Écologie ouvrière, écologie populaire


« Fin du monde, fin du mois, même com­bat », entend-on régu­liè­re­ment. Mais, au-delà du slo­gan, l’al­liance entre les ques­tions éco­lo­giques et sociales a par­fois du mal à être mise en pra­tique. Il en est de même sur le plan idéo­lo­gique et intel­lec­tuel : des frac­tures existent. Tandis qu’un cer­tain mar­xisme pro­duc­ti­viste pèse encore par­fois à gauche, on constate l’é­mer­gence et le suc­cès média­tique des « pen­seurs et des pen­seuses du vivant », pas­sant sou­vent sous silence la place des rap­ports de pro­duc­tion au sein des luttes envi­ron­ne­men­tales. Quelque part entre les deux cou­rants, la voie qu’es­quisse le phi­lo­sophe Paul Guillibert retient l’at­ten­tion : celle d’un « com­mu­nisme du vivant ». Dans son der­nier ouvrage, Exploiter les vivants — Une éco­lo­gie poli­tique du tra­vail, paru aux édi­tions Amsterdam, il pose les jalons d’une pen­sée sai­sis­sant ensemble l’ex­ploi­ta­tion du tra­vail humain et des autres êtres qui habitent la Terre. Nous en publions un extrait, dans lequel le récit de luttes pas­sées et contem­po­raines révèle l’exis­tence d’une « éco­lo­gie de la classe ouvrière ».


C’est en repar­tant de [la] domi­na­tion conjointe du tra­vail et des natures par le capi­tal qu’on peut repen­ser des stra­té­gies éco­lo­gistes depuis les lieux de tra­vail. Puisque la logique fon­da­men­tale du capi­ta­lisme est l’accumulation de valeur par exploi­ta­tion du tra­vail vivant et appro­pria­tion gra­tuite des forces natu­relles, lut­ter contre l’écocide sup­pose de réduire la pro­duc­tion à la fois en quan­ti­té de mar­chan­dises pro­duites et en temps de tra­vail. Si la stra­té­gie géné­rale d’une éco­lo­gie de classe, c’est-à-dire une éco­lo­gie des travailleur·ses, est l’abolition de la pro­duc­tion pour la pro­duc­tion, ses armes pri­vi­lé­giées sont le sabo­tage, la grève et l’organisation de contre-pou­voirs afin de déve­lop­per des com­muns non moné­taires et de pla­ni­fier une éco­no­mie de décrois­sance. Cet « envi­ron­ne­men­ta­lisme de la classe ouvrière1 », comme l’appellent Stefania Barca et Emanuele Leonardi, pos­sède une longue his­toire qui fut occul­tée par ses défaites ou sim­ple­ment oubliée parce qu’elle s’exprimait dans une gram­maire concep­tuelle fort dif­fé­rente des luttes éco­lo­gistes contemporaines.

L’écologie de la classe ouvrière

À l’usine sidé­rur­gique de Tarente en Italie ou à la raf­fi­ne­rie de Grandpuits en France, des ouvrier·es, des militant·es et des habitant·es ont récem­ment défen­du des pro­jets de recon­ver­sion éco­lo­gique de leur lieu de tra­vail. Par leur com­bat, ils ont rap­pe­lé que les travailleur·ses ne défen­daient pas seule­ment l’emploi comme condi­tion d’une vie décente mais aus­si des pra­tiques de tra­vail plus res­pec­tueuses de leurs corps et des milieux dans les­quels ils vivent. À cet égard, les mobi­li­sa­tions envi­ron­ne­men­tales dans la ville de Tarente éclairent les carac­tères fon­da­men­taux d’une éco­lo­gie des travailleur·ses.

« À l’usine sidé­rur­gique de Tarente en Italie ou à la raf­fi­ne­rie de Grandpuits en France, des ouvrier·es, des militant·es et des habitant·es ont récem­ment défen­du des pro­jets de recon­ver­sion éco­lo­gique de leur lieu de travail. »

Tarente est une ville de 200 000 habitant·es pos­sé­dant une gigan­tesque usine sidé­rur­gique s’étendant sur 1 500 hec­tares et employant plus de 10 000 salarié·es. Cette acti­vi­té indus­trielle, source de nom­breuses pol­lu­tions (dioxyde d’azote, dioxyde de soufre, ben­zène), affecte la san­té des travailleur·ses et des com­mu­nau­tés habi­tantes. Comme le remarquent Barca et Leonardi, « Tarente repré­sente un type spé­ci­fique d’éco­lo­gie ouvrière2 ». Suivant une dis­tinc­tion cou­rante en anglais, ils dis­tinguent « l’écologie ouvrière » de « l’environnementalisme de la classe ouvrière ». La pre­mière ren­voie au type ­d’interaction entre les corps des travailleur·ses et les milieux au sein des­quels ils évo­luent. Les cir­cu­la­tions de sub­stances pol­luantes entre les lieux de pro­duc­tion et les orga­nismes des com­mu­nau­tés ouvrières au sens large consti­tuent la trame des rela­tions entre les humains et leur envi­ron­ne­ment dans des contextes de tra­vail. Ces échanges témoignent de la poro­si­té du corps humain et de son ins­crip­tion dans un envi­ron­ne­ment pro­duc­tif glo­bal. Le terme « éco­lo­gie ouvrière » n’a donc pas un sens poli­tique mais un sens des­crip­tif, consis­tant à pen­ser les inter­ac­tions entre des orga­nismes vivants et des envi­ron­ne­ments sociaux et natu­rels. L’écologie ouvrière se déploie dans un éco­sys­tème indus­tria­li­sé. Les travailleur·ses productif·ves et reproductif·ves sont au cœur du méta­bo­lisme social, c’est-à-dire des rela­tions de matières et d’énergie entre les socié­tés et les milieux natu­rels. L’« envi­ron­ne­men­ta­lisme de la classe ouvrière » désigne quant à lui l’agenda poli­tique des com­mu­nau­tés de tra­vail qui luttent pour vivre dans des envi­ron­ne­ments moins pol­lués, plus adé­quats à la san­té des vivants qui les peuplent.

En réponse à la logique capi­ta­liste de déve­lop­pe­ment indus­triel impul­sée par le gou­ver­ne­ment, la ville de Tarente s’est spé­cia­li­sée à par­tir des années 1960 dans la pro­duc­tion sidé­rur­gique, ce qui a accen­tué la divi­sion géo­gra­phique du tra­vail entre le nord et le sud de l’Italie. S’est ajou­tée à cela une divi­sion sexuelle du tra­vail, où les ouvriers, prin­ci­pa­le­ment des hommes, devaient four­nir les moyens finan­ciers de la repro­duc­tion sociale de la famille dont les tâches domes­tiques étaient prin­ci­pa­le­ment effec­tuées par des femmes. Le coût social et éco­lo­gique d’une pro­duc­tion indus­trielle très pol­luante devait être com­pen­sé par les emplois four­nis, donc par le salaire qu’ils offraient. La classe ouvrière fai­sait face à une situa­tion que les chercheur·ses en envi­ron­men­tal labour stu­dies ont depuis long­temps étu­dié comme un « chan­tage à l’emploi3 ». Lutter contre les pol­lu­tions ou pour la san­té au tra­vail fait peser un risque sur la capa­ci­té de l’entreprise à four­nir des emplois et donc à assu­rer la repro­duc­tion sociale de la com­mu­nau­té. Les travailleur·ses sont alors pris·es dans une contra­dic­tion entre leurs condi­tions de tra­vail dégra­dées — d’un point de vue sani­taire et éco­lo­gique — et la rému­né­ra­tion qui leur assure leur subsistance.

[Graça et Carlos Quitério | fitacola.com

Pourtant, depuis les années 2000, la ville de Tarente a été tra­ver­sée par une impor­tante mobi­li­sa­tion d’ouvriers orga­ni­sés dans des syn­di­cats, de col­lec­tifs de femmes pour la san­té envi­ron­ne­men­tale et d’organisations éco­lo­gistes locales contre les pol­lu­tions indus­trielles. Cette lutte, notam­ment menée par le col­lec­tif Donne per Taranto (Les femmes pour Tarente) et des syn­di­cats de base, a abou­ti à la condam­na­tion de l’entreprise ILVA en 2012, le tri­bu­nal décla­rant que la direc­tion de l’entreprise s’était ren­due « cou­pable de catas­trophe envi­ron­ne­men­tale et de san­té publique et ordon­nant la fer­me­ture de la plu­part des fours de l’aciérie4 ». La déci­sion n’a pas été inté­gra­le­ment appli­quée mais elle a modi­fié les rap­ports de force au sein de la ville. Tandis que les confé­dé­ra­tions syn­di­cales sont lar­ge­ment res­tées sur la ligne d’une défense de l’emploi en déve­lop­pant des acti­vi­tés plus vertes, un syn­di­ca­lisme de base et un syn­di­ca­lisme com­mu­nau­taire ont émer­gé qui ont fait alliance avec les com­mu­nau­tés habi­tantes et défen­du une reva­lo­ri­sa­tion du tra­vail repro­duc­tif néces­saire à un méta­bo­lisme social non alié­né. Cette lutte est donc carac­té­ris­tique de l’environnementalisme des travailleur·ses : elle lie les com­bats pour de meilleures condi­tions de tra­vail à des reven­di­ca­tions de jus­tice envi­ron­ne­men­tale. L’alliance des travailleur·ses et des com­mu­nau­tés habi­tantes com­pose une lutte contre les pol­lu­tions et les inéga­li­tés d’exposition. Enfin, elle accorde une place essen­tielle au tra­vail repro­duc­tif des femmes qui assurent la sub­sis­tance de la com­mu­nau­té ouvrière.

Le syn­di­ca­lisme social ou com­mu­nau­taire incar­né à Tarente par le Comité de citoyen·nes et de travailleur·ses libres et réfléchi·es (Comitato Cittadini e Lavoratori Liberi e Pensanti [CCLLP]) touche une popu­la­tion plus large que les confé­dé­ra­tions tra­di­tion­nelles. D’une part, il intègre les pré­caires, les étudiant·es, les inté­ri­maires, des citoyen·nes engagé·es et les com­mu­nau­tés qui dépendent du tra­vail rému­né­ré à l’usine. D’autre part, il éta­blit des ponts entre les luttes ouvrières cen­trées sur les lieux de pro­duc­tion et les com­bats pour de meilleures condi­tions de vie tou­chant à la repro­duc­tion. « En bref, le Comité semble per­for­mer une iden­ti­té de classe éten­due au sein des inter­re­la­tions com­mu­nau­taires et éco­lo­giques5. » Le syn­di­ca­lisme de base, incar­né quant à lui par l’Unione Sindacale di Base (USB), sou­tient que le rôle du syn­di­cat est la défense des droits des travailleur·ses dans une pers­pec­tive de tran­si­tion éco­lo­gique mais que ses tâches sont dis­tinctes de celles d’un acti­visme poli­tique à l’extérieur de l’usine. Sans y être oppo­sé, l’USB consi­dère que l’organisation avec les com­mu­nau­tés n’est pas une néces­si­té pour la consti­tu­tion d’un front des tra­vailleurs uni au sein de l’entreprise. Selon Barca et Leonardi, le syn­di­ca­lisme de base et le syn­di­ca­lisme social se retrouvent néan­moins dans la cri­tique radi­cale du chan­tage à l’emploi mobi­li­sé par le patronat.

« Jusqu’ici, les mou­ve­ments envi­ron­ne­men­ta­listes ont rare­ment pris en compte les condi­tions de tra­vail, pour­tant au cœur du méta­bo­lisme social et des des­truc­tions environnementales. »

Le cas de Tarente n’est pas iso­lé même si son ampleur et ses vic­toires sont plu­tôt rares à l’échelle mon­diale. Des situa­tions simi­laires ont com­men­cé à se mettre en place à la raf­fi­ne­rie de Grandpuits ou dans le bas­sin indus­triel de Fos-sur-Mer, où s’est mon­té un Comité de sur­veillance de l’activité indus­trielle du golfe de Fos et son impact envi­ron­ne­men­tal (CSAIGFIE). Ce comi­té « pour des indus­tries pérennes et éco­res­pon­sables » regroupe des syn­di­ca­listes des usines de Fos et des habitant·es des com­mu­nau­tés urbaines. D’autres ini­tia­tives témoignent d’un rap­pro­che­ment entre éco­lo­gistes et travailleur·ses comme le Réseau éco­syn­di­ca­liste en France, Campaign against Climate Change Trade Union Group au Royaume-Uni ou One Million Climate Jobs Campaign en Afrique du Sud. De Tarente à Brisbane, ces ini­tia­tives illus­trent le besoin de refon­der des mou­ve­ments de travailleur·ses sur des bases éco­lo­gistes renou­ve­lées. Jusqu’ici, les mou­ve­ments envi­ron­ne­men­ta­listes ont rare­ment pris en compte les condi­tions de tra­vail, pour­tant au cœur du méta­bo­lisme social et des des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales. Cela tient sans doute aux contra­dic­tions socio-­éco­lo­giques inhé­rentes aux mondes du tra­vail dans le capitalisme.

La subsistance par le salaire 

En effet, dans leur lutte pour l’environnement, les travailleur·ses ont com­bat­tu des condi­tions de tra­vail jugées indé­centes pour les corps et les milieux. Les pol­lu­tions indus­trielles touchent sou­vent celles et ceux qui par­ti­cipent aux pro­cé­dés qui les émettent avant d’atteindre les envi­ron­ne­ments. À cet égard, les reven­di­ca­tions pour une meilleure san­té au tra­vail pos­sèdent, depuis long­temps, une dimen­sion éco­lo­gique forte. Dans les forêts du nord-ouest des États-Unis, les syn­di­cats de bûche­rons et de fores­tiers com­men­cèrent à récla­mer des poli­tiques envi­ron­ne­men­tales et sociales dès le début du XXe siècle6. À par­tir de 1907, les fores­tiers se syn­di­quèrent au sein de l’Industrial Workers of the World et menèrent une série de grèves pour l’amélioration des condi­tions de tra­vail et de la ges­tion des forêts. Dans les camps de bûche­rons, la vie était réduite à l’exécution d’un tra­vail intense dans des situa­tions sani­taires déplo­rables : une nour­ri­ture infecte et la moins chère pos­sible, de nom­breux acci­dents de tra­vail, des mala­dies liées à la pré­sence de ver­mine et aux acti­vi­tés effec­tuées sans pro­tec­tion contre le bruit ou le froid. Visités par les res­pon­sables fédé­raux de l’hygiène, les camps étaient jugés insa­lubres. La consti­tu­tion du syn­di­cat International Woodworkers of America, en 1935, mar­qua un tour­nant dans les luttes des fores­tiers pour l’environnement. Dès son ori­gine, l’organisation ins­cri­vit la pla­ni­fi­ca­tion des res­sources natu­relles à son agen­da poli­tique. En 1938, Don Hamerquist, un bûche­ron syn­di­qué, écri­vait dans le jour­nal du syn­di­cat, The Timber Workers, que « les tra­vailleurs doivent se battre dure­ment pour la conser­va­tion et la refo­res­ta­tion avant que l’État ne res­semble au désert de Gobi ». Il concluait que les capi­ta­listes du bois devraient être pour­sui­vis pour « conspi­ra­tion contre la pos­té­ri­té7 ».

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Le syn­di­cat com­bat­tait ain­si l’exploitation conjointe de la nature et des travailleur·ses : la lutte pour une conser­va­tion réelle des forêts, pour des récoltes durables, des refo­res­ta­tions, la pré­ven­tion des feux et la ges­tion des res­sources en eau se com­bi­nait chez lui avec une défense du syn­di­ca­lisme, une aug­men­ta­tion des salaires et de meilleures condi­tions de tra­vail. L’une de ses prin­ci­pales pré­oc­cu­pa­tions envi­ron­ne­men­tales était les coupes à blanc, une pra­tique d’exploitation fores­tière extrême qui consiste à exploi­ter des forêts natu­relles résis­tantes et à les rem­pla­cer par des plan­ta­tions d’arbres arti­fi­cielles qui ne repro­duisent pas la bio­di­ver­si­té et les éco­sys­tèmes d’une forêt saine. Selon cette approche holiste de la rela­tion entre travailleur·ses et envi­ron­ne­ments, les premier·es devaient se voir comme par­tie inté­grante d’un éco­sys­tème géné­ral. Il n’est pas ano­din que des pré­oc­cu­pa­tions envi­ron­ne­men­tales au sein du monde du tra­vail soient appa­rues dans des contextes fores­tiers, en rela­tion étroite avec des éco­sys­tèmes com­plexes. Mais elles témoignent aus­si du fait qu’il existe depuis long­temps une com­pré­hen­sion glo­bale des rap­ports entre des condi­tions de tra­vail dégra­dées et des envi­ron­ne­ments sac­ca­gés. Cependant, les luttes des tra­vailleurs des forêts expriment une contra­dic­tion entre la crois­sance de l’emploi et la pré­ser­va­tion de la bio­sphère, contra­dic­tion struc­tu­rante pour une éco­lo­gie du prolétariat.

Les travailleur·ses et les per­sonnes qui dépendent de leur reve­nu font face à un dilemme : défendre la réduc­tion de la pro­duc­tion ou bien défendre leur salaire. Idéologie du capi­tal, cette alter­na­tive entre pro­tec­tion de la pla­nète et pré­ser­va­tion des condi­tions sala­riales ne relève pour­tant pas d’une simple stra­té­gie de diver­sion. Elle vise à consti­tuer un bloc hégé­mo­nique trans­classe où les travailleur·ses et les capi­ta­listes font face à un mou­ve­ment éco­lo­giste décrois­sant qui s’opposerait à leur inté­rêt com­mun, la pour­suite illi­mi­tée de la pro­duc­tion. Idéologique, elle l’est encore puisqu’elle nie la pos­si­bi­li­té d’une dimi­nu­tion de la pro­duc­tion sans réduc­tion du salaire ou du nombre d’emplois. Or, on peut très bien réduire le temps de tra­vail et donc le volume de la pro­duc­tion (toutes choses res­tant égales par ailleurs) sans tou­cher aux salaires ou aux emplois. Ce sont les pro­fits qui en seraient réduits, non les reve­nus du tra­vail. Pourtant, ce chan­tage à l’emploi dévoile éga­le­ment la posi­tion struc­tu­rel­le­ment contra­dic­toire des travailleur·ses dans les luttes écologistes.

« Une poli­tique de tran­si­tion doit néces­sai­re­ment s’attaquer aux deux faces du Janus que consti­tue le pro­duc­ti­visme capi­ta­liste. La pro­duc­tion ne doit donc pas seule­ment être décar­bo­née mais elle doit décroître. »

L’exploitation du tra­vail et l’écocide sont tous les deux liés à la logique capi­ta­liste d’accumulation de valeur, qui cherche à aug­men­ter les pro­fits par l’accroissement de la pro­duc­tion de mar­chan­dises. À cet égard, une poli­tique de tran­si­tion doit néces­sai­re­ment s’attaquer aux deux faces du Janus que consti­tue le pro­duc­ti­visme capi­ta­liste. La pro­duc­tion ne doit donc pas seule­ment être décar­bo­née mais elle doit décroître. Aucune tran­si­tion éco­lo­gique n’est pos­sible sans décrois­sance. Prélever moins de res­sources, émettre moins de pol­lu­tion et de déchets n’est pas com­pa­tible avec une aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion. Contrairement à ce que pose le pro­gramme offi­ciel de « tran­si­tion juste » por­tée par des syn­di­cats et des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, il ne suf­fit pas de créer des « emplois verts », c’est-à-dire des emplois dans des sec­teurs d’activité moins émet­teurs de CO2 pour amor­cer une bifur­ca­tion éco­lo­gique. Construire des voi­tures élec­triques avec des bat­te­ries au lithium sup­pose tou­jours d’exploiter le tra­vail sala­rié et de sac­ca­ger des envi­ron­ne­ments natu­rels pour pré­le­ver des ressources.

L’idée de « tran­si­tion juste » s’est répan­due au cours des années 2010 dans toutes les grandes orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, de l’ONU à la Commission euro­péenne, en pas­sant par l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail et l’International Trade Union Confederation, la Confédération syn­di­cale inter­na­tio­nale. Ce mot d’ordre a per­mis de lan­cer quelques cam­pagnes inté­res­santes à l’échelle mon­diale comme One Million Climate Jobs Campaign, en Afrique du Sud et au Portugal, ou Pas d’emploi sur une pla­nète morte, en France et aux États-Unis. Dans l’ensemble, les pro­jets de tran­si­tion juste por­tés par les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales visent à ras­su­rer sur le fait que la trans­for­ma­tion éco­lo­gique de la socié­té ne sera pas payée par les plus pauvres — comme dans le cas de la taxe car­bone en France, qui a déclen­ché le mou­ve­ment des Gilets jaunes — mais sera accom­pa­gnée d’une cer­taine forme de redis­tri­bu­tion de la richesse sociale. Dans la majeure par­tie des cas, il s’agit donc d’une pro­messe assez floue de jus­tice sociale des­ti­née à faire accep­ter à une par­tie des travailleur·ses une tran­si­tion éco­lo­gique enga­gée « par le haut », afin de main­te­nir la struc­ture géné­rale de l’accumulation capi­ta­liste. Lorsqu’elle n’est pas indexée à un agen­da de jus­tice envi­ron­ne­men­tale ou de démo­cra­tie radi­cale, la tran­si­tion juste est le nom d’un com­pro­mis éco­lo­gique de classe. Pourtant, l’idée est née chez des syn­di­ca­listes amé­ri­cains qui n’avaient pas une vision aus­si léni­fiante de la transition.

[Graça et Carlos Quitério | fitacola.com

L’expression appa­raît pour la pre­mière fois en 1995 lorsque deux syn­di­ca­listes amé­ri­cains, Les Leopold et Brian Kohler, demandent la consti­tu­tion d’un fonds éco­no­mique pour les travailleur·ses des sec­teurs qui doivent être déman­te­lés pour assu­rer la transition :

Nous pro­po­sons qu’un fonds spé­cial soit éta­bli ; un fonds spé­cial pour la tran­si­tion juste que nous avons appe­lé dans le pas­sé un super­fonds pour les tra­vailleurs. Pour l’essentiel, ce fonds four­ni­ra les pres­ta­tions sui­vantes : un salaire com­plet et des avan­tages sociaux jusqu’à ce que le tra­vailleur prenne sa retraite ou qu’il trouve un emploi com­pa­rable ; deuxiè­me­ment, des allo­ca­tions pour frais de sco­la­ri­té pen­dant quatre ans au maxi­mum pour fré­quen­ter des écoles pro­fes­sion­nelles ou des éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur, ain­si qu’un reve­nu com­plet pen­dant les études ; troi­siè­me­ment, des allo­ca­tions ou des sub­ven­tions post-édu­ca­tion si aucun emploi à un salaire com­pa­rable n’est dis­po­nible après l’obtention du diplôme ; et qua­triè­me­ment, une aide à la réins­tal­la­tion8.

Suivant le tra­vail de poli­ti­sa­tion éco­lo­giste mené par Tony Mazzocchi, du syn­di­cat Oil, Chemical and Atomic Workers Union (OCAW), Kohler et Leopold ima­ginent donc les condi­tions d’une tran­si­tion juste pour les travailleur·ses de sec­teurs éco­no­miques qui devront être fer­més ou déman­te­lés. Ils envi­sagent la créa­tion d’un fonds fédé­ral pour leur assu­rer des condi­tions de vie au moins équi­va­lentes à celles qu’ils avaient lorsqu’ils occu­paient leur emploi. Ce fonds moné­taire devrait aus­si leur per­mettre d’acquérir de nou­veaux savoir-faire. L’idée est d’autant plus remar­quable que Kohler et Leopold l’ont sim­ple­ment « trans­po­sée » de la pro­tec­tion de l’environnement à la pro­tec­tion du tra­vail. En effet, au début des années 1990, le gou­ver­ne­ment fédé­ral amé­ri­cain a consti­tué un fonds pour la dépol­lu­tion envi­ron­ne­men­tale des sites indus­triels. S’il est néces­saire de finan­cer la dépol­lu­tion des éco­sys­tèmes indus­triels, il l’est tout autant d’assurer aux travailleur·ses des moyens de vivre. Cette ana­lo­gie entre dépol­lu­tion envi­ron­ne­men­tale et tran­si­tion éco­lo­gique s’enracine dans les luttes des années 1970.

En 1973, Mazzocchi avait par­ti­ci­pé à l’organisation des pre­mières grèves pour l’environnement et la san­té au tra­vail dans les raf­fi­ne­ries Shell. L’un des slo­gans du mou­ve­ment, « Our lives are at stake. Workers fight for health and safe­ty » (« Nos vies sont en jeu. Les tra­vailleurs luttent pour la san­té et la sécu­ri­té »), indi­quait la ten­ta­tive d’articuler san­té et sécu­ri­té au tra­vail, condi­tions sala­riales et durée de tra­vail, pré­ser­va­tion de l’environnement par la recon­ver­sion des filières toxiques. Cette pro­po­si­tion ini­tiale, ensuite déve­lop­pée par Kohler et Leopold, montre à quel point la ques­tion de l’emploi est une ques­tion cen­trale de la tran­si­tion éco­lo­gique, du point de vue des travailleur·ses eux-mêmes. Dans un contexte de décrois­sance éco­no­mique, qui est le seul com­pa­tible avec une véri­table tran­si­tion, on voit mal com­ment résoudre ce dilemme entre l’emploi sala­rié comme condi­tion de sub­sis­tance (fon­dé sur la crois­sance éco­no­mique) et la pré­ser­va­tion des condi­tions d’habitabilité de la pla­nète. Une éco­lo­gie de classe impose au contraire une décrois­sance de la pro­duc­tion glo­bale et une aug­men­ta­tion des tâches liées à la repro­duc­tion éco­so­ciale des mondes vivants.


Extrait de Exploiter les vivants — Une éco­lo­gie poli­tique du tra­vail, de Paul Guillibert, publié aux édi­tions Amsterdam en 2023.


Illustration de vignette et de ban­nière : Graça et Carlos Quitério | fitacola.com


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  1. Stefania Barca et Emanuele Leonardi, « Écologie ouvrière et poli­tique syn­di­cale », Les Mondes du tra­vail, n° 29, 2023, p. 167.[]
  2. Ibid., p. 173.[]
  3. Nora Räthzel et David Uzzell, « Trade Unions and Climate Change : The Jobs ver­sus Environment Dilemma », Global Environmental Change, vol. 21, n° 4, 2011, p. 1215–1223.[]
  4. Stefania Barca et Emanuele Leonardi, « Écologie ouvrière et poli­tique syn­di­cale », art. cité, p. 176.[]
  5. Ibid., p. 181.[]
  6. L’exemple des syn­di­cats de bûche­rons amé­ri­cains vient d’Erik Loomis, « Working-Class Environmentalism : The Case of Northwest Timber Workers », in N. Räthzel, D. Stevis, D. Uzzell (dir.), The Palgrave Handbook of Environmental Labour Studies, New York, Palgrave Macmillan, 2021, p. 127–148.[]
  7. Ibid., p. 133.[]
  8. Les Leopold, « Address to the Great Lakes International Joint Commission, 1995 », The Labor Institute, en ligne.[]

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