Pyrénées : contre une scierie industrielle, défendre la forêt


Texte inédit | Ballast

Après cinq mois de pré­pa­ra­tion, un impor­tant week-end de mobi­li­sa­tion s’est tenu dans plu­sieurs val­lées des Pyrénées, les 10 et 11 octobre der­nier. À l’initiative ? le col­lec­tif Touche pas à ma forêt. 2 500 per­sonnes se sont ain­si ras­sem­blées — avec pour épi­centre la com­mune de Lannemezan, lieu pré­vu pour l’im­plan­ta­tion d’une méga‑scierie du groupe indus­triel ita­lien Florian. En s’op­po­sant à ce pro­jet, c’est une alter­na­tive à l’ex­ploi­ta­tion pro­duc­ti­viste qui se des­sine aus­si. Reportage, entre marches dans la forêt, confé­rences, débats et concerts. ☰ Par Loez


La pluie fine et drue n’au­ra pas décou­ra­gé les sou­tiens. 1 300 marcheur·ses venu·es des cinq dépar­te­ments pyré­néens, ain­si que quelques Catalans, sont par­tis dimanche matin du vil­lage de Capvern, en Occitanie. Ponchos sur la tête et para­pluies déployés, ils se retrouvent sur un pré her­beux de la zone indus­trielle de Lannemezan, près du site qui pré­voit d’ac­cueillir un pro­jet de méga-scie­rie. Béret vis­sé sur la tête et verbe acé­ré, Pascal Lachaud, maire-adjoint PCF de Capvern, et l’un des porte-parole du col­lec­tif Touche pas à ma forêt, les accueille avec ces mots : « Hêtres des forêts de l’Ortet, de Benquet, d’Esparros, hêtres très vieux des forêts du Baget, de la Soule, mes amis hêtres du Couserans, de Castillon, d’Audressein, hêtres tumul­tueux et noueux du Comminges, d’Encausse, amis du Salat et de Tarascon, de la Chalabre, des Gaves, des val­lées de Campains et d’Aure, je vous salue. » Il pour­suit : « Amis hêtres du monde et citoyens de la Terre, vous avez répon­du pré­sent pour appe­ler à vivre dignes dans une socié­té qui ne veut plus de nous. » La veille, près de 1 200 per­sonnes ont rejoint les marches orga­ni­sées, de Saint-Girons à Bagnère-de-Bigorre, en pas­sant par Aspet. Là, Daniel, fores­tier retrai­té et syn­di­ca­liste du SNUPFEN1, syn­di­cat majo­ri­taire de l’Office natio­nal des forêts et membre de l’Union syn­di­cale Solidaires, raconte la forêt au fil de la déam­bu­la­tion : une lec­ture sen­sible où s’en­tre­mêlent acti­vi­tés humaines, ani­males et végé­tales, tem­po­ra­li­tés des arbres et des hommes.

« La mobi­li­sa­tion a été pour beau­coup de citoyens une occa­sion de reprendre une place, de reprendre notre pou­voir de déci­sion. »

Piloté par la Communauté de com­munes du pla­teau de Lannemezan (CCPL), le pro­jet TRIESTE a pour but l’installation sur le ter­ri­toire d’une usine du groupe ita­lien Florian, mul­ti­na­tio­nale de la filière bois. Celle-ci devrait pro­duire 50 000 m3 par an de bois d’œuvre, des­ti­né à l’a­meu­ble­ment ou à la construc­tion, pen­dant 10 à 15 ans. À l’o­ri­gine de cette entre­prise, on trouve Bernard Plano, pré­sident de la CCPL et maire de la ville ; en 2018, il a créé l’as­so­cia­tion Bois Occitanie afin d’i­ni­tier des pro­jets indus­triels. En décembre 2019, il pré­sente TRIESTE à la com­mis­sion éco­no­mique du Conseil com­mu­nau­taire « sans aucune concer­ta­tion ni débat avec les élus », comme le rap­pel­le­ront plu­sieurs intervenant·es au cours du week-end. Le même mois, une charte d’engagement est signée entre bailleurs de fonds publics, four­nis­seurs de bois et déci­deurs poli­tiques, par­mi les­quels la région Occitanie et le CCPL. Parallèlement à la scie­rie envi­sa­gée, la socié­té Lannemezan Bois Énergie rem­porte en 2019 un appel d’offres pour construire une cen­trale bio­masse, qui serait ali­men­tée par les bois non uti­li­sés par la scie­rie et ses déchets. 30 000 m3 par an de bois seraient néces­saires chaque année pour pro­duire 2,5 MW2 d’électricité et 7 MW de cha­leur. Les défen­seurs du pro­jet mettent en avant une sup­po­sée sous-exploi­ta­tion des forêts pyré­néennes, ain­si que la créa­tion d’emplois induite par l’im­plan­ta­tion de l’in­dus­triel. Un dis­cours qui s’ins­crit dans la lignée du Programme natio­nal de la forêt et du bois3, dans lequel on apprend que « la forêt est une manne éco­no­mique impor­tante », qu’elle est « actuel­le­ment sous-uti­li­sée » et qu’il faut « l’a­dap­ter aux besoins du mar­ché ». Des argu­ments que ne par­tagent pas les oppo­sants à l’ins­tal­la­tion de Florian.

Capitaux contre écosystème

Depuis que Pascal Lachaud a le pre­mier lan­cé l’a­lerte, la petite com­mune de Capvern est à la pointe du com­bat. Pour le week-end de mobi­li­sa­tion, le maire a auto­ri­sé l’u­sage du gym­nase muni­ci­pal et du par­king afin d’ac­cueillir les cen­taines de sou­tiens venus de tous les Pyrénées. 44 asso­cia­tions, pro­fes­sion­nels de la forêt, syn­di­cats, par­tis poli­tiques se sont fédé­rés au sein du col­lec­tif Touche pas à ma forêt, fon­dé en février 2020 pour lut­ter contre le pro­jet du groupe Florian. À quoi il faut ajou­ter nombre de « simples citoyens », comme le sou­ligne Mathilde, jeune femme d’une tren­taine d’an­nées qui les repré­sente par­mi les quatre porte-parole dési­gnés par le col­lec­tif — deux femmes et deux hommes. À côté d’elle se trouvent Pascal Lachaud, Christine Monlezun, maire de Fréchandet, et Dominique Dall’Armi, syn­di­ca­liste fores­tier du SNUPFEN. Pour Mathilde, la lutte est aus­si bien sociale qu’é­co­lo­gique : « Je fais par­tie d’une géné­ra­tion qui doit se construire dans ce monde qui ne nous fait pas rêver, dans lequel c’est dif­fi­cile de se pro­je­ter. Le constat est grave, la pla­nète s’en­flamme, les hommes souffrent, les droits sociaux dis­pa­raissent, la nature se révolte. » Et d’in­sis­ter durant sa prise de parole, à la fin de la marche : « Dans ce contexte com­pli­qué, la mobi­li­sa­tion a été pour beau­coup de citoyens une occa­sion de reprendre une place, de reprendre notre pou­voir de déci­sion. On se dit déci­dons et refu­sons ce qui nous révolte et nous détruit. C’est l’oc­ca­sion de nous enga­ger dans un com­bat qui nous dépasse, celui des capi­taux contre l’é­co­sys­tème. C’est l’oc­ca­sion aus­si de nous ras­sem­bler, de créer du lien, de nous sen­tir sou­te­nus, sur­tout dans ces périodes de dis­tan­cia­tion sociale. »

[Manifestation de Capvern à Lannemezan contre le projet Florian, par Loez]

D’emblée, Touche pas à ma forêt cherche à ins­tal­ler la lutte dans la durée, et à ras­sem­bler le plus de monde pos­sible autour de celle-ci. Le groupe s’ap­puie sur un fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique — à l’in­verse de la façon dont le pro­jet a été pré­sen­té, sans consul­ta­tion citoyenne à la CPPL. Le dimanche après-midi, un débat a lieu à Capvern pour per­mettre à tout un·e chacun⋅e de prendre la parole, et d’a­van­cer les alter­na­tives pos­sibles. L’affluence au sein d’un public varié témoigne ici de l’in­té­rêt por­té au débat ; les opi­nions diverses s’ex­priment sans rete­nue. Tous les âges sont pré­sents, ain­si que de nom­breuses sen­si­bi­li­tés poli­tiques. Le com­bat ras­semble les habitant·es de plu­sieurs val­lées : un fait peu com­mun. S’attaquer aux forêts, c’est tou­cher une conscience popu­laire lar­ge­ment par­ta­gée sur l’im­por­tance des arbres, aus­si bien pour l’en­vi­ron­ne­ment que pour les humains. C’est aus­si faire vibrer un atta­che­ment pro­fond des Pyrénéen·nes à leur mas­sif et à la nature. Mathilde le sou­ligne en repre­nant un slo­gan désor­mais fameux : « On ne défend pas la nature, c’est la nature qui se défend. » Le com­bat s’ins­crit dans une tem­po­ra­li­té des luttes mar­quée par les expé­riences pas­sées, dont celle de la ZAD de Sivens, à un moment où la réa­li­té du dérè­gle­ment cli­ma­tique devient de plus en plus sen­sible, après des mou­ve­ments sociaux forts. Les pra­tiques d’as­sem­blées citoyennes, comme celles des gilets jaunes, ren­contrent les capa­ci­tés orga­ni­sa­tion­nelles de militant·es chevronné·es du PCF et le pro­fes­sion­na­lisme des syn­di­ca­listes fores­tiers. Une des grandes forces du col­lec­tif vient de l’ar­ti­cu­la­tion de diverses cultures mili­tantes avec celle des tra­vailleurs de la forêt : en résulte un dis­cours riche et étayé, qui prend en compte à la fois les dimen­sions éco­lo­giques, poli­tiques, syn­di­cales, sociales de la mobi­li­sa­tion en cours. Des ana­lyses détaillées de l’im­pact du pro­jet ont ain­si été expo­sées au public lors des dif­fé­rentes confé­rences du week-end.

Un miroir aux alouettes

« S’attaquer aux forêts, c’est tou­cher une conscience popu­laire lar­ge­ment par­ta­gée sur l’im­por­tance des arbres, aus­si bien pour l’en­vi­ron­ne­ment que pour les humains. »

Touche pas à ma forêt dénonce d’a­bord la sur­ex­ploi­ta­tion annon­cée des forêts pyré­néennes, inca­pables de pro­duire la quan­ti­té de bois exi­gée par Florian sur 10 ans. Le hêtre est un bois fra­gile, sen­sible à la cha­leur : s’il n’est pas cou­pé à la bonne période de l’an­née, il peut se fendre. Seulement 20 % envi­ron du hêtre cou­pé est apte à deve­nir du bois d’œuvre de qua­li­té A et B (sur une échelle allant jus­qu’à D). Or Florian ne s’in­té­resse qu’aux deux pre­mières. Ainsi, pour pro­duire 50 000 m3 par an, il fau­drait au bas mot cou­per cinq fois plus de volume — près de 250 000 m3 par an, et ce sur une durée de 10 ans. Un chiffre colos­sal, explique Dominique Dall’armi, au regard des 8 000 m3 de hêtres cou­pés en 2018 dans les forêts pyré­néennes. Si nombre de pro­fes­sion­nels de la filière bois s’ac­cordent à dire que ce volume pour­rait être supé­rieur, tous estiment que la forêt ne sera pas en mesure de four­nir les volumes néces­saires. Dominique Dall’armi l’in­dique : 80 % de la forêt fran­çaise a moins de 150 ans. La forêt pyré­néenne, née sur le char­bon­nage, compte seule­ment 4 % de vieille forêt4. Le gros bois, c’est-à-dire les vieux arbres, ceux qui inté­ressent les scieurs, y sont déjà exploi­tés et en quan­ti­té limitée.

Élargissant la pers­pec­tive, il rap­pelle que la forêt est un lieu vivant, abri­tant des mil­liers d’es­pèces. Leur sur­vie est étroi­te­ment liée au bois et notam­ment au bois mort qui, en se décom­po­sant, forme l’hu­mus et per­met le déve­lop­pe­ment des insectes et cham­pi­gnons — les­quels repré­sentent près d’un quart de la bio­di­ver­si­té en forêt. La sur­vie de celle-ci dépend donc de la quan­ti­té de bois mort et de gros bois, celui-là même que Florian veut trans­for­mer en planches. Idéalement, il en fau­drait près de 50 m3 par hec­tare — la moyenne fran­çaise est à 15 m3. De même, si on ne laisse pas suf­fi­sam­ment de gros arbres en forêt, le nombre d’es­pèces qui y vivent s’en trouve for­te­ment réduit. En cou­pant des arbres vieux de 100 à 150 ans, Florian vien­drait dés­équi­li­brer un fra­gile éco­sys­tème. Véritables puits de car­bone, les forêts jouent éga­le­ment un rôle impor­tant contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. L’une des manières d’y faire face serait de lais­ser un quart des forêts fran­çaises en libre-évolution5. Or en France, aujourd’­hui, seules 1,7 % des sur­faces fores­tières sont pro­té­gées. Pour les militant·es, il faut donc lais­ser le temps aux arbres de vieillir. Le syn­di­ca­liste fores­tier dénonce le « miroir aux alouettes » du pro­jet Florian : une fois le bois cou­pé, la res­source dis­pa­raît, et il fau­dra attendre très long­temps pour la recons­ti­tuer, le hêtre ayant un cycle de vie de 400 ans. D’où la néces­si­té de se mon­trer plus res­pec­tueux à l’en­droit de ce que peut four­nir la forêt pour s’ins­crire dans la durée. Pour Jean, habi­tant du coin d’une qua­ran­taine d’an­nées venu sou­te­nir la lutte, « une fois le bois cou­pé, Florian s’en va avec les pro­fits et il nous laisse quoi ? ». Et, en cas de défaut d’ap­pro­vi­sion­ne­ment, il est même pré­vu que l’en­tre­prise aille cher­cher du bois jusque dans le Massif central.

[Les gros arbres morts sont indispensables à la biodiversité : en pourrissant, ils forment l'humus où croissent champignons et insectes, par Loez]

Qu’est-il cen­sé adve­nir des 75 % de bois cou­pé inuti­li­sé, des­ti­né à l’in­dus­trie ? Une par­tie ali­men­te­rait une cen­trale bio­masse ados­sée au pro­jet de scie­rie, qui pro­dui­rait cha­leur et élec­tri­ci­té en brû­lant près de 30 000 m3 de bois par an. Fait loin d’être ano­din : le maire Bernard Plano est éga­le­ment pré­sident d’une des socié­tés qui seraient action­naires de cette usine. Si l’Union euro­péenne met en avant le bois comme source d’éner­gie soi-disant peu pol­luante, de nom­breuses ONG et scien­ti­fiques remettent en ques­tion sa pré­ten­due « neu­tra­li­té car­bone ». La com­bus­tion du bois pour­rait dans cer­tains cas s’a­vé­rer plus pol­luante que cer­taines éner­gies fos­siles, si l’on prend en compte le rejet de CO2, les nui­sances entraî­nées par les émis­sions de par­ti­cules fines et les pous­sières… D’autant qu’une fois le bois épui­sé autour de la cen­trale, il faut le faire venir d’ailleurs, occa­sion­nant de fait un coût envi­ron­ne­men­tal plus impor­tant. Bien qu’au­cun lien n’ait pu être démon­tré, certain⋅es mur­murent aus­si que Fibre Excellence, gros indus­triel de la pape­te­rie à la tête d’une usine à Saint-Gaudens, dans la Haute-Garonne, serait dans l’ombre du pro­jet. L’activité de l’u­sine n’a dû son salut, à l’aube des années 2000, qu’aux vio­lentes tem­pêtes qui ont mis à terre grand nombre d’arbres ; il lui faut désor­mais impor­ter du bois d’Amérique du Sud pour sa pro­duc­tion. Il serait beau­coup plus ren­table pour le groupe d’a­voir à dis­po­si­tion un gros volume local de bois d’in­dus­trie, lui per­met­tant ain­si d’af­fi­cher une éti­quette verte…

« Fait loin d’être ano­din : le maire Bernard Plano est éga­le­ment pré­sident d’une des socié­tés qui seraient action­naires de cette usine. »

L’exploitation d’un tel volume de bois demande en sus la construc­tion de routes fores­tières. L’arbre cou­pé devient une grume6, qu’il faut débar­der puis trans­por­ter jus­qu’à la scie­rie. Or, d’a­près une étude de l’ONF, plus de 60 % du bois convoi­té est pour l’ins­tant inac­ces­sible aux engins fores­tiers. Une fois ces routes construites, elles sont rare­ment refer­mées. Et il est peu pro­bable que l’ONF, dont le gou­ver­ne­ment accé­lère la pri­va­ti­sa­tion, ait les moyens de s’en occu­per. Ce sont plus de 10 000 camions par an qui cir­cu­le­raient sur les routes des val­lées pour trans­por­ter les grumes, ce qui occa­sion­ne­ra un sur­coût d’en­tre­tien puis­qu’elles ne sont pas pré­vues pour accueillir autant de cir­cu­la­tion, et des embou­teillages en pers­pec­tive pour les valléen⋅nes.

Touche pas à mes forêts dénonce éga­le­ment le faible impact éco­no­mique d’un pro­jet dont le coût de 11 mil­lions d’eu­ros serait finan­cé à 60 % par de l’argent public, pour seule­ment 25 emplois directs créés dans l’u­sine, et envi­ron 90 emplois indi­rects de scieurs, débar­deurs, chauf­feurs… Florian se char­ge­rait de four­nir les machines. La cen­trale bio­masse ados­sée à l’u­sine coû­te­rait quant à elle 9 mil­lions d’eu­ros pour 18 emplois. Pierre Vertu, du SNUPFEN, relève non sans humour : « C’est moins que la char­cu­te­rie Bares & fils », en réfé­rence à une entre­prise fami­liale bien connue de la région. Selon le col­lec­tif, au-delà du faible nombre d’emplois géné­rés, ces pro­jec­tions ne prennent pas en compte la réa­li­té du sec­teur, déjà for­te­ment pré­ca­ri­sé : main d’œuvre venant du Maghreb, du Portugal, des pays de l’Est, faibles salaires et dan­ge­ro­si­té des métiers (18 morts au tra­vail l’an pas­sé). Sans reva­lo­ri­sa­tion, on peut dou­ter que davan­tage d’emplois recou­rant à la main d’œuvre locale soient créés. Par ailleurs, les petites entre­prises locales ne pour­ront riva­li­ser avec un géant comme Florian : le risque de voir leur travailleurs·es débauché·es et de perdre leur clien­tèle est bien réel. Quant aux pro­prié­taires des forêts, dont les deux tiers sont des com­munes, dif­fi­cile pour le col­lec­tif de croire qu’ils pour­ront négo­cier un bon prix pour leur bois face à une mul­ti­na­tio­nale en quête de pro­fits rapides.

[La forêt pyrénéenne est jeune, moins de 150 ans souvent, et les arbres ont besoin de temps pour grandir, par Loez]

Des métiers, pas des emplois

Le col­lec­tif défend pour sa part une approche mul­ti-usage de la forêt. Son aspect sen­sible et esthé­tique n’est pas oublié ; la forêt apaise, pro­cure un sen­ti­ment de bien-être qu’on ne peut balayer d’un revers de main. Se pro­me­ner en forêt, aller cueillir des cham­pi­gnons, ramas­ser des châ­taignes sont des acti­vi­tés humaines ins­crites dans l’i­ma­gi­naire et les pra­tiques col­lec­tifs. Jean-Baptiste Vidalou, auteur de Êtres forêts, a eu l’oc­ca­sion de l’ex­pli­quer dans nos colonnes : « La forêt est aus­si ce qu’on y fait, ce qu’on y bri­cole, dans le sens d’une com­po­si­tion com­mune de gestes. C’est d’abord cette com­po­si­tion com­mune et située qu’on défend : l’idée d’ancrage. Au regard de la crise géné­ra­li­sée de la pré­sence en Occident, où le sen­ti­ment d’un ancrage au réel tend à dis­pa­raître, il y a des lieux qui pro­duisent encore ce sen­ti­ment à la fois affec­tif et émi­nem­ment poli­tique d’être là. » Une ana­lyse qui expli­que­rait en par­tie l’en­goue­ment sus­ci­té par la lutte pour la sau­ve­garde de la hêtraie pyrénéenne.

« Le projet de méga-scie­rie sym­bo­lise un fonc­tion­ne­ment qui appar­tient au pas­sé, avec la sur­ex­ploi­ta­tion des humains et des forêts. »

Mais Touche pas à ma forêt va plus loin qu’une simple demande d’a­ban­don du pro­jet : le col­lec­tif entend bien pro­po­ser un autre modèle que celui qui domine actuel­le­ment l’é­co­no­mie du bois, com­pa­rable à l’a­gri­cul­ture inten­sive. « Le projet de méga-scie­rie sym­bo­lise un fonc­tion­ne­ment qui appar­tient au pas­sé, avec la sur­ex­ploi­ta­tion des humains et des forêts, avec des expor­ta­tions, des pro­jets à court terme et des des­truc­tions. À l’in­verse, on sou­haite sym­bo­li­ser un chan­ge­ment d’é­chelle, relo­ca­li­ser la pro­duc­tion et la vente, prendre soin des tra­vailleurs et de la bio­di­ver­si­té, réa­li­ser un tra­vail com­mun et à l’é­chelle de tous les citoyens. Pour cela, on déve­loppe un pro­jet alter­na­tif, une ambi­tion alter­na­tive », explique Mathilde. Cela ne peut se faire sans une reva­lo­ri­sa­tion de la filière bois des Pyrénées, construite avec la par­ti­ci­pa­tion d’un maxi­mum d’habitant⋅es, comme l’ex­plique Pascal Lachaud : « On a besoin du débat pour se nour­rir face à l’ad­ver­si­té, pour construire une alter­na­tive sociale et éco­lo­gique. » À leurs yeux, pas de solu­tion sans prendre en compte le fait que les ques­tions envi­ron­ne­men­tales et sociales sont étroi­te­ment liées. Jacques, lui aus­si syn­di­ca­liste fores­tier, explique que la filière bois des Pyrénées est orga­ni­sée de manière hété­ro­gène : quelques PME et des petits scieurs ne peuvent riva­li­ser en puis­sance avec une mul­ti­na­tio­nale comme Florian. Cette hété­ro­gé­néi­té la rend dif­fi­cile à orga­ni­ser, même si l’Union régio­nale occi­tane de la Fédération natio­nale du bois a refu­sé le pro­jet Florian. Parmi les PME, seules trois tra­vaillent le hêtre — un bois qui se vend géné­ra­le­ment mal. Si, un temps, le mar­ché a connu une embel­lie grâce aux expor­ta­tions vers l’Asie, les prin­ci­paux ache­teurs de hêtre pyré­néen sont actuel­le­ment espa­gnols, ita­liens ou por­tu­gais. À l’in­verse de Florian qui pro­jette d’ex­por­ter son bois à l’in­ter­na­tio­nal, il faut, selon le col­lec­tif, réha­bi­li­ter l’u­sage du hêtre comme bois d’œuvre et favo­ri­ser sa trans­for­ma­tion locale en aidant les entre­prises à acqué­rir le maté­riel néces­saire à son exploi­ta­tion, notam­ment pour le séchage du bois. « On doit pou­voir trou­ver du bois local au Bricomarché du coin ! », lance Pascal Lachaud.

Les métiers du bois et les par­cours de for­ma­tion doivent éga­le­ment être reva­lo­ri­sés. « Aujourd’hui on parle d’emplois, et pas de métiers », pour­suit Pascal. « Nous on veut des métiers. Le savoir-faire se négo­cie, pas la force de tra­vail, il y a des mil­lions de chô­meurs à Pôle emploi. » Pour les Pyrénéen·nes mobilisé·es, la reva­lo­ri­sa­tion de la filière bois passe par la révi­sion des conven­tions col­lec­tives et des condi­tions de tra­vail, et ce « afin que la jeu­nesse ne soit pas pré­ca­ri­sée ». Un constat que confirme un jeune homme dans l’as­sem­blée. Malgré son expé­rience dans l’ex­ploi­ta­tion fores­tière, impos­sible pour lui de trou­ver du tra­vail, faute de diplômes exi­gés par les employeurs et des pro­grammes de for­ma­tion décon­nec­tés du ter­rain. Alors que le sec­teur est for­te­ment mas­cu­lin, « il faut aus­si tra­vailler à une fémi­ni­sa­tion du métier » ajoute une jeune femme, applau­die. Développer la filière bois, c’est aus­si diver­si­fier l’é­co­no­mie des val­lées qui repose aujourd’­hui majo­ri­tai­re­ment sur le tou­risme : une acti­vi­té dont on ne peut garan­tir la péren­ni­té, notam­ment avec la dimi­nu­tion de l’en­nei­ge­ment due au réchauf­fe­ment climatique.

[Week-end de lutte contre le projet de méga-scierie du groupe Florian, organisé par le collectif Touche pas à ma forêt, par Loez]

Le bruit média­tique autour du pro­jet et l’é­lar­gis­se­ment des sou­tiens à ses opposant·es semble inquié­ter le groupe Florian. Alors qu’il refu­sait jusque là de s’ex­pri­mer, l’in­dus­triel s’est fen­du d’un com­mu­ni­qué de presse deux jours avant le week-end de mobi­li­sa­tion : il y confirme son impli­ca­tion dans le pro­jet et ajoute que « le groupe Florian n’ef­fec­tue pas d’o­pé­ra­tions met­tant en péril l’en­vi­ron­ne­ment et la dura­bi­li­té éco­lo­gique des forêts ». Pourtant, en juillet, il affir­mait à Reporterre « qu’aucun pro­jet indus­triel n’est actuel­le­ment pla­ni­fié à Lannemezan ». Le même jour, la pré­si­dente de la région Occitanie, Carole Delga, publiait une décla­ra­tion res­sem­blant à un rétro­pé­da­lage. Elle y décla­rait que « la Région se montre tou­te­fois vigi­lante depuis plu­sieurs mois sur l’im­pact qu’il pour­ra avoir sur le tis­su éco­no­mique local ain­si que sur son empreinte éco­lo­gique », et appelle à une « phase d’é­tude et de concer­ta­tion indis­pen­sable ». Des dépu­tés PCF et France insou­mise, venus ren­con­trer le col­lec­tif, vont por­ter la ques­tion à l’Assemblée natio­nale en inter­pel­lant la ministre de l’Écologie. Le suc­cès du week-end de mobi­li­sa­tion n’a fait que ren­for­cer la déter­mi­na­tion du col­lec­tif, prêt à se mettre autour de la table avec Bernard Plano en vue de dis­cu­ter d’un pro­jet alter­na­tif — mais cer­tai­ne­ment pas de négo­cier le chiffre des 50 000 m3 de bois. Et Mathilde de conclure : « On peut tout chan­ger. »


Pétition à signer pour sou­te­nir la lutte de Touche pas à ma forêt


Photographies de ban­nière et de vignette : Loez | Ballast


image_pdf
  1. Syndical natio­nal uni­fié des per­son­nels des forêts et de l’es­pace natu­rel.
  2. Mégawatts.
  3. Introduit par la loi d’a­ve­nir pour l’a­gri­cul­ture, l’a­li­men­ta­tion et la forêt du 13 octobre 2014.
  4. Forêts où l’in­fluence humaine est négli­geable.
  5. Voir le rap­port de l’as­so­cia­tion Canopée : « Pour sau­ver le cli­mat, lais­ser vieillir les arbres ou exploi­ter davan­tage les forêts ? ».
  6. Pièce de bois for­mée d’une por­tion de tronc conser­vant encore son écorce, avant que celle-ci ne soit reti­rée.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Isabelle Attard : « L’écologie doit s’ins­crire au sein du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire », juin 2020
☰ Lire notre entre­tien : « Nunatak, luttes des mon­tagnes », mars 2020
☰ Lire notre article « Dire le monde à défendre », Roméo Bondon, juin 2019
☰ Lire notre témoi­gnage « Brûler des forêts pour des chiffres », octobre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec François-Xavier Drouet : « La forêt est un champ de bataille », octobre 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Baptiste Vidalou : « La Nature est un concept qui a fait faillite », février 2018


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Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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