Cartouches (88)


La tra­jec­toire d’une socio­logue entre les classes, pho­to­gra­phier les réfu­giés, quand un pro­lé­taire ita­lien prend la plume, la vie d’un saint vaga­bond, les chro­niques romaines d’un auteur de bande-des­si­née, gra­ver le com­bat quo­ti­dien d’une femme, les hommes et le fémi­nisme, la pré­ca­ri­sa­tion des ensei­gnants, les visages oubliés des chi­ba­nis et une anthro­po­lo­gie de la perte : nos chro­niques du mois de février.


Se res­sai­sir, de Rose-Marie Lagrave

Des récits de trans­classes, terme qu’elle assume « sans être dupe de ses conno­ta­tions ambi­guës », Rose-Marie Lagrave se dis­tingue à la fois par une atten­tion, sou­vent absente dans les nar­ra­tions mas­cu­lines, aux déter­mi­na­tions liées au genre et par une démarche socio­lo­gique rigou­reuse. Ni récit de soi ni auto­bio­gra­phie, mais exa­men du « long pro­ces­sus de fabri­ca­tion sociale qui [l’]a façon­née » et l’a menée « d’un vil­lage à Paris, d’une école pri­maire rurale à l’EHESS », qu’elle s’attache à objec­ti­ver en s’appuyant sur les entre­tiens menés avec ses frères et sœurs, ses fils ou les enfants de ses anciens instituteur·ices, ain­si que le dépouille­ment d’archives fami­liales et sco­laires. Elle ana­lyse com­ment cer­taines dis­po­si­tions acquises ont pu s’actualiser dans cha­cun des champs qu’elle a suc­ces­si­ve­ment tra­ver­sés, les logiques sociales qui ont pré­si­dé à ses choix et ses atti­tudes face aux ins­ti­tu­tions. Elle montre, par exemple, com­ment le capi­tal sco­laire du père, le « tra­vail des appa­rences » d’une mère qui avait incor­po­ré cer­taines manières de la famille bour­geoise pour laquelle elle avait tra­vaillé jeune, et le « dres­sage des corps et des esprits » par un catho­li­cisme rigo­riste, ont pu être réin­ves­tis dans l’école, venant com­pen­ser le déclas­se­ment éco­no­mique qui avait contraint la famille à quit­ter Paris pour un vil­lage de Normandie. La réus­site sco­laire de sa fra­trie n’est en aucun cas le fait de quelque « talent caché ». C’est bien « une concor­dance pas du tout énig­ma­tique entre les dis­po­si­tions cultu­relles et morales acquises dans le cadre fami­lial et les attentes d’instituteurs trop heu­reux de voir débar­quer une flo­pée d’enfants déjà for­ma­tés et capables de s’ajuster au savoir sco­laire, pré­dis­po­sés qu’ils étaient à conce­voir leur salut dans et par l’école » qui l’ex­plique. Ce par­cours d’ascension ne va pas néan­moins sans heurts ni sans honte sociale. Le lycée est une pre­mière expé­rience de la com­pé­ti­tion sco­laire et du mépris de classe. Elle dit éga­le­ment toute sa dette envers des « alliés d’ascension » et l’importance des « appuis col­lec­tifs », qui démentent « for­mel­le­ment qu’on peut s’en sor­tir seule » : sans « la géné­ro­si­té de l’État-providence », « sans pres­ta­tions sociales, les chances de s’en sor­tir auraient été qua­si­ment nulles ». Décisifs aus­si auront été ses enga­ge­ments syn­di­caux et sa décou­verte puis son impli­ca­tion dans des col­lec­tifs fémi­nistes, tant pour sa vie per­son­nelle que pour ses recherches. Et le livre s’achève sur un appel : une poli­tique fémi­niste de la vieillesse. [B.G.]

La Découverte, 2021

Devenir invi­sible, de Sibylle Fendt, Marina Martinez Mateo et Maria Muhle

La jeune mai­son d’édition Nouveau Palais, ins­tal­lée à Rennes, pro­pose depuis 2020 de beaux ouvrages pré­sen­tant des séries de pho­to­gra­phies docu­men­taires contem­po­raines, accom­pa­gnées de textes phi­lo­so­phiques brefs et sou­vent per­cu­tants. Celui qu’elle consacre au tra­vail de Sibylle Fendt donne à voir des lieux déser­tés, détour­nés de leur uti­li­sa­tion habi­tuelle pour l’accueil d’urgence de popu­la­tions à tel point invi­si­bi­li­sées qu’on ne les ver­ra jamais. Marina Martinez Mateo et Maria Muhle inter­rogent ensuite le « lien ambi­va­lent entre migra­tion et pho­to­gra­phie », laquelle peut être appré­hen­dée comme « un ins­tru­ment de pou­voir et une méthode poli­cière d’enregistrement, de docu­men­ta­tion », mais aus­si comme cadre défi­ni par les médias d’où émergent les dis­cus­sions sur la migra­tion. Elle peut per­mettre éga­le­ment de déca­ler les repré­sen­ta­tions jus­qu’à appa­raître « comme une forme d’auto-affirmation et de com­mu­ni­ca­tion auto­nome des réfu­giés, comme un outil de construc­tion iden­ti­taire de l’au­to­no­mie ». Et dépas­ser la concep­tion de ceux-ci comme simples sujets éco­no­miques en poli­ti­sant leur acti­vi­té, comme « mou­ve­ment d’esquive propre au deve­nir-insai­sis­sable ». Alors que la repré­sen­ta­tion des réfu­giés, même en fuite, les fixe­rait dans un rôle, leur absence évite de se faire com­plice des bureaux d’enregistrement où l’accueil est syno­nyme d’exclusion, où l’attribution d’une iden­ti­té est tou­jours « l’ex­pres­sion d’un nous qui s’op­pose à eux ». Cet expo­sé théo­rique à pro­pos du médium pho­to­gra­phique, aus­si dense que concis, qui mobi­lise aus­si bien Roland Barthes et sa dénon­cia­tion des manœuvres idéo­lo­giques avec le mythe de la « condi­tion humaine », que Walter Benjamin et ses thèses sur la repro­duc­tion tech­nique, les com­men­taires de celles-ci par Theodor W. Adorno et Christopher Phillips, ou encore les cri­tiques de Douglas Crimp, s’avère abso­lu­ment pas­sion­nant. [E.L]

Nouveau Palais, 2023

L’odyssée lum­pen, d’Alberto Prunetti

L’écriture pro­lé­taire, ce n’est pas que le réa­lisme social. À coté de ceux qui attisent notre colère, nous avons aus­si besoin de livres qui regonflent notre moral. L’Odyssée lum­pen en fait par­tie. Le rire est une excel­lente arme dans la lutte des classes, que les patrons n’arriveront jamais à nous voler. Alberto Prunetti a gran­di dans une famille ouvrière d’une ville sidé­rur­gique ita­lienne. Oubliez tout misé­ra­bi­lisme. Les pro­lé­taires aus­si peuvent avoir l’amour des livres. Dans son cas, c’est sa mère qui le lui trans­met. Son père l’entraîne pour sa part sur les ter­rains de foot et dans son monde d’ouvrier. Il choi­sit fina­le­ment le lycée plu­tôt que l’apprentissage à l’usine, ce qui n’est plus si rare à la fin XXe siècle. Si ses amis s’éloignent, le père du nar­ra­teur, qui le voyait prendre sa relève ouvrière, finit par l’accepter. Non sans avoir aver­ti son fils : il y a dix com­man­de­ments à res­pec­ter. Parmi eux : « Donne un coup de main à tes col­lègues. Fais grève. Lèche pas le cul du patron. Sois pas un jaune. [M]éfie toi des rupins. » Autant de « règles uni­ver­selles, qui valent par­tout où se trouve la classe ouvrière », que nombre de « trans­fuges de classe » seraient bien ins­pi­rés de relire. Celles-ci à l’esprit, et après un pas­sage à l’université où le choc des classes le frappe dure­ment, le jeune homme deve­nu tra­vailleur pré­caire décide d’aller galé­rer ailleurs, d’ap­prendre une langue et de voir du pays. Ce sera l’Angleterre. Pizzaïolo d’a­bord, puis laveur de toi­lettes dans un centre com­mer­cial, ouvrier agri­cole ou encore employé dans un res­tau­rant sco­laire, il noue des ami­tiés dans les classes labo­rieuses. Par ses des­crip­tions de per­son­nages hauts en cou­leurs, il redonne son huma­ni­té à ce lum­pen­pro­lé­ta­riat ato­mi­sé par une Margaret Thatcher qui hante son séjour. Avec ses cama­rades de galère, pas de grand soir ni de lutte finale, mais des sabo­tages du quo­ti­dien pour grip­per la machine à broyer les tra­vailleurs pré­ca­ri­sés. L’auteur rentre au pays après avoir fina­le­ment envoyé paître ce sys­tème, pour s’apercevoir que celui-ci l’a devan­cé. C’est la fin d’un monde, et entre celui qui meurt et celui qui s’installe, sans roman­ti­sa­tion ni fata­lisme ni cynisme, Alberto Prunetti tisse des mots qui nous invitent à explo­ser des sabliers dans les rouages du sys­tème. [L.]

Lux, 2024

Je vais entrer dans un pays, de Guillaume Marie

On ouvre un livre et on se demande : où et quand sommes-nous ? Seulement sait-on qu’il est ques­tion d’un homme. « Il était plu­tôt beau. Il était presque roux. » Et, plus loin : « C’était quel­qu’un de très doux. Vivre lui suf­fi­sait. Regarder le ciel, les rochers, les oiseaux. Le reste n’é­tait rien. » On fini­ra par apprendre les villes, les régions : Rome, Soligny en Normandie, Longuenesse dans le Pas-de-Calais. Puis son nom, sa voca­tion de moine, sa vie de pèle­rin et de men­diant : Benoît-Joseph Labre, né en 1748, cano­ni­sé un siècle après sa mort. Ce qu’on a com­men­cé à lire s’a­vère donc être une vie de saint. Ça n’est pas la pre­mière. Il y en a eu des tas, c’est même un genre à part entière (une hagio­gra­phie, dit-on plus exac­te­ment). Flaubert a fait la sienne — La Légende de Saint Julien l’Hospitalier. Plus proche de nous, à pro­pos de pro­phètes, Jean Grosjean et ses lumi­neux Élie et Jonas. On pour­suit la lec­ture pen­dant laquelle affleurent les textes simi­laires qui l’ont pré­cé­dé. Je vais entrer dans un pays, tou­te­fois, se dis­tingue. Si le titre est sub­jec­tif et affirme une inten­tion, le per­son­nage, lui, reste d’un bout à l’autre du texte un être déta­ché, dis­tant, imper­méable aux fron­tières et aux aléas du temps. « Il était né, se disait-il quel­que­fois, cinq cents ans trop tard. » Après avoir ten­té à plu­sieurs reprises de ren­trer dans une abbaye pour deve­nir moine, Benoît-Joseph Labre s’a­ban­donne à l’er­rance, au jeûne, à la crasse, jus­qu’à mou­rir à Rome, épui­sé, à 35 ans. Toute sa vie, il marche. Il gagne Compostelle, va et revient à Lorette, par­court l’Autriche et Allemagne pour décou­vrir Notre-Dame de la forêt obs­cure. Il prie, il men­die pour don­ner à d’autres ce qu’il gagne, il pleure. Il est pauvre, sale et humble comme on le demande aux péni­tents, mais lui l’est trop pour son époque. Des édits royaux frappent les vaga­bonds, dont il est comme la figure par excel­lence, plus mys­tique, seule­ment, que les autres. On devine la fas­ci­na­tion de l’au­teur, Guillaume Marie, pour cet intense dépouille­ment. Restait à trou­ver les mots pour la trans­mettre — une tâche dont il s’est acquit­té brillam­ment. [R.B.]

Éditions Corti, 2024

Faire front, de Zerocalcare

Face aux attaques du capi­ta­lisme et à la mon­tée du fas­cisme, com­ment Faire front ? Les édi­tions Cambourakis ont réuni plu­sieurs chro­niques du des­si­na­teur ita­lien Zerocalcare, publiées entre 2020 et 2021. Les afi­cio­na­dos fran­co­phones décou­vri­ront une facette de son œuvre dif­fé­rente des récits tra­duits jusqu’ici. Zerocalcare inter­roge la place des artistes qui accèdent à une cer­taine forme de média­ti­sa­tion. Il pré­co­nise d’en faire un porte-voix au ser­vice des luttes menées sur le ter­rain par des dizaines d’anonymes. Mais jamais de manière indi­vi­duelle, tou­jours en deman­dant aux pre­mières et pre­miers concerné·es com­ment leur être utile. Contre la mise en avant indi­vi­dua­liste à laquelle poussent des médias en quête de sen­sa­tion­na­lisme, il rap­pelle que la lutte est un pro­ces­sus col­lec­tif et qu’aucune vic­toire ne pour­ra s’arracher seul·e. Un seul héros, le peuple. Ainsi, Zerocalcare raconte-il le com­bat anti-car­cé­ral mené dans son quar­tier, Rebbibia, où se trouve un centre péni­ten­tiaire. En pleine pan­dé­mie, il observe une fumée noire qui s’élève de la pri­son, signe d’une révolte à l’intérieur. Pour com­prendre ce qui s’est pas­sé, il ren­contre des ex-pri­son­niers et des familles de déte­nus, inter­roge les méca­nismes car­cé­raux. La pan­dé­mie est aus­si l’occasion pour lui de ren­con­trer un col­lec­tif qui lutte pour la réou­ver­ture d’un centre de san­té local, dont l’a­ban­don par les pou­voirs publics a favo­ri­sé l’émergence de struc­tures pri­vées et payantes que nombre d’habitant·es de ce quar­tier popu­laire ne peuvent fré­quen­ter, se retrou­vant pri­vés de leur droit fon­da­men­tal à la san­té. Des com­bats en par­tage avec tous les pays de l’Union euro­péenne frap­pés par des poli­tiques néo­li­bé­rales. On retrouve aus­si la chro­nique d’un nou­veau voyage dans les régions kurdes en Irak, l’occasion d’expliquer encore la lutte pour le confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique. Pour clore l’ouvrage, Zerocalcare explique, sous forme d’introspection, pour­quoi il a accep­té de signer avec Netflix pour la dif­fu­sion d’une série d’animation et se montre tiraillé entre ses envies per­son­nelles, ses enga­ge­ments poli­tiques, la volon­té de ne pas (se) tra­hir et celle de tou­cher davan­tage de monde avec les idées dont il veut se faire caisse de réso­nance. Ses ques­tion­ne­ments tendent un miroir à certain·es d’entre nous. [L.]

Cambourakis, 2024

Destin, d’Otto Nückel

De la lit­té­ra­ture ouvrière sans paroles : on pour­rait défi­nir ain­si une par­tie des ouvrages de la col­lec­tion « Le tam­bour fou » des édi­tions Ici-bas, qui font un choix édi­to­rial cou­ra­geux en repu­bliant ces œuvres peu connues du grand public. Destin, de Otto Nückel, en fait par­tie. Publié en 1926, c’est un récit que l’on pour­rait qua­li­fier de fémi­niste. En 200 gra­vures sur plomb, il raconte l’histoire tra­gique d’une femme née dans une famille de pro­lé­taires, et de son com­bat quo­ti­dien contre les oppres­sions mul­tiples qu’elle doit affron­ter — sans oublier quelques moments de joie arra­chés à la noir­ceur, qui per­mettent d’é­vi­ter l’é­cueil du misé­ra­bi­lisme. Elle perd jeune ses parents, et doit alors se débrouiller comme elle peut pour (sur)vivre, au fil de ses ren­contres avec des hommes qui cherchent à l’exploiter ou qui l’abandonnent. Le siècle écou­lé n’a fait perdre ni de sa force ni de sa per­ti­nence à l’histoire : elle est un écho au quo­ti­dien vécu encore aujourd’hui par nombre de femmes, plus encore par celles dotées de peu de res­sources éco­no­miques, sou­vent aus­si mères seules comme la pro­ta­go­niste de l’ouvrage. La force du récit tient éga­le­ment à la qua­li­té de la nar­ra­tion. Sans paroles, le des­sin se doit d’être expli­cite. Mais il est loin d’être sim­pliste : Otto Nückel use de pro­cé­dés nar­ra­tifs sophis­ti­qués, et pré­fère sou­vent sug­gé­rer que mon­trer. Ainsi de cet incen­die qui ravage l’appartement de l’héroïne, qu’on ne ver­ra qu’à tra­vers une lampe qui chute au sol, puis de la réac­tion de celle qui arrive devant son immeuble qu’on devine en proie aux flammes. L’artiste est l’un des pre­miers à rem­pla­cer la gra­vure sur bois par celle sur plomb. Les des­sins sont remar­quables par le jeu sur les ombres et la lumière, une lumière trem­blante, vacillante, qu’il grave à l’aide d’un outil qu’il s’est fabri­qué lui-même. [L.]

Éditions Ici-bas, 2021

Les Hommes et le fémi­nisme — Faux amis, poseurs ou alliés ?, de Francis Dupuis-Déri

Si on n’en­tend que trop par­ler des hommes qui jugent inté­res­sant, voire néces­saire, de mener cam­pagne contre la cause fémi­niste, il est plus rare d’a­voir accès à des paroles de cama­rades ou de com­pa­gnons des luttes qui y sont asso­ciées. Et encore, nom­breux sont ceux qui, non contents de s’au­to­pro­cla­mer fémi­nistes, se fendent d’un livre ou d’une prise de parole pour l’af­fir­mer publi­que­ment et sans com­plexe, au risque de prendre une place qu’ils pré­tendent vou­loir lais­ser à d’autres. « C’est d’a­bord cette ques­tion poli­tique du pou­voir » qui doit constam­ment rete­nir l’at­ten­tion des hommes qui sou­haitent s’in­ves­tir auprès des fémi­nistes, pré­vient Francis Dupuis-Déri, ajou­tant que le pou­voir ou le pres­tige peuvent par­fois se conser­ver en fai­sant mine de s’en défaire. Heureusement, tout n’est pas qu’af­faire d’op­por­tu­nisme. Sans se dépar­tir d’une utile vigi­lance, l’au­teur tente de défi­nir l’es­pace qu’il serait pos­sible d’oc­cu­per afin d’être un sou­tien per­ti­nent. Il s’ap­puie pour cela sur l’his­toire des hommes au sein des dif­fé­rentes vagues fémi­nistes, rend compte de la place qui leur a été accor­dée ou refu­sée et convoque sa propre expé­rience dans dif­fé­rents col­lec­tifs poli­tiques ou groupes de recherche. Il en conclut qu’il convient pour les hommes de « réflé­chir aux désa­van­tages poten­tiels de leur enga­ge­ment fémi­niste » et d’ac­cep­ter de rece­voir un rôle plu­tôt que de choi­sir le sien — deve­nir l’al­lié, l’auxi­liaire ou le com­plice d’un groupe fémi­niste ne se décrète pas et ne sau­rait être défi­ni­ti­ve­ment acquis. Après être reve­nu sur les rai­sons qui poussent cer­tains hommes plus que d’autres vers le fémi­nisme, Francis Dupuis-Déri pro­pose un « Petit guide de disem­po­werment » pour don­ner des pistes concrètes allant dans le sens d’une « réduc­tion du pou­voir [que les hommes] exercent sur les femmes indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment », jusque dans les milieux mili­tants. Ni bré­viaire, ni recette, encore moins mode d’emploi, il s’a­git plus sûre­ment d’une bous­sole, dont l’ai­guille s’o­riente en fonc­tion des besoins des per­sonnes qui requièrent par­fois du sou­tien, plu­tôt que des dési­rs de leurs poten­tiels alliés. [E.M.]

Textuel, 2023

Enseignants, les nou­veaux pro­lé­taires, de Frédéric Grimaud

« Pour arri­ver [à subor­don­ner les tra­vailleurs, ici de l’é­du­ca­tion] Taylor, Ford, Jean-Michel Blanquer ou Gabriel Attal savent qu’il faut cas­ser le métier. Celui d’enseignant contient les normes, les valeurs, les savoirs et les savoir-faire qui confèrent aux pro­fes­seurs des écoles bien trop de pou­voir sur leur tra­vail, bien trop de pou­voir sur l’école, bien trop de puis­sance sociale. » Frédéric Grimaud est pro­fes­seur des écoles mais son ouvrage vaut aus­si bien pour le pre­mier que le second degré. Dans Enseignants, les nou­veaux pro­lé­taires, il décor­tique la façon dont les méthodes du nou­veau mana­ge­ment public (NMP) ont été appli­quées à l’Éducation Nationale pour mettre au pas, pré­ca­ri­ser et enfin pro­lé­ta­ri­ser les ensei­gnants. Le terme de « pro­lé­taire » appli­qué aux enseignant·es pour­rait sem­bler déca­lé. Il n’en est rien : « Le pro­ces­sus de pro­lé­ta­ri­sa­tion enclen­ché au début de l’ère indus­trielle vise d’abord à dépos­sé­der le tra­vailleur de ses com­pé­tences alors exté­rio­ri­sées dans les machines. La fina­li­té de la pro­lé­ta­ri­sa­tion n’est donc pas tant d’appauvrir le tra­vailleur que de le dépouiller de ses savoirs et donc de son pou­voir sur le tra­vail. » Pour com­prendre ce pro­ces­sus de pro­lé­ta­ri­sa­tion, l’auteur de se réfère à l’homme qui est à la source du NMP : Frederick Taylor. Il a réor­ga­ni­sé le tra­vail dans une logique posi­ti­viste pour trans­for­mer les ouvrier·ères en simples exé­cu­tants d’instructions qui sont éla­bo­rées dans des bureaux d’études par des ingé­nieurs sup­po­sé­ment mieux qua­li­fiés, et mises en œuvre par l’entremise des contre­maîtres char­gés d’encadrer la main‑d’œuvre ouvrière. De fait, la com­pa­rai­son avec ce qui se passe dans l’Éducation Nationale s’avère par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente. Les contre­maîtres y sont les ins­pec­teurs, les direc­teurs et les for­ma­teurs, soit des cadres inter­mé­diaires eux aus­si sou­mis à une logique de pré­ca­ri­sa­tion qui les pousse à appli­quer les ordres venus du som­met de la hié­rar­chie plu­tôt que de les remettre en ques­tion. À l’heure où Attal veut trans­for­mer le col­lège en anti­chambre de la ségré­ga­tion sociale en tri­ant les enfants par groupes de niveaux, l’ouvrage de Frédéric Grimaud per­met de mieux com­prendre com­ment on a pu en arri­ver là, ce qui, peut-être, donne des pistes afin de déve­lop­per une résis­tance plus effi­cace pour sau­ver l’idée d’un ser­vice d’éducation public et gra­tuit. [L.]

ESF Sciences humaines, 2024

Ulysses, de Leïla Bousnina

Durant 16 années, de Marseille à la ban­lieue pari­sienne, la pho­to­graphe Leïla Bousnina s’est atta­chée à pho­to­gra­phier ses Ulysses, « des hommes à l’automne de leur vie habi­tant dans des foyers et des hôtels meu­blés ». Des chi­ba­nis, ce mot qui en arabe désigne ceux qui ont les che­veux blancs, et qui est deve­nu le moyen de nom­mer les vieux tra­vailleurs immi­grés venus d’Afrique du Nord ou de plus loin après la Seconde Guerre mon­diale, affec­tés le plus sou­vent aux tâches les plus pré­caires et dan­ge­reuses. « Ce qui m’indigne le plus », explique la pho­to­graphe, « c’est l’oubli ». Arrivés à l’heure de la retraite, nombre d’entre eux « sont malades, livrés à eux-mêmes […] dans l’indifférence totale ». La pho­to­graphe a vou­lu les tirer de cet oubli. Ses pho­to­gra­phies, res­pec­tueuses, sen­sibles et intimes sont un hom­mage à leur digni­té. Le noir et blanc est dense, le grain de la pel­li­cule argen­tique témoigne d’in­té­rieurs sou­vent sombres, des chambres exi­guës des hôtels et des foyers de tra­vailleurs, dans les­quels elle a pris le temps, au fil des ren­contres, de gagner la confiance de ceux qu’elle pho­to­gra­phie, peu habi­tués à se livrer, et de sai­sir leur por­trait. Le magni­fique tra­vail des édi­tions Otium leur rend plei­ne­ment jus­tice. Malgré la pré­ca­ri­té, tout n’est pas que dénue­ment : les rires ne sont pas absents, comme lors des par­ties de domi­nos dans les cafés où se retrouvent les chi­ba­nis. À côté des images, de petits livrets laissent la place aux his­toires. La pho­to­graphe a trou­vé « fon­da­men­tal […] de leur don­ner la parole et qu’ils puissent sur­tout livrer leur propre témoi­gnage sur leur par­cours de vie », comme elle l’explique dans un entre­tien avec l’é­di­teur Raul Mora. Elle y raconte éga­le­ment la dimen­sion per­son­nelle de son tra­vail, durant lequel elle s’est retrou­vée confron­tée à « la légi­ti­mi­té d’être soi ». À côté des ouvrages uni­ver­si­taires, le tra­vail de Leïla Bousnina consti­tue une contri­bu­tion impor­tante à l’his­toire et à la socio­lo­gie de l’im­mi­gra­tion en France, et mérite d’être plus lar­ge­ment connu. [L.]

Otium, 2018

Perdre sa culture, de David Berliner

Un spectre han­te­rait le monde moderne : celui de son déclin, du lent effri­te­ment de son ciment, qu’on appelle par­fois et sans dis­tinc­tion culture, tra­di­tion, ori­gine. « C’est au regard du tout-perdre actuel que les notions de culture, de patri­moine et d’au­then­ti­ci­té […] forment un trio insé­pa­rable », com­mente l’an­thro­po­logue David Berliner dans les pre­mières pages de Perdre sa culture. Et d’a­jou­ter qu’« elles sont deve­nues des jus­ti­fi­ca­tions morales elles-mêmes, entou­rées d’une aura d’é­vi­dence et d’au­to­ri­té ». Dès lors, conser­ver sa culture, ses rituels et ses objets, puis trans­mettre ce fond com­mun aux géné­ra­tions sui­vantes prend un tour très poli­tique, qu’en­tre­tient une « culture de la nos­tal­gie » qui s’est impo­sée en Occident depuis quelques décen­nies. C’est dans ce contexte que l’au­teur se demande habi­le­ment : qui de plus nos­tal­gique qu’un anthro­po­logue ? Qui d’autre, en effet, pour mieux se lamen­ter de la dis­pa­ri­tion d’un rite, d’une cou­tume ou d’un pay­sage tra­vaillé par des pra­tiques sécu­laires ? Du leit­mo­tiv du déclin dans les socié­tés modernes jus­qu’au topos de la perte qui accom­pagne nombre de des­crip­tions eth­no­gra­phiques, en pas­sant par les poli­tiques de patri­mo­nia­li­sa­tion por­tées par l’UNESCO, David Berliner déplie la notion de trans­mis­sion, afin de dis­tin­guer ses figures en fonc­tion de divers contextes géo­gra­phiques. Les pre­miers cha­pitres nous conduisent en Guinée, auprès des Bulonguic du pays Baga, où la trans­mis­sion se vit sous la forme d’une absence qui, para­doxa­le­ment, entre­tient la per­sis­tance d’une figure ini­tia­tique, puis au Laos, dans la ville de Luang Prabang, où la trans­mis­sion cultu­relle est omni­pré­sente, ins­ti­tu­tion­nelle et mon­dia­li­sée. Les bâti­ments de la ville y sont autant de monu­ments à conser­ver ou de récep­tacles à des pra­tiques pré­ten­du­ment authen­tiques, qu’ex­perts, tou­ristes et habi­tants se dis­putent. C’est ensuite dans les textes eth­no­gra­phiques de ses pré­dé­ces­seurs que nous amène l’au­teur. D’où vient la nos­tal­gie des anthro­po­logues ? En quoi influe-t-elle sur la lec­ture des socié­tés étu­diées ? Quelles pers­pec­tives cri­tiques adop­ter afin de conju­rer ce trait consub­stan­tiel à la dis­ci­pline ? Si le motif de la perte anime bon nombre de groupes humains, com­ment y résis­ter sans cou­rir le risque de se recro­que­viller « sur sa condi­tion cultu­relle » ? Pour David Berliner, c’est là que les anthro­po­logues, jus­te­ment, ont leur rôle à jouer. Sans cesse tiraillés entre dif­fé­rentes cultures, dont la leur, ils seraient por­teurs d’un régime d’at­ten­tion sin­gu­lier, fon­da­men­ta­le­ment plas­tique, qui leur don­ne­rait des capa­ci­tés diplo­ma­tiques plus que jamais requises pour ani­mer un dia­logue conti­nu — une gageure, nuance-t-il tou­te­fois, « en ces temps cris­pés ». [R.B.]

Zones sen­sibles, 2018


Photographie de ban­nière : Straatbeeld met koe in deu­ro­pe­ning ach­te­rom, Kampen 1950 | Maria Austria


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REBONDS

Cartouches 87, décembre 2023
Cartouches 86, novembre 2023
Cartouches 85, sep­tembre 2023
Cartouches 84, juin 2023
Cartouches 83, avril 2023

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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