Entretien inédit pour Ballast
Le grand public a rencontré Nastassja Martin comme écrivaine à 33 ans, avec son récit Croire aux fauves. L’expérience racontée est, il est vrai, pour le moins marquante : « Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. » Pourtant, depuis dix ans déjà, Nastassja Martin faisait profession d’anthropologue dans les régions polaires d’Alaska et du Kamtchatka, au nord-est de la Russie. Son but : chercher les manières qu’ont les peuples originaires de ces régions de réagir aux conséquences de la mondialisation et du réchauffement climatique. Un premier livre, Les Âmes sauvages, rendait compte de sa rencontre avec les populations Gwich’in. Son dernier ouvrage, À l’est des rêves, porte quant à lui sur les réponses de la population Even aux nombreuses déstabilisations auxquelles elle doit faire face. L‘anthropologue habite les Alpes ; nous nous rendons à Paris pour la retrouver, dans un café, à l’occasion de l’un de ses rares passages dans la capitale.
Votre premier élan vous a porté vers les pratiques animistes des populations Even et Gwich’in, en Alaska et au Kamtchatka. Dans Les Âmes sauvages, vous montrez que cette « hypothèse animiste » s’est d’abord trouvée invalidée en Alaska par l’omniprésence de l’extractivisme et de la protection de l’environnement. Dans À l’est des rêves, au contraire, vous expliquez qu’elle s’est vérifiée très vite au Kamtchatka. Qu’est-ce que ce « succès » a changé dans votre manière d’aborder votre terrain et les gens qui le peuplent ?
C’est une très bonne question. Si je suis tout à fait honnête, je pense que je me suis fait prendre au piège. Quand j’ai rencontré les Even, au Kamtchatka, c’était presque trop beau pour être vrai. Ça n’était pas possible : les personnes que j’avais cherchées toute ma vie existaient. J’ai eu une sorte d’épiphanie intellectuelle. Et après ce moment jouissif, je me suis laissée avaler par ce terrain. Je n’ai jamais cru en une objectivité absolue, mais là c’est allé plus loin que sur mon terrain alaskien. Je me suis fait happer par les relations d’intimité qui se sont créées. C’est aussi pour ça, sûrement, que c’est allé si loin, au point de me sentir faire complètement partie de ce monde et de ne plus bien savoir où moi-même j’étais située — voyez l’histoire de Croire aux fauves.
Justement, comment parvient-on à reprendre le travail, le vôtre, celui d’anthropologue, après l’histoire que vous relatez dans Croire aux fauves ?
J’avais besoin d’écrire Croire aux fauves, l’histoire de l’ours, et celle de mon intimité avec les collectifs rencontrés. Et je ne pouvais pas raconter ça en termes académiques. Si je n’en étais pas passée par-là, À l’est des rêves aurait été complètement pollué par cette histoire. Croire aux fauves, c’était ma manière de me libérer d’histoires relationnelles trop fortes. Dans ce contexte, écrire un livre, restituer, le faire sortir de soi, est un acte presque thérapeutique. Ça faisait huit ans, alors, que ça durait avec le Kamtchatka. Ça a été très dur de me détacher de ces gens, d’accepter que, peut-être, j’avais fait mon travail et que ma vie allait reprendre. D’assumer que c’était aussi une recherche. J’ai fini par faire ce que j’avais dit que je ferai, c’est-à-dire traduire leurs voix, les restituer dans mon monde à moi. C’était ma mission. Mais à un moment donné, la situation collait trop avec ce sur quoi j’avais toujours rêvé de travailler, et je me suis fait engloutir. Et pour sortir de ça, ça a été très dur : l’ours, le livre, toutes ces relations avec des personnes qui ne voulaient pas me laisser partir… C’est une sorte de trahison : « Ah oui, mais en fait c’est ça, tu étais juste une chercheuse, tu fais comme tout le monde, tu nous abandonnes. » C’est horrible, je ne sais pas comment le dire autrement. C’est violent d’être obligé de dire, à un moment donné : « Je rentre chez moi. »
Quand on atteint le but d’une recherche, qu’un livre en synthétise l’expérience, les réflexions, quelle relation entretient-on, ensuite et à distance, avec son terrain ?
« Pour un jeune homme de n’importe quelle nationalité autochtone en Russie, la seule voie de sortie de la pauvreté reste généralement l’armée. »
Je me pose toujours cette question. Souvent, les gens sont très contents d’entendre que oui, ça a débordé du cadre de ma recherche, que ce collectif est en quelque sorte devenu ma deuxième famille : « Et alors maintenant, c’est votre vie ? Vous allez y retourner tout le temps ? » Et c’est très décevant de devoir dire : non, ça n’est pas ma vie. Mais ce que je dis là, je n’aurais pas pu le dire il y a trois ans. Parce qu’alors, oui, c’était ma vie. Par ailleurs, il y a une chose qui ne m’a pas gênée pendant des années, que je cherchais au contraire, et qui a changé. Les personnes que j’ai rencontrées au Kamtchatka n’ont aucun discours politique (au sens de « politisé ») sur le monde. Elles sont presque toutes acculturées à Poutine. Il n’y a aucune contestation politique. Les Even sont persuadés que Poutine est le meilleur président du monde, que la Russie ne fait pas la guerre mais qu’elle se défend. En Ukraine, il y a beaucoup d’autochtones qui se battent pour l’armée russe. Pourquoi ? Parce qu’on leur a tout enlevé. Pour un jeune homme de n’importe quelle nationalité autochtone en Russie, la seule voie de sortie de la pauvreté, allant dans le sens d’une intégration à quelque chose de plus grand que soi, reste généralement l’armée. Il y a donc une espèce d’aspiration de ces collectifs par l’État russe, par son armée. Personne n’en fait la critique. Dans les centres urbains et chez les intellectuels russes, oui, mais loin à l’est, dans des milieux plus précaires, non. Et au début j’ai trouvé ça génial — je m’explique.
En Alaska, les modes de relations au monde étaient d’emblée instrumentalisés par des enjeux politiques. C’était le cas de la part des ONG environnementalistes qui récupéraient tout ce que les Gwich’in disaient et le réduisaient à quelque chose du genre : « Mother Earth est très importante pour eux », ou encore « Les caribous et les humains partagent une même âme ». On se doute que l’exploitation des terres et/ou la rigidification des règlementations quant aux droits d’usages ne s’en trouvaient pas transformés. Ce processus de labélisation produit un aplanissement total d’une cosmologie beaucoup plus riche. J’ai vu la même chose au Chili, où j’étais tout récemment. Là-bas, avec le projet de nouvelle constitution, il fallait intégrer « tout le monde ». Donc on a fait entrer dans le texte des labels de culture autochtone, des noms de groupes. Mais évidemment cela ne prend en compte la cosmologie (la « culture ») que si sont évacuées les questions des droits d’usages et de la manière concrète de vivre et d’organiser les relations avec les êtres d’un monde situé. Les labels culturels sont purement formels : on les met en avant tant qu’ils ne mettent pas en péril l’économie extractiviste qui fait marcher le pays. Pour revenir sur le Kamtchatka, quand j’ai commencé à y travailler, j’étais donc ravie qu’il n’y ait aucun discours politique formulé, mais que le collectif Even manifeste une forme de « subversion sans discours », non récupérée, non instrumentalisée, impliquant des choix de vie très concrets. Sauf qu’avec la guerre, et l’absence de réflexivité totale sur la situation, ma posture s’est sensiblement modifiée. Au début du conflit, j’ai eu mon ami Ivan au téléphone lorsqu’il est revenu en ville pour vendre des peaux. Ce qu’il m’a dit sur la Russie en Ukraine, je ne pouvais pas l’entendre. J’ai terminé la conclusion de mon dernier livre en me disant qu’une page se tournait.
Ce dernier livre, À l’est des rêves, serait-il aussi un tribut envers la communauté des anthropologues ? La réception de Croire aux fauves n’a pas été des plus simples dans ce milieu…
Ça a été compliqué. Quand j’ai envoyé le manuscrit à Bruno Latour pour lui faire lire, il m’a dit : « C’est super, mais surtout ne publie pas. » Parce que si je le publiais, m’a-t-il dit, je risquais de ne jamais obtenir de poste académique. Quand je parle d’académie, il faut nuancer : en son sein, nombre de personnes que j’estime intellectuellement ont reçu ce livre pour ce qu’il était, c’est-à-dire comme un deuxième livre qui rend visible les conditions de production d’une recherche. En cela, Croire aux fauves est un deuxième livre d’anthropologie très classique. Simplement, les anthropologues qui font ce genre de livre l’écrivent généralement après être entrés dans l’institution. Mais la vie ne m’a pas laissé le choix ! Je ne risquais pas d’écrire des articles scientifiques à ce moment-là de mon parcours, j’étais littéralement abîmée par ce qui s’était passé, stupéfaite par ce qui m’était arrivé. J’étais obligée de passer par cette étape-là. Toujours est-il que ce livre a posé une question très concrète à plusieurs collègues : jusqu’où peut-on aller ? jusqu’où une démarche littéraire, en anthropologie, est-elle acceptable ? Pour certains, ce fut comme si ce texte, écrit par une anthropologue, risquait de pervertir la discipline de l’intérieur. Pourtant, selon moi, cette démarche littéraire participe de cette idée de symétrisation1 présente chez un Lévi-Strauss, un Descola ou un Latour : on remet la science à sa place, sur un même plan aux côtés d’autres manières d’organiser nos relations au monde. Croire aux fauves ne dit pas autre chose que cela. Mais il le dit en partant d’une expérience vécue par le chercheur lui-même, expérience traduite et partagée grâce à l’outil littéraire. Dans le contexte anglo-saxon, la réception de ce genre de livre n’a rien à voir : il y a beaucoup plus de perméabilité entre anthropologie et littérature. Au point, parfois, d’aller trop loin dans cette manière de subjectiver l’anthropologie — je pense à Geertz, par exemple, qui disait que l’anthropologie, somme toute, ne serait qu’un texte — et donc d’abandonner toute forme d’objectivité. Non : ça n’est pas parce qu’on est une personne perméable aux autres qu’on ne peut pas dire des choses sur les autres.
« Toujours est-il que ce livre a posé une question très concrète à plusieurs collègues : jusqu’où peut-on aller ? jusqu’où une démarche littéraire, en anthropologie, est-elle acceptable ? »
Pour revenir à Croire aux fauves, j’ai eu après l’écriture de ce texte le sentiment qu’il me manquait quelque chose. J’ai eu besoin de repasser par des formes plus classiques — l’analyse historique et conceptuelle — pour que le déplacement que j’avais opéré dans Croire aux fauves trouve également une pertinence depuis le langage et les codes plus classiquement utilisés en sciences sociales. Sur les rêves, par exemple, c’était très important : une approche plus littéraire et une approche plus scientifique se répondent, et elles sont d’égale importance. Ma démarche est critiquable : je pratique une anthropologie qui a résolument refusé de « rentrer des tropiques », malgré ou plutôt même du fait des crises systémiques. On pourrait m’opposer les études décoloniales, le fait que nombre de collectifs autochtones demandent aux anthropologues de cesser de les investiguer comme de vulgaires objets d’études, pour reprendre le pouvoir sur ce qui va être dit, c’est-à-dire mettre au travail leur propre réflexivité sur eux-mêmes. Si je suis amplement d’accord avec ces nouvelles manières de penser l’anthropologie, je continue de croire qu’on ne pourra jamais aussi bien se voir que vu par un autre, qu’il faut que des altérités se rencontrent pour qu’un nouveau monde émerge. Symétriquement, il faudrait que ces collectifs autochtones fassent l’anthropologie des institutions modernes, et c’est d’ailleurs en train de se passer — pensons aux travaux de l’écrivain et représentant autochtone Ailton Krenak au Brésil.
Dans À l’est des rêves, vous définissez votre anthropologie comme « historique et politique ». À rebours d’une approche totalisante, la votre est ancrée sur le terrain et dynamique, alternant récit et analyse. Historique et politique, donc : qu’est-ce que ça implique, dans votre pratique ?
Il me faut revenir sur la manière dont j’ai été formée. Mon directeur de thèse, Philippe Descola, a été l’élève de Claude Lévi-Strauss. S’il n’a pas repris à son compte la méthodologie structuraliste, il a néanmoins prolongé l’entreprise de symétrisation des manières d’êtres au monde, en travaillant la question des ontologies2 — dès lors entendues comme plurielles, et dialoguant sur un même plan horizontal — résolument déliée de toute perspective évolutionniste qui nous aurait mené à « l’exception moderne ». Si cette posture théorique fut fondamentale pour l’anthropologie, reconfigurant les coordonnées de départ de la discipline, elle a toutefois contribué à aplanir les trajectoires historiques de chaque collectif. La volonté de symétrisation des manières d’être au monde est une idée politique puissante et nécessaire, mais elle permet difficilement d’aborder les rapports de force entrainés par les histoires coloniales. Et pourtant, on ne peut vraiment pas passer à côté quand on travaille avec des collectifs autochtones !
Comment vous en êtes-vous aperçue ?
C’est ce sur quoi j’ai buté quand je suis arrivée en Alaska en 2009. Je voulais travailler sur l’animisme, qu’on me parle des esprits des animaux, des arbres, de tout ça… Et puis j’ai débarqué. Je me suis rendu compte que ce dont les gens, eux, voulaient parler, c’était des problématiques qu’ils avaient avec l’institution étatique et les entreprises privées dans leurs manières de « gérer l’environnement ». Qu’il était plutôt question de leur confrontation avec la dualité « exploitation des ressources » d’un côté, « protection de la nature » de l’autre. Les pratiques des Gwich’in ne correspondaient ni à l’une ni à l’autre de ces deux facettes du naturalisme3 qui ont pour conséquences, entre autres, qu’on ne leur reconnaît plus aucuns droits d’usages de chasse et de pêche au sein des parcs nationaux, mais qu’on exploite le pétrole, les minerais et la forêt à l’envi juste à côté de leurs villages. Par ailleurs, ils ont été victimes d’une histoire coloniale très violente, qui a débuté avec l’entreprise de missionarisation des anglicans puis des épiscopaux. C’est donc, assez logiquement, de ce rapport de force avec « l’autre monde », le nôtre, dont ils avaient envie de parler. De leurs luttes pour empêcher les exploitations pétrolières, et des plans de gestion environnementale qui les expulsent de leurs territoires. Ça a été ma première grande claque. Je me suis rendu compte qu’il était complètement obsolète de vouloir travailler sur une autre cosmologie que la mienne, quand ce à quoi je faisais face c’était une histoire coloniale qui perdurait sous la forme de lois qui les empêchent d’accéder aux animaux qui parcourent leur milieu. C’est finalement beaucoup plus tard que la question de l’animisme est revenue, « par la fenêtre », un an après avoir entamé des recherches qui portaient sur l’histoire de la missionarisation, sur l’idée de Nature en Alaska, sur ce qui se passait avec les industriels pétroliers et, aussi, sur ce qu’impliquait la crise climatique, dont on parlait peu à l’époque en sciences humaines.
Pourtant les premiers rapports attestant les changements environnementaux dataient déjà de plusieurs années…
On savait que quelque chose se passait, oui, mais c’était encore un sujet lointain dans nos préoccupations théoriques. Avant d’arriver en Alaska, je n’avais pas du tout mesuré à quel point l’écosystème était en train de se dérégler. De mémoire humaine, des choses jamais vues se passaient : les mégafeux, les forêts qui brûlent des mois durant, les rivières qui entrent en crue régulièrement, les animaux migrateurs qui prennent d’autres routes ou qui ne migrent plus du tout… Pour moi, à ce moment-là, c’était clair : il y avait l’histoire coloniale d’une part, le changement climatique de l’autre. Dans tout ça, l’animisme, c’était un peu compliqué. Mais avec le temps, j’ai réalisé que l’ontologie particulière des Gwich’in, leur manière de se relier au monde, cette cartographie que révélaient leurs pratiques, leur permettait de répondre à la fois aux institutions étatiques et à la question du changement climatique d’une manière différente de nous. L’animisme est revenu alors comme une réponse. Et je pense que c’est à ce moment précis que j’ai commencé à élaborer une méthodologie différente de Descola : si les ontologies étaient symétrisées dans son travail, ça ne répondait pas à l’actualité écologique ou politique. Pourtant, l’« animisme Gwich’in » n’existait pas en soi : leur animisme était plutôt une réponse politique concrète et pragmatique à un état du monde qui venait les questionner en profondeur, jusque dans leurs mythes les plus anciens. J’ai donc pensé une méthode en lien avec ces « réponses autochtones » aux crises systémiques, parce que c’est la seule qui me paraisse encore un tant soit peu tenable à l’heure actuelle.
Méthodologie que vous avez ensuite reproduite au nord-est de la Sibérie.
« De mémoire humaine, des choses jamais vues se passaient : les mégafeux, les forêts qui brûlent des mois durant, les rivières qui entrent en crue régulièrement, les animaux migrateurs qui prennent d’autres routes… »
Oui, elle était bien ancrée quand j’ai commencé à porter mon regard de l’autre côté du détroit de Béring. Cette fois, je suis allée volontairement à un endroit où il y avait eu un effondrement des structures politiques et économiques, ce qui n’était pas encore le cas en Alaska. Mon idée était celle-ci : aller voir si cette réponse animiste que j’avais entrevue pouvait marcher ailleurs, si elle pouvait impliquer des choix existentiels collectifs. Dans un premier temps ça n’a été qu’une hypothèse de travail. Une intuition. Quand je suis partie au Kamtchatka, j’imaginais qu’il avait dû se passer quelque chose de cet ordre. Et, contrairement à l’Alaska où je m’étais d’abord complètement plantée, là, ça a marché. J’ai trouvé un collectif qui avait fait les choix que j’imaginais : une reprise du dialogue avec les êtres du dehors, un resurgissement des histoires mythiques pour comprendre l’instabilité écologique, un réapprentissage des manières de rêver « avec d’autres » pour contrer l’appauvrissement des relations pendant toute l’époque soviétique. En réalité, c’était un collectif parmi d’autres, parce qu’il y en a plusieurs de ce genre en Sibérie. Cette rencontre m’a permis de stabiliser plus encore l’idée selon laquelle les structures politiques et étatiques, sous-tendues par les politiques d’assimilation des autochtones, peuvent être débordées. Qu’il y a des manières d’y répondre. À l’est des rêves, c’est ça. Seulement ça.
J’aurais très bien pu commencer ce livre directement en abordant les choix de vie des Even, les rêves, les mythes, les pratiques de chasse, etc. Ça aurait peut-être été moins exigeant pour les lecteurs ! Mais j’ai préféré commencer avec une partie très historique et comparative. Pourquoi ? Parce que c’était important de donner à lire les formes rigides dans lesquelles on a voulu faire entrer de force les autochtones — des formes stables et instituées, qui persistent. Ces formes sont documentées : il y a une histoire qui les relate, des traités qui ont été signés. J’ai voulu forcer la symétrisation avec l’Alaska en partant des politiques d’assimilation, et je suis tombée sur quelque chose que j’ai trouvé assez excitant quand je l’ai découvert. Pour résumer, l’assimilation en Russie est globalement passée par la conversion des autochtones à l’idée de « culture », quand, du côté américain, elle a été médiée par le concept de « nature ». Le « grand partage » nature/culture passait quelque part entre les îles Diomède, le long du rideau de glace hérité de la guerre froide ! C’était presque trop beau pour être vrai, mais dans les grandes lignes, la comparaison marchait. L’enjeu de la composition du livre a été de faire croire que j’étais en train de poser encore une fois un grand édifice théorique prétendant expliquer le monde par des belles oppositions bien symétriques. Puis de montrer comment la vie de ces gens et leurs choix venaient détruire ce beau schéma dualiste qui, a priori, fonctionnait si bien. Sa beauté, justement, tient à ce que des collectifs le font complètement exploser.
La pratique de l’écriture est-elle allée dans le sens de cette composition ?
Par l’écriture, j’ai voulu détruire l’édifice sur lequel je venais juste de nous jucher, moi et le lecteur. Une manière de dire : ça ne suffit pas, il faut nous remettre au travail. Mais j’avais l’impression que vouloir tout de suite exploser les grandes structures pour entrer dans les questions d’autres formes de relations au monde, c’était aussi manquer l’étape d’avant, celle d’un contexte historique qui a des conséquences sur l’actualité. Je ne pouvais pas ne pas en passer par-là. C’était aussi plus juste vis-à-vis de la manière dont cette proposition s’était construite. Ça me tient à cœur d’emmener le lecteur dans le pas-à-pas de mon travail. On n’est pas chez McDonald’s : la recherche et l’écriture n’ont pas vocation à produire du « prêt-à-penser » à base de grands labels unificateurs sous lesquels tous pourront se retrouver sans avoir eu à sentir et penser plus loin. Le passage à l’écrit s’est avéré complexe. Ça n’est pas si simple d’arriver à exiger du lecteur d’en passer d’abord par des étapes plus ardues avant de déboucher sur d’autres temps de l’écriture où les choses touchent plus rapidement, à l’aide de résonances émotionnelles. Pour résister à la tentation de nombre de chercheurs (la mienne y compris) consistant à construire de grands systèmes conceptuels où la vie ne perle plus, on pourrait avoir tendance à tout détruire et à faire l’exact inverse. Mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
Les concepts restent des outils heuristiques et explicatifs très utiles. Reprenons l’exemple des quatre ontologies (naturalisme, animisme, analogisme, totémisme) de Descola : sans elles, nombre de philosophes et d’anthropologues n’auraient pas pensé aussi loin ! Chercher à réinventer des cadres conceptuels plus ajustés aux situations telles qu’elles se transforment est propre au travail de recherche. Mais il faut parvenir, ensuite, à remettre les concepts nouveau-nés dans le flux de l’expérience. Il y a donc un double mouvement à tenir. Dans la manière moderne de faire de la science, tout n’est pas à jeter, loin s’en faut. Mais tout l’enjeu est de ne pas devenir dogmatique lorsqu’on a trouvé une bonne idée, un bon mot-outil permettant de démêler les situations hybrides et emberlificotées qu’on essaie de comprendre. Il faut se donner les moyens d’en changer quand on constate que la situation a changé, ou quand le concept a déjà tellement été instrumentalisé qu’il a été vidé de toute sa puissance. On a évidemment eu ce problème avec « nature » et « culture ». On retrouve aujourd’hui cette même problématique avec « vivant », qui était pourtant censé pouvoir nous sortir d’une pensée dualiste.
« Je crois […] que chaque ethnographe devrait repenser le genre ethnographique, comme chaque vrai romancier repense le roman », nous disait dans un entretien l’anthropologue Pierre Déléage. Est-ce que ça vous parle ?
« Nous vivons dans un monde vorace en concepts et le mode d’appropriation capitaliste est passé maître dans cette manière d’ingérer tout ce qui présente de l’altérité pour l’assimiler. »
Je suis tout à fait d’accord. On voit bien que certaines formes instituées qu’on a utilisées jusqu’à présent ne marchent plus. La question du dispositif qu’on met en place pour restituer ou traduire d’autres manières de vivre, comme sa propre pensée, elle-même articulée à ces manières de vivre, est centrale. Il y a un énorme enjeu formel pour les sciences sociales dans le fait de réfléchir à leur rapport à la littérature4. Ce livre suit une construction qui n’a rien de linéaire, dans un sens similaire à ce qu’a pu faire l’anthropologue Anna Tsing, par exemple. On a souvent tendance à vouloir trop stabiliser les choses que l’on a comprises, avec pour conséquence de leur faire perdre de leur puissance. Réfléchir aux manières de restituer nos connaissances est d’une importante primordiale. Il est si facile de tomber dans une forme de muséification, et donc de folklorisation de ce que l’on tente de partager ! C’est pour ça que la première partie de ce livre est nécessaire : il faut d’abord comprendre comment les Even ont été mis en boîte et instrumentalisés pour participer au projet socialiste soviétique, comment la diversité des formes, des cultures, a été utilisée au détriment des formes concrètes de relation au monde, avant de pouvoir saisir la finesse et la profondeur de leurs réponses. Très souvent, dans nos livres, nous reproduisons cet extractivisme culturel toxique, non seulement pour la pensée, mais aussi envers ceux qui ont rendu possible l’écriture. Lorsqu’on me demande : « Qu’est-ce que les Even ont à nous apprendre grâce à leur cosmologie ? », ou encore « Que peut-on retirer de leur culture ? », je me dis qu’une fois de plus, je me suis mal faite comprendre. Pas à pas, encore et encore, je réexplique ma posture, qui n’est pas simplement théorique mais politique et existentielle.
L’usage redondant de certains termes qui décrivent ou s’inspirent de contextes animistes participe, nous semble-t-il, de cette stabilisation et de cet appauvrissement que vous rejetez : il faudrait « honorer » et « adresser » les pratiques avec le vivant ou les éléments, éprouver de la « considération »… Ce sont des termes qu’on retrouve aussi dans À l’est des rêves pour décrire des relations que vous observez et vivez. Comment continuer d’employer un vocabulaire commun, sans qu’il ne conduise à stabiliser des formes mouvantes et à dépolitiser le propos ?
C’est très dur. On est encore une fois placés devant une dualité bancale. D’une part, c’est important de créer des outils heuristiques qui concentrent une problématique et la rendent évidente, pour des raisons politiques. Mais il se trouve que nous vivons dans un monde vorace en concepts, et que le mode d’appropriation capitaliste est passé maître dans cette manière d’ingérer tout ce qui présente de l’altérité pour l’assimiler et le faire sien en recrachant quelques os indigestes. Les subtilités d’usages, les modulations linguistiques, les détails cosmologiques, les contradictions politiques, c’est-à-dire tout ce qui créait un autre monde, résumé dans un ou quelques concepts qui se voulaient subversifs, sont évincés. Échec : vous avez été mangé et digéré, le « changement de mode » espéré n’aura pas lieu. Créer un mot, un concept, opter pour la simplification de l’expérience, implique des conséquences dont il est donc compliqué ensuite de sortir. Pour prendre un exemple : j’aimerais bien trouver autre chose que le terme d’« animisme » remis au goût du jour par Descola, mais comment ? Soit en réinventant des concepts au fur et à mesure de mes recherches pour qu’ils soient toujours plus ajustés aux situations vécues. Soit, ce que je préfère, en faisant l’inverse, en usant de la pluralité du langage pour rendre compte du foisonnement de la créativité humaine, lorsqu’elle n’est plus soumise aux logiques de labélisation conceptuelle. C’est une question épineuse sur laquelle on ne peut pas véritablement trancher. Si la stabilisation des concepts entraîne des effets indésirables, c’est aussi très important, en même temps, d’avoir en réserve, à certains moments, des « concepts fer de lance ». Ma position par provision pour répondre à cette difficulté est la suivante : continuons de les inventer, mais au moment opportun, il faudra être capable de les détruire.
Pour adresser le concept de vivant, vous avez choisi de travailler sur la question des éléments.
Où commence le vivant et où s’arrête-t-il ? Quelle est sa limite ? S’il est censé émaner des organismes qui se constituent un monde vivable et pour lesquels quelque chose importe, que penser des flux qui nous entourent, comme l’air, l’eau et le feu ? Que penser de ce que nous en disent les collectifs autochtones ? Déplacer le vivant vers les éléments ? Questionner la frontière entre animé et inanimé ? Là, vous allez trop loin. Ce sont des croyances ! Mais les dialogues avec les animaux et les plantes, les rêves partagés, n’étaient-ils pas considérés comme des croyances aussi il y a peu ? Une chose est sûre : il est difficile de déplacer nos barrières ontologiques, ou au moins de les faire varier. Dans À l’est des rêves, je reprends les travaux d’Alfred Irving Hallowell auprès des Ojibwa en Amérique du Nord pour aborder cette problématique… Hallowell demande, en se liant avec les Ojibwa qui suivent l’éclair et le grondement qui lui succède : qu’y a-t-il de plus animé qu’un orage qui éclate au-dessus de nos têtes ? On lui rétorque que ça n’est qu’un phénomène physique. Qu’un collectif autochtone nous dise qu’un ours « parle » à sa manière, ça nous convient. Par contre, que ce même collectif dise que l’orage parle lui aussi, non, on aura un sourire en coin. Il faut prendre le jeu conceptuel pour ce qu’il est : un jeu. Si on n’est pas capable de décaler nos propres barrières ontologiques, on ne va pas pouvoir transformer le monde demain !
C’est ce que j’ai essayé de faire dans le dernier chapitre d’À l’est des rêves, en décrivant la manière dont les Even s’adressent aux éléments et considèrent les transformations météorologiques. Ce chapitre ne pose pas de cadre normatif : c’est l’ouverture d’un chantier. Maintenant il faut commencer à travailler. Le nouveau régime climatique implique de nouvelles questions. Je le travaille avec les exemples ethnographiques que je connais, mais c’est une thématique qui ne dépend pas d’un terrain particulier. Jusqu’à présent ça a peu été abordé, sauf dans des régions où c’était particulièrement prégnant. Je pense par exemple à l’Australie et au travail de Barbara Glowczewski, à celui d’Elizabeth Povinelli. Ces chercheuses parlent à des gens qui parlent aux cailloux, et pour qui les montagnes sont des êtres du Rêve qui, eux-aussi, peuvent répondre.
Illustration de bannière : Umetaro Azechi
Photographie de vignette : Eric Garault | Pasco
- « La symétrisation proposée par Bruno Latour […] propose de s’affranchir temporairement et volontairement de l’Histoire pour symétriser des ontologies différentes qui existeraient dès lors toutes sur un même plan, malgré le fait que certaines soient
moins peuplées
que d’autres. » À l’est des rêves.[↩] - L’ontologie désigne, depuis l’Antiquité grecque, la science de l’être « en tant qu’être », c’est-à-dire l’étude de l’être en son sens le plus général et le plus fondamental. En anthropologie, le tournant dit ontologique désigne le courant qui s’attache à enquêter sur les qualités que les collectifs étudiés attribuent aux différents êtres (humains et non humains) qui peuplent leurs milieux, et porte une attention particulière à la diversité des manières de se rapporter à soi et aux autres êtres que soi [ndlr].[↩]
- Le terme de « naturalisme » a été inventé par Philippe Descola « pour qualifier nos manières modernes d’être au monde. Cette ontologie est, dans la typologie descolienne, intégrée dans un tableau à quatre entrées, au sein duquel on trouve, en plus du naturalisme, l’animisme, l’analogisme et le totémisme. Le naturalisme est défini comme une ontologie au sein de laquelle les « intériorités » (les âmes) des êtres qui peuplent le monde sont pensées comme discontinues et diverses, alors que les « physicalités » (les corps) sont le produit d’une continuité biologique, l’histoire de l’évolution nous liant au reste du vivant. En face du naturalisme on trouve l’animisme, où tous les êtres sont réputés dotés d’une âme (les « intériorités » sont continues) alors que ce sont les corps, conçus comme des habits parfois interchangeables, qui diffèrent. L’analogisme présente quant à lui une discontinuité des âmes comme des corps, il faut donc trouver des moyens de connecter et de faire résonner toutes les parties fragmentaires qui constituent un monde. Il est le pendant inverse du totémisme, où coïncident les intériorités et les physicalités, les corps et les âmes étant issus d’un même moule ontologique pour les personnes d’un même groupe totémique ». À l’est des rêves.[↩]
- Voir l’article de Nastassja Martin dans La Revue du Crieur : « Dire la fragilité du monde », n° 18, 2021.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale », Cyprine et Layé, juillet 2022
☰ Lire notre entretien avec Paul Guillibert : « Vers un communisme du vivant ? », mars 2022
☰ Lire notre entretien avec Pierre Déléage : « Si l’anthropologie a une vertu, c’est sa méfiance vis-à-vis de l’universalité des lois », juin 2020
☰ Lire notre article « Animaux : face à face », Roméo Bondon, février 2020
☰ Lire notre entretien avec Eryn Wise : « Nous vivons un moment historique », décembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Jean Malaurie : « Nous vivons la crise mondiale du Progrès », juin 2016