Entretien inédit | Ballast
Depuis 1945, en France, une loi sur l’immigration est en moyenne promulguée tous les deux ans. Le second quinquennat Macron devait avoir la sienne — c’est maintenant chose faite. Que le Conseil constitutionnel ait censuré un tiers de son contenu n’y change rien : cette loi renforce la répression qui frappe les exilé·es à leur arrivée et dégrade encore un peu plus les conditions d’accueil de celles et ceux qui souhaitent rester. Une situation que devrait aggraver encore l’adoption probable du pacte européen sur la migration et l’asile qui, selon le Groupe d’information et de soutien des exilé·es (GISTI), « traduit l’obstination de l’UE à faire prévaloir la protection de ses frontières sur la protection des exilé·es ». Émilien Bernard, figure familière de la presse alternative, s’obstine depuis plus de dix ans dans un sens contraire. Son premier ouvrage, Forteresse Europe, qui paraît aux éditions Lux, est le fruit d’une longue enquête sur l’« envers » des frontières européennes. Un bilan, provisoire, sur les effets mortifères des politiques en matière d’immigration, autant qu’un manifeste pour que perce, contre vents et marées, la voix des personnes exilées. Nous en avons discuté.
Vous sortez Forteresse Europe quelques semaines après qu’une nouvelle loi immigration a été adoptée. Dans ce contexte, quelle place peut occuper un livre sur les frontières européennes, les exilés qui cherchent à les franchir, la violence qui s’y déploie ?
Je dirais qu’il y a d’abord l’impératif de décrire scrupuleusement cette guerre menée contre les personnes exilées. Ce livre est donc avant tout une enquête, bâtie avec les outils et la rigueur du journalisme, pour qu’on ne puisse pas lui apposer une étiquette uniquement « militante » et disqualifier son propos. Il y a des chiffres, des faits, des sources et un travail de terrain au long cours. Au fil des chapitres, je ne me suis pas interdit de convoquer des auteurs ou ouvrages relevant de la littérature, de Buzzati à Kafka ou Traven — une manière de prendre un peu de champ —, mais cette dimension est secondaire. L’ambition de cet ouvrage était d’aborder ce repli européen (et hexagonal) sur un temps long. La dernière mouture du manuscrit a été envoyée à l’éditeur en octobre, avec ensuite des possibilités de correction à la marge. Pour avoir effectué pendant longtemps une veille minutieuse sur ces questions, je savais qu’entre octobre et sa parution début février il y aurait une avalanche de nouvelles offensives de la forteresse — dont au niveau hexagonal cette loi immigration qui depuis longtemps était annoncée par tous les acteurs de la solidarités avec les personnes exilées comme une immense régression, en matière de droits humains ou même de simple idéal politique. Avec son adoption au parlement, il y a eu aussi bien accélération que continuation.
Et c’est dans ce cadre que je peux vous répondre : ce que peut ce livre à mes yeux, c’est dénoncer, en s’appuyant sur des exemples concrets, une logique de fortification, matérielle, judiciaire et idéologique, mise en place à toutes les frontières de l’Europe, dont la loi immigration n’est qu’un fragment. Le jour où Macron la défendait sur France 5 en disant qu’elle faisait office de « bouclier » salutaire, les représentants des 27 États membres de l’Union Européenne (UE) tombaient d’accord sur un texte du même type au niveau européen, instituant des contrôles renforcés aux frontières et divers mécanismes pour expulser les personnes exilées plus rapidement. Tout ça avance ensemble depuis fort longtemps. On ne peut dénoncer cette infâme loi Darmanin sans comprendre qu’elle s’inscrit dans quelque chose de plus large, un rouleau compresseur qui ne date pas d’hier.
Vous mentionnez l’Union Européenne. Frontex, l’agence européenne des gardes-frontières et des gardes-côtes, occupe une place importante dans ce livre. Vous rappelez que c’est l’agence la plus dotée de l’UE et que son budget a explosé depuis sa création en 2005. Le projet européen se fonderait-il désormais en grande partie sur un durcissement de ses frontières extérieures ?
« La France macroniste se fiche comme d’une guigne des avis de l’ONU, d’Amnesty International ou de la Cour Européenne, en matière de maintien de l’ordre comme de droits humains. »
Les données que vous fournissez apportent un élément de réponse. Frontex est désormais un monstre. Le budget de l’agence est passé de 6 à 845 millions d’euros entre 2005 et 2023, soit d’après les calculs de la Cimade une multiplication par 140 en 14 ans. Elle étend désormais ses filets à tous les vents, en Afrique, mais aussi dans les Balkans ou en Méditerranée. Cela ne concerne pas que des navires, avions, hélicos et troupes diverses, tant Frontex est l’agent d’une politique globale. Si l’on prend le cas du Sénégal, par exemple, l’UE a financé la construction d’une dizaine de postes-frontière depuis 2018, suréquipés en matière de technologies de surveillance — drones, logiciels d’identification biométrique des empreintes digitales et de reconnaissance faciale. L’objectif : freiner l’exil vers l’Europe. Pour l’instant, il n’y a pas de présence officielle d’agents de Frontex en uniforme, mais des tractations sont engagées, et la présence de Frontex en sous-main est un secret de polichinelle (une récente enquête du Monde faisait le point là-dessus). Par ailleurs, des bateaux de Frontex ont longtemps patrouillé au large du pays, dans le cadre d’opérations conjointes avec les garde-côtes espagnols.
Dans d’autres cas, les agents de Frontex sont non seulement présents, mais épaulent les exactions des policiers ou garde-côtes locaux. Rappelons que Frontex est restée jusqu’en 2021 dans la Hongrie d’Orban, où les abus policiers et refoulements illégaux sont la norme, l’UE ne retirant sa police des frontières que sous la pression médiatique. Citons aussi un cas récent en Bulgarie de personnes placées à répétition dans des cages sordides « sous les regards d’agents de Frontex », ainsi que titrait Le Monde. Et il y a bien sûr le cas de la Grèce, où la collaboration répétée d’agents de Frontex à des refoulements maritimes illégaux a finalement fait scandale suite à des enquêtes journalistiques accablantes. Cela a certes coûté sa tête au boss français de Frontex, Fabrice Leggeri, en 2022, mais au fond ce n’était qu’un fusible. Leggeri faisait simplement le (sale) boulot, qui impliquait de ne pas respecter les droits humains. Au moment de sa démission, il se plaignait : « Entre l’impératif de ne pas laisser passer les gens illégalement et, d’autre part, le principe de non-refoulement car toute personne ayant besoin de protection a droit à l’asile, comment fait-on ? Personne n’est en mesure de me répondre. »
Mais le rôle de Frontex, comme de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), c’est surtout de documenter les « flux » humains pour mieux les gérer, en apportant un soutien logistique à des pays chargés d’endiguer les passages. L’agence contribue à rendre les voyages et les traversées plus difficiles, et donc plus mortels. J’aborde dans ce livre la question des drones géants de Frontex, au coût dément, qui sont les yeux des garde-côtes Libyens en Méditerranée centrale, avec des conséquences humaines catastrophiques (se faire « récupérer » par eux c’est atterrir dans les sinistres prisons du pays, par ailleurs subventionnées par l’Europe). Petit plaisir : l’un de ces drones s’est piteusement crashé en mer Égée récemment, épisode que j’ai raconté dans Afrique XXI.
De manière générale, l’UE suit les évolutions politiques de ses membres qui, de l’Italie à la France en passant par la Hongrie, sont de plus en plus secoués, à des degrés divers, par des spasmes identitaires et xénophobes. Il n’y a donc rien d’étonnant à la voir encourager ce mouvement de repli et de fortification de ses limes, qui passe notamment par des politiques d’externalisation de la gestion des frontières de plus en plus étendues. Elle accompagne un mouvement, sans pénaliser les dérives. Ainsi la Cour de justice de l’UE a statué en septembre dernier que les refoulements systématiques pratiqués par la France à la frontière italienne depuis 2015 étaient illégaux. Mais j’ai des doutes sur le fait que ça puisse changer la moindre chose sur le terrain, étant donné que la France macroniste se fiche comme d’une guigne des avis de l’ONU, d’Amnesty International ou de la Cour Européenne, en matière de maintien de l’ordre comme de droits humains.
Vous avez construit votre livre à partir de reportages que vous menez depuis plus de dix ans à différents points de passage, en Afrique du Nord comme en Europe de l’Est, à Briançon ou Calais. Quelles sont les évolutions qui vous ont le plus marqué sur ce laps de temps ?
« L’hiver à Calais, c’est désormais un condensé de boue, de murs, de matraques et de vie atomisée. »
Je dirais que la situation à Calais est celle qui m’a le plus marqué, autant pour sa dimension symbolique que ses aspects les plus concrets, aussi peut-être parce qu’elle se déroule dans le pays où je suis né. Je suis étonné en relisant ce que j’ai pu écrire ou les témoignages que j’ai pu recueillir les premières fois où je m’y suis rendu, à l’époque de ladite « jungle », en 2011, puis en 2016, juste avant son expulsion. Car en 2011 ou 2016 il restait une forme de vie collective sur place, des embryons d’auto-organisation, des lieux où souffler et s’organiser. C’est ce que je racontais par exemple dans un article publié dans CQFD en mars 2016, « Trois idiots dans la jungle », qui décrivait comment trois amis pakistanais, Cherry, Awesome et Holy, avaient édifié une petite gargote accueillante en plein cœur de ladite « jungle », Les Trois idiots. Il ne s’agit pas d’idéaliser ce qui existait alors, car la violence et la misère étaient présentes sur le campement et la répression policière déjà omniprésente. Mais une telle organisation communautaire, même imparfaite, est inimaginable aujourd’hui à Calais, où le moindre regroupement de tentes est immédiatement évacué et les affaires des exilés broyées par les bulldozers, comme le raconte très bien le photojournaliste et compadre Louis Witter dans son bouquin La Battue — L’État, la police et les étrangers. C’est la conséquence de la politique dite « zéro point fixation », inhumaine et très coûteuse, pensée sur la base de l’imaginaire de l’appel d’air, selon lequel bien traiter les êtres humains conduirait inévitablement à une augmentation du nombre de personnes sur place. Raisonnement stupide — ces personnes sont là uniquement pour passer en Angleterre — qui a sur la vie de ces exilés des conséquences dramatiques. L’hiver à Calais, pour eux, c’est désormais un condensé de boue, de murs, de matraques et de vie atomisée, même si sur place il y a encore des associations et des soutiens qui se démènent. Les autorités ont sciemment créé un désert hostile et mortifère, sans que cela ait le moindre impact sur la place centrale de Calais comme lieu de passage vers l’Angleterre. Disons que ce type de manœuvre dégueulasse et absurde me semble encore plus concentrée sur cette petite ville, même si on la retrouve partout, de Briançon à Melilla ou Zarzis.
Ces deux dernières villes sont situées sur le continent africain. La première, Melilla, est une enclave espagnole en territoire marocain tandis que la seconde, Zarzis, est une ville littorale tunisienne. Une bonne partie de votre enquête vous a paradoxalement mené loin du continent européen ! Pourquoi ?
C’est en grande partie dû à l’intensification des politiques d’externalisation de la gestion des frontières, déployées à partir des années 2000. En clair : on confie le sale boulot à des régimes peu scrupuleux en matière de droits humains, comme le Maroc, la Turquie ou la Libye. Ça passe à la fois par des accords européens et par des accords bilatéraux, entre l’Italie et la Libye par exemple. Niveau UE, le dernier en date à ma connaissance concerne l’Égypte : signé le 16 janvier, il accorde 87 millions d’euros supplémentaires au régime du maréchal Sissi pour le flicage de ses frontières et la répression des personnes migrantes. Tout ceci est déployé alors que les murs et barrières finissent toujours par se révéler faillibles, aussi hauts, onéreux et bourrés de technologie soient-il. « Montrez-moi un mur de 14 mètres de haut, je vous montrerai une échelle de 15 mètres », disait la démocrate Janet Napolitano pour discréditer l’aberrant projet de Trump à la frontière mexicaine.
Pour en revenir à votre question, je dirais même qu’il manque une dimension à mon livre, qui serait encore plus lointaine. Car la Tunisie, le Maroc ou la Serbie sont des territoires relativement proches. Or il existe des « sas » encore plus lointains. Le Niger en est un très bon exemple, le pays ayant longtemps reçu de considérables subsides de l’UE pour criminaliser les personnes exilées et contrarier leurs périples. Ceci dit, le nouveau régime en place a abrogé fin novembre 2023 la loi dite 2015-36, qui permettait peu ou prou d’incriminer chaque interaction avec une personne étrangère subsaharienne — l’UE s’est évidemment déclarée très inquiète, mais sur place, notamment à Agadez, c’est un grand soulagement, car c’est toute une économie autour de l’accueil des personnes en transit qui se trouve relancée. On pourrait aussi parler de l’Albanie, ou des desseins de l’Angleterre de renvoyer les demandeurs d’asile au Rwanda1. L’objectif de l’UE et de ses pays membres, c’est de faire en sorte que toutes les saloperies humaines se déroulent le plus loin possible, afin de les mettre sous le tapis et de contourner la loi de proximité, qui veut qu’on s’émeut toujours moins des drames lointains.
Vous déplacez la question de l’immigration en l’amenant sur celle des frontières et, comme le sous-titre l’indique, leur « envers ». Serait-ce une piste pour commencer à contester l’hégémonie des discours sécuritaires sur les réfugiés ?
C’est clairement une « piste », oui, mais elle me semble hélas difficilement entendable aujourd’hui. Au lendemain de la chute du mur de Berlin et dans les années 1990, c’était un discours que l’on entendait davantage, du moins à l’extrême gauche, où le courant No Border était, il me semble, davantage présent. Aujourd’hui, qui critique les murs, les frontières, les barbelés, et la course en avant sécuritaire qui ravit tant l’industrie de l’armement ? Après avoir poussé la barre à droite, dépeint les exilés comme une vague incontrôlable sur le point de nous submerger, à rebours des chiffres et de la logique, peu de gens osent encore dénoncer l’inflation sécuritaire et raciste, les plus de 2 000 kilomètres de murs anti-migrants qui ceinturent les frontières des pays européens, les chèques donnés à la Libye ou au Maroc, les bâtons mis dans les roues des navires qui s’échinent à apporter de l’aide aux exilés traversant le cimetière Méditerranée. Non seulement on ne réfléchit plus au désarmement des frontières, à l’idée d’un monde plus ouvert — et pas seulement pour les capitaux —, mais l’idée d’accueil de ceux qui ont réussi à passer est délaissée, voire conspuée.
« L’objectif de l’UE et de ses pays membres, c’est de faire en sorte que toutes les saloperies humaines se déroulent le plus loin possible. »
De tous les grands « dirigeants » européens, seul le pape François porte une parole un peu digne et humaine, plaide pour l’accueil. Le pape, bordel ! C’est un constat terrible : dans cette période de repli identitaire généralisé, les murs, les barbelés et les discours furieux à la Orban ont plus que jamais la cote, et les voix qui s’y opposent sont marginalisées. Dans le discours global, en tout cas. Car si on se penche sur les situations locales, on voit que la vague sécuritaire et xénophobe n’a pas tout emporté : à Briançon, Calais, Paris, Lampedusa ou dans la vallée de la Roya, aussi de l’autre côté de la Méditerranée, les initiatives ne manquent pas, les personnes concernées par l’exil ou au contact de sa réalité se mobilisent pour aider à leur manière ou simplement franchir les murs, avec énormément de solidarité. Elles n’ont simplement pas de relais politique ou médiatique. Pire : on fait tout pour les empêcher de se mobiliser. C’est ce basculement qu’il faudrait réussir à opérer, sur la lutte contre la loi Darmanin comme sur toutes les autres en rapport à l’exil : cesser d’adopter le regard biaisé, parano et manipulateur de l’extrême droite, arrêter de reprendre l’antienne qui fait des exilés un bouc émissaire et regarder en face qui sont ces personnes, leur redonner un visage, une humanité, qu’une sorte de filtre xénophobe s’acharne à leur dénier. Un immense chantier, qui devrait être fondamental pour toute personne se réclamant de la gauche.
« Il nous faut penser contre notre temps » nous rappelait dans ce sens Olivier Besancenot lors d’un échange avec Danièle Obono sur la gauche, l’immigration, les frontières. Ce chantier ne serait pas déjà « fondamental » à gauche selon vous ?
Je n’ai pas cette impression, même si quelques personnalités dont celles que vous citez ont un discours offensif et bienvenu sur cette question. Les questions d’internationalisme et d’émancipation des peuples étaient bien des socles idéologiques pour une certaine gauche, et le restent pour nombre de militants, notamment No Border, mais dans les faits, quand on voit la tournure nationalo-bidoche empruntée par la direction du PCF ou — à un niveau moindre — les contorsions de LFI pour éviter d’aborder frontalement la question, par peur de s’aliéner des électeurs, les voix réellement discordantes sont rares (ne parlons même pas du PS, qui a tant failli sur ces questions une fois au gouvernement que ses membres devraient se flageller de honte). Bref, il y a sans doute des bonnes volontés, des personnes prêtes à s’engager, mais les partis sont pris dans des logiques de calcul politique, soupèsent le prix à payer avec un logiciel ayant entériné la fausse idée selon laquelle les Français sont des gros racistes, surtout les ouvriers. Or si racisme et xénophobie se diffusent, c’est par le matraquage incessant des médias et politiques sur ces questions. Sachant que l’on est sur des fake news, que la propagande sur la submersion et l’appel d’air sont des fantasmes, scientifiquement battus en brèche (il faut lire à ce sujet le très conseillé « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » — En finir avec une sentence de mort, de Jean-Charles Stevens et Pierre Tevanian). Tenir une position forte sur les frontières et l’accueil serait un premier pas pour reprendre la main dans cette guerre culturelle. Ça urge.
Vous faites une large place aux associations d’accueil et aux ONG solidaires. Vous venez de mentionner le Pape et, dans votre livre, vous rappelez que c’est l’Église qui a apporté son soutien, à Briançon, lorsque les structures associatives d’accueil étaient localement débordées. Assiste-t-on à des alliances inédites, rompant l’isolement des « gauchistes » ou est-ce un cas exceptionnel ?
Il y a toujours eu chez certaines franges catholiques cette dimension sociale qui, par moments, a pu avoir des dimensions admirables, comme en Amérique Latine avec la Théologie de la libération. Et le pape François, s’il est très réactionnaire sur certains sujets, notamment l’avortement, s’inscrit globalement dans cette filiation. Son premier voyage officiel était à Lampedusa, où il avait dénoncé les politiques européennes et leurs responsabilités dans les naufrages qui font de la Méditerranée un cimetière. Ceci dit, il ne faut pas se leurrer : ce n’est pas par la charité que l’on va faire tomber les murs. Au fond, je trouve ça fou de voir que j’en suis réduit à citer le pape alors que je me revendique plutôt d’un fond anarchiste. Et s’il y a des alliances locales avec des militants catholiques, qui pour certains s’impliquent énormément (à Calais, j’ai rencontré un prêtre en grève de la faim pour dénoncer la guerre aux migrants), c’est surtout parce que toute bonne volonté est bienvenue. Avant d’être catholiques, ce sont des soutiens, qui d’ailleurs se radicalisent souvent au contact des personnes en exil. Car ces dernières ne sont pas des victimes, des pauvres hères qu’il faudrait aider, mais bien des êtres humains avec des destins, des désirs, des horizons tricotés. En tout cas, dans le grand désert actuel, ce sont les associatifs, les militants, les camarades, les collectifs mêlant exilés et occidentaux, qui permettent d’apporter un peu d’humanité, de solidarité, d’autogestion et de résistance. Je pense par exemple au réseau AlarmPhone, disséminé un peu partout en Europe, qui via une ligne téléphonique ouverte 24 heures sur 24 répond à un besoin basique : répondre aux appels de personnes en détresse en Méditerranée ou dans le Calaisis, tout en documentant les nombreux manquements au droit maritime. Une manière notamment de contraindre les autorités concernées à agir. Sauf que ces autorités rechignent de plus en plus, biaisent, quand elles ne font pas elles-mêmes le sale boulot avec l’aval de leurs gouvernements, à l’image des garde-côtes grecs qui ont multiplié les pushbacks (refoulements) illégaux. Ce sont d’abord les institutions qui défaillent.
À ce sujet, le réseau AlarmPhone et d’autres collectifs ou associations comme La Cimade appellent depuis quelques années à une journée de « commémoraction » chaque 6 février, des deux côtés de la Méditerranée. Hier il y a eu des rassemblements un peu partout, à Marseille, Paris ou Rome, mais aussi de l’autre côté de la Méditerranée en lien avec les familles des disparus et disparues, en Tunisie ou dans des villes marocaines comme Oujda, par exemple. La date renvoie au 6 février 2014, qui a vu des membres de la Guardia Civil espagnole commettre un massacre en ouvrant le feu contre des personnes arrivant par la mer à Tarajal, près de Ceuta, enclave espagnole au Maroc. Une date symbolique où exilés et soutiens font revivre le souvenir et visage des personnes mortes en mer ou dans les tentatives de franchissement des murs. L’année dernière, à Marseille, sur le Vieux-Port, un homme ayant perdu des proches en exil y déclarait : « Qu’ils sachent qu’on n’a pas oublié les amis. On témoigne pour dire que la mer Méditerranée n’est pas la seule à garder souvenir. » Comme les cortèges contre la loi immigration, ces événements sont fondamentaux, car ils rompent avec la torpeur et la déshumanisation.
Vous l’avez dit à plusieurs reprises : écrire répond a un double impératif. Il ne s’agit pas seulement de « nommer les coupables, dévoiler les rouages et mécanismes qui marquent la pourtant criante culpabilité », mais aussi de « donner un visage, un corps, une voix à celles et ceux qui font les frais de cette politique globale ».
« À la litanie des chiffres, opposer la force des destins, des courages déployés, des histoires fantastiques et terribles de ceux que l’on traite comme des spectres. »
Les politiques menées aux frontières et à l’intérieur de la forteresse Europe ont pour point commun de viser l’invisibilisation des personnes exilées, catégorisées, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Michel Agier, comme des « populations indésirables ». Ça passe par l’externalisation (des régimes peu regardants sur les droits humains font le sale boulot à notre place), par la démission en matière de secours en mer comme sur terre (quand des personnes disparaissent en voulant rejoindre les Canaries ou dans le désert algérien, loin de tout, ça n’émeut personne) et par des dispositifs permettant dans nos territoires de mettre tout ça sous le tapis. On le voit à Calais, comme je le disais auparavant, où l’on éparpille les gens sans pour autant rien changer au fond de la situation, au fait qu’à l’arrivée, ils finissent par passer. Mais c’est aussi le cas en dehors des lieux les plus symboliques. À Marseille, Paris, Belgrade ou Athènes, les campements sont aussi évacués, les exilés sommés de ne pas faire tache, de ne pas faire groupe, même les mineurs isolés. Quand j’ai commencé à réfléchir à ce livre, c’était l’une des idées que j’avais en tête, lutter contre ça, l’effacement des visages et des histoires. D’autres l’ont fait très bien, par exemple Camille Schmoll, qui a publié un livre magistral sur les conditions des femmes exilées, Les Damnées de la mer, où les parcours et voix résonnent à plein. Mais ce devrait être la norme : à la litanie des chiffres, opposer la force des destins, des courages déployés, des histoires fantastiques et terribles de ceux que l’on traite comme des spectres arrivés ici comme par magie, alors qu’ils et elles ont souvent combattu mille vents contraires pour arriver là. Une question de narratif et de respect des paroles, à l’opposé des replis scrofuleux des chaînes d’info en continu.
Vous êtes, de longue date, un compagnon de route de la presse alternative — Article11, d’abord, puis CQFD ou Afrique XXI. Sachant que les lecteurs et les lectrices de cette presse partagent, pour la plupart, un socle idéologique et politique commun, ancré dans la gauche radicale, comment travailler ? Avec quels objectifs ?
Question aussi fondamentale que compliquée, à laquelle je n’ai pas de réponse probante. Comment s’adresser aux gens qui ne sont pas convaincus ? Ça fait une dizaine d’années que je suis très impliqué dans CQFD, et je trouve ça un peu désolant de voir qu’on n’arrive pas à toucher davantage de gens, que malgré l’immense boulot abattu (le journal tient depuis 20 ans à l’huile de coude), et une volonté de ne pas s’enfermer dans un entre-soi politique, on reste cantonné aux sphères militantes, vendant quelques milliers d’exemplaires de chaque numéro, ce qui objectivement n’est rien. C’est en partie une histoire d’économie d’échelle, mais pas seulement, parce que notre site Internet et les réseaux sociaux devraient nous permettre d’exister davantage malgré notre manque de thunes. Je crois que d’abord le vent de l’histoire n’est vraiment pas avec nous, qu’on rame à contre-courant, ce qu’on revendique fièrement vu la gueule de l’histoire en ce moment. Et puis il y a sans doute des choses à améliorer, dans notre contenu comme dans notre diffusion (D’ailleurs, un message aux lecteurs de Ballast arrivés jusqu’ici : abonnez-vous !). On y travaille, pas question de lâcher le morceau.
C’est aussi pour ça que j’ai ressenti le besoin de faire ce livre : tenter modestement de porter le sujet auprès d’un public plus vaste, de peut-être convaincre en-dehors des convaincus. Ce n’est pas gagné, on verra bien. Au-delà de l’idée qu’en faisant des journaux ou des bouquins on peut déjà donner des forces à notre « camp », aussi restreint et fatigué soit-il, c’est sûr qu’il reste un petit espoir un peu naïf, ébranler à ma microscopique échelle la foutue forteresse, y faire une lézarde voire une petite brèche. Dans Le Gang de la clef à molette, un bouquin mythique d’Edward Abbey sur une bande de militants faisant sauter des bâtiments pour défendre le désert, il y a un passage où les personnages cisaillent des clôtures de fil de fer barbelé, à cause des ravages qu’elles créent sur le vivant. « Et les coyotes et les aigles dorés, comme les soldats avec leurs rouleaux de fils en accordéon, ont été victimes du même démon dans le monde entier, étendus raides morts sur ce métal hérissé et tétanisant », dit un personnage. Avant d’ajouter : « Tu ne te tromperas jamais en détruisant une clôture. Coupe, coupe. » Un bon mantra.
Émilien Bernard présentera Forteresse Europe à la librairie Le pied à terre, à Paris, à 19 heures le 8 février prochain et le 10 février, à 19 heures, au café-librairie Manifesten, à Marseille.
Photographies de vignette et de bannière : Louis Witter
- Après une première proposition refusée par la Cour suprême du Royaume-Uni, un nouvel accord a été trouvé en décembre 2023 et attend d’être ratifié. [ndlr][↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « À Ceuta et Melilla, ces travailleuses qu’on prend et qu’on jette », Pepa Suárez, juin 2022
☰ Lire notre article « Entre Belgique et Angleterre, un campement d’exil », Julie Schyns, octobre 2020
☰ Lire notre article « Le business de l’enfermement d’étrangers », Yanna Oiseau, mai 2020
☰ Lire notre article « Italie-France : passer la frontière », Sana Sbouai, décembre 2017
☰ Lire notre article « Se souvenir de la frontière », Maya Mihindou, juin 2017
☰ Lire notre carnet de route en deux parties « Crise des réfugiés : ce n’est pas une crise humanitaire » et « Réfugiés : au cœur de la solidarité », Yanna Oiseau, mai 2016