La traversée révolutionnaire de Nantes, un manifeste pour un féminisme rural, mettre en scène une transmission interrompue, une enquête collective sur le sport, les mémoires d’une femme dakota, l’histoire coloniale de la conservation, une enfance iranienne à Paris, l’épopée d’une bande de lapins : nos chroniques du mois de mai.
☰ Nantes, ville révoltée — Une contre-visite de la Cité des Ducs, de Contre Attaque
Sous la couverture jaune comme les maillots du FC Nantes, le média Contre Attaque nous propose une virée effrénée dans les rues de Nantes, « ville révoltée« , au gré d’une manifestation qui se transforme bien vite en émeute débordant les forces répressives, leurs canons à eaux, leurs barricades et leurs LBD. Les façades de la ville sont repeintes de tags colorés. La joie festive des émeutiers gagne vite le lecteur. « Une madeleine de Proust saveur lacrymogène, sur les pas des révoltes nantaises d’hier et d’aujourd’hui. » Celles-ci sont racontées par Claude, nonagénaire imaginaire qui a traversé le siècle et les luttes de Nantes, ville insoumise et indomptable, où Mai 68 a démarré en décembre 67 et débouché sur la Commune de Nantes, où George Courtois a mis la justice sur le banc des accusés, 357 magnum en main, où les grandes politiques d’aménagement public menées par les flics, les bureaucrates et les urbanistes se heurtent à la résistance du peuple, comme à Notre-Dame-des-Landes où le projet démentiel d’aéroport ne verra jamais le jour. À l’heure où la macronie distord l’histoire pour réhabiliter les enfants de Pétain, il y a plus que jamais besoin de récits partagés pour cimenter nos luttes. Comme l’écrit le collectif, « il n’existe pas de révoltes hors-sol. On ne lutte jamais que depuis une expérience sensible, limitée, subjective. Il n’est pas de révolution qui ne soit pas le produit d’un territoire et des gens qui l’habitent. Pas de soulèvement sans liens, corps, histoire et récit collectif. [O]n ne part pas à l’assaut du futur sans le souffle des générations des révoltés qui nous ont précédées. » Cette balade dans l’histoire révolutionnaire nantaise met ainsi en lumière l’importance de la convergence des luttes et des liens noués, notamment en 1968, entre travailleurs urbains, ruraux et étudiants. Les paysans ont ainsi maintes fois ravitaillé les travailleurs en grève. Un soutien capital pour tenir sur la durée. [L.]
Divergences, 2024
☰ La Terre des femmes, de María Sánchez
« Je suis la première fille, la première petite-fille, la première nièce, la première femme vétérinaire. » María Sánchez aurait pu se satisfaire de l’orgueil des premiers, des premières, que valide l’accès au métier familial. Bien vite, pourtant, l’autrice et vétérinaire espagnole comprend que cette filiation laborieuse n’aurait pas été possible sans les femmes de sa famille, elles qui depuis toujours « ont existé sans être nommées », restant « cette partie des versants qui ne voient presque jamais le soleil. » María Sánchez le sent : le « récit invisible » qui irrigue son inspiration littéraire et donne l’« étincelle » suffisante pour écrire est en fait celui de ces figures féminines qu’il convient, désormais, de mettre en pleine lumière. Les « hommes de terre et de sang » laissent enfin leur place à une autre ascendance : « cette lignée de femmes de la terre aux mains pleines de grains de maïs pour nourrir les poules, mains dans les mains de ceux qui ont attrapés les lièvres, ces femmes qui manient la faux et savent où trouver les braconniers, qui se dressent malgré tout, ces femmes aux genoux terreux incrustés de gravillons à force de ramasser les olives. » En faisant dialoguer plusieurs générations de femmes qui ont vécu et vivent encore dans la campagne espagnole, mais aussi John Berger avec Maria Gabriela Llansol, Miguel Delibes avec Virginia Woolf, le pastoralisme et le féminisme, María Sánchez compose le texte renouvelé d’« un monde rural vivant ». « No somos la España vacía » — nous ne sommes pas l’Espagne vide — clame-t-elle en réponse aux livres qui ne font qu’évoquer « des voix qui s’éteignent ». Alors que l’extrême droite espagnole s’arcboute sur des traditions éculées et évoque la période franquiste avec une certaine nostalgie, La Terre des femmes évoque pour sa part la possibilité d’un « féminisme rural » qui puisse faire cas des générations passées, muettes ou réduites au silence, autant que des travailleuses détachées exploitées sous les serres de Huelva. « Nous voulons un monde rural féministe, une terre qui offre égalité et opportunité aux filles de demain, qu’elles soient nos propres filles ou pas. » [E.M.]
Rivages poche, 2024
☰ La Fracture, une pièce de Yasmine Yahiatène
Comment les archives d’un pays, ou d’une famille, nous restituent-elles l’intensité de moments vécus, tout en portant en elles des silences et des zones d’ombre qui lestent et troublent le présent ? Les traces du passé ne parlent pas toujours d’elles-mêmes, et le théâtre est parfois le lieu le mieux à même de révéler ou de toucher du doigt les fractures qui dessinent des lignes de vies. Dans cette pièce créée en 2023, Yasmine Yahiatène, seule sur scène, fait s’entrechoquer les souvenirs et les oublis d’un pays, la France, et celui d’une histoire intime : la sienne et celle de son père, Ahmed, que l’alcoolisme a rongé. Le point de départ de ces cinquante minutes de théâtre : la retransmission télévisée de la finale de la Coupe du monde de foot de 1998. Les deux buts de la tête de Zidane. La liesse et la joie nationales. La suite ? Une plongée tout en délicatesse et en points d’interrogation dans la vie d’Ahmed, qui n’a pas transmis à Yasmine son histoire et les raisons de son arrivée en France, ni sa langue et sa culture kabyles : « je sais pas pourquoi mamie a des tatouages partout sur le visage ; pourquoi je sais rien? » Parce qu’en France, à force peut-être de ravaler des larmes, Ahmed s’est amenuisé dans l’alcool. Yasmine, face à nous ou plutôt avec nous, s’adresse à lui, mort pendant la création du spectacle. Sans combler les vides, elle les fait exister. Sans livrer de leçon d’histoire, elle fait œuvre politique. Parce que, dit-elle, elle a trouvé trois points communs entre l’histoire coloniale française en Algérie et la maladie d’alcool : « le silence, le tabou et la honte ». Dans une composition scénique délicatement maîtrisée, qui superpose les mots et les lignes tracées à la peinture blanche par l’actrice sur le sol, son propre visage filmé en direct et des images de son père, Yasmine, qui termine en chantant, ne conclut rien mais laisse ces mots nous accompagner hors les murs du théâtre : « les hommes n’oublient pas, les hommes, quand ils ne savent pas pleurer ». [L.M.]
Production déléguée de l’Atelier 210, 2023
☰ Seine-Saint-Denis — Faire corps face aux jeux, revue Z, n° 16
Un nouveau numéro de la revue Z est toujours une fête. On l’attend un an, on le lit très vite, on y revient parfois, puis on patiente encore avant de découvrir le prochain avec une question en tête : où donc le collectif ira cette fois poser ses valises ? Après avoir exploré les forêts industrielles de la Montagne limousine pour y rencontrer leurs habitant·es, une équipe renouvelée s’est retrouvée en Seine-Saint-Denis afin de s’imprégner des multiples figures que prend le sport dans le département. On s’en réjouit, tant la pratique sportive est, à de rares exceptions près, laissée sur la touche par tout un pan de la gauche radicale. « Faire corps face aux jeux » : voilà un titre qui condense à merveille les trois grandes thématiques abordées dans ce numéro. On découvre d’abord le combat mené par des sportives chevronnées, comme la basketteuse Salimata Sylla, ainsi que des collectifs antiracistes, transféministes et antivalidistes, afin de garantir un accès serein à la pratique sportive pour des corps déclarés « hors jeux ». La tenue des Jeux paralympiques en France à la rentrée prochaine est ainsi l’occasion pour Les Dévalideuses de rappeler que, si le pays s’enorgueillit de sa prétendue inclusivité, 93 % des stations de métro restent inaccessibles aux personnes à mobilité réduites. Un exemple parmi de nombreux autres d’une hypocrisie tenace, qui invite le collectif à joyeusement zbeuler une fête qui ne les inclut pas. Pour celles et ceux qui, malgré tout, restent sur le bord du terrain faute de trouver un club qui leur ressemble ou des rencontres qui les acceptent, l’accès au sport se gagne et se construit dans les marges. C’est toute l’histoire du sport palestinien, le parcours jalonnée de préjugés d’une « grosse sportive » ou encore le constat à l’origine du Cisn’t, un « club de sport autogéré pour personnes minorisées », qui propose boxe et pole dance à des personnes transfems. Impossible, enfin, d’éluder l’événement qui conduit à transformer la Seine-Saint-Denis depuis plusieurs années : les Jeux olympiques qui s’y tiendront cet été. Le cœur de ce numéro est ainsi dédié au quotidien des travailleurs sans-papiers embauchés sur les chantiers, à leurs combats, à l’analyse des transformations urbaines sur fond de racisme environnemental, aux perspectives de lutte qu’appelle la tenue d’un spectacle sportif planétaire dans le département le plus pauvre de France métropolitaine. [R.B.]
Éditions de la dernière lettre, 2024
☰ L’Oiseau rouge — Mémoires d’une femme dakota, de Zitkála-Šá
Dans le monde du livre, contribuer à diffuser la parole longtemps étouffée des peuples ciblés par un processus de colonisation et d’assimilation est l’une des perspectives possibles de la lutte anticolonialiste. Les éditions les Prouesses participent à cette tâche avec L’Oiseau rouge — Mémoire d’une femme dakota. Ce livre, apprend-on, « rassemble quatre récits publiés dans The Atlantic Monthly en 1900 et 1902 », écrits par Zitkála-Šá et traduits pour cette nouvelle impression par Marie Chuvin. Zitkála-Šá témoigne « d’une période charnière de l’histoire amérindienne aux États-Unis, une période où les individus sont assignés à résidence dans les réserves et subissent de plein fouet les politiques fédérales assimilationnistes ». Ainsi, l’autrice part étudier loin de chez elle dans une école de missionnaire blancs. Elle raconte la violence de ce changement de monde et la confrontation à une institution chargée de transformer les peuples autochtones en « citoyens américains ». « Il était presque impossible d’échapper à la routine d’acier qui s’enclenchait une fois que la machine à civiliser nous avait appelés » raconte Zitkála-Šá. Entre elle et sa mère, un écart se creuse peu à peu. La préface de Céline Planchou permet de remettre en contexte le travail d’écriture de l’autrice, qui écrivait principalement pour un lectorat Blanc, dans une optique de militantisme pour les droits des Amérindiens. Zitkála-Šá est une « passeuse », « déchirée mais décidée à faire de son exemple un pont entre les rives, elle utilise la langue de l’autre pour parler de son peuple » et veille donc à décrire avec pédagogie, dans des termes simples et compréhensibles, son enfance dans la réserve au contact de la nature, puis son expérience dans le monde des Visage-Pâles et de la ville. Le livre est illustré par les dessins de Hinook-Mahiwi-Kalinaka (baptisée sous le nom de Angel De Cora). Cette artiste, contemporaine de l’autrice, est elle-aussi passée par les structures assimilationnistes des missionnaires chrétiens. [L.]
Les Prouesses, 2024
☰ La Nature des hommes — Une mission écologique pour « sauver » l’Afrique, de Guillaume Blanc
Après L’Invention du colonialisme vert qui, en 2020, abordait depuis l’Éthiopie la fabrique de la conservation coloniale et ses conséquences sur les habitants des aires protégées jusqu’à aujourd’hui, l’historien Guillaume Blanc continue d’exhumer, avec La Nature des hommes, les archives de l’« Internationale conservationniste » en Afrique. Si le sujet reste identique, la méthode et la narration, elles, évoluent. Inspiré par l’historien états-unien Karl Jacoby et son travail sur les massacres perpétrés par les colons sur les populations autochtones en Amérique du Nord, Guillaume Blanc se concentre cette fois sur un seul événement, d’apparence anodin, qui sert pourtant de pivot à l’ensemble de l’ouvrage : la conférence d’Arusha de 1961, dont l’objectif n’est autre que d’« organiser l’avenir de la nature dans les pays africains qui accèdent les uns après les autres à l’indépendance ». Un moment postcolonial par excellence, explique l’auteur, en ce qu’il illustre la continuité entre « l’ère des professionnels coloniaux de la nature » et « celle des experts internationaux de la conservation ». Lire La Nature des hommes, c’est reprendre quatre fois la même histoire, suivant le prisme de groupes distincts : les « experts-gentlemen » de la conservation, des biologistes, zoologues ou politiciens dont le champ d’action est international ; les « experts de terrain » qui, à l’échelle de l’Afrique de l’Est, conseillent et orientent la conservation de la région ; les « gestionnaires », dont le rôle est d’administrer les parcs nationaux qui se développent alors ; les habitants de ces mêmes parcs, enfin, généralement agro-pasteurs, que les conservationnistes nomment tout simplement « les Africains ». Guillaume Blanc démontre comment la nature africaine a été et reste l’objet d’un mythe, celui d’une nature universelle et édénique. Un mythe qui s’est consolidé sur la colonisation, l’expulsion et l’exclusion. « Si aujourd’hui la plupart des parcs africains sont vides, c’est uniquement parce qu’ils ont été vidés de leurs habitants. » [R.B.]
La Découverte, 2024
☰ Marx et la poupée, de Maryam Madjidi
Ce livre est celui d’une conteuse : Maryam Madjidi fait résonner les fragments de son histoire familiale, sur le chemin d’un exil raconté, en grande partie, à hauteur d’enfant. L’exil comme un désert qui devient une maison, qui vous suit d’un pays l’autre, d’un âge l’autre, au fil des « trois naissances » qui composent ce récit. L’histoire commence ainsi : « une fille pousse dans le ventre d’une femme ». Cette femme, la mère de Maryam, manifeste à l’Université de Téhéran en 1980. Bientôt, il faudra fuir le pays. Les parents de Maryam sont des révolutionnaires qui l’élèvent en marxistes, avec une tendre intransigeance, en n’hésitant pas à se servir de leur bébé pour faire transiter des comptes-rendus de réunions secrètes glissés parmi ses couches. Le couple de militant·es, bientôt, devra enterrer ses livres, dire au revoir ou adieu, et partir. Pour fuir la prison, la terreur et la mort qui les cernent en Iran, ils devront composer avec l’incertitude, la solitude et la distance, en France. L’enfant perdra sa langue — « il se passa quelque chose d’étrange : elle avala sa langue. Elle ferma les yeux et elle engloutit sa langue maternelle qui glissa au fond de son ventre, bien à l’abri », puis elle en trouvera une autre qu’elle brandira comme un bouclier, avant de recouvrer la première. À l’école, à la cantine, dans la « classe spéciale pour les non-francophones », elle devra négocier l’exigence impossible de la « francisation » — venir d’ailleurs, d’accord, mais en le faisant vite oublier. Une fois adulte, loin de l’Iran toujours, Maryam raillera les hommes et leurs fantasmes orientalistes. Elle leur récitera des vers d’Omar Khayyâm et s’amusera d’une séduction facile. De retour en Iran, dans les années 2010, elle observera les techniques de drague élaborées par les jeunes des villes, et assistera impuissante à la violence de la police des bonnes mœurs qui s’attaque aux femmes jugées « mal » voilées ou habillées. Au fil des pages et de ses souvenirs, Maryam effeuille un à un les masques qui cernaient son visage — romantisation de l’exil, langue avalée, douleur refoulée… — et les dépose dans l’écriture. [L.M.]
Le Nouvel Attila, 2017
☰ Watership Down, de Richard Adams
C’est l’histoire d’une bande de lapins qui farfalent — se nourrissent — tranquillement près de leur garenne. L’un d’entre eux a de terrifiantes visions : la colline sur laquelle ils ont construit leurs terriers pourrait bientôt être ravagée à coups de pelles, de pioches, de fumigènes et de kataklop, les tracteurs de leurs voisins humains. Un panneau qu’ils ne savent pas lire le confirme dès les premières pages : « Ce domaine idéalement situé (trois hectares d’excellent terrain à bâtir) va être loti ». Une petite équipe décide de suivre le plus clairvoyant de leurs camarades, qui est aussi le plus frêle, au grand dam de Padi-shâ, le maître des lieux. Un soir, une demi-douzaine de lapins fuient ainsi leur garenne d’origine et entament un voyage rocambolesque, qu’une carte située au début de Watership Down nous permet de suivre. L’équipée n’est pas au bout de ses peines, car les humains ne sont pas l’unique menace qui rôde autour de la garenne. Les vilou, c’est-à-dire les renards, les fouines et les rapaces, mais aussi d’autres bandes de lapins moins accueillantes ou encore des maladies, comme les horribles « yeux blancs » (la myxomatose) rendent le quotidien de Hazel, Fyveer, Rubus et de leurs amis pour le moins mouvementé. En s’appuyant sur une solide connaissance des mœurs des lapins de garenne, Richard Adams, conseiller du ministre de l’environnement britannique au milieu du siècle dernier, a écrit l’une des épopées animalières les plus réussies qui soient. Que les détracteurs de l’anthropomorphisme passent leur chemin : oui, dans ce livre, les animaux parlent — et c’est pour le mieux. Assumant le fait de donner la parole aux lagomorphes, l’auteur élabore tout au long de Watership Down une véritable mythologie lapine, doublée d’une géopolitique interspécifique passionnante. Et ça n’est pas le succès de l’ouvrage — plus de 50 millions d’exemplaires vendus depuis sa parution en 1972 — qui le démentira. [E.M.]
Toussaint Louverture, 2020
Photographie de bannière : la cycliste Lily Herse lors du tour de France féminin 1955 | DR
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