Article paru dans le n° 15 de la revue Z (mai 2022)
« Je suis une maudite sauvagesse.
Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends traiter de sauvagesse.
Quand j’entends le Blanc prononcer ce mot, je comprends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie indienne et que c’est moi la première à avoir vécu dans le bois. Or toute chose qui vit dans le bois correspond à la vie la meilleure. »
An Antane Kapesh1
Nous écrivons ces lignes depuis les territoires toujours non cédés de la nation algonquine anishinaabe, dans une région appelée aujourd’hui Ontario. En effet, l’un·e de nous est en mobilité au Canada dans le cadre d’un travail de recherche, l’autre l’a rejointe pour quelque temps. Reconnaître cela dès l’ouverture de cet article est à la fois fondamental et inconfortable : en effet, notre présence ici en tant qu’Européen·nes s’inscrit dans une histoire coloniale débutée au XVIe siècle dont nous sommes à la fois héritier·ères et critiques. Par ailleurs, il n’est pas anodin d’écrire sur ce sujet spécifique, « la forêt », depuis cette localité : les Premières Nations sont systématiquement vues comme des « gardiennes » de ces espaces, des protectrices de savoirs traditionnels forestiers. Cela n’est pas totalement faux, mais cette vision naturalise des sujets qui se trouvent assimilés à l’idée d’une forêt abstraite, liée au passé et à la conservation. Les peuples autochtones d’Amérique du Nord sont ainsi contemplés ou admirés, mais peu de dialogues sont réellement amorcés pour comprendre les liens qui les unissent aux forêts. C’est à partir de cette volonté de complexifier une vision occidentale2 de l’étranger et du lointain qu’est née l’ambition de cet article. Nous prêter à cet exercice n’a pas été chose facile car nous ne sommes pas particulièrement proches des forêts dans nos vies quotidiennes ; c’est justement à partir de cette étrangeté, de cette carence, qu’il nous est apparu intéressant d’écrire.
Des conditions sociales spécifiques sont la cause d’une telle absence : les lieux de socialisation, d’éducation et d’évolution d’une grande partie de personnes issues de l’immigration et appauvries dont nous faisons partie, sont des zones excentrées, pauvres et racialisées de la ville. Les banlieues pauvres sont principalement faites de béton, d’immeubles ou de « tours » qui se succèdent dans l’espace de la façon la plus restreinte possible. Cette accumulation spatiale n’offre que très peu de place pour des parcs, des bois, ou pour la végétation en général. Dans des métropoles telles que Paris ou Lyon, ces banlieues deviennent des théâtres tristement célèbres de violences racistes et policières, mais également des lieux de solidarités et résistances communautaires intenses. Une certaine forme d’assignation populaire à ces ghettos constitue donc la première raison pour laquelle nous ressentons peu d’identification à la forêt. La deuxième raison tient au genre : nous le verrons plus tard, les forêts sont des espaces où les corps assimilés au féminin n’ont a priori pas leur place, hormis lorsqu’il s’agit de poser nus près d’un arbre. Les représentations dominantes dans la tradition occidentale nous montrent que les femmes n’ont rien à faire dans la forêt, si ce n’est d’assumer un rôle purement esthétique.
« Les peuples autochtones sont contemplés ou admirés, mais peu de dialogues sont amorcés pour comprendre les liens qui les unissent aux forêts. »
La forêt nous est donc longtemps apparue comme un élément lointain, peu pertinent à convoquer dans la vie quotidienne de certains groupes lourdement opprimés. Dans un contexte français, on pense, on connaît et on noue des liens aux forêts principalement lorsque des privilèges nous le permettent : c’est le cas de certains écolos-naturalistes, des propriétaires de cabanes dans les bois qui louent leur logements « insolites » sur Airbnb, ou des Rangers de France3 aux élans sauveteurs.
Notre héritage, nord-africain pour l’une, antillais pour l’autre, nous place dans des rapports complexes vis-à-vis des forêts. Elles nous sont à la fois familières dans les récits, et étrangères dans nos corps. Notre volonté dans cet article est de donner à (re)découvrir une pluralité d’histoires qui soient en continuité avec les nôtres, sans prétendre à un quelconque « retour à ». Cet article explorera donc différentes représentations de la forêt afin de bousculer les traditions occidentales à la fois philosophiques, littéraires et militantes qui prédominent largement en France. L’idée générale est de dénoncer cette construction comme un produit de la blanchité, et de renouer avec une vision résolument politique et engagée. Dans cet article, nous n’aborderons donc pas la forêt comme un biotope, un écosystème, ni comme un quelconque objet scientifique à étudier. Nous essaierons plutôt de nous concentrer sur les représentations dont nous héritons et sur la possibilité d’opérer une transformation de celles-ci en y injectant des sujets, des mémoires et des horizons qui s’émancipent des représentations hégémoniques blanches.
Promeneur solitaire et forêt blanche
La forêt pourrait s’affubler d’un « F » majuscule tant elle a été personnifiée par une importante tradition philosophico-littéraire. En France, et on pourrait élargir jusqu’à l’Europe et aux États-Unis, nous lisons la forêt à travers plusieurs filtres qui ont donné naissance à notre imaginaire moderne. Les écrits de Jean-Jacques Rousseau et Henry David Thoreau4, ainsi que tout le mouvement romantique du XIXe siècle dans la littérature comme dans la peinture5, représentent la forêt comme un espace vaste, immaculé, pur, étranger et familier à la fois. Familier pour celui ou celle qui est assez habile pour décrypter son langage6, mais étranger pour qui y entre pour la première fois, comme dans un temple sacré à l’intérieur inviolé7. Une immense partie du romantisme repose en effet sur l’idée d’une nature à contempler, refuge de l’homme incompris du monde urbain, espace à la hauteur de ses pensées et de sa sensibilité. En ce sens, le mouvement romantique a tissé des liens importants avec les philosophies environnementales8, et lui a légué cette image d’une forêt aux allures fascinantes et séduisantes. En fait, dans tous les textes de ces auteurs, la forêt semble minauder, elle se laisse à peine découvrir, il faut pénétrer ses secrets pour la comprendre. Elle ne se laisse pas faire facilement. En d’autres termes, et dans cette perspective, la forêt est une femme. Il n’est donc pas étonnant de constater la présence de créatures féminines en tous genres en son sein, comme les nymphes9 (toujours nues, toujours soupirantes). Il arrive même que leur corps ne fasse qu’un avec la forêt : c’est le cas de la nymphe Écho dans les Métamorphoses d’Ovide par exemple, qui se retrouve alors biologiquement assimilée à cette entité. Il est important de noter que cette tradition sexiste concerne uniquement des femmes blanches, parangon de la féminité fragile, délicate et romantique. Toutes les œuvres précédemment mentionnées font partie du corpus littéraire classique enseigné au lycée en France. Depuis tou·te·s petit·es, nous avons donc (dans un contexte où, rappelons-le, nous n’avions jamais réellement pénétré dans un bois) reçu des images et des textes qui ont construit et sans cesse réactualisé cette unité monolithique, « la forêt ».
En tant que corps racisés, nous étions plutôt assignés à l’exotique, au désert, aux tropiques, bref aux espaces de danger, mais certainement pas à la forêt comme lieu de méditation et d’amour romantique, ou de minauderies délicates. Elle s’est donc dessinée loin, voire contre nous. Par conséquent, nous n’y avions pas notre place et n’avions rien à dire dessus. Ainsi, notre héritage est significativement nourri de récits d’hommes blancs angoissés, qui désirent trouver un sens à leur vie dans une nature intouchable, préservée, virginale, secrète mais néanmoins séduisante et féminine. Nous n’affirmons pas que ces visions sont les seules qui existent en Europe, mais ce sont elles qui dominent et qui sont au centre des dispositifs de production de connaissance : en ce sens on peut parler de représentation hégémonique.
À la conquête du sauvage
« La guerre virile ou l’amour romantique, voilà le choix qui est proposé : la forêt ne peut exister qu’en tant qu’objet de contemplation ou de conquête. »
À rebours de l’idéalisation romantique de la forêt existe une vision tout à fait négative et dangereuse de celle-ci ; en fait, ces deux pôles sont les deux faces d’une même pièce, car la colonisation s’accompagne toujours de processus de romantisation et de diabolisation de l’Autre, qui agissent conjointement. Si la forêt est construite comme harmonie naturelle dans laquelle l’homme-poète trouve un espace où déployer son esprit, elle peut vite se transformer en contrée terrifiante et pleine de périls. Elle se fait désormais jungle, territoire sauvage, espace hostile par excellence. Là, les poètes tourmentés font place aux aventuriers intrépides, bravant les dangers inhérents à cette nature récalcitrante, cet « enfer vert ». Aldous Huxley, dans son texte « Wordsworth sous les tropiques10 », rappelle la réalité profondément difficile de la forêt tropicale, et fait une critique acerbe des romantiques qui l’idéalisent. Pour lui, le mouvement romantique rend facile l’amour de la nature, car « il est facile d’aimer un ennemi faible et déjà vaincu, mais un ennemi non vaincu, avec qui l’on est encore en guerre, un ennemi impossible à vaincre, toujours actif, celui-là n’est pas aimé, ne doit pas être aimé11 ».
La guerre virile ou l’amour romantique, voilà le choix qui est proposé : la forêt ne peut exister qu’en tant qu’objet de contemplation ou de conquête. Dans les deux cas, elle représente toujours cet Autre absolu. Au sein du projet colonial européen du XVIe siècle, la forêt devient assimilée à celles et ceux qui l’habitent : se forme alors une entité naturalisée, sauvage, un hors-civilisation hostile. Dans son recueil d’entretiens sur l’anarcho-indigénisme, Francis Dupuis-Déri note : « Les autorités européennes coloniales craignaient donc les défections ou l’ensauvagement
, un terme qui évoquait la vie animale des bois, la bestialité, une manière dénigrante de reléguer les Autochtones à l’animalité, voire à la forêt12. » De telles représentations sont encore solidement ancrées dans nos productions contemporaines. Le célèbre film italien Cannibal Holocaust13 (1980) incarne parfaitement cette crainte : il met en scène la recherche de quatre reporters disparus dans la jungle, dont on comprendra qu’ils ont rencontré des tribus cannibales. Le film inaugurait certes un genre inédit dans le cinéma d’horreur, mais il contribuait en même temps à entretenir une image (littérale, visuelle, cinématographique) raciste des populations indigènes qui vivent avec les forêts. Ces dernières, reléguées en-dehors de l’humanité, appartiennent au bestial et au féroce : les pratiques du sacrifice humain et du cannibalisme apparaissent comme les traits saillants de leurs cultures « primitives », cachées au cœur d’une sylve menaçante. Ces représentations sont bien toujours d’actualité, ainsi que le racisme à l’égard des communautés indigènes d’Abya Yala, le nom choisi par les nations indigènes d’Amérique pour désigner le continent14. Au Mexique, la Ley de Derechos y Cultura Indígena (« Loi des Droits et culture indigène ») a soulevé il y a à peine quelques années d’intenses critiques. « Ses détracteurs, depuis le milieu académique jusqu’à celui de la politique, ont dépeint les peuples indigènes comme antidémocratiques et attardés, argumentant que si on leur accordait l’autonomie, l’on pourrait même assister à un retour aux sacrifices humains15
. » Cette vision coloniale de l’Autre inverse les rôles par un tour de force décapant : le danger ne vient pas du colon armé, mais de la forêt et de celles et ceux qui vivent en son sein, les ensauvagé·es qui vivent hors de la « civilisation ». La forêt est alors indomptable, elle échappe, elle représente le chaos, de la même manière que les peuples du « Nouveau Monde » représentent un espace désordonné et illisible pour le projet colonial religieux européen16.
Dans une binarité de genre sans cesse réaffirmée, le passage dans l’espace forestier constitue un moment-clef dans la construction d’une masculinité reconnue et triomphante. Qu’il s’agisse d’un vocabulaire belliqueux ou amoureux, la forêt est construite dans une discursivité à la fois sexiste et coloniale. Ces visions sont toujours actives dans des travaux de reporters et naturalistes qui se revendiquent pourtant de luttes écologiques. On a en tête ces images d’arbres aux couleurs vertes saturées, ou plus récemment celles des mégafeux qui ont touché l’Amazonie, le Canada ou la Californie. Ces images se basent sur une stratégie de choc visuel, de catastrophisme aux accents apocalyptiques17. Toutefois, concrètement, peu d’actions sont engagées aujourd’hui pour réinvestir les espaces forestiers, et les peuples autochtones sont encore très peu sollicités dans les instances décisionnaires. C’est donc toujours une attitude sentimentale, individualiste, entre terreur et repentance, qui prévaut dans nos relations à la forêt : on se rappelle l’émoi général sur les réseaux sociaux pendant les récents mégafeux. Nous ne nous reconnaissons pas dans cette attitude ; nous souhaitons plutôt critiquer ce discours hégémonique afin de dénoncer ce qu’il provoque : une inaction politique. La forêt ne peut plus être dite et pensée en ces termes et dans cet héritage, c’est à dire « avec les outils du maître18 ». Il nous appartient de fissurer cette entité monolithique au profit d’une multiplication des histoires, loin d’un récit unique qui utilise la forêt comme un miroir de l’humanité, du genre masculin ou de la race blanche. Les forêts se conçoivent nécessairement au pluriel.
De la plantation au marronnage : s’émanciper du récit unique de « la » forêt
Les forêts sont au fondement de la société esclavagiste sur laquelle étaient érigées les colonies françaises en Amérique. Une fois que les colons s’étaient autoproclamés monarques ou gouverneurs d’une île, il leur fallait habiter la terre. C’est à partir de l’abattage du bois que l’habiter colonial, cette manière violente, destructrice et raciste d’occuper l’espace, commence19. Il se poursuit par une construction en surplomb de la plantation : c’est la résidence du maître. Quant aux esclaves, ils et elles sont forcé·es à vivre sur les plantations dans les « cases à nègres » à proximité immédiate des champs. Le maître esclavagiste à qui est confiée l’exploitation en devient également le propriétaire foncier. Ainsi, la mise en place de la propriété privée va de pair avec une parcellisation des terres répétée à l’envi20 : l’économie de la plantation se caractérise par le défrichage d’une terre boisée, une monoculture intensive jusqu’à épuisement, avant de se déplacer sur une autre parcelle et de réitérer l’opération.
« Les forêts sont au fondement de la société esclavagiste sur laquelle étaient érigées les colonies françaises en Amérique. »
Ce modèle s’est suffisamment répandu aujourd’hui pour parler de « plantationocène21 ». Nous pouvons encore constater la toxique homogénéité de cette agriculture aux Antilles : les champs de bananes à perte de vue ont simplement remplacé les champs de cannes. D’hier à aujourd’hui, les colonies ont été un terrain de jeu pour les expérimentations agronomiques. En témoigne la création des jardins d’essais coloniaux au XIXe siècle22. Leur objectif était de coordonner les expérimentations sur les végétaux issus des colonies. Les chercheurs cultivaient donc sous serre des plants tropicaux qui étaient ensuite envoyés aux quatre coins de l’empire colonial afin d’améliorer et de rentabiliser les cultures. De cette pratique de la biologie et de la chimie, visant une exploitation inconsidérée des terres et des êtres, découlent les contaminations de notre siècle comme celle du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe23.
Au cœur de la tempête esclavagiste qui s’abat sur les Antilles entre le XVIe et le XIXe siècle, il est un vent contraire, un vent de résistance qui souffle dans les canopées des régions colonisées : le vent des marron·nes. Les marron·nes étaient des esclaves qui s’échappaient des plantations pour former des communautés autonomes dans les forêts. Celles-ci, temporaires ou permanentes, se nommaient quilombos au Brésil, palenques en Colombie, et les esclaves en fuite, maroons ou marrons selon qu’on se trouvait dans les Antilles anglaises ou françaises24. On parle alors de « grand marronnage » lorsqu’il s’agit de communautés relativement grandes et pérennes. Cette manière, qui n’est pas la seule, d’occuper les forêts, illustre à quel point ces dernières offrent un espace de protection et de clandestinité face à une autorité. C’est le premier espace dans lequel les marron·nes vont se réfugier. Loin d’être une simple (mais nécessaire) fuite face à la violence du système esclavagiste, elles sont pour le marronnage un lieu d’émancipation pratique et spirituelle. En effet, les plantations étaient le plus souvent installées en lisière de forêts. Ces dernières représentaient alors une frontière, un horizon indépassable pour les esclaves enfermé·es dans le travail obligatoire et répétitif.
C’est en franchissant cette zone interdite que la forêt devient pour les marron·nes un espace refuge. Là, il devient possible de se dérober au pouvoir, de disparaître entre les mornes25, les lianes qui tombent depuis les cimes, les mangroves, les herbes hautes qui ondulent au sol. C’est un vaste espace en trois dimensions qui se dessine face à l’horizontalité de la monoculture, où tout doit être visible pour les maîtres, du travail aux champs à celui des ateliers en passant par la vie privée quasi-inexistante, réduite à la case. Sur la plantation, tout est administré, borné dans le temps et l’espace. La vision qui est celle du marronnage, tout en sinuosités et en multiplicités, s’exprime à rebours de la conception littéraire abstraite et idéale de la forêt : cette dernière cesse d’être le lieu de la méditation à la pensée unique, pour devenir un espace au dialogue fécond, où ses avantages et ses difficultés font pleinement partie de l’existence des humain·es. Il n’est plus question de traverser la forêt, mais bien de collaborer avec elle et en son sein.
Ainsi, en tant qu’espace de refuge, la forêt permet de se soustraire à la temporalité et au rythme imposé par l’État et son système esclavagiste. La fugue dans ses entrelacs est, pour celles et ceux qui la pratiquent, une évasion vers un ailleurs interdit qui échappe à un extérieur violent. Car seul·e dans les bois, la fuite n’est finalement plus qu’une esquive éphémère, le mouvement bref et suspendu du ou de la fugitive. C’est là que se dessine la possibilité de la fabrication d’un autre monde. En effet, les marron·nes peuvent y construire une temporalité nouvelle où ils et elles retrouvent la maîtrise de leurs actes, de leurs choix, de leurs itinéraires sur le plan spatial mais surtout politique. Alors, un dilemme se pose : quitter la forêt-refuge et retourner à la plantation (les courtes absences étant considérées comme inévitables, elles sont tolérées tant qu’elles n’excèdent pas quelques jours26, ou choisir la forêt clandestine et fonder une communauté marronne.
« Lorsque la forêt disparaît, c’est tout ce qui y pousse, ce qui y vit et ce qui s’y organise qui finit par revenir dans le giron de l’État. »
C’est donc depuis les forêts que s’amorcent les tentatives de se libérer, indispensables à la fondation d’un ailleurs écologique et politique. Là, l’installation d’un camp marron signe le basculement d’un refuge temporaire vers l’entrée en clandestinité permanente. Celle-ci se base sur l’effacement de l’itinéraire : le chemin vers le camp, les pas dans la boue, les branchages cassés pendant la fuite sont occultés. Mais aussi l’effacement d’un système de domination qui retenait encore l’esclave dans la plantation. Les forêts offrent ainsi un camouflage en rupture avec le monde auquel on s’est dérobé afin d’empêcher l’État et le système esclavagiste de faire leur retour dans les esprits et les idées. C’est à partir de ce modèle clandestin que les marron·nes échappent à un système, façonnent un lieu de lutte contre une manière asservissante d’habiter le monde.
Surveiller et couper
C’est en ce sens que la déforestation, quant à elle, possède une double fonction dont on constate encore les désastres aujourd’hui. La première, et la plus courante, est la destruction à des fins de profits capitalistes : car que sont les forêts, les arbres, les plantes et leurs habitant·es de toutes espèces, sinon des ressources inexploitées, nuisibles à l’accroissement du capital ? Dès lors, de la conquête de nouveaux profits par le déboisement découle une deuxième fonction : le contrôle et la surveillance. La déforestation réalise l’exercice brutal d’annihiler l’esquive du ou de la fugitive. Raser les bois et les forêts met fin au relief refuge de ces espaces. C’est une entreprise qui permet à l’État de maintenir sa surveillance et de ramener tout ce qui est forêt, vivant ou non, à un système à vocation productiviste. Elle rend possible la maîtrise (ou l’anéantissement) d’un espace toujours pensé comme un « en-dehors », un « hors de portée » qui, jusque là, se passait sous les radars. Lorsque la forêt disparaît, c’est tout ce qui y pousse, ce qui y vit et ce qui s’y organise qui finit par revenir dans le giron de l’État.
Au moment où nous écrivons ces mots, nos convictions anarchistes, bien qu’elles se soient façonnées entre l’urbain et le péri-urbain, s’agitent pour et envers les forêts. Celles-ci deviennent pour nous aussi des espaces qui protègent, plus encore que des espaces à protéger. Les forêts doivent s’étendre face au fichage policier et au traçage numérique. Lorsque nous avons l’occasion de nous balader en forêt, où notre smartphone ne capte aucun signal, nous y voyons déjà une invitation à nous dissimuler. Il s’agit déjà d’une opposition partielle mais bien réelle à l’État qui, aux côtés des opérateurs téléphoniques, déploie tout un arsenal d’antennes 4G/5G.
Ainsi, les forêts étaient en premier lieu un espace qui donne une chance de fuite, d’esquive, d’éclipse, de dérobade, autant de pratiques de résistance indispensables face à l’exploitation inhérente au système esclavagiste dont notre État colonial est l’héritier aujourd’hui. D’ailleurs, en créole, on parle de lyannaj pour désigner la multiplicité des relations. Cette métaphore végétale rappelle l’histoire hybride des maron·nes avec les forêts d’hier, autant que les occupations de résistant·es dans les bois d’aujourd’hui. La liane est l’expression de ce lien, de la résistance comme esquive, de la multiplicité des liaisons inter-espèces qui font forêt, et dans le mot lyannaj réside cette complexité, comme le rappelle le philosophe et anthropologue Dénètem Touam Bona. « Tout en variations créatrices, en zigzag, ici et là, par-dessus, par-dessous, par les interstices des rochers ou les tremplins des souches, la ligne de fuite du lyannaj parcourt tous les étages de la forêt, sans priorité ni hiérarchie, enchâssant des formes de vie a priori sans rapport. […] une multitude de vivants empruntent et recréent, à chaque instant, les routes fractales du lyannaj. […] Par son parcours vertigineux, la liane incarne aussi le pouvoir de traverser
et d’être nourrie par ce que l’on traverse (et vice versa)27. » C’est depuis ces routes sinueuses que de nouvelles histoires de forêts pourront recomposer nos imaginaires.
Les forêts se dégagent ainsi du rôle de simple « objet de représentation » et deviennent des collaboratrices effectives d’un changement social au sein duquel la clandestinité et la radicalité sont centrales. Aujourd’hui, les multiples occupations des bois par des militant·es qui défendent d’autres manières d’habiter les terres, du bois Lejuc à Bure jusque la forêt de Hambach28 en Allemagne, retentissent de ces revendications. Pourtant, on ne peut s’empêcher de constater qu’il s’agit d’espaces majoritairement blancs, où l’on décèle parfois encore des discours protectionnistes voire romantiques. Pour compter les forêts non pas comme de simples espaces mais comme des alliées stratégiques contre un État capitaliste et colonial, nous incombe une responsabilité collective de raconter des histoires dont les descendant·es de colonisé·es sont les sujets29. Il appartient à celles et ceux qui détiennent les moyens de diffusion de modifier les termes du discours afin d’en faire un outil redoutable qui ne délaisse jamais l’anticolonialisme pour l’anticapitalisme, au risque de blanchir les luttes et de nous les rendre, à nouveau, étrangères.
Ce texte est issu du n° 15 de la revue Z, « Montagnes limousines — Forêts désenchantées », parue en mai 2022.
Photographies de bannière et de vignette : Maya Mihindou
- Je suis une maudite sauvagesse / Eukuan nin matshi-manitu innushkueu, Mémoire d’encrier, 2020[↩]
- Non plus que pour « l’Orient », nous ne croyons pas qu’il n’existe quelque chose comme un bloc nommé « Occident ». Historiquement, l’Occident s’est construit selon une discursivité discrète, éclatée géographiquement et souvent à travers des aspirations irréconciliables (la tension démocratie-impérialisme par exemple). Après de longues lectures, et notamment celles de David Graeber, nous affirmons que l’Occident n’a rien d’essentiellement spécifique : la valorisation de la rationalité, de la logique, une masculinité hétérosexuelle colonisatrice, un individualisme écrasant, une prétention à l’universalité ne sont en rien « par essence » occidentaux. En revanche, ces histoires ont été propagées depuis des siècles grâce à des dispositifs narratifs importants, soutenus par une production culturelle continue, et aujourd’hui mondialisée. Là, l’Occident peut alors constituer son identité, à la seule condition de la réactualiser sans cesse (c’est dire comme elle est solide). C’est précisément pour cela que nous nous intéressons aux traditions littéraires et philosophiques qui ont donné forme à ce que l’on appelle aujourd’hui, sans aucun fondement sérieux, « la culture occidentale ». De façon analogue, Léonora Miano parlera d’« occidentalité » pour désigner un projet qui « fonde ses relations avec les peuples du monde sur l’invasion, la prédation, la domination, la spoliation, et, souvent, le meurtre ». Là encore, il s’agit davantage d’un projet politique que d’une simple localisation géographique. Enfin, il convient de rappeler que les politiques coloniales occidentales se sont déployées à l’intérieur même du continent : chasse aux sorcières, enclosures, et mise en exploitation de pans entiers de populations, avant d’exporter ce projet à l’extérieur sous la dynamique impérialiste.[↩]
- Voir leur site : federation-rangersdefrance.fr. La Fédération des Rangers de France se réclame de l’héritage des rangers aux États-Unis, s’autoproclamant protecteurs de l’environnement ; ils s’apparentent en fait davantage à une cavalerie patrouillant dans les forêts.[↩]
- Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Flammarion, 2011 [1782], Henri-David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Albin Michel, 2017 [1854].[↩]
- William Turner, The Forest of Bere, 1808.[↩]
- Ainsi dans le poème « Correspondances », dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Gallimard, 2019 [1857].[↩]
- « Vous m’avez vu cent fois, dans la vallée obscure / Avec ces mots que dit l’esprit à la nature / Questionner tout bas vos rameaux palpitants / Et du même regard poursuivre en même temps / Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbe profonde / L’étude d’un atome et l’étude du monde. / Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu, / Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme et chercher Dieu ! », « Aux Arbres », dans Victor Hugo, Les Contemplations t. 1, Gallimard, 2019 [1856].[↩]
- Par un texte édifiant écrit en 1995, (« The Trouble with Wilderness », Environmental History, vol. 1, n° 1, janvier 1996, p. 7-28), l’historien de l’environnement William Cronon montre combien l’idéologie de la wilderness a influencé toute la philosophie environnementale étasunienne. Dans son œuvre, il présente la wilderness comme l’antithèse de la civilisation, l’espace qui permet de retrouver la liberté la plus pure, un Éden rédempteur face à l’artificialité de nos existences.[↩]
- On peut prendre pour exemple, dans la peinture classique, La nymphe de la forêt, La joueuse de flûte ou Pandore, de Charles Amable Lenoir.[↩]
- Aldous Huxley, « Wordsworth in the Tropics », Do What You Will, Chatto and Windus, 1956 [1929], p. 113-129.[↩]
- Ibid., cité dans « L’environnementalisme des riches », Ramachandra Guha et Juan Martinez Alier.[↩]
- Francis Dupuis-Déri, L’Anarcho-indigénisme, textes rassemblés, Lux, 2019.[↩]
- Ruggero Deodato, Cannibal Holcaust, 1980, 98 min.[↩]
- Abya Yala signifie « terre de vie », « terre de pleine maturité », en langue kuna.[↩]
- La Jornada, 4 mars 1997.[↩]
- D’ailleurs, les représentations des populations autochtones au XVe siècle émergent lors de débats sur la nature des sociétés des forêts de l’Est de l’Amérique du Nord. Les Eastern Woodlands sont au cœur des discussions en Europe sur ce que sont les autochtones, comment ils et elles vivent, et quelles sont leurs coutumes. Fait intéressant, les forêts font d’emblée partie intégrante du débat et sont assimilées aux identités des peuples autochtones.[↩]
- Ainsi du travail de Rémy Dupouy, « naturaliste », et dans une certaine mesure de Yann-Arthus Bertrand. Les images qu’ils produisent sont celles d’une forêt démesurée présentée comme une entité radicalement autre, stupéfiante et sauvage. Pour nous, c’est la même tradition romantique-coloniale qui est à l’œuvre.[↩]
- Formule de l’écrivaine Audre Lorde qui nous invite à réaménager nos cadres de pensée et d’action au lieu de réutiliser des outils hérités de structures racistes et oppressives, qui limitent par définition notre champ de portée politique.[↩]
- Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, 2019.[↩]
- Jacques Dion, « Archives de la plantation aux Antilles », In Situ, 2013.[↩]
- Donna Haraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making Kin », Environmental Humanities, vol. 6, 2015, p. 159-165.[↩]
- Mina Kleiche et Christophe Bonneuil, Du jardin d’essai à la station expérimentale, 1880 – 1930, CIRAD, 1993.[↩]
- Le chlordécone est un pesticide utilisé pour lutter contre le charançon du bananier en Guadeloupe et Martinique. Les békés (descendants des premiers colons), qui détiennent la quasi-totalité des exploitations agricoles, ont épandu ce produit de 1972 à 1993, avec la complicité de l’État, alors que sa toxicité était connue depuis les années 1960. Il en résulte un empoisonnement pour plusieurs centaines d’années des rivières, des terres, des fruits et légumes qui y poussent et de 95 % de la population.[↩]
- Flávio Dos Santos Gomès, Quilombos. Communautés d’esclaves insoumis au Brésil, L’Échappée, 2018.[↩]
- Aux Antilles, les mornes sont des petites montagnes ou des collines isolées et très boisées.[↩]
- Françoise Lemaire, « Le marronnage », L’Histoire par l’image, 2007.[↩]
- Dénètem Touam Bona, « Lignes de fuite du marronnage. Le
lyannaj
ou l’esprit de la forêt », Multitudes, vol. 70, n° 1, 2018, p. 177-185.[↩] - Depuis 2012, la forêt est occupée par des militants qui s’opposent à un projet de mine de charbon à ciel ouvert, première source de gaz à effet de serre d’Europe. La forêt de Hambach devient par conséquent une ZAD de premier plan dans les luttes écologistes européennes. Lors d’une opération de violente expulsion impliquant des centaines de policiers, un militant, Steffen, trouve la mort en 2018 lors d’une chute d’un arbre.[↩]
- Un exemple récent est celui de la forêt pluviale de Fairy Creek, Ada’itsx au Canada, sur le territoire de la nation Pacheedaht.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre article « Pyrénées : contre une scierie industrielle, défendre la forêt », Loez, octobre 2020
☰ Lire notre traduction « Des graines fugitives », Christian Brooks Keeve, juillet 2020
☰ Lire notre témoignage « Brûler des forêts pour des chiffres », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec François-Xavier Drouet : « La forêt est un champ de bataille », octobre 2018
☰ Lire notre entretien avec Jean-Baptiste Vidalou : « La Nature est un concept qui a fait faillite », février 2018