Traduction d’un article de El Salto pour Ballast
Il y a deux ans et demi, les frontières entre le Maroc et les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, sur le continent africain, fermaient leurs barrières. Alors que la situation sanitaire des deux pays laissaient entendre une réouverture au cours de l’année 2021, une crise diplomatique en bloqua le processus : l’Espagne a accueilli dans l’un de ses hôpitaux Brahim Ghali — le chef du Front Polisario, réclamant l’indépendance du Sahara occidental — et, en guise de représailles, le Maroc a laissé passer plusieurs milliers de personnes souhaitant quitter le pays. La crise résolue, la réouverture de la frontière paraissait, fin mai 2022, une formalité doublée d’un soulagement pour les familles qui avaient été séparées si longtemps. Quelques jours plus tard, pourtant, le constat est clair : pas de soulagement autre que pour les diplomates. C’est ce que raconte la journaliste Pepa Suárez dans un article que nous traduisons de l’espagnol. Elle est allée à la rencontre des travailleuses et des travailleurs qui, chaque jour, font la navette entre Ceuta ou Melilla et le Maroc.
Naem se plaint d’un mal de tête continu. Au Maroc, ses trois enfants de 12, 8 et 4 ans sont à la charge de sa belle-mère. Elle ne les a pas vus depuis plus de deux ans. C’est que le Covid l’a coincée à Ceuta, où elle travaillait depuis 2004 comme commis de cuisine dans un restaurant. Avant la pandémie, son statut de travailleuse transfrontalière lui permettait de travailler dans la communauté autonome de Ceuta, tout en l’obligeant à retourner quotidiennement à Tetuán. Le vendredi 13 mars 2020, le Maroc ferme sa frontière. Naema Hembdewi, née à Tetuán en 1981, décide de rester à Ceuta « parce que le restaurant avait beaucoup de réservation pour le week-end et parce que le chef avait besoin de nous ». Mais, deux jours plus tard, le confinement débute en Espagne. Elle reste enfermée dans le restaurant avec Mohcen, son collègue de travail, lui aussi travailleur transfrontalier. « Le chef nous apportait de la nourriture chaque jour. Nous avons passé là tout le confinement, sans fenêtres, sans air », explique Naema. Après que le confinement a pris fin, ils ont loué tous deux un appartement où ils vivent depuis lors, retournant travailler au restaurant quand celui-ci a de nouveau ouvert ses portes au public.
Le 17 mai dernier, le Maroc a ouvert sa frontière. Mais les travailleuses et les travailleurs transfrontalier·es n’ont pas pu la franchir avant le 31 du même mois. C’était une ouverture très attendue par de nombreuses familles pour qu’elles puissent se réunir après plus de deux années. Pourtant, Naema n’est pas allée voir ses enfants. Les conditions imposées par le Ministère des Affaires étrangères espagnol l’a plongée dans un dilemme dont il est difficile de s’extraire. Si elle s’en va au Maroc, elle ne pourra pas en revenir avant d’avoir actualisé sa situation concernant son travail. Au cours de ces deux dernières années, sa carte de séjour et son passeport ont expiré. Pour les renouveler, il lui faut retourner au Maroc sans pouvoir, dans un premier temps, en repartir. Là, à Tetuán, elle devra demander un certificat d’inscription à la mairie et l’envoyer à l’Office de l’immigration de Ceuta pour y effectuer la procédure de prise d’empreintes digitales. Ce qui pourrait lui prendre un mois et demi, temps durant lequel elle craint de perdre son emploi. « Le chef dit que commence la haute saison et qu’il a besoin de moi », explique Naema. L’autre possibilité est de rester à Ceuta pour travailler sans mettre à jour sa situation et sans voir ses enfants, comme elle l’a fait jusqu’à présent. Un choix qui mine sa santé, l’oblige à un état de stress permanent.
« Avant la pandémie, son statut de travailleuse transfrontalière lui permettait de travailler dans la communauté autonome de Ceuta, tout en l’obligeant à retourner quotidiennement à Tetuán. »
La plupart des 300 travailleuses et travailleurs transfrontalier·es qui se sont retrouvé coincé·es à Ceuta le 13 mars 2020 sont dans la même situation que Naema. À Melilla, ils ont été 90. Selon les chiffres de la Délégation du gouvernement espagnol, au moment où la frontière a été fermée, le nombre de travailleuses et travailleurs transfrontalier·es enregistré·es à la Sécurité sociale à Ceuta était de 2 406 et de 1 847 à Melilla. Parmi elles, parmi eux, on comptait 2 109 employé·es à domicile. Les hommes sont monopolisés pour leur part principalement par le secteur des services et celui de la construction. Mais il se pourrait que les chiffres soient plus élevés que ceux officiellement communiqués, car ils ne prennent pas en compte celles et ceux qui n’ont pas de contrat. Selon l’Union marocaine du travail [syndicat marocain fondé en 1955, ndlr], avant la fermeture, on dénombrait au total 8 400 travailleuses et travailleurs transfrontalier·es — 3 600 à Ceuta et 5 000 à Melilla. Toutefois, selon le Ministère du travail, seulement 200 d’entre elles et eux avaient un contrat en vigueur.
Mohcen Ait El Hadj est né à Tetuán lui aussi, en 1985. Ce collègue de Naema a eu la chance de pouvoir passer au Maroc le 31 mai, après avoir déposé les courses faites pour le restaurant. Son passeport était à jour. Il lui a seulement fallu renouveler sa carte transfrontalière à l’Office de l’immigration. Quand il est arrivé chez lui, son fils de 6 ans et demi ne l’a pas reconnu. La dernière fois qu’il l’avait vu, il n’avait que 4 ans. « Sa voix a changé » affirme Mohcen, rendu nerveux par l’émotion. Deux jours plus tard, grâce à son passeport en règle et au reçu de sa nouvelle carte de séjour qui avait expirée le 22 mai, il a pu reprendre son travail à Ceuta. La frontière désormais ouverte, il est obligatoire de retourner chaque jour chez soi après avoir terminé une journée de travail, une nouvelle source d’inquiétude : bien que le contrat stipule des journées de huit heures, « on ne sait jamais quand se termine la cuisine et, en plus, l’opération Paso del Estrecho1 a commencé, indique Mohcen. Ce qui fait que je peux avoir des heures de queue à faire à la frontière et je dois me lever tôt pour retourner au travail dans l’autre sens ». Pour ces raisons, il a demandé à son chef de s’entretenir avec la Sous-délégation du gouvernement pour étendre son permis spécial, afin, certains jours de la semaine, de pouvoir passer la nuit à Ceuta. Mais il a peu d’espoir quant au succès de sa requête. La rigidité des normes concernant les transfrontalier·es multiplie les problèmes et les manières d’y faire face sont incertaines.
Depuis Ceuta
De l’autre côté des frontières de El Tarajal (Ceuta) et de Beni Enzar (Melilla), les problèmes ne sont pas moindres. La plupart des travailleuses et travailleurs transfrontalier·es qui sont resté·es sur le sol marocain au moment où se fermait la frontière ont perdu leur travail et leurs droits. Ainsi de Marouan Chabik, secrétaire général des Travailleurs transfrontaliers de la ville de Ceuta et représentant du syndicat Union marocaine du travail, qui ajoute : « Et maintenant on vous demande un visa spécial pour retourner à Ceuta afin de régulariser votre situation, c’est de la folie. » À cause d’une telle exigence, pas une travailleuse, pas un travailleur n’a pu passer la frontière le 31 mai.
La majorité d’entre elles et eux a été remplacée par des chômeurs et chômeuses locaux et n’ont jamais pu toucher les indemnités soldant la fin de leurs contrats. De même, ils n’ont pu bénéficier de l’allocation chômage du fait de leur condition transfrontalière, ni d’une mise à pied, ce malgré un temps de cotisations qui, pour beaucoup, dépassait les trente années. « Si l’Espagne est une démocratie qui respecte les droits humains, on ne peut pas comprendre le fait qu’elle ne respecte pas nos droits en tant que travailleurs », poursuit Chabik. Ces mêmes travailleurs et travailleuses, par le biais de leurs cotisations, renflouent les caisses de l’État à hauteur de 24 %, soit plus que n’importe quel employé de la même catégorie professionnelle. « Tous les travailleurs ont eu des aides pendant le Covid. Même un pays comme le Maroc a fourni des aides aux travailleurs de 200 euros pendant six mois, ainsi que des aides de 160 euros pour les citoyens qui n’avaient pas d’emploi. Pourtant, l’Espagne, elle, n’a rien fait pour nous aider, nous, des travailleurs qui avons cotisés toute notre vie », déplore Chabik.
« Si l’Espagne est une démocratie qui respecte les droits humains, on ne peut pas comprendre le fait qu’elle ne respecte pas nos droits en tant que travailleurs. »
Dès lors, l’accès à l’indemnisation qu’implique la rupture d’un contrat s’est vu dépendre du bon vouloir de l’employeur. Marouan Chabik a été serveur dans un restaurant pendant treize ans sur les vingt qu’il a passé à Ceuta pour travailler. Lorsque les frontières ont été fermées, il est resté dans son village natal, El Rincón del Medik. Son patron lui a envoyé un peu d’argent tous les mois et, bientôt, a commencé à lui payer progressivement son indemnisation jusqu’à atteindre le montant correspondant à ses années de travail. « Tous mes camarades n’ont pas eu cette chance », affirme ce représentant syndical. Pendant deux ans et demi, il a pris contact avec plusieurs ministères et institutions marocaines dont le bureau royal, cherchant une solution en faveur des travailleuses et des travailleurs. Mais pour Marouan Chabik, ça n’est pas tout. Il ne lui sera pas possible de retravailler dans le même restaurant : son chef a transmis l’entreprise à son fils et à la femme de ce dernier. Par conséquent, son contrat ne sera pas considéré comme renouvelé mais comme un nouveau document à part entière, avec une nouvelle entreprise — et les transfrontalier·es, hormis les employé·es à domicile, ne peuvent changer d’entreprise.
Seul·es les travailleuses et les travailleurs à qui l’on a accordé l’autorisation de travail frontalier en vigueur, ainsi que l’autorisation antérieure, mise en suspens par la Sécurité sociale, peuvent obtenir le visa spécial. En aucun cas avec un nouveau contrat. Une situation qui est tributaire des employeurs et du fait qu’ils aient ou non renvoyé leurs employé·es ces deux dernières années. Marouan Chabik nous explique qu’il y a des travailleuses qui ont officié comme employées à domicile pendant près de trente ans, qui ont élevé les enfants et les petits-enfants de leurs patrons. Une vie entière passée à travailler, à cotiser, et voici qu’elles ne peuvent se rendre aux rendez-vous médicaux qu’elles avaient prévu avant le début de la pandémie pour se faire opérer. Les retraité·es se retrouvent dans une situation similaire : ils touchent leur pension dans une banque espagnole et ne peuvent plus, désormais, avoir accès à leur argent ni faire le voyage jusqu’à Ceuta pour chercher une solution.
Bouchra, de son nom d’emprunt, a trois enfants, tous majeurs. Elle a travaillé pendant vingt-quatre ans comme employée à domicile à Ceuta, dont vingt avec la même patronne. Seulement, elle n’a cotisé que durant les quatre dernières années. Le 31 mai, elle a enfin pu retourner au Maroc. Pourtant elle ne peut en repartir, alors même qu’elle a suivi toutes les procédures nécessaires pour mettre à jour son passeport et sa carte de séjour qui avaient expiré. Mais sa patronne l’attend. Elle va renouveler son contrat. « Beaucoup de mes voisines se sont retrouvées sans travail parce qu’elles sont restées ici quand la pandémie a commencé, elles n’ont eu aucun moyen pour vivre » explique Bouchra. Elle ajoute : « Je ne pardonne pas aux autorités de Ceuta ce qu’elles nous ont fait. Pendant plus de deux ans, nous n’avons pas pu voir nos enfants et elles n’ont pas cherché une solution pour nos problèmes. Ça, je ne l’oublierai jamais. »
Rassemblements et revendications de part et d’autre de la frontière
Le jour où elles ont pu entrer à Ceuta après plus de deux ans sans accéder à leur travail, quelque 200 travailleuses et travailleurs se sont rassemblé·es à Fnideq, anciennement Castillejos. Elle ont exigé l’annulation du visa spécial, le fait de pouvoir circuler de part et d’autre de la frontière avec un permis périmé et un délai d’au moins deux mois pour pouvoir mettre à jour tous les documents. Le représentant syndical l’assure : de cette manière, il serait soit possible de renouveler son contrat de travail, soit, en cas de licenciement, de demander des indemnités aux employeurs. Et, dans ce dernier cas, espérer pouvoir toucher le reversement total des années cotisées. « Cet argent cotisé appartient aux travailleurs. Si on ne leur permet plus de travailler, ils ont le droit de le récupérer », argumente Marouan Chabik, ajoutant que, si les 87 revendications ne sont pas entendues par le gouvernement espagnol, cette situation sera portée devant les tribunaux internationaux afin de défendre ces droits.
« L’absence d’issue a conduit certaines femmes transfrontalières à s’en remettre à la mafia et à traverser le détroit sur des embarcations de fortune. »
Lutte et mobilisations se sont également déroulées à Ceuta. Cela fait plus de huit mois que les travailleuses et travailleurs transfrontalier·es se rassemblent chaque lundi place des Rois, en face de la Délégation du gouvernement. Elles et ils demandent à l’Espagne et au Maroc une solution pour le drame humanitaire en cours, qui les tient éloigné·es de leurs familles depuis la fermeture de la frontière. Certain·es ont subi la perte de leurs proches sans pouvoir leur faire un dernier adieu. Elles et ils exigent, aussi, un permis de résidence ou un permis de résidence lié au travail2 Toutefois, les années passées à travailler sur le sol espagnol ne leur permettent pas d’invoquer la loi sur l’immigration, comme peuvent le faire les autres travailleuses et travailleurs migrant·es. De même, bien qu’elles et ils ont passé plus de deux ans enfermé·es dans la ville, il ne leur a pas été possible de s’inscrire sur le registre nominal de Ceuta. Une situation gravissime : un tel certificat d’enregistrement était demandé pour pouvoir louer un lieu où vivre le temps où la frontière était fermée.
Rachida Jraifi, porte-parole des travailleuses et travailleurs de Ceuta, nous l’explique : « J’ai passé deux ans et demi enfermée à Ceuta et je n’ai pas pu m’enregistrer sur les listes de la ville à cause de mon statut transfrontalier. Je dois maintenant aller à Fnideq demander un certificat d’inscription sur les registres. Et pour qu’ils me le donnent, ça va être une misère pas possible, parce que je n’y habite pas. Et puis je ne veux pas sortir du Maroc, toutes les procédures me prendraient plus d’un mois. La femme dont je m’occupe ne peut rester seule, je peux perdre mon travail. Ma famille dépend de mon revenu. » Une situation à tel point contradictoire qu’elle laisse les travailleuses et travailleurs dans une impasse. Malgré les demandes, pas une seule travailleuse, pas un seul travailleur n’a pu obtenir le permis de résidence lié au travail sur le territoire espagnol. Ce, alors même que la plupart travaillent en Espagne depuis plus de vingt ans. « La condition transfrontalière est plutôt une condamnation », note Rachida Jraifi. La lutte qu’elles et ils mènent ne s’arrête pas aux multiples réunions avec la Délégation du gouvernement à Ceuta. Elles et ils se sont aussi adressé·es, par écrit, à des organismes internationaux dont l’Organisation international du travail (OIT), pour leur expliquer l’imbroglio administratif dans lequel elles et ils sont plongé·es. Toutefois, selon Rachida Jraifi, il n’y a jamais eu de réponse. L’absence d’issue a conduit certaines femmes transfrontalières à s’en remettre à la mafia et à traverser le détroit sur des embarcations de fortune.
« Plutôt que de s’améliorer, notre situation a empiré avec le temps », souligne Mohcen. Depuis 2013, la carte de séjour est renouvelée chaque année. À compter de cette date, la durée d’expiration s’est réduite à un an. Mohcen continue : « Ça implique plus de dépenses. 80 euros de taxe pour la carte, quelque 20 euros pour l’empreinte digitale, 50 euros pour la traduction du certificat d’enregistrement et du casier judiciaire. En plus de payer des cotisations très élevées, ça veut dire qu’on doit débourser chaque année plus de 160 euros pour renouveler notre carte. » Chabik commente la situation : « Le pire de la pandémie est passé, les relations entre l’Espagne et le Maroc se sont améliorées et le chef du Gouvernement espagnol a fait un déplacement à Rabat, très bien, mais il leur faut maintenant trouver une solution pour nous. » La seule chose qui est sûre, aujourd’hui, c’est que seul·es les travailleuses et travailleurs que leurs employeurs réclament afin de renouveler un contrat gelé depuis deux ans pourront obtenir un visa spécial pour entrer à Ceuta ou Melilla.
Photographie de vignette : Fadel Senna |AFP
Photographie de bannière : DR
Traduit de l’espagnol par Roméo Bondon, pour Ballast | Pepa Suárez, « Trabajadoras transfronterizas de usar y tirar en Ceuta y Melilla », El Salto, 7 juin 2022
- Opération mise en œuvre depuis 1986 par l’État espagnol pour organiser le franchissement du détroit de Gibraltar par des familles nord-africaines de retour dans leur pays pendant la période estivale [ndlr].[↩]
- « Arraigo laboral » en espagnol : permis qui peut être délivré à toute personne ayant travaillé au moins six mois et ayant eu une résidence principale en Espagne les deux années précédentes. C’est une exigence de la loi espagnole pour fournir un statut légal aux étrangers en situation irrégulière [ndlr].[↩]
REBONDS
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