Émilien Bernard : « Lutter contre l’effacement des visages et des histoires »


Entretien inédit | Ballast

Depuis 1945, en France, une loi sur l’im­mi­gra­tion est en moyenne pro­mul­guée tous les deux ans. Le second quin­quen­nat Macron devait avoir la sienne — c’est main­te­nant chose faite. Que le Conseil consti­tu­tion­nel ait cen­su­ré un tiers de son conte­nu n’y change rien : cette loi ren­force la répres­sion qui frappe les exilé·es à leur arri­vée et dégrade encore un peu plus les condi­tions d’ac­cueil de celles et ceux qui sou­haitent res­ter. Une situa­tion que devrait aggra­ver encore l’a­dop­tion pro­bable du pacte euro­péen sur la migra­tion et l’asile qui, selon le Groupe d’in­for­ma­tion et de sou­tien des exilé·es (GISTI), « tra­duit l’obstination de l’UE à faire pré­va­loir la pro­tec­tion de ses fron­tières sur la pro­tec­tion des exilé·es ». Émilien Bernard, figure fami­lière de la presse alter­na­tive, s’obs­tine depuis plus de dix ans dans un sens contraire. Son pre­mier ouvrage, Forteresse Europe, qui paraît aux édi­tions Lux, est le fruit d’une longue enquête sur l’« envers » des fron­tières euro­péennes. Un bilan, pro­vi­soire, sur les effets mor­ti­fères des poli­tiques en matière d’im­mi­gra­tion, autant qu’un mani­feste pour que perce, contre vents et marées, la voix des per­sonnes exi­lées. Nous en avons discuté.


Vous sor­tez Forteresse Europe quelques semaines après qu’une nou­velle loi immi­gra­tion a été adop­tée. Dans ce contexte, quelle place peut occu­per un livre sur les fron­tières euro­péennes, les exi­lés qui cherchent à les fran­chir, la vio­lence qui s’y déploie ?

Je dirais qu’il y a d’abord l’impératif de décrire scru­pu­leu­se­ment cette guerre menée contre les per­sonnes exi­lées. Ce livre est donc avant tout une enquête, bâtie avec les outils et la rigueur du jour­na­lisme, pour qu’on ne puisse pas lui appo­ser une éti­quette uni­que­ment « mili­tante » et dis­qua­li­fier son pro­pos. Il y a des chiffres, des faits, des sources et un tra­vail de ter­rain au long cours. Au fil des cha­pitres, je ne me suis pas inter­dit de convo­quer des auteurs ou ouvrages rele­vant de la lit­té­ra­ture, de Buzzati à Kafka ou Traven — une manière de prendre un peu de champ —, mais cette dimen­sion est secon­daire. L’ambition de cet ouvrage était d’aborder ce repli euro­péen (et hexa­go­nal) sur un temps long. La der­nière mou­ture du manus­crit a été envoyée à l’éditeur en octobre, avec ensuite des pos­si­bi­li­tés de cor­rec­tion à la marge. Pour avoir effec­tué pen­dant long­temps une veille minu­tieuse sur ces ques­tions, je savais qu’entre octobre et sa paru­tion début février il y aurait une ava­lanche de nou­velles offen­sives de la for­te­resse — dont au niveau hexa­go­nal cette loi immi­gra­tion qui depuis long­temps était annon­cée par tous les acteurs de la soli­da­ri­tés avec les per­sonnes exi­lées comme une immense régres­sion, en matière de droits humains ou même de simple idéal poli­tique. Avec son adop­tion au par­le­ment, il y a eu aus­si bien accé­lé­ra­tion que continuation.

Et c’est dans ce cadre que je peux vous répondre : ce que peut ce livre à mes yeux, c’est dénon­cer, en s’appuyant sur des exemples concrets, une logique de for­ti­fi­ca­tion, maté­rielle, judi­ciaire et idéo­lo­gique, mise en place à toutes les fron­tières de l’Europe, dont la loi immi­gra­tion n’est qu’un frag­ment. Le jour où Macron la défen­dait sur France 5 en disant qu’elle fai­sait office de « bou­clier » salu­taire, les repré­sen­tants des 27 États membres de l’Union Européenne (UE) tom­baient d’accord sur un texte du même type au niveau euro­péen, ins­ti­tuant des contrôles ren­for­cés aux fron­tières et divers méca­nismes pour expul­ser les per­sonnes exi­lées plus rapi­de­ment. Tout ça avance ensemble depuis fort long­temps. On ne peut dénon­cer cette infâme loi Darmanin sans com­prendre qu’elle s’inscrit dans quelque chose de plus large, un rou­leau com­pres­seur qui ne date pas d’hier.

Vous men­tion­nez l’Union Européenne. Frontex, l’agence euro­péenne des gardes-fron­tières et des gardes-côtes, occupe une place impor­tante dans ce livre. Vous rap­pe­lez que c’est l’a­gence la plus dotée de l’UE et que son bud­get a explo­sé depuis sa créa­tion en 2005. Le pro­jet euro­péen se fon­de­rait-il désor­mais en grande par­tie sur un dur­cis­se­ment de ses fron­tières exté­rieures ?

« La France macro­niste se fiche comme d’une guigne des avis de l’ONU, d’Amnesty International ou de la Cour Européenne, en matière de main­tien de l’ordre comme de droits humains. »

Les don­nées que vous four­nis­sez apportent un élé­ment de réponse. Frontex est désor­mais un monstre. Le bud­get de l’agence est pas­sé de 6 à 845 mil­lions d’eu­ros entre 2005 et 2023, soit d’après les cal­culs de la Cimade une mul­ti­pli­ca­tion par 140 en 14 ans. Elle étend désor­mais ses filets à tous les vents, en Afrique, mais aus­si dans les Balkans ou en Méditerranée. Cela ne concerne pas que des navires, avions, héli­cos et troupes diverses, tant Frontex est l’agent d’une poli­tique glo­bale. Si l’on prend le cas du Sénégal, par exemple, l’UE a finan­cé la construc­tion d’une dizaine de postes-fron­tière depuis 2018, sur­équi­pés en matière de tech­no­lo­gies de sur­veillance — drones, logi­ciels d’identification bio­mé­trique des empreintes digi­tales et de recon­nais­sance faciale. L’objectif : frei­ner l’exil vers l’Europe. Pour l’instant, il n’y a pas de pré­sence offi­cielle d’agents de Frontex en uni­forme, mais des trac­ta­tions sont enga­gées, et la pré­sence de Frontex en sous-main est un secret de poli­chi­nelle (une récente enquête du Monde fai­sait le point là-des­sus). Par ailleurs, des bateaux de Frontex ont long­temps patrouillé au large du pays, dans le cadre d’opérations conjointes avec les garde-côtes espagnols.

Dans d’autres cas, les agents de Frontex sont non seule­ment pré­sents, mais épaulent les exac­tions des poli­ciers ou garde-côtes locaux. Rappelons que Frontex est res­tée jusqu’en 2021 dans la Hongrie d’Orban, où les abus poli­ciers et refou­le­ments illé­gaux sont la norme, l’UE ne reti­rant sa police des fron­tières que sous la pres­sion média­tique. Citons aus­si un cas récent en Bulgarie de per­sonnes pla­cées à répé­ti­tion dans des cages sor­dides « sous les regards d’agents de Frontex », ain­si que titrait Le Monde. Et il y a bien sûr le cas de la Grèce, où la col­la­bo­ra­tion répé­tée d’agents de Frontex à des refou­le­ments mari­times illé­gaux a fina­le­ment fait scan­dale suite à des enquêtes jour­na­lis­tiques acca­blantes. Cela a certes coû­té sa tête au boss fran­çais de Frontex, Fabrice Leggeri, en 2022, mais au fond ce n’était qu’un fusible. Leggeri fai­sait sim­ple­ment le (sale) bou­lot, qui impli­quait de ne pas res­pec­ter les droits humains. Au moment de sa démis­sion, il se plai­gnait : « Entre l’impératif de ne pas lais­ser pas­ser les gens illé­ga­le­ment et, d’autre part, le prin­cipe de non-refou­le­ment car toute per­sonne ayant besoin de pro­tec­tion a droit à l’asile, com­ment fait-on ? Personne n’est en mesure de me répondre. »

[Ceuta 18/02/2019 | Louis Witter]

Mais le rôle de Frontex, comme de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), c’est sur­tout de docu­men­ter les « flux » humains pour mieux les gérer, en appor­tant un sou­tien logis­tique à des pays char­gés d’endiguer les pas­sages. L’agence contri­bue à rendre les voyages et les tra­ver­sées plus dif­fi­ciles, et donc plus mor­tels. J’aborde dans ce livre la ques­tion des drones géants de Frontex, au coût dément, qui sont les yeux des garde-côtes Libyens en Méditerranée cen­trale, avec des consé­quences humaines catas­tro­phiques (se faire « récu­pé­rer » par eux c’est atter­rir dans les sinistres pri­sons du pays, par ailleurs sub­ven­tion­nées par l’Europe). Petit plai­sir : l’un de ces drones s’est piteu­se­ment cra­shé en mer Égée récem­ment, épi­sode que j’ai racon­té dans Afrique XXI.

De manière géné­rale, l’UE suit les évo­lu­tions poli­tiques de ses membres qui, de l’Italie à la France en pas­sant par la Hongrie, sont de plus en plus secoués, à des degrés divers, par des spasmes iden­ti­taires et xéno­phobes. Il n’y a donc rien d’étonnant à la voir encou­ra­ger ce mou­ve­ment de repli et de for­ti­fi­ca­tion de ses limes, qui passe notam­ment par des poli­tiques d’externalisation de la ges­tion des fron­tières de plus en plus éten­dues. Elle accom­pagne un mou­ve­ment, sans péna­li­ser les dérives. Ainsi la Cour de jus­tice de l’UE a sta­tué en sep­tembre der­nier que les refou­le­ments sys­té­ma­tiques pra­ti­qués par la France à la fron­tière ita­lienne depuis 2015 étaient illé­gaux. Mais j’ai des doutes sur le fait que ça puisse chan­ger la moindre chose sur le ter­rain, étant don­né que la France macro­niste se fiche comme d’une guigne des avis de l’ONU, d’Amnesty International ou de la Cour Européenne, en matière de main­tien de l’ordre comme de droits humains.

Vous avez construit votre livre à par­tir de repor­tages que vous menez depuis plus de dix ans à dif­fé­rents points de pas­sage, en Afrique du Nord comme en Europe de l’Est, à Briançon ou Calais. Quelles sont les évo­lu­tions qui vous ont le plus marqué sur ce laps de temps ?

« L’hiver à Calais, c’est désor­mais un conden­sé de boue, de murs, de matraques et de vie atomisée. »

Je dirais que la situa­tion à Calais est celle qui m’a le plus mar­qué, autant pour sa dimen­sion sym­bo­lique que ses aspects les plus concrets, aus­si peut-être parce qu’elle se déroule dans le pays où je suis né. Je suis éton­né en reli­sant ce que j’ai pu écrire ou les témoi­gnages que j’ai pu recueillir les pre­mières fois où je m’y suis ren­du, à l’époque de ladite « jungle », en 2011, puis en 2016, juste avant son expul­sion. Car en 2011 ou 2016 il res­tait une forme de vie col­lec­tive sur place, des embryons d’auto-organisation, des lieux où souf­fler et s’organiser. C’est ce que je racon­tais par exemple dans un article publié dans CQFD en mars 2016, « Trois idiots dans la jungle », qui décri­vait com­ment trois amis pakis­ta­nais, Cherry, Awesome et Holy, avaient édi­fié une petite gar­gote accueillante en plein cœur de ladite « jungle », Les Trois idiots. Il ne s’agit pas d’idéaliser ce qui exis­tait alors, car la vio­lence et la misère étaient pré­sentes sur le cam­pe­ment et la répres­sion poli­cière déjà omni­pré­sente. Mais une telle orga­ni­sa­tion com­mu­nau­taire, même impar­faite, est inima­gi­nable aujourd’hui à Calais, où le moindre regrou­pe­ment de tentes est immé­dia­te­ment éva­cué et les affaires des exi­lés broyées par les bull­do­zers, comme le raconte très bien le pho­to­jour­na­liste et com­padre Louis Witter dans son bou­quin La Battue — L’État, la police et les étran­gers. C’est la consé­quence de la poli­tique dite « zéro point fixa­tion », inhu­maine et très coû­teuse, pen­sée sur la base de l’i­ma­gi­naire de l’ap­pel d’air, selon lequel bien trai­ter les êtres humains condui­rait inévi­ta­ble­ment à une aug­men­ta­tion du nombre de per­sonnes sur place. Raisonnement stu­pide — ces per­sonnes sont là uni­que­ment pour pas­ser en Angleterre — qui a sur la vie de ces exi­lés des consé­quences dra­ma­tiques. L’hiver à Calais, pour eux, c’est désor­mais un conden­sé de boue, de murs, de matraques et de vie ato­mi­sée, même si sur place il y a encore des asso­cia­tions et des sou­tiens qui se démènent. Les auto­ri­tés ont sciem­ment créé un désert hos­tile et mor­ti­fère, sans que cela ait le moindre impact sur la place cen­trale de Calais comme lieu de pas­sage vers l’Angleterre. Disons que ce type de manœuvre dégueu­lasse et absurde me semble encore plus concen­trée sur cette petite ville, même si on la retrouve par­tout, de Briançon à Melilla ou Zarzis.

Ces deux der­nières villes sont situées sur le conti­nent afri­cain. La pre­mière, Melilla, est une enclave espa­gnole en ter­ri­toire maro­cain tan­dis que la seconde, Zarzis, est une ville lit­to­rale tuni­sienne. Une bonne par­tie de votre enquête vous a para­doxa­le­ment mené loin du conti­nent euro­péen ! Pourquoi ?

C’est en grande par­tie dû à l’intensification des poli­tiques d’externalisation de la ges­tion des fron­tières, déployées à par­tir des années 2000. En clair : on confie le sale bou­lot à des régimes peu scru­pu­leux en matière de droits humains, comme le Maroc, la Turquie ou la Libye. Ça passe à la fois par des accords euro­péens et par des accords bila­té­raux, entre l’Italie et la Libye par exemple. Niveau UE, le der­nier en date à ma connais­sance concerne l’Égypte : signé le 16 jan­vier, il accorde 87 mil­lions d’euros sup­plé­men­taires au régime du maré­chal Sissi pour le fli­cage de ses fron­tières et la répres­sion des per­sonnes migrantes. Tout ceci est déployé alors que les murs et bar­rières finissent tou­jours par se révé­ler faillibles, aus­si hauts, oné­reux et bour­rés de tech­no­lo­gie soient-il. « Montrez-moi un mur de 14 mètres de haut, je vous mon­tre­rai une échelle de 15 mètres », disait la démo­crate Janet Napolitano pour dis­cré­di­ter l’aberrant pro­jet de Trump à la fron­tière mexicaine.

[Ceuta 19/02/2019 | Louis Witter]

Pour en reve­nir à votre ques­tion, je dirais même qu’il manque une dimen­sion à mon livre, qui serait encore plus loin­taine. Car la Tunisie, le Maroc ou la Serbie sont des ter­ri­toires rela­ti­ve­ment proches. Or il existe des « sas » encore plus loin­tains. Le Niger en est un très bon exemple, le pays ayant long­temps reçu de consi­dé­rables sub­sides de l’UE pour cri­mi­na­li­ser les per­sonnes exi­lées et contra­rier leurs périples. Ceci dit, le nou­veau régime en place a abro­gé fin novembre 2023 la loi dite 2015–36, qui per­met­tait peu ou prou d’incriminer chaque inter­ac­tion avec une per­sonne étran­gère sub­sa­ha­rienne — l’UE s’est évi­dem­ment décla­rée très inquiète, mais sur place, notam­ment à Agadez, c’est un grand sou­la­ge­ment, car c’est toute une éco­no­mie autour de l’accueil des per­sonnes en tran­sit qui se trouve relan­cée. On pour­rait aus­si par­ler de l’Albanie, ou des des­seins de l’Angleterre de ren­voyer les deman­deurs d’asile au Rwanda1. L’objectif de l’UE et de ses pays membres, c’est de faire en sorte que toutes les salo­pe­ries humaines se déroulent le plus loin pos­sible, afin de les mettre sous le tapis et de contour­ner la loi de proxi­mi­té, qui veut qu’on s’émeut tou­jours moins des drames lointains.

Vous dépla­cez la ques­tion de l’im­mi­gra­tion en l’a­me­nant sur celle des fron­tières et, comme le sous-titre l’in­dique, leur « envers ». Serait-ce une piste pour com­men­cer à contes­ter l’hé­gé­mo­nie des dis­cours sécu­ri­taires sur les réfugiés ?

C’est clai­re­ment une « piste », oui, mais elle me semble hélas dif­fi­ci­le­ment enten­dable aujourd’hui. Au len­de­main de la chute du mur de Berlin et dans les années 1990, c’était un dis­cours que l’on enten­dait davan­tage, du moins à l’extrême gauche, où le cou­rant No Border était, il me semble, davan­tage pré­sent. Aujourd’hui, qui cri­tique les murs, les fron­tières, les bar­be­lés, et la course en avant sécu­ri­taire qui ravit tant l’industrie de l’armement ? Après avoir pous­sé la barre à droite, dépeint les exi­lés comme une vague incon­trô­lable sur le point de nous sub­mer­ger, à rebours des chiffres et de la logique, peu de gens osent encore dénon­cer l’inflation sécu­ri­taire et raciste, les plus de 2 000 kilo­mètres de murs anti-migrants qui cein­turent les fron­tières des pays euro­péens, les chèques don­nés à la Libye ou au Maroc, les bâtons mis dans les roues des navires qui s’échinent à appor­ter de l’aide aux exi­lés tra­ver­sant le cime­tière Méditerranée. Non seule­ment on ne réflé­chit plus au désar­me­ment des fron­tières, à l’idée d’un monde plus ouvert — et pas seule­ment pour les capi­taux —, mais l’idée d’accueil de ceux qui ont réus­si à pas­ser est délais­sée, voire conspuée.

« L’objectif de l’UE et de ses pays membres, c’est de faire en sorte que toutes les salo­pe­ries humaines se déroulent le plus loin possible. »

De tous les grands « diri­geants » euro­péens, seul le pape François porte une parole un peu digne et humaine, plaide pour l’accueil. Le pape, bor­del ! C’est un constat ter­rible : dans cette période de repli iden­ti­taire géné­ra­li­sé, les murs, les bar­be­lés et les dis­cours furieux à la Orban ont plus que jamais la cote, et les voix qui s’y opposent sont mar­gi­na­li­sées. Dans le dis­cours glo­bal, en tout cas. Car si on se penche sur les situa­tions locales, on voit que la vague sécu­ri­taire et xéno­phobe n’a pas tout empor­té : à Briançon, Calais, Paris, Lampedusa ou dans la val­lée de la Roya, aus­si de l’autre côté de la Méditerranée, les ini­tia­tives ne manquent pas, les per­sonnes concer­nées par l’exil ou au contact de sa réa­li­té se mobi­lisent pour aider à leur manière ou sim­ple­ment fran­chir les murs, avec énor­mé­ment de soli­da­ri­té. Elles n’ont sim­ple­ment pas de relais poli­tique ou média­tique. Pire : on fait tout pour les empê­cher de se mobi­li­ser. C’est ce bas­cu­le­ment qu’il fau­drait réus­sir à opé­rer, sur la lutte contre la loi Darmanin comme sur toutes les autres en rap­port à l’exil : ces­ser d’adopter le regard biai­sé, para­no et mani­pu­la­teur de l’extrême droite, arrê­ter de reprendre l’antienne qui fait des exi­lés un bouc émis­saire et regar­der en face qui sont ces per­sonnes, leur redon­ner un visage, une huma­ni­té, qu’une sorte de filtre xéno­phobe s’acharne à leur dénier. Un immense chan­tier, qui devrait être fon­da­men­tal pour toute per­sonne se récla­mant de la gauche.

« Il nous faut pen­ser contre notre temps » nous rap­pe­lait dans ce sens Olivier Besancenot lors d’un échange avec Danièle Obono sur la gauche, l’immigration, les fron­tières. Ce chan­tier ne serait pas déjà « fon­da­men­tal » à gauche selon vous ?

Je n’ai pas cette impres­sion, même si quelques per­son­na­li­tés dont celles que vous citez ont un dis­cours offen­sif et bien­ve­nu sur cette ques­tion. Les ques­tions d’internationalisme et d’émancipation des peuples étaient bien des socles idéo­lo­giques pour une cer­taine gauche, et le res­tent pour nombre de mili­tants, notam­ment No Border, mais dans les faits, quand on voit la tour­nure natio­na­lo-bidoche emprun­tée par la direc­tion du PCF ou — à un niveau moindre — les contor­sions de LFI pour évi­ter d’a­bor­der fron­ta­le­ment la ques­tion, par peur de s’aliéner des élec­teurs, les voix réel­le­ment dis­cor­dantes sont rares (ne par­lons même pas du PS, qui a tant failli sur ces ques­tions une fois au gou­ver­ne­ment que ses membres devraient se fla­gel­ler de honte). Bref, il y a sans doute des bonnes volon­tés, des per­sonnes prêtes à s’engager, mais les par­tis sont pris dans des logiques de cal­cul poli­tique, sou­pèsent le prix à payer avec un logi­ciel ayant enté­ri­né la fausse idée selon laquelle les Français sont des gros racistes, sur­tout les ouvriers. Or si racisme et xéno­pho­bie se dif­fusent, c’est par le matra­quage inces­sant des médias et poli­tiques sur ces ques­tions. Sachant que l’on est sur des fake news, que la pro­pa­gande sur la sub­mer­sion et l’appel d’air sont des fan­tasmes, scien­ti­fi­que­ment bat­tus en brèche (il faut lire à ce sujet le très conseillé « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde » — En finir avec une sen­tence de mort, de Jean-Charles Stevens et Pierre Tevanian). Tenir une posi­tion forte sur les fron­tières et l’accueil serait un pre­mier pas pour reprendre la main dans cette guerre cultu­relle. Ça urge.

[Ceuta 20/02/2019 | Louis Witter]

Vous faites une large place aux asso­cia­tions d’accueil et aux ONG soli­daires. Vous venez de men­tion­ner le Pape et, dans votre livre, vous rap­pe­lez que c’est l’Église qui a appor­té son sou­tien, à Briançon, lorsque les struc­tures asso­cia­tives d’accueil étaient loca­le­ment débor­dées. Assiste-t-on à des alliances inédites, rom­pant l’isolement des « gau­chistes » ou est-ce un cas exceptionnel ?

Il y a tou­jours eu chez cer­taines franges catho­liques cette dimen­sion sociale qui, par moments, a pu avoir des dimen­sions admi­rables, comme en Amérique Latine avec la Théologie de la libé­ra­tion. Et le pape François, s’il est très réac­tion­naire sur cer­tains sujets, notam­ment l’avortement, s’inscrit glo­ba­le­ment dans cette filia­tion. Son pre­mier voyage offi­ciel était à Lampedusa, où il avait dénon­cé les poli­tiques euro­péennes et leurs res­pon­sa­bi­li­tés dans les nau­frages qui font de la Méditerranée un cime­tière. Ceci dit, il ne faut pas se leur­rer : ce n’est pas par la cha­ri­té que l’on va faire tom­ber les murs. Au fond, je trouve ça fou de voir que j’en suis réduit à citer le pape alors que je me reven­dique plu­tôt d’un fond anar­chiste. Et s’il y a des alliances locales avec des mili­tants catho­liques, qui pour cer­tains s’impliquent énor­mé­ment (à Calais, j’ai ren­con­tré un prêtre en grève de la faim pour dénon­cer la guerre aux migrants), c’est sur­tout parce que toute bonne volon­té est bien­ve­nue. Avant d’être catho­liques, ce sont des sou­tiens, qui d’ailleurs se radi­ca­lisent sou­vent au contact des per­sonnes en exil. Car ces der­nières ne sont pas des vic­times, des pauvres hères qu’il fau­drait aider, mais bien des êtres humains avec des des­tins, des dési­rs, des hori­zons tri­co­tés. En tout cas, dans le grand désert actuel, ce sont les asso­cia­tifs, les mili­tants, les cama­rades, les col­lec­tifs mêlant exi­lés et occi­den­taux, qui per­mettent d’apporter un peu d’humanité, de soli­da­ri­té, d’autogestion et de résis­tance. Je pense par exemple au réseau AlarmPhone, dis­sé­mi­né un peu par­tout en Europe, qui via une ligne télé­pho­nique ouverte 24 heures sur 24 répond à un besoin basique : répondre aux appels de per­sonnes en détresse en Méditerranée ou dans le Calaisis, tout en docu­men­tant les nom­breux man­que­ments au droit mari­time. Une manière notam­ment de contraindre les auto­ri­tés concer­nées à agir. Sauf que ces auto­ri­tés rechignent de plus en plus, biaisent, quand elles ne font pas elles-mêmes le sale bou­lot avec l’aval de leurs gou­ver­ne­ments, à l’image des garde-côtes grecs qui ont mul­ti­plié les push­backs (refou­le­ments) illé­gaux. Ce sont d’abord les ins­ti­tu­tions qui défaillent. 

À ce sujet, le réseau AlarmPhone et d’autres col­lec­tifs ou asso­cia­tions comme La Cimade appellent depuis quelques années à une jour­née de « com­mé­mo­rac­tion » chaque 6 février, des deux côtés de la Méditerranée. Hier il y a eu des ras­sem­ble­ments un peu par­tout, à Marseille, Paris ou Rome, mais aus­si de l’autre côté de la Méditerranée en lien avec les familles des dis­pa­rus et dis­pa­rues, en Tunisie ou dans des villes maro­caines comme Oujda, par exemple. La date ren­voie au 6 février 2014, qui a vu des membres de la Guardia Civil espa­gnole com­mettre un mas­sacre en ouvrant le feu contre des per­sonnes arri­vant par la mer à Tarajal, près de Ceuta, enclave espa­gnole au Maroc. Une date sym­bo­lique où exi­lés et sou­tiens font revivre le sou­ve­nir et visage des per­sonnes mortes en mer ou dans les ten­ta­tives de fran­chis­se­ment des murs. L’année der­nière, à Marseille, sur le Vieux-Port, un homme ayant per­du des proches en exil y décla­rait : « Qu’ils sachent qu’on n’a pas oublié les amis. On témoigne pour dire que la mer Méditerranée n’est pas la seule à gar­der sou­ve­nir. » Comme les cor­tèges contre la loi immi­gra­tion, ces évé­ne­ments sont fon­da­men­taux, car ils rompent avec la tor­peur et la déshumanisation.

Vous l’a­vez dit à plu­sieurs reprises : écrire répond a un double impé­ra­tif. Il ne s’agit pas seule­ment de « nom­mer les cou­pables, dévoi­ler les rouages et méca­nismes qui marquent la pour­tant criante culpa­bi­li­té », mais aus­si de « don­ner un visage, un corps, une voix à celles et ceux qui font les frais de cette poli­tique glo­bale ».

« À la lita­nie des chiffres, oppo­ser la force des des­tins, des cou­rages déployés, des his­toires fan­tas­tiques et ter­ribles de ceux que l’on traite comme des spectres. »

Les poli­tiques menées aux fron­tières et à l’intérieur de la for­te­resse Europe ont pour point com­mun de viser l’invisibilisation des per­sonnes exi­lées, caté­go­ri­sées, pour reprendre l’expression de l’anthropologue Michel Agier, comme des « popu­la­tions indé­si­rables ». Ça passe par l’externalisation (des régimes peu regar­dants sur les droits humains font le sale bou­lot à notre place), par la démis­sion en matière de secours en mer comme sur terre (quand des per­sonnes dis­pa­raissent en vou­lant rejoindre les Canaries ou dans le désert algé­rien, loin de tout, ça n’émeut per­sonne) et par des dis­po­si­tifs per­met­tant dans nos ter­ri­toires de mettre tout ça sous le tapis. On le voit à Calais, comme je le disais aupa­ra­vant, où l’on épar­pille les gens sans pour autant rien chan­ger au fond de la situa­tion, au fait qu’à l’arrivée, ils finissent par pas­ser. Mais c’est aus­si le cas en dehors des lieux les plus sym­bo­liques. À Marseille, Paris, Belgrade ou Athènes, les cam­pe­ments sont aus­si éva­cués, les exi­lés som­més de ne pas faire tache, de ne pas faire groupe, même les mineurs iso­lés. Quand j’ai com­men­cé à réflé­chir à ce livre, c’était l’une des idées que j’avais en tête, lut­ter contre ça, l’effacement des visages et des his­toires. D’autres l’ont fait très bien, par exemple Camille Schmoll, qui a publié un livre magis­tral sur les condi­tions des femmes exi­lées, Les Damnées de la mer, où les par­cours et voix résonnent à plein. Mais ce devrait être la norme : à la lita­nie des chiffres, oppo­ser la force des des­tins, des cou­rages déployés, des his­toires fan­tas­tiques et ter­ribles de ceux que l’on traite comme des spectres arri­vés ici comme par magie, alors qu’ils et elles ont sou­vent com­bat­tu mille vents contraires pour arri­ver là. Une ques­tion de nar­ra­tif et de res­pect des paroles, à l’opposé des replis scro­fu­leux des chaînes d’info en continu.

Vous êtes, de longue date, un com­pa­gnon de route de la presse alter­na­tive — Article11, d’a­bord, puis CQFD ou Afrique XXI. Sachant que les lec­teurs et les lec­trices de cette presse par­tagent, pour la plu­part, un socle idéo­lo­gique et poli­tique com­mun, ancré dans la gauche radi­cale, com­ment tra­vailler ? Avec quels objectifs ?

Question aus­si fon­da­men­tale que com­pli­quée, à laquelle je n’ai pas de réponse pro­bante. Comment s’adresser aux gens qui ne sont pas convain­cus ? Ça fait une dizaine d’années que je suis très impli­qué dans CQFD, et je trouve ça un peu déso­lant de voir qu’on n’arrive pas à tou­cher davan­tage de gens, que mal­gré l’immense bou­lot abat­tu (le jour­nal tient depuis 20 ans à l’huile de coude), et une volon­té de ne pas s’enfermer dans un entre-soi poli­tique, on reste can­ton­né aux sphères mili­tantes, ven­dant quelques mil­liers d’exemplaires de chaque numé­ro, ce qui objec­ti­ve­ment n’est rien. C’est en par­tie une his­toire d’économie d’échelle, mais pas seule­ment, parce que notre site Internet et les réseaux sociaux devraient nous per­mettre d’exister davan­tage mal­gré notre manque de thunes. Je crois que d’abord le vent de l’histoire n’est vrai­ment pas avec nous, qu’on rame à contre-cou­rant, ce qu’on reven­dique fiè­re­ment vu la gueule de l’histoire en ce moment. Et puis il y a sans doute des choses à amé­lio­rer, dans notre conte­nu comme dans notre dif­fu­sion (D’ailleurs, un mes­sage aux lec­teurs de Ballast arri­vés jusqu’ici : abon­nez-vous !). On y tra­vaille, pas ques­tion de lâcher le morceau.

[Ceuta 20/02/2019 | Louis Witter]

C’est aus­si pour ça que j’ai res­sen­ti le besoin de faire ce livre : ten­ter modes­te­ment de por­ter le sujet auprès d’un public plus vaste, de peut-être convaincre en-dehors des convain­cus. Ce n’est pas gagné, on ver­ra bien. Au-delà de l’idée qu’en fai­sant des jour­naux ou des bou­quins on peut déjà don­ner des forces à notre « camp », aus­si res­treint et fati­gué soit-il, c’est sûr qu’il reste un petit espoir un peu naïf, ébran­ler à ma micro­sco­pique échelle la fou­tue for­te­resse, y faire une lézarde voire une petite brèche. Dans Le Gang de la clef à molette, un bou­quin mythique d’Edward Abbey sur une bande de mili­tants fai­sant sau­ter des bâti­ments pour défendre le désert, il y a un pas­sage où les per­son­nages cisaillent des clô­tures de fil de fer bar­be­lé, à cause des ravages qu’elles créent sur le vivant. « Et les coyotes et les aigles dorés, comme les sol­dats avec leurs rou­leaux de fils en accor­déon, ont été vic­times du même démon dans le monde entier, éten­dus raides morts sur ce métal héris­sé et téta­ni­sant », dit un per­son­nage. Avant d’ajouter : « Tu ne te trom­pe­ras jamais en détrui­sant une clô­ture. Coupe, coupe. » Un bon mantra.


Émilien Bernard pré­sen­te­ra Forteresse Europe à la librai­rie Le pied à terre, à Paris, à 19 heures le 8 février pro­chain et le 10 février, à 19 heures, au café-librai­rie Manifesten, à Marseille.


Photographies de vignette et de ban­nière : Louis Witter


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  1. Après une pre­mière pro­po­si­tion refu­sée par la Cour suprême du Royaume-Uni, un nou­vel accord a été trou­vé en décembre 2023 et attend d’être rati­fié. [ndlr][]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « À Ceuta et Melilla, ces tra­vailleuses qu’on prend et qu’on jette », Pepa Suárez, juin 2022
☰ Lire notre article « Entre Belgique et Angleterre, un cam­pe­ment d’exil », Julie Schyns, octobre 2020
☰ Lire notre article « Le busi­ness de l’enfermement d’étrangers », Yanna Oiseau, mai 2020
☰ Lire notre article « Italie-France : pas­ser la fron­tière », Sana Sbouai, décembre 2017
☰ Lire notre article « Se sou­ve­nir de la fron­tière », Maya Mihindou, juin 2017
☰ Lire notre car­net de route en deux par­ties « Crise des réfu­giés : ce n’est pas une crise huma­ni­taire » et « Réfugiés : au cœur de la soli­da­ri­té », Yanna Oiseau, mai 2016


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