Cartouches (87)


Du rap fran­çais indé­pen­dant, l’o­béis­sance col­lec­tive pen­dant le confi­ne­ment, une socio­logue infil­trée dans la jet-set inter­na­tio­nale, le « moment mana­gé­rial » nazi, l’ex­clu­sion sociale gra­vée en noir et blanc, les socié­tés pay­sannes du Néolithique, docu­men­ter un centre d’aide sociale de Manhattan, les tra­cas des riches dans un châ­teau, un texte fon­da­teur de la péda­go­gie éman­ci­pa­trice et l’ordre du genre en milieu rural : nos chro­niques du mois de décembre.


Jeudi, de Hugo TSR

Hugo TSR trace son che­min en indé­pen­dant sur la scène du rap fran­çais, sans se sou­cier des modes ou des ten­dances. Après Une vie et quelques, album aux tona­li­tés sombres paru en 2021, vient de sor­tir Jeudi sur plu­sieurs pla­te­formes en ligne, un album qui s’écoute comme se lit un roman. Dans une fresque en neuf mor­ceaux, le rap­peur raconte la der­nière jour­née d’un conduc­teur de train. Un type usé par le tra­vail et la rou­tine. Le matin, « Pas besoin d’vo­let : si j’vois l’so­leil, c’est qu’­j’­suis en retard ». Après un lever dans le coal­tar, l’installation dans le cock­pit de l’engin, « Aux com­mandes d’un sous-marin, mais sans les tor­pilles ». La machine s’élance, « Les pre­miers rayons du soleil qui s’re­flètent sur les rails / Là, j’trace, des cailloux, pas d’as­phalte / Dans la matrice, tu com­prends la puis­sance quand tu vois l’at­te­lage ». Seul, dans son monde, musique à fond. « Une gri­saille vis­cé­rale, vie sociale misé­rable / Que des ratures et ça m’ras­sure d’a­voir à suivre des rails ». Au fil des mor­ceaux, se des­sine une chro­nique sociale : un monde du tra­vail qui détruit, le quo­ti­dien du conduc­teur, le tra­vail du contrô­leur, et puis les voya­geurs, cadre qui va bos­ser, jeunes en Gucci, fan de rock au sac bar­dé d’écussons : « Montre moi tes bagages, j’te dirai qui tu es. » Un sale jour de décembre, un mes­sage arrive sur le télé­phone du per­son­nage prin­ci­pal, une convo­ca­tion chez les res­sources humaines. « Le licen­cie­ment, c’est comme les acci­dents : c’est pour les autres. » Mais peut-être pas cette fois. Il com­mence à cogi­ter ; et puis il y a cette migraine qui ne le quitte pas, impos­sible à chas­ser. Le tour­billon l’emporte, comme Hugo TSR qui nous tient en haleine jusqu’au dénoue­ment. Pour plan­ter l’ambiance de son récit, l’artiste a col­la­bo­ré avec Jazzy Bazz et Loko pour des mor­ceaux à deux voix. Les inserts de vio­lon et pia­no, pré­sents sur ses autres albums, épais­sissent l’atmosphère, jusqu’au final du pia­niste Sofiane Pamart. [L.]

Chambre froide, 2023

L’Attestation — Une expé­rience d’o­béis­sance de masse, prin­temps 2020, de Théo Boulakia et Nicolas Mariot

En ordon­nant, au prin­temps 2020, l’en­fer­me­ment géné­ral de toute la popu­la­tion (avec quelques excep­tions sou­mises à la rédac­tion d’une « attes­ta­tion déro­ga­toire ») afin de ralen­tir la pro­pa­ga­tion d’une pan­dé­mie qui mena­çait de débor­der les capa­ci­tés hos­pi­ta­lière du pays, le gou­ver­ne­ment fran­çais réa­li­sa pen­dant 55 jours une expé­rience gran­deur nature d’ins­ti­tu­tion de l’obéissance col­lec­tive. Théo Boulakia et Nicolas Mariot se sont pen­chés sur la pro­duc­tion du confor­misme et son ancrage social, dans ce cadre inédit, en par­tant des pra­tiques plu­tôt que des opi­nions. Leur enquête confronte le récit selon lequel le « modèle chi­nois », le confi­ne­ment façon Wuhan, se serait répan­du à l’ensemble de la pla­nète, avec la réa­li­té. Les auteurs mettent rapi­de­ment en évi­dence que l’assignation à rési­dence n’a pas été la règle géné­rale et qu’elle n’a eu qu’un effet très faible sur la baisse des conta­mi­na­tions. Centrales dans les dis­cours offi­ciels, la « res­pon­sa­bi­li­sa­tion » et la « confiance » furent absentes des déci­sions prises : « En quelques heures, le nou­veau régime juri­dique mis en place a trans­for­mé toute per­sonne pré­sente dans l’es­pace public en poten­tiel contre­ve­nant ou hors-la-loi. » Jusqu’au 11 mai 2020, la police pro­cé­da à 21 mil­lions de contrôles et dis­tri­bua 1 100 000 ver­ba­li­sa­tions. Les auteurs tirent des conclu­sions par­ti­cu­liè­re­ment sévères, poin­tant la bana­li­sa­tion de l’exception et l’acceptation des « bri­co­lages auto­ri­taires » comme mode de gou­ver­ne­ment, même si des stra­té­gies indi­vi­duelles ont sou­vent per­mis l’a­mé­na­ge­ment d’un quo­ti­dien moins contraint. Amer constat que celui-ci : « [Qu’]une nou­velle union sacrée jus­ti­fiant sus­pen­sion des liber­tés et gou­ver­ne­ment secret sans contrôle ait pu se répé­ter presque à l’i­den­tique un siècle après la Grande Guerre, voi­là qui n’est pas le signal d’un grand mûris­se­ment démo­cra­tique. » [E.L.]

Anamosa, 2023

Very Important People, d’Ashley Mears

La socio­logue Ashley Mears offre une enquête issue de son immer­sion au sein de la jet-set inter­na­tio­nale. Ce tra­vail n’au­rait été pos­sible sans son sta­tut d’an­cienne man­ne­quin : « Ah non, mais t’as pas com­pris. On t’in­vite pas en tant que cher­cheuse, on t’in­vite parce que t’es sexy » s’est-elle ain­si vu répli­quer sur le ter­rain, où elle s’at­tache à décor­ti­quer le fonc­tion­ne­ment des boîtes de nuit de luxe. De New York à Saint-Tropez, Mears explore le rôle cru­cial des « pro­mo­teurs » de clubs, ces recru­teurs char­gés d’at­ti­rer de jeunes femmes, sou­vent issues du monde de la mode, pour agré­men­ter de leur pré­sence les soi­rées des ultra riches. Elle décrit com­ment ces femmes tra­vaillent sans rému­né­ra­tion tan­gible, outre les plai­sirs éphé­mères de la fête et du luxe, dans l’es­poir d’ac­cé­der à des oppor­tu­ni­tés excep­tion­nelles. « Dit autre­ment, le tra­vail des pro­mo­teurs montre à quel point l’ex­ploi­ta­tion fonc­tionne mieux lors­qu’elle s’ac­com­pagne de la sen­sa­tion d’être bien trai­té. » Interrogées, les « filles » tiennent à mettre en lumière un autre coût : « celui du tra­vail émo­tion­nel et cor­po­rel » pour être tou­jours à la hau­teur. Régimes, sacs de luxe, pose de ver­nis, coif­fure, épi­la­tion, tout doit être par­fait selon les codes de beau­té. Pour qu’un corps soit « haut de gamme », il doit être très mince, il faut mesu­rer au mini­mum 1 mètre 75, avoir une longue che­ve­lure, por­ter de hauts talons et mon­trer son amu­se­ment. La répu­ta­tion de ces clubs passe aus­si par la pré­sence de femmes et d’hommes essen­tiel­le­ment blancs sous peine de mau­vaise répu­ta­tion. La racisme s’af­firme dès la porte d’en­trée : « Votre ami ne peut pas entrer, à moins que vous réus­sis­siez à faire sor­tir une per­sonne non blanche qu’il puisse rem­pla­cer. Il y a déjà trop de per­sonnes de cou­leur à l’in­té­rieur. » Mears rap­pelle que sur les dix-sept clubs qu’elle a fré­quen­tés à New York, seule­ment un est déte­nu par une femme. L’exploitation des corps de jeunes femmes passe aus­si par la mise à dis­po­si­tion sexuelle des bot­tle girls, vues comme « bas de gamme ». Dans cer­tains clubs, dès le seuil de 5 000 dol­lars dépen­sés, une bot­tle girl est mise à dis­po­si­tion pour « faire un truc sexuel, genre une pipe ». Les man­ne­quins et les par­ty girls tiennent à se dif­fé­ren­cier de ces ser­veuses, vues comme des « pros­ti­tuées », des « salopes ». Very Important People dépeint un tableau sombre, où l’o­pu­lence des uns se construit sur l’ex­ploi­ta­tion des autres. [E.S.]

La Découverte, 2023

Libres d’o­béir — Le mana­ge­ment, du nazisme à aujourd’­hui, de Johann Chapoutot

Doit-on croire l’his­to­rien spé­cia­liste du nazisme Johann Chapoutot, lors­qu’il écrit qu’il se bor­ne­ra avec Libres d’o­béir à une simple « étude de cas », sans visée autre que des­crip­tive ? Oui, dans le sens où son essai s’at­tache au « moment mana­gé­rial » nazi et au tour para­doxal que prend alors l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail. Très vite, néan­moins, un doute s’immisce, jus­qu’à deve­nir omni­pré­sent. Pour par­tie, les diri­geants nazis nous semblent fon­da­men­ta­le­ment étran­gers. Toutefois, des « effets de contem­po­ra­néi­té » s’ac­cu­mulent à mesure que l’his­to­rien épluche leurs écrits, détaille leurs déci­sions et prend la mesure de leurs moti­va­tions. Ce sont quelques mots qui, d’a­bord, ont atti­ré l’at­ten­tion de Johann Chapoutot dans un texte du « nazi inté­gral » qu’é­tait Herbert Backe : « Élasticité […], per­for­mance, objec­tif, mis­sion — nous voi­là en ter­rain connu. » Soudain, « l’al­lo­saure Backe, ce monstre archaïque et loin­tain en uni­forme de SS, réin­tègre notre temps, car il en emploie les mots, il en uti­lise les caté­go­ries, il en pense et vit les notions ». Ceci posé, le trouble qui accom­pagne un tel constat ne peut qu’al­ler gran­dis­sant. Si, pré­vient l’au­teur, le nazisme pré­cède l’in­ven­tion du mana­ge­ment, une cohorte de jeunes gens diplô­més ont pro­fi­té de son acces­sion au pou­voir pour déployer leur vision para­doxale de la « ges­tion des res­sources humaines ». À rebours de l’i­mage stric­te­ment auto­ri­taire qui colle à l’or­ga­ni­sa­tion du IIIe Reich, l’au­teur démontre que nombre des pré­ceptes aujourd’­hui ensei­gnés en école de com­merce ont éga­le­ment été pro­mus dans des années où, dans une Allemagne en expan­sion, il fal­lait « faire plus avec moins, en fai­sant mieux ». En maniant l’al­lu­sion et le sous-enten­du, à force d’ex­pres­sions jetées avec pré­ci­sion, Johann Chapoutot rend visible un pont entre une époque a prio­ri révo­lue et la nôtre, qu’on tra­verse la main tenue par Reinhard Höhn, juriste anti­sé­mite et raciste, géné­ral SS et fon­da­teur d’un ins­ti­tut après la guerre, où pas­se­ront bon nombre des cadres du « miracle éco­no­mique alle­mand ». [R.B.]

Gallimard, 2020

La Spirale, de Neil Bousfield

Neil Bousfield s’est ins­pi­ré de son tra­vail dans un centre de réin­ser­tion pour réa­li­ser le roman gra­phique La Spirale, paru aux édi­tions Ici-bas. « Il a fal­lu deux ans et demi pour créer les images, puis six mois pour des­si­ner le sto­ry­board, les ébauches et les ver­sions finales. » À tra­vers des ate­liers d’impression et de menui­se­rie, le but de ce centre était d’aider des jeunes « à dépas­ser et faire face aux pro­blèmes qui les avaient conduits à l’exclusion sociale. Il n’était pas rare qu’une spi­rale néga­tive se répète d’une géné­ra­tion à l’autre. » C’est une his­toire de ce type que l’artiste bri­tan­nique raconte en 200 images sur bois gra­vé, impri­mées en noir et blanc. Sans paroles, mais ter­ri­ble­ment expres­sives, elles racontent l’usine, le tra­vail à la chaîne et sa répé­ti­tion quo­ti­dienne dans ce qu’on devine être une Angleterre ron­gée par le néo­li­bé­ra­lisme. Ken Loach n’est pas loin dans cet uni­vers sombre, où le soleil brille moins sou­vent que les lam­pa­daires. Deux frères luttent pour ne pas repro­duire la vie de leurs parents et ne pas repro­duire le cycle de déses­poir qui a miné leur enfance. La mère a som­bré dans l’alcool pour oublier les sou­cis quo­ti­diens. Le père est usé par le tra­vail à l’usine, seule employeuse dans le coin, et doit trou­ver des expé­dients pour joindre les deux bouts. Un seul man­que­ment, et c’est la porte. Les cohortes de chô­meurs ne manquent pas. Le couple se retrouve le soir pour finir de noyer sa fatigue devant un poste de télé­vi­sion, ten­tant d’arracher à la nuit quelques heures de som­meil avant que ne recom­mence le cal­vaire quo­ti­dien. Comme pour plu­sieurs de leurs romans gra­phiques, les édi­tions Ici-bas ont par­ti­cu­liè­re­ment soi­gné la fabri­ca­tion du livre, avec un papier aux tons chauds qui met en valeur les gra­vures, et une cou­ver­ture impri­mée arti­sa­na­le­ment en séri­gra­phie. [L.]

Ici-bas, 2022

L’Aube des mois­son­neurs, de Jean Guilaine

Si les grandes pein­tures rupestres du Paléolithique, telles celles de la grotte de Lascaux, sont connues du public, la période néo­li­thique qui lui suc­cède reste enve­lop­pée d’un halo de mys­tère, si ce n’est d’indifférence. C’est pour­tant à cette époque qu’ont été jetés les fon­de­ments du monde que nous voyons mou­rir sous nos yeux, celui de l’agriculture pay­sanne, qui exploite tant la terre que les hommes. Dans ce recueil d’entretiens, l’archéologue Jean Guilaine mène une réflexion à la fois his­to­rique et his­to­rio­gra­phique sur la place et la signi­fi­ca­tion du Néolithique pour nous, aujourd’hui. Déjà pro­fon­dé­ment inéga­li­taires, ryth­mées par des conflits dont la vio­lence est par­fois inouïe, struc­tu­rées par des sys­tèmes d’échange et de ges­tion des res­sources extrê­me­ment éla­bo­rés et éten­dus, fon­dées sur le prin­cipe de la divi­sion du tra­vail en tâches spé­cia­li­sées, les pre­mières socié­tés pay­sannes étu­diées par Guilaine per­mettent d’engager une réflexion au long cours sur les maux poli­tiques qui ont façon­né notre his­toire. L’analyse des ves­tiges archéo­lo­giques de ces socié­tés sans écri­ture per­met éga­le­ment d’observer la manière dont l’exploitation des hommes et des res­sources natu­relles a aus­si très tôt trans­for­mé les pay­sages, mais aus­si les corps, désor­mais affec­tés à des tâches spé­cia­li­sées et répé­ti­tives — ain­si l’état d’usure de dents issues de divers sites du néo­li­thique ana­to­lien ren­seigne-t-il tant sur les pra­tiques arti­sa­nales (fabri­ca­tion de tis­sus, de paniers, etc.) que sur les struc­tures poli­tiques et sociales qui les com­man­daient. Le tra­vail de Guilaine montre par ailleurs com­bien les inéga­li­tés consti­tuent un défi tant poli­tique qu’épistémologique : les traces visibles lais­sées par les socié­tés du pas­sé, même sans écri­ture, sont sou­vent celles des puis­sants. Si les domi­nants ont le mono­pole du pou­voir, ils détiennent aus­si celui de la mémoire. Il revient ain­si à l’archéologue de ten­ter de res­ti­tuer, par-delà l’histoire évé­ne­men­tielle, celle des grands rois et des grandes dates, celle des humbles et de com­battre les récits qui les plongent dans l’oubli. L’enjeu est déci­sif, à l’ère des natio­na­lismes et des mul­tiples formes de révi­sion­nisme his­to­rique qu’ils engendrent. [A.C.]

Verdier, 2023

Welfare, de Frederick Wiseman

Dans ce sep­tième long métrage sor­ti en 1975, Frederick Wiseman pour­suit son explo­ra­tion des ins­ti­tu­tions amé­ri­caines ini­tiée quelques années plus tôt avec Titicut Follies, qui décri­vait la réa­li­té d’une pri­son d’État psy­chia­trique du Massachusetts. Après avoir docu­men­té le fonc­tion­ne­ment d’un lycée public hup­pé de Philadelphie (Highschool), du Metropolitan Hospital de New York (Hospital) ou d’un tri­bu­nal pour enfants de Memphis (Juvenile court), il ins­talle cette fois sa camé­ra plu­sieurs semaines dans le centre d’aide sociale de Waverly, situé à Manhattan, près de Greenwich Village. En s’attardant un ins­tant sur un visage, un geste, un regard ou quelques paroles échan­gées, le cinéaste par­vient à res­ti­tuer l’humanité et l’individualité de chacun·e au sein de la foule qui patiente dans une salle d’attente immense. Il des­sine ain­si une série de por­traits qui scandent le film et répondent for­mel­le­ment à l’imaginaire car­cé­ral auquel ren­voie la séquence d’ouverture : une série de pho­to­gra­phies anthro­po­mé­triques prises à l’arrivée de chaque per­sonne venue dépo­ser un dos­sier. Certain·es s’épaulent, s’entraident, se donnent quelques conseils pour mieux se repé­rer dans les dédales admi­nis­tra­tifs, d’autres s’épanchent, se racontent leurs his­toires, confient leurs peines. D’autres séquences, plus longues, per­mettent de mesu­rer toute la com­plexi­té de situa­tions sou­vent inex­tri­cables et la vul­né­ra­bi­li­té de per­sonnes pré­ca­ri­sées. Certaines sont mères céli­ba­taires, d’autres han­di­ca­pées, beau­coup souffrent de troubles psy­chiques, toutes en situa­tion d’urgence. Le film dit leur épui­se­ment, leur afflic­tion, mais aus­si leur colère et leur révolte face au contrôle social et aux enquêtes intru­sives aux­quelles elles sont sou­mises. Mais Frederick Wiseman, dans une volon­té affi­chée d’éviter une lec­ture par trop sim­pliste, s’attache à décrire aus­si le fonc­tion­ne­ment de l’institution à tra­vers la mise en scène du tra­vail quo­ti­dien d’employé·es, dont les efforts ne suf­fisent pas, le plus sou­vent, à com­pen­ser leur impuis­sance à répondre aux attentes. Hanté par l’expérience du racisme et la pré­sence sourde de la guerre du Vietnam, le film s’achève sur un mono­logue qui condense la détresse exis­ten­tielle et les impasses admi­nis­tra­tives aux­quelles sont confron­tées cha­cune des per­sonnes qui peuplent Welfare. [B.G.]

Météore Films, 1975

Monument natio­nal, de Julia Deck

Dans la France des gilets jaunes puis du Covid, cer­tains mondes se téles­copent comme deux coha­bi­tants, met­tons un pro­prié­taire people et son inten­dante, pour­raient faire trin­quer leurs verres de bour­bon dans un salon doré : plus ou moins gra­cieu­se­ment. Serge Langlois, per­son­nage de ponte richis­sime du ciné­ma fran­çais, est maître du lieu qui abrite ici un presque huis clos roma­nesque, soit un châ­teau avec pis­cine et pro­lon­ge­ments off­shore. Mais c’est Ambre, sa jeune épouse, qui s’échine à maî­tri­ser l’harmonie ins­ta­gra­mable de sa « tri­bu », la famille Langlois et sa troupe de domes­tiques, qui se réunit chaque fin d’après-midi dans les fau­teuils Louis XVI, pour l’apéritif. La nar­ra­trice Joséphine, adop­tée bébé dans un orphe­li­nat kir­ghize par le couple Langlois, observe de son œil impla­cable d’enfant com­ment tout ce confort orches­tré col­mate bien mal les petits trous des aigreurs quo­ti­diennes. Elle observe aus­si l’arrivée de Cendrine et Abdul, qui se connaissent de l’Hyper U du Blanc-Mesnil et se font embau­cher au châ­teau comme nou­nou et coach spor­tif, ame­nant avec eux un peu du 93 lorsque c’est de bon aloi. Mais à force de crises sociale et sani­taire, le corps du monu­ment natio­nal part à vau‑l’eau. Après un infarc­tus, Serge se met à déri­ver hors de sa gloire média­tique et à par­ta­ger la pas­sion de la comp­table Madame Eva pour Faites entrer l’accusé. L’argent vient à man­quer, tout coin­cé qu’il est aux Caraïbes d’où le fis­ca­liste de famille ne sau­rait le rapa­trier par magie. Si on arrive à gar­der la face pour la fête d’anniversaire avec le couple pré­si­den­tiel (en com­pa­gnie des copains Aminata, Brahim et Mathias puisque Brigitte et Emmanuel insistent pour qu’on invite des gens du peuple), au châ­teau aus­si, indé­nia­ble­ment, c’est la crise. D’un bout à l’autre des 200 pages du roman, le sus­pens s’immisce, insis­tant, dans le contraste entre le floc-floc des bas­kets de Cendrine et le poil doux du der­nier bichon à cajo­ler, entre le TDAH du petit Marvin et le moel­leux de la méri­dienne ou de la Bentley, avec une déli­cate iro­nie. [L.M.]

Minuit, 2022

La Pédagogie des oppri­més, de Paulo Freire

Le péda­gogue bré­si­lien Paulo Freire, à l’origine du cou­rant de la péda­go­gie cri­tique, reste rela­ti­ve­ment mécon­nu en France. Pourtant, ses tra­vaux sur l’éducation ont été la source d’inspiration de nombres d’intellectuel·les et de mou­ve­ments révo­lu­tion­naires, de bell hooks au PKK. Lui-même a débu­té sa réflexion péda­go­gique en orga­ni­sant au début des années 1960 des cours d’alphabétisation pour adultes auprès de popu­la­tions pauvres au Brésil. Plutôt que d’utiliser un maté­riel péda­go­gique décon­nec­té, il part de l’expérience vécue des apprenant·es, avec l’idée de leur don­ner une capa­ci­té à agir sur leur propre situa­tion. Il est empri­son­né après le coup d’État de 1964, puis s’exile en Suisse avant de reve­nir au Brésil dans les années 1980. Devenu secré­taire à l’éducation en 1989 dans la métro­pole de San Paolo, il mène une réforme sco­laire sans pré­cé­dent, ins­pi­rée par ses tra­vaux. Son ouvrage fon­da­teur, La Pédagogie des oppri­més, a été réédi­té par Agone et est intro­duit par une pré­face de l’universitaire Irène Pereira, qui remet le texte en contexte et pré­cise les évo­lu­tions de la pen­sée de Paulo Freire depuis l’écriture du livre en 1968. Elle met en garde contre toute confu­sion : Paulo Freire ne pro­pose aucune recette péda­go­gique, et ne s’inscrit pas dans la conti­nui­té de la péda­go­gie nou­velle et de ses figures, tel que le couple Célestin et Élise Freinet. « Il s’en dis­tingue par la prio­ri­té qu’il donne à la trans­for­ma­tion socio­po­li­tique sur la trans­for­ma­tion péda­go­gique. Pour lui, l’éducation ne trans­forme pas la socié­té mais change les êtres humains — qui trans­for­me­ront, eux, la socié­té. » Pour le péda­gogue bré­si­lien, une édu­ca­tion qui éman­cipe « vise à faire des êtres humains les sujets de leur propre his­toire, indi­vi­duelle mais aus­si et sur­tout socio­po­li­tique ». À l’heure où les attaques de l’extrême droite contre l’école s’intensifient, la lec­ture de Freire est indis­pen­sable à toute réflexion pour une édu­ca­tion éman­ci­pa­trice. [L.]

Agone, 2023

Les Filles du coin, de Yaëlle Amsellem-Mainguy

L’enquête menée par Yaëlle Amsellem-Mainguy s’inscrit dans le sillage d’un renou­vel­le­ment des études socio­lo­giques por­tant sur la jeu­nesse popu­laire rurale. Le titre de l’ouvrage, réfé­rence expli­cite au livre de Nicolas Renahy, Les Gars du coin, en est aus­si le contre­point. Car ce ne sont pas à ceux qui res­tent que s’est inté­res­sée la socio­logue, à l’ins­tar de Benoît Coquard, mais à celles « qui n’ont pas pu par­tir » et à la manière dont « les rap­ports de genre s’imbriquent dans des rap­ports sociaux de classe ». « Les métiers acces­sibles loca­le­ment sont sur­tout des métiers d’hommes » et face à l’enjeu cen­tral des mobi­li­tés, les repré­sen­ta­tions gen­rées jouent ain­si en leur défa­veur : l’âge d’obtention du per­mis et d’une voi­ture per­son­nelle, plus tar­dif, ren­force « l’inégal accès aux dépla­ce­ments et aux ter­ri­toires » et com­plique la recherche d’un tra­vail. L’éloignement des villes affecte aus­si les socia­bi­li­tés des jeunes femmes. Beaucoup déplorent une « dif­fi­cul­té d’accès aux loi­sirs […] média­ti­sés », qui par­ti­cipe de leur « sen­ti­ment de relé­ga­tion ». Dans ce domaine, les inéga­li­tés de genre se ren­forcent dès l’adolescence. Et la mise en couple et la paren­ta­li­té entraînent pour elles un repli du temps libre dans l’espace domes­tique. Yaëlle Amsellem-Mainguy décrit aus­si la manière dont s’établissent les hié­rar­chies : la mar­gi­na­li­sa­tion des plus pré­caires ; les « logiques de dis­tinc­tion entre celles qui habitent le bourg et celles qui habitent loin, dans les hameaux ou des endroits plus recu­lés » ; la force de la norme conju­gale et hété­ro­sexuelle, « injonc­tion qua­si constante », et la stig­ma­ti­sa­tion des céli­ba­taires pas­sé un cer­tain âge. Elle insiste sur­tout sur le poids de l’interconnaissance. Pouvoir « se dire du coin », reven­di­quer un ancrage fami­lial local — « être la fille de » —, par­ti­cipe d’un « capi­tal d’autochtonie » essen­tiel en milieu rural tant pour l’entraide que la recherche d’un tra­vail et la « construc­tion d’une iden­ti­té sociale ». Et la socio­logue de sou­li­gner que la mise en couple, sou­vent « syno­nyme d’éloignement de leur ter­ri­toire, de leur réseau ami­cal et fami­lial » parce que ce sont les jeunes femmes qui rejoignent leur par­te­naire, contri­bue à les « enfer­mer […] à l’intérieur de leur domi­cile, mais aus­si à l’intérieur des socia­bi­li­tés de leur conjoint ». Mais « face aux dif­fi­cul­tés qui sont les leurs », la socio­logue s’attache à racon­ter aus­si cer­taines échap­pées, « com­ment ces jeunes femmes se débrouillent », par­viennent « à s’y adap­ter, à faire avec », à contour­ner l’ordre du genre, voire à s’en défaire. [B.G.]

Presses de Sciences Po, 2021


Photographie de ban­nière : Tony Richardson, extrait de La Solitude du cou­reur de fond, 1962


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REBONDS

Cartouches 86, novembre 2023
Cartouches 85, sep­tembre 2023
Cartouches 84, juin 2023
Cartouches 83, avril 2023
Cartouches 82, jan­vier 2023

Ballast

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