révo­lu­tion­naire. Je me suis ren­du compte que ce que les gens me disaient était très éloi­gné de ce que racon­taient sur le vif les sciences sociales et par­mi elles la socio­lo­gie. Je res­sen­tais un déca­lage entre ce que j’avais sous les yeux et une socio­lo­gie qui par­lait de chaos, de crise et des mou­ve­ments sociaux sous le prisme de vieilles théo­ries — par exemple l’obsession de la prise de pou­voir et de l’État. Certes il y avait une crise, mais il y avait aus­si autre chose : il y avait une espèce d’espoir, de dési­rs d’échanges, c’était l’époque des assem­blées de voi­sins, des usines récu­pé­rées. Et la prise de pou­voir n’était dans aucune bouche, ni dans aucune pra­tique que j’avais sous les yeux. On par­lait sur­tout de mou­ve­ments et de coor­di­na­tions autonomes.

Depuis, quand j’arrive quelque part, j’ai cette habi­tude d’essayer d’éloigner le plus pos­sible ce que je sais, de tenir à dis­tance les théo­ries que je trim­balle et qui sont liées à ma for­ma­tion uni­ver­si­taire. J’y revien­drai plus tard, ce que je vais voir et décou­vrir m’amènera peut-être vers autre chose. Ça a été le cas pour Dévier : j’ai écrit les huit cha­pitres eth­no­gra­phiques sur les expé­riences col­lec­tives avant les cha­pitres qui essayent de poser un regard un peu plus théorique.

Votre ouvrage alterne entre des par­ties eth­no­gra­phiques, des­crip­tives, et des inter­ludes théo­riques. Comment conce­vez-vous l’interaction entre ces deux dimen­sions de votre tra­vail d’écriture ?

Cette alter­nance est avant tout une néces­si­té. Je n’ai pas choi­si l’ethnologie par hasard. J’étais sala­rié dans l’éducation popu­laire et j’é­tais atti­ré par le côté touche-à-tout de la dis­ci­pline. Puis j’ai décou­vert le plai­sir de par­ta­ger le quo­ti­dien des per­sonnes avec qui je tra­vaillais. Je crois que je serais bien inca­pable d’embrayer sur un pro­jet d’écriture ou de réflexion sans être pro­fon­dé­ment nour­ri par les expé­riences que je vais par­ta­ger sur le temps long et régu­lier. Il m’est tout sim­ple­ment impos­sible de poser une théo­rie qui serait ensuite expli­ci­tée par du concret, vali­dée par une dimen­sion empi­rique qui inter­vien­drait a pos­te­rio­ri — le che­min que j’emprunte est inverse.

« Quand j’arrive quelque part, j’ai cette habi­tude d’essayer d’éloigner le plus pos­sible ce que je sais, de tenir à dis­tance les théo­ries que je trimballe. »

En Argentine, j’ai eu la chance de tra­vailler avec une phi­lo­sophe et psy­cha­na­lyste fémi­niste, Ana María Fernández, qui a été ma codi­rec­trice de thèse. Elle a écrit un très beau livre sur les usines récu­pé­rées en Argentine et les assem­blées de quar­tier1 où elle dit jus­te­ment qu’il faut ces­ser de répé­ter ce qui a déjà été écrit, qu’il faut savoir par­fois écrire contre les théo­ries. Dans ce livre, elle rompt avec une forme de socio­lo­gie clas­sique qui essaye de pen­ser les mou­ve­ments sociaux à par­tir des théo­ries pré­exis­tantes. Je crois vrai­ment que les théo­ries peuvent aveu­gler : des cher­cheurs, des jour­na­listes et des mili­tants peuvent arri­ver avec un cadre de pen­sée qui les empêche de voir pour­tant ce qui se passe sous leurs yeux. De ce point de vue, l’Argentine du début des années 2000 a été une source d’apprentissage très impor­tante pour moi. J’ai tou­jours pri­vi­lé­gié ma pra­tique de ter­rain, le par­tage avec la vie des gens — en l’occurrence les popu­la­tions pay­sannes autoch­tones orga­ni­sées et qui cher­chaient à faire bou­ger les lignes — et la ren­contre avec des col­lec­tifs mili­tants, des tra­vailleurs, ou encore des intel­lec­tuels qui ne regar­daient pas le monde s’agencer au tra­vers d’un prisme déjà exis­tant — comme Ana María Fernández, comme le col­lec­tif Situaciones ou le phi­lo­sophe Ignacio Lewkowicz.

Dans ce cas, pour­quoi ajou­ter des par­ties théo­riques dans votre ouvrage ?

C’est une ques­tion que je me pose tou­jours ! Si je m’arrête à la des­crip­tion d’expériences qui sont dif­fé­rentes, on pour­rait croire que celles-ci sont faciles, presque nor­males. Or j’ai besoin de rap­pe­ler d’où on part, quel est le monde domi­nant, quelles sont les lignes de force de la socié­té dans laquelle nous vivons, rap­pe­ler en quelque sorte que dévier n’a rien d’une évi­dence et sup­pose de lut­ter sans relâche contre les normes domi­nantes du moment. Partager le quo­ti­dien des per­sonnes qui sont les pro­ta­go­nistes de Dévier, alors même que je connais­sais ces per­sonnes avant de me lan­cer dans cette enquête, m’a sou­vent bien plus sur­pris que d’autres expé­riences eth­no­gra­phiques que j’ai faites, pour­tant plus loin­taines ; bien plus aus­si que ce que je pou­vais trou­ver dans mes lec­tures du moment. Il m’a sem­blé néces­saire de rendre compte de cet écart, de mon­trer qu’il se pas­sait là quelque chose d’important — d’où des détours plus théoriques !

[Guillaume Sabin]

Qu’en est-il de la lit­té­ra­ture socio­lo­gique ou eth­no­gra­phique qui parle des mêmes milieux que ceux que vous décri­vez ? Vous n’en citez qua­si­ment pas dans votre livre, qui contient pour­tant de nom­breuses réfé­rences théo­riques, phi­lo­so­phiques ou ethnologiques.

Un col­lec­tif de jeunes gens croi­sé lors de cette enquête m’a dit : « Il y a quelqu’un qui fait à peu près le même tra­vail que toi, qui est aus­si eth­no­logue et socio­logue ! » Il s’agissait de Geneviève Pruvost, que j’ai lue quand j’étais déjà bien avan­cé dans l’écriture de Dévier. Forcément il y avait énor­mé­ment de points com­muns avec ce que j’étais en train d’essayer d’écrire et ce qu’elle ana­ly­sait de son côté. J’étais heu­reux de voir qu’elle par­ve­nait au même résul­tat, par exemple sur cette notion d’abondance, dans des lieux qui sont pour­tant pau­vre­ment dotés en res­sources moné­taires. Néanmoins, et sans vou­loir faire de géné­ra­li­tés, je me méfie de la socio­lo­gie — quan­ti­ta­ti­ve­ment domi­nante — qui fait sur­gir ses ana­lyses d’un tra­vail d’éloignement des « enquê­tés », par exemple en fai­sant dis­pa­raître tout forme de témoi­gnage direct ou de des­crip­tion pré­cise des pra­tiques, en occul­tant par là même les mul­tiples formes d’intelligence des per­sonnes et des agen­ce­ments collectifs.

C’est une lit­té­ra­ture qui me fatigue, presque phy­si­que­ment : sou­vent, elle occulte les ambiances qui disent pour­tant beau­coup de la vie et de la vie en socié­té ! Ce tra­vail de mise à dis­tance, je l’ai pra­ti­qué pour la der­nière fois dans mon tra­vail de thèse, qui exi­geait la lec­ture exhaus­tive de la lit­té­ra­ture propre à mon enquête (la socio­lo­gie rurale, la socio­lo­gie des mou­ve­ments sociaux, etc.). Autant cela m’avait per­mis d’acquérir en Argentine une connais­sance basique des acteurs et des forces en pré­sence, autant j’en res­sens moins le besoin en France, dans les milieux que je fré­quente depuis de longues années, ce qui explique que je pré­fère citer des auteurs et des autrices, sou­vent phi­lo­sophes, qui mènent un tra­vail réso­lu­ment concep­tuel, plu­tôt qu’une socio­lo­gie qui peine, mal­gré le jar­gon, à aller au-delà d’une simple pho­to­gra­phie de l’époque.

Vous avez fait le choix de la proxi­mi­té avec votre « objet » d’en­quête. Pourtant, un cer­tain pan des sciences humaines n’en­seigne-t-il pas que la dis­tance est la condi­tion néces­saire à toute enquête rigoureuse ?

« Je me méfie de la socio­lo­gie qui fait sur­gir ses ana­lyses d’un tra­vail d’éloignement des enquê­tés, en occul­tant par là même les mul­tiples formes d’intelligence des per­sonnes et des agen­ce­ments collectifs. »

Le socio­logue François Dubet a écrit de belles pages sur ce que signi­fie le par­tage du quo­ti­dien des per­sonnes avec les­quelles on tra­vaille et la manière dont on peut se nour­rir de leur intel­li­gence2. Et Claude Lévi-Strauss, bien avant lui, avait posé la ques­tion de savoir dans quelle mesure on peut décrire et ana­ly­ser des expé­riences sans déjà avoir pris la mesure des sub­jec­ti­vi­tés des per­sonnes qui en sont les pro­ta­go­nistes — quitte à pas­ser, ensuite, à un autre niveau, plus concep­tuel, plus struc­tu­ral. Lui-même, qui a une répu­ta­tion de quelqu’un de plu­tôt dis­tant, assume dans son Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss que le point de départ doit être la com­pré­hen­sion des sub­jec­ti­vi­tés : la manière dont nous conce­vons le monde, com­ment nous y agis­sons, com­ment nous l’agençons. Philippe Descola, élève de Claude Lévi-Strauss, n’aurait pas pu arri­ver au niveau d’analyse qui est le sien dans Par-delà nature et culture sans avoir fré­quen­té et rete­nu une leçon des Jivaros dont il a par­ta­gé le quo­ti­dien pen­dant plu­sieurs années. C’est bien cette plon­gée dans des sub­jec­ti­vi­tés radi­ca­le­ment dif­fé­rentes des nôtres qui lui per­met de faire une lec­ture autre de notre propre rap­port à la « nature », et de pro­po­ser une lec­ture renou­ve­lée de notre monde.

J’ai fait le choix de la proxi­mi­té, après m’être deman­dé : est-ce que ce par­tage du quo­ti­dien relève d’autre chose que de la simple curio­si­té du voya­geur ? Ce qui m’intéresse, c’est tou­jours cette volon­té de pas­ser de l’autre côté du miroir, de voir com­ment ça se passe de l’intérieur : qu’est-ce qui pas­sionne les per­sonnes auprès de qui je che­mine ? De quoi parlent-elles ? Quels sont les gestes, répé­tés, qui per­mettent d’agencer le monde de telle ou telle manière ? Ce n’est pas un simple féti­chisme pour le concret des choses : pra­ti­quer de la sorte c’est voir des choses qui pas­se­raient à la trappe si on fai­sait le choix de la mise à dis­tance, en se limi­tant à l’exercice de l’entretien par exemple. Quand je parle de par­tage du quo­ti­dien, je parle de pra­tiques, mais aus­si d’échanges nour­ris, de conver­sa­tions déve­lop­pant une véri­table dimen­sion intel­lec­tuelle, y com­pris avec des gens qui n’ont pas été for­més à l’université. J’ai été beau­coup nour­ri par des mili­tantes et mili­tants pay­sans, qui n’avaient pas fait d’études supé­rieures, qui par­fois n’avaient même pas ter­mi­né l’école pri­maire, et qui déployaient une forme de réflexion puis­sante — qui fai­sait bou­ger mes lignes et qui me nour­rit encore aujourd’hui.

[Guillaume Sabin]

Vous pre­nez ain­si le contre-pied d’une socio­lo­gie qui cherche à déga­ger des « rap­ports sociaux fon­da­men­taux » (Alain Testart), ou encore des « struc­tures fon­da­men­tales » (Bernard Lahire) des socié­tés humaines.

Bernard Lahire assume le fait que dans les recherches en sciences sociales on puisse délé­guer la menée d’entretiens, tan­dis qu’il revien­drait à d’autres cher­cheurs d’en tirer des concepts plus géné­raux. Pour ma part, si je m’intéresse à l’ethnologie, c’est parce qu’il y a un domaine de l’action qui me pas­sionne : en Argentine, j’ai eu l’occasion de ren­con­trer beau­coup de socio­logues et d’anthropologues sur leurs ter­rains de recherche, cer­tains y allaient la boule au ventre, tan­dis que d’autres misaient tout sur une dis­tance arti­fi­cielle. Pour ma part, par­ta­ger le quo­ti­dien de per­sonnes éloi­gnées de mon propre cadre de vie est une pas­sion, elle me nour­rit et me pro­cure du plai­sir ! C’est pour­quoi j’ai ten­dance à res­ter modeste : peut-être qu’il y a de bons intel­lec­tuels qui n’ont pas besoin de ter­rain de recherche, ou qui n’en sont pas capables, tan­dis que d’autres comme moi s’en nour­rissent exclusivement.

Mais l’idée que l’on pour­rait faire de la science uni­que­ment à par­tir de maté­riaux livresques et de dis­cus­sions sur des théo­ries par­fois pous­sié­reuses ne m’a plus du tout tra­ver­sé l’esprit après mon expé­rience argen­tine — et c’est peut-être un défaut, d’ailleurs. Dans l’ethnologie, il y a éga­le­ment une proxi­mi­té avec la lit­té­ra­ture. Comme beau­coup, j’ai com­men­cé mes études d’ethnologie avec la lec­ture des Argonautes du Pacifique occi­den­tal de Bronisław Malinowski : c’est autant un livre eth­no­gra­phique qu’un exer­cice de style. Bien écrire, c’est non seule­ment plai­sant, mais cela per­met aus­si de rendre compte de sub­jec­ti­vi­tés par­ti­cu­lières de manière adé­quate. L’ethnologie est une forme de lit­té­ra­ture. Il faut l’assumer.

Est-ce que les milieux pré­sen­tés dans Dévier ont inflé­chi le style de votre écriture ?

« L’ethnologie est une forme de lit­té­ra­ture. Il faut l’assumer. »

Le der­nier cha­pitre des­crip­tif de Dévier, autour de la per­sonne d’Émilie, qui monte une petite épi­ce­rie soli­daire iti­né­rante en milieu rural, a consti­tué un défi d’écriture. Comment faire com­prendre à des lec­trices et lec­teurs la puis­sance qui se dégage d’une expé­rience qui semble à pre­mière vue minus­cule et qui concerne très peu de per­sonnes ? Il faut trou­ver le juste ton pour en rendre compte, et res­ti­tuer la modes­tie des gens qui fabriquent ces expé­riences, tout en en fai­sant com­prendre le carac­tère pro­pre­ment extra­or­di­naire — par exemple la pas­sion des rela­tions et le dés­in­té­rêt pour les biens de consom­ma­tion. Pour cha­cun des textes eth­no­gra­phiques qui com­posent Dévier, il faut trou­ver les mots qui déna­turent le moins pos­sible ces expé­riences et les per­sonnes qui leur donnent vie. Ce ne sont pas que des faits, de simples élé­ments sta­tis­tiques : il s’agit d’ambiances sin­gu­lières, d’ethos, comme disent les ethnologues.

Dans vos textes, les pro­duc­tions écrites des lieux que vous avez fré­quen­tés occupent une place très importante.

En effet, j’ai vou­lu mettre en avant la manière dont les per­sonnes elles-mêmes se racontent et racontent leur monde. Je n’ai pas vou­lu construire moi-même des liens entre des milieux très dif­fé­rents, mais lais­ser ces liens émer­ger d’eux-mêmes. Au départ, j’avais même l’intention de faire un blog sur l’économie de l’émancipation qui aurait per­mis de navi­guer d’un lieu à un autre de manière plus simple que dans un livre impri­mé, via des blogs, des liens hyper­textes, des pod­casts, etc., fabri­qués par les pro­ta­go­nistes de Dévier. Il s’agit de prendre acte d’une cer­taine modes­tie de l’ethnologue : mes idées ne viennent pas de nulle part, je ren­contre des gens qui en ten­tant de rendre compte de la manière dont ils agencent leur vie et de ce qu’ils fabriquent, pro­duisent des textes — sur des sites inter­net, dans des fan­zines, sous forme de livres, etc. — qui sont d’une force sou­vent supé­rieure à ce que je peux faire de mon côté. Mon obses­sion de ne pas défor­mer des expé­riences sin­gu­lières me conduit à ren­voyer à leurs propres pro­duc­tions. C’est un garde-fou et ça des­sine tout un uni­vers de textes et de récits qui par­ti­cipent de ces vies qui dévient. Il faut gar­der à l’esprit que les pro­ta­go­nistes de Dévier ne sont pas que des pra­ti­ciens, mais aus­si des lec­teurs, des vision­neurs de sites et de chaînes YouTube, qu’ils pos­sèdent un regard dis­tan­cié sur ce qu’ils fabriquent.

[Guillaume Sabin]

Est-ce que Dévier a été dis­cu­té par les pro­ta­go­nistes en question ?

Il y a eu des allers-retours, bien évi­dem­ment. Tous les textes eth­no­gra­phiques ont été sys­té­ma­ti­que­ment relus pour échange et vali­da­tion. Parfois, on m’a juste dit « rien à dire, on s’y retrouve » ; d’autres fois, on m’a signa­lé qu’on ne pou­vait pas dire les choses de telle ou telle manière — et ces échanges relèvent alors aus­si de cette volon­té de rendre compte de sin­gu­la­ri­tés irré­duc­tibles. Ces allers-retours sont indis­pen­sables d’un point de vue éthique et intel­lec­tuel, c’est aus­si une manière de construire de la confiance. Comme pour mon livre pré­cé­dent, La Joie du Dehors, j’ai com­men­cé à faire des pré­sen­ta­tions publiques de Dévier accom­pa­gné des per­sonnes qui en sont la matière vivante et pen­sante — une autre manière, plai­sante, de ne pas alté­rer les singularités.

Ces pré­sen­ta­tions à plu­sieurs voix per­mettent aus­si de reve­nir sur un temps pas­sé et de témoi­gner du che­min qui a été accom­pli depuis. Écrire des textes sur des tranches de vie, c’est comme poser des balises pour plus tard, se don­ner les moyens de pen­ser le pré­sent. L’année der­nière, je suis retour­né sur le ter­rain qui a don­né lieu à L’Archipel des égaux. Luttes en terre argen­tine. Je ne m’y étais pas ren­du depuis quinze ans et j’y suis allé avec la ver­sion impri­mée en espa­gnol de mon tra­vail publié en France. Ce retour sur le pas­sé fut par­ti­cu­liè­re­ment intense, autant pour moi que pour les per­sonnes qui revoyaient des pho­tos de moments (assem­blées, mani­fes­ta­tions, ren­contres) et de per­sonnes dont cer­taines étaient décé­dées depuis, qui ont retrou­vé des chan­sons que j’avais retrans­crites et qu’elles avaient oubliées. Même si j’avais pas­sé une année com­plète auprès des com­pañe­ros et com­pañe­ras du mou­ve­ment pay­san autoch­tone Red Puna, à quinze années de dis­tance ce n’était fina­le­ment qu’une tranche de vie d’un mou­ve­ment qui exis­tait déjà depuis vingt ans au moment où je l’avais accom­pa­gné et qui depuis avait conti­nué sa trajectoire.

Vous publiez votre ouvrage dans une mai­son d’édition mili­tante, Libertalia. Est-ce à dire que vous vous adres­sez avant tout aux mili­tants ? Que vou­lez-vous leur dire ?

« Écrire, c’est ain­si contri­buer à ce que des col­lec­tifs et des per­sonnes se ren­forcent, qu’ils puissent se dire : c’est vrai, on est tout ça. »

Tout d’abord, il faut saluer la sin­gu­la­ri­té d’une mai­son comme Libertalia, qui a clai­re­ment une iden­ti­té mili­tante mais ne s’y enferme pas — son cata­logue, qui des­sine un uni­vers d’une très grande varié­té, en témoigne ample­ment. Dans d’autres mai­sons, il faut mon­trer patte blanche, faire par­tie d’une famille voire d’une généa­lo­gie. L’ethnologie a tra­di­tion­nel­le­ment eu pour tâche de faire l’histoire des gens qui n’en auraient pas — c’est-à-dire qui ne l’avaient pas écrite. Pour ma part, ce qui m’intéressait dans Dévier, c’est le carac­tère com­mun des expé­riences décrites : elles sont à la fois extra­or­di­naires, au regard de la socié­té actuelle, et à la fois très ordi­naires, bien qu’on en parle peu. Ce sont les récits de gens qui décident de tra­vailler à temps par­tiel ou très par­tiel, de manière inter­mit­tente. Or on en ren­contre par­tout ! J’ai eu des retours de gens qui avaient lu Dévier et qui m’ont dit qu’ils fré­quen­taient beau­coup de per­sonnes par­ta­geant cette manière d’agencer l’existence, mais qu’ils n’avaient jamais pen­sé à la dimen­sion poli­tique de ce mode de vie. Écrire, c’est ain­si contri­buer à ce que des col­lec­tifs et des per­sonnes se ren­forcent, qu’ils puissent se dire : « c’est vrai, on est tout ça ». Tâche d’autant plus impor­tante que ces col­lec­tifs sont aus­si tra­ver­sés par des doutes pro­fonds, qu’ils doivent faire face à des échecs.

Benjamin, un des pro­ta­go­nistes de Dévier, m’a envoyé un mail après la lec­ture du livre et m’a dit, en sub­stance, que celui-ci sera pro­ba­ble­ment peu dis­cu­té dans les milieux aca­dé­miques et mili­tants, mais que c’est un livre fait pour être dis­cu­té dans les cui­sines — pour moi, c’est un com­pli­ment. Dans Dévier je parle beau­coup de cui­sines, de repas col­lec­tifs ; je fais un clin d’œil à bell hooks qui, elle aus­si, au détour d’un de ses livres, parle de la dimen­sion poli­tique des cui­sines. Ces lieux dont on ne parle jamais : c’est tout à fait effroyable ! Ça illustre la manière dont un cer­tain intel­lec­tua­lisme nous rend aveugles à la puis­sance de lieux, des ren­contres qu’ils sus­citent et qu’on a là, sous les yeux. Certaines cui­sines des­sinent un uni­vers où s’élaborent des manières de par­ta­ger des pro­duits que l’on cultive col­lec­ti­ve­ment, à par­tir de tout un uni­vers maté­riel et idéel qui prend pied dans ce que j’appelle un régime de fabri­ca­tion (par oppo­si­tion à celui de consom­ma­tion). Sur ce point, un livre comme Cantine. Précis d’organisation de cui­sine col­lec­tive, que j’ai décou­vert grâce à Aline et Coline, qu’on retrouve aus­si dans Dévier, est un pavé poli­tique qui passe par des recettes de cui­sine, sub­ver­sives parce que s’insérant dans des expé­riences gra­tuites, col­lec­tives, par­ta­geuses. Je pense que dans cer­tains milieux mili­tants intel­lec­tuels, on ignore tota­le­ment la por­tée poli­tique de ces lieux et des pra­tiques dont ils sont le théâtre.

[Guillaume Sabin]

Les dis­cus­sions dans les milieux mili­tants « anti­ca­pi­ta­listes » sont beau­coup cen­trées sur des ques­tions de stra­té­gie, de la mobi­li­sa­tion des masses, avec le retour en force du léni­nisme. Quel regard por­tez-vous sur ce phénomène ?

Je fré­quente les milieux mili­tants, que ce soit en France ou en Amérique Latine, depuis une tren­taine d’années : j’ai vu trop de mili­tants qui avaient un amour du micro­phone, du méga­phone et du dis­cours, et que j’ai vus ensuite occu­per des postes dans des milieux tout à fait nor­més — postes dont on peut pen­ser que l’art du dis­cours et de la séduc­tion ne sont pas étran­gers à leur obten­tion. Celles et ceux qui par­laient moins, sur­tout des femmes, conti­nuent à mener des pra­tiques incor­po­rées de soli­da­ri­té, de soin des autres — à se tenir tout proche des cui­sines. J’ai acquis une grande méfiance envers les théo­ries géné­rales et les grands dis­cours sur la révo­lu­tion. Plus les dis­cours sont radi­caux, plus ils courent le risque d’être dés­in­car­nés, déta­chés d’engagements concrets et situés. Revenons donc aux cui­sines et à ce qui nous nour­rit, dans toute la poly­sé­mie du terme.

Dans Dévier, il y a un large spectre de per­sonnes qui ont fait cer­tains choix de vie ou ont tout sim­ple­ment ren­con­tré des expé­riences col­lec­tives par la pra­tique et le « hasard » des ren­contres. De l’autre côté du spectre — je pense à Anne et David des Hangars hagards, mais pas seule­ment — il y a aus­si des tra­jec­toires poli­tiques assu­mées. Il ne faut pas igno­rer la manière dont une réflexi­vi­té per­ma­nente nour­rit aus­si la force de cer­taines pra­tiques. C’est ce que disait à sa manière Maurice Godelier3, à tra­vers la notion d’idéel : dans n’importe quelle pra­tique humaine, on mobi­lise des repré­sen­ta­tions, qui ne sont pas for­cé­ment de l’idéologie, mais des manières de se repré­sen­ter les gens, les choses, le monde, et ces repré­sen­ta­tions auto­risent ou inter­disent cer­taines pra­tiques, cer­tains gestes. Dans Dévier, il y a des per­sonnes qui ont une bonne assise poli­tique, au sens mili­tant étroit du terme, ce qui fait leur force ; et d’autres qui sont arri­vées autre­ment, par le faire. Entre les deux il y a plein de gens qui naviguent un peu à vue et viennent poser des ques­tions au monde mili­tant. Ce sont des per­sonnes qui vont construire un étayage poli­tique et mili­tant dans la pra­tique. On trouve tout un panel de gens qui vont être sub­ver­sifs « sim­ple­ment » par le faire et le bri­co­lage ; d’autres qui vont trou­ver plai­sir au bri­co­lage en l’ayant théo­ri­sé de longue date.

Comment ces col­lec­tifs envi­sagent-ils le futur ?

« Plus les dis­cours sont radi­caux, plus ils courent le risque d’être dés­in­car­nés, déta­chés d’engagements concrets et situés. »

Les expé­riences dont je parle ne sont pas des expé­riences « com­mu­nau­taires ». Les per­sonnes qui y prennent part sont mêmes réti­centes à par­ler de « col­lec­tif » alors même qu’elles par­ti­cipent bien d’entreprises col­lec­tives : il y a une méfiance envers une sur-orga­ni­sa­tion, la peur de se diluer dans quelque chose de trop orga­ni­sé. Que devien­dront ces per­sonnes, ces expé­riences ? L’absence de pro­jec­tion assu­rée dans le futur s’accompagne d’une forme de modes­tie, comme dans les expé­riences de squat, qui, du fait d’une cer­taine fra­gi­li­té, tendent à valo­ri­ser l’intensité du pré­sent. Ce qui est cer­tain néan­moins, c’est que ces tra­jec­toires incar­nées ne débou­che­ront pas sur un retour à une forme de nor­ma­li­té exis­ten­tielle qui pas­se­rait par un tra­vail à temps plein, un prêt immo­bi­lier et une manière d’habiter confinée.

C’est impos­sible, non pas par choix, mais en rai­son du plai­sir même qui naît des acti­vi­tés libres propres au régime de fabri­ca­tion, qui néces­site du temps, une liber­té de mou­ve­ment et de pen­sée incom­pa­tibles avec le tra­vail dis­ci­pli­né à temps plein. Il n’y a pas de pari sur l’avenir : il faut juste voir le pré­sent tel qu’il est. Les per­sonnes sont d’abord plon­gées dans des pra­tiques qui les concernent elles-mêmes, dans des « milieux » souples qui nour­rissent et rendent pos­sibles ces pra­tiques libé­rées — par inter­mit­tence — du tra­vail dis­ci­pli­né. « Penser par le milieu », comme y invite Gilles Deleuze, c’est évi­ter de consi­dé­rer le temps comme quelque chose d’uniquement linéaire, c’est aus­si évi­ter de lais­ser croire que tout serait dû à une « socia­li­sa­tion pri­maire » qui, dès l’enfance, condui­rait cer­taines per­sonnes à se confor­mer et d’autres, au contraire, à dévier. Les choses sont bien plus ouvertes.

[Guillaume Sabin]

Vous insis­tez sur un verbe : faire. Pourquoi ?

Il y a une dimen­sion sub­ver­sive du faire dans un monde où on nous invite à « faire faire » par d’autres ce que l’on pour­rait faire par soi-même. C’est la grande divi­sion sociale et macro­so­ciale du tra­vail et de l’intelligence inven­tée dès le début du capi­ta­lisme indus­triel, et qui per­met aujourd’hui de tout moné­ta­ri­ser — de sorte que le capi­ta­lisme peut conti­nuer de se déployer. Qui aurait pu ima­gi­ner, il y a vingt ans, que des gens uti­li­se­raient un télé­phone por­table pour se faire livrer leur repas à domi­cile ? Des choses pro­pre­ment inouïes sont ren­trées dans la norme. Il a déjà fal­lu pour ça ima­gi­ner que l’on pou­vait man­ger autre chose que ce que l’on pré­pa­rait soi-même ; avant ça, que l’on puisse pré­pa­rer à man­ger avec des ali­ments étran­gers à notre uni­vers quo­ti­dien. Le fait de faire plu­tôt que de faire faire n’est pas une pas­sion triste mue par le devoir de s’opposer au régime des consom­ma­tions, c’est au contraire une source inta­ris­sable de joie — ce que le tra­vail dis­ci­pli­né ne pour­ra jamais offrir.

Sortir du tra­vail et du temps dis­ci­pli­nés : est-ce là le point com­mun avec les ouvriers du XIXe siècle étu­diés par Jacques Rancière, auquel vous faites sou­vent référence ?

La pen­sée de Jacques Rancière, très proche mal­gré la dis­tance tem­po­relle qui la sépare des ouvrières et des ouvriers du XIXe siècle auprès de qui elle prend pied, est une pen­sée incar­née de la proxi­mi­té qui me parle en effet davan­tage que les ouvrages qui cherchent à mettre à dis­tance. Rancière m’a beau­coup ins­pi­ré pour poser le cadre de Dévier et le pré­sen­ter aux per­sonnes qui allaient en être le cœur, et notam­ment ce lien entre des sin­gu­la­ri­tés fortes et un désir de com­muns. Dans Dévier on trouve, for­te­ment reliés, des choix indi­vi­duels, des appé­tences, des dis­po­si­tions que les gens veulent culti­ver et faire gran­dir, et cette volon­té d’augmenter ses propres capa­ci­tés d’agir amène à créer des liens avec d’autres. La décou­verte d’un tel uni­vers de fabri­ca­tion au cœur même d’un vieux conti­nent, l’Europe, qui a inven­té le capi­ta­lisme et est plon­gé depuis plus d’un demi-siècle dans le régime des consom­ma­tions, a été une grande sur­prise pour moi, qui suis par ailleurs fami­lier de ce type de pra­tiques. Chez Rancière, il n’y a pas cette dimen­sion d’une éman­ci­pa­tion par le faire (ce que je nomme « arti­sa­nat du XXIe siècle ») puisque les ouvrières et les ouvriers dont il parle essaient jus­te­ment de s’échapper de leur tra­vail de manœuvre pour s’émanciper intel­lec­tuel­le­ment (des « intel­lec­tuels de contre­bande », dit Rancière). Dans les deux cas, cepen­dant, il y a une lutte pour une liber­té du temps gagné sur le tra­vail dis­ci­pli­né, c’est-à-dire sou­mis à un contrôle hié­rar­chique, à la ren­ta­bi­li­té et au chro­no­mé­trage. Il s’agit là clai­re­ment d’une lutte pour l’émancipation, d’abord indi­vi­duelle, et non d’une libé­ra­tion des masses.

Pourquoi le faire serait-il néces­sai­re­ment émancipateur ?

« Des corps qui rient ont une facul­té de pen­ser décuplée. »

Fabriquer son loge­ment, une des manières de ren­trer dans le régime de fabri­ca­tion, ouvre sur une prise de conscience des capa­ci­tés que cha­cune et cha­cun avons de pen­ser les choses et de fabri­quer nos uni­vers maté­riels. Le faire qui est celui du bri­co­leur ouvre un uni­vers com­plè­te­ment anti­no­mique au capi­ta­lisme et à la socié­té mana­gé­riale. Parfois, l’émancipation ou la libé­ra­tion col­lec­tive passent beau­coup plus par le corps que par la tête : dans le tra­vail dis­ci­pli­né, on dis­ci­pline l’esprit mais aus­si et avant tout les corps. Lutter contre les normes domi­nantes n’est donc pas qu’un tra­vail de pen­sée. Si j’ai quit­té l’université et le domaine de l’enseignement et de la recherche, c’est en rai­son de cette contra­dic­tion phé­no­mé­nale qu’incarnent cer­tains cher­cheurs qui tra­vaillent sur la déso­béis­sance civile ou la démo­cra­tie radi­cale par exemple, et qui sont dans leur uni­vers pro­fes­sion­nel quo­ti­dien des rouages zélés d’organisations non-démo­cra­tiques et entiè­re­ment sou­mises aux jeux de pou­voirs. Ce constat banal indique néan­moins que pen­ser n’est jamais suf­fi­sant pour pas­ser à une forme d’action qui vienne sub­ver­tir et cor­ro­der les normes qui nous entourent. C’est une extrême naï­ve­té du milieu intel­lec­tuel et d’un cer­tain mili­tan­tisme de pen­ser que dire, écrire, dénon­cer et conscien­ti­ser suf­fi­rait à réveiller les gens et les masses et à les faire dévier. Ce n’est pas que je n’y crois pas : j’ai tout sim­ple­ment obser­vé depuis près de trente ans que ça se pas­sait autrement.

Vous liez aus­si l’é­man­ci­pa­tion à la joie et au rire : en quoi s’op­posent-ils à la dis­ci­pline et à la hiérarchie ?

Ana María Fernández a fait la démons­tra­tion que dans des espaces col­lec­tifs, la joie et la puis­sance des ima­gi­naires étaient inver­se­ment pro­por­tion­nelles à la pré­sence de per­sonnes cha­ris­ma­tiques aux dis­cours pré­cons­truits, qui viennent au contraire éteindre la capa­ci­té à débor­der, à rire, à expé­ri­men­ter4. C’est une leçon immense, qui donne à réflé­chir sur ce qu’on raconte dans les orga­ni­sa­tions sociales hié­rar­chiques et aus­si, hélas, dans cer­tains milieux mili­tants, à savoir l’importance des conduc­teurs d’hommes et de femmes, la néces­si­té des lea­der­ships. Ana María est aus­si l’une des pre­mières per­sonnes à m’avoir rap­pe­lé qu’il ne fal­lait jamais négli­ger la pré­sence (ou l’absence) des rires : elle a vu dans des expé­riences, notam­ment d’usines récu­pé­rées, com­ment, au fil du temps, la joie et les rires avaient pu dis­pa­raître, signe avant-cou­reur de la fin d’une aven­ture ou du moins d’un nou­vel agen­ce­ment des choses. Le nombre d’espaces mili­tants qui ont tout sauf un carac­tère joyeux sont mal par­tis pour trans­for­mer le monde. Cela nous ramène aux corps et vient signi­fier que ces corps rebelles, qui savent se moquer des hié­rar­chies, des grands dis­cours et des direc­teurs de conscience ne s’opposent en rien à la pen­sée : des corps qui rient ont une facul­té de pen­ser décuplée.

[Guillaume Sabin]

Les situa­tions que vous avez ren­con­trées échappent-elles à ces jeux de pou­voir interne à de nom­breux col­lec­tifs militants ?

Telle est jus­te­ment ma seconde grande sur­prise en tra­vaillant dans les dif­fé­rents milieux que je décris dans Dévier : c’est l’absence de lea­der­ship et la volon­té de ne pas occu­per la posi­tion de chef ou d’expertise. Ça s’observe d’une manière très pra­tique : j’ai l’exemple d’un moment où on va tra­vailler sur une par­celle col­lec­tive, chez Maëlle, qui se lance dans la bou­lange iti­né­rante. On est envi­ron une dizaine, dont deux maraî­chers pro­fes­sion­nels, qui se per­mettent quelques conseils, tout en disant : « Je fais comme ça, mais on peut aus­si faire tout autre­ment. » Ce sont des petits détails qui donnent néan­moins un aper­çu des hori­zons sociaux por­tés par celles et ceux qui dévient.

S’agit-il de méca­nismes ins­ti­tués délibérément ?

Ça peut exis­ter, notam­ment à tra­vers des tours de parole par exemple, des manières de lais­ser cha­cune et cha­cun s’exprimer sans inter­ve­nir ni cou­per la parole. Mais ce sont avant tout les per­sonnes qui, dans leur sub­jec­ti­vi­té même, sont anti-auto­ri­taires, refusent la hié­rar­chie et le tra­vail dis­ci­pli­né — sub­jec­ti­vi­tés nour­ries par cer­tains « milieux » pro­pices à ce mou­ve­ment indis­ci­pli­né et sub­jec­ti­vi­tés qui nour­rissent à leur tour ces milieux, leur per­mettent de prendre pied et de per­du­rer. Mais, fina­le­ment, dans Dévier, ces milieux s’agencent sans trop de for­ma­lisme — ce qui n’est ni bien, ni mal !

En quoi dévier se dis­tingue donc de la déser­tion ?

J’ai un peu de mal avec l’idée de déser­tion. L’idée que l’on pour­rait construire des com­mu­nau­tés, des îlots, des oasis ou tout sim­ple­ment une cabane iso­lée qui se trou­ve­raient à l’abri des remous du monde m’est étran­gère. Les inter­dé­pen­dances glo­bales sont telles que nul n’en est à l’abri. À quoi cela sert-il, poli­ti­que­ment par­lant, de vou­loir s’isoler, à l’heure des grands délires obsi­dio­naux ? Tous les pro­ta­go­nistes de Dévier ont un pied dans le tra­vail dis­ci­pli­né et tout ce qu’il char­rie. Ce pied dehors et ce pied dedans, cha­cune et cha­cun le valo­rise, parce que c’est le lien avec le monde tel qu’il est et qu’il faut bien assu­mer. Ça leur per­met de ne jamais oublier ce que ce monde impose, aux corps et aux esprits, ça leur per­met de gar­der à l’esprit que d’autres n’ont pas d’autre choix que de le subir à temps plein et de manière conti­nue. Ainsi ont-ils appris qu’il ne faut jamais mépri­ser ce que les gens font et de quelle manière le monde nous tra­verse ; ils et elles ont appris à recon­naître la fra­gi­li­té de nos propres par­cours, et que cer­taines per­sonnes n’ont pas toutes sortes de capi­taux, cultu­rels, rela­tion­nels, etc., qui per­mettent d’expérimenter le régime de fabri­ca­tion et les joies qu’il pro­cure. D’où le choix de ce terme, dévier : il y a une puis­sante force gra­vi­ta­tion­nelle qui nous retient, nous fait agir et pen­ser, si bien que dévier n’a rien de natu­rel mais exige de lut­ter contre cette force, ses normes, ses vérités.


Photographies de vignette et de ban­nière : Guillaume Sabin


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  1. Ana María Fernández : Política y sub­je­ti­vi­dad. Asambleas bar­riales y fábri­cas recu­pe­ra­das, Tinta Limón, Buenos Aires, 2006.[]
  2. Voir par exemple François Dubet, La Galère : jeunes en sur­vie, Librairie Arthème Fayard, 1987.[]
  3. Maurice Godelier, L’Idéel et le maté­riel. Pensée, éco­no­mies, socié­tés, Arthème Fayard, Édition de poche, Paris, 1984.[]
  4. Ana María Fernández, Las Lógicas colec­ti­vas. Imaginarios, cuer­pos y mul­ti­pli­ci­dades, Editorial Biblos, Buenos Aires, 2008.[]

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