Cartouches (82)


Une course de mara­thon, les chiffres et le pou­voir, la néces­si­té de la sub­sis­tance, une vie colo­ni­sée au sud du Chili, un pro­jet de résis­tance numé­rique, une his­toire des Premières Nations, se battre pour la Sécu, le genre dans le monde du sport, un ano­nyme contre la tyran­nie et la phi­lo­so­phie du retour : nos chro­niques du mois de janvier.

Marathon, de Nicolas Debon

L’histoire est celle d’une simple course qui tient son nom d’une ville grecque, rejointe à pied par un homme en armes il y a plus de 2 500 ans. La ville, la course : Marathon. À peine plus de qua­rante-deux kilo­mètres. Aujourd’hui, c’est l’a­pa­nage de cadres en quête de défis, de spor­tifs et de spor­tives lon­gi­lignes qui se battent pour quelques dixièmes. Hier, c’é­tait une aven­ture dont il était dif­fi­cile de connaître la fin. Parmi toutes les courses dis­pu­tées, Nicolas Debon a choi­si de des­si­ner celle-là : Amsterdam, Jeux olym­piques, 1928. Il s’empare d’un évé­ne­ment peu connu de l’his­toire du sport et le décor­tique len­te­ment, avec des rouges qui rap­pellent les cou­leurs de la piste que foulent les ath­lètes. D’abord, les planches cernent la ville, le stade, la foule. Puis ce sont les routes, les champs et des hommes en petits groupes ou soli­taires. Il y a un jour­na­liste spor­tif volon­tiers raciste, un entraî­neur omni­po­tent, une cen­taine de cou­reurs avec, par­mi eux, ces Français qui vont « sans bruit, sans à‑coups et sans éclat ». Il y a le vent, aus­si, le ter­rible vent qui balaye la plaine hol­lan­daise à par­tir du ving­tième kilo­mètre. Devant, les cadors se dis­putent la tête. L’équipe fin­lan­daise impres­sionne, les Japonais intriguent, les Américains énervent. Peu à peu, un membre de l’é­quipe de France remonte jus­qu’à talon­ner les pre­miers. Son nom échappe au jour­na­liste spor­tif, est pro­non­cé avec mépris par l’en­traî­neur, igno­ré par les autres par­ti­ci­pants. Cet homme, c’est Boughéra El Ouafi. Il est Algérien à une époque où on ne peut pas le dire comme tel, tra­vaille en tant que décol­le­teur chez Renault et a com­bat­tu au nord-est de la France pen­dant la guerre. Qui sait : cette course pour­rait être la sienne ! [R.B.]

Dargaud, 2021

Chiffre, d’Olivier Martin

« On peut débattre de tout, sauf des chiffres » est sans doute l’un des lieux com­muns les plus sou­vent enten­dus lors de débats de socié­té, quand des don­nées numé­riques viennent ser­vir d’ar­gu­ment d’au­to­ri­té pour appuyer tel ou tel point de vue. Et du fait du rap­port éli­tiste entre­te­nu en France avec les mathé­ma­tiques, asso­ciées assez lar­ge­ment à tout ce qui a trait aux nombres, cette croyance semble bien ancrée. Olivier Martin, socio­logue et sta­tis­ti­cien, s’at­telle à la décons­truire dans Chiffre, der­nier opus de la col­lec­tion « Le mot est faible » des édi­tions Anamosa, qui a pour objec­tif de « s’emparer d’un mot dévoyé par la langue au pou­voir, de l’arracher à l’idéologie qu’il sert et à la sou­mis­sion qu’il com­mande pour le rendre à ce qu’il veut dire ». En l’oc­cur­rence, il s’a­git ici d’ar­ra­cher le masque d’ob­jec­ti­vi­té que portent les chiffres pour rap­pe­ler qu’eux aus­si sont une construc­tion au ser­vice de pou­voirs qui non seule­ment les uti­lisent, mais aus­si les pro­duisent et les défi­nissent. Ainsi, le terme « mesure » sous-entend qu’il exis­te­rait « une gran­deur défi­nie et repé­rable de manière non ambi­guë », grâce à un dis­po­si­tif « neutre ». Autant d’as­ser­tions fausses, car « en la matière, la neu­tra­li­té n’existe pas. L’acte de mise en chiffre par­ti­cipe au façon­nage des socié­tés ». Que ce soit par le recen­se­ment, par l’im­po­si­tion d’u­ni­tés de mesure uniques pour faci­li­ter le contrôle et la taxa­tion, par l’é­va­lua­tion… mesu­rer, c’est défi­nir des caté­go­ries : quand on cherche à quan­ti­fier le chô­mage dans une socié­té, encore faut-il défi­nir qui est chô­meur ou chô­meuse. La ques­tion se pose éga­le­ment de savoir si tout doit être quan­ti­fié, et si la mesure chif­frée est tou­jours la plus appro­priée. Il ne s’a­git évi­dem­ment pas de remettre en cause l’u­ti­li­sa­tion des chiffres mais de se réap­pro­prier les savoirs qui per­mettent de les remettre en ques­tion, et de pro­duire des don­nées alter­na­tives à même de contes­ter celles des pou­voirs domi­nants — comme le font les fémi­nistes qui comp­ta­bi­lisent les fémi­ni­cides ou encore les études sur les dis­cri­mi­na­tions à l’embauche. [L.]

Anamosa, 2023

Quotidien poli­tique, de Geneviève Pruvost

La capa­ci­té de s’abs­traire des tâches liées à la sub­sis­tance, de se détour­ner de la fabrique de ce qui fait une vie, au quo­ti­dien, sont des évo­lu­tions récentes dont le béné­fice échoit sur­tout aux classes les plus pri­vi­lé­giées. Pour elles, « les arts de faire du quo­ti­dien ont été réduits au rang de loi­sirs créa­tifs » — des petites choses qui délassent, rac­cordent au pré­sent, servent de matière à une valo­ri­sa­tion fami­liale ou ami­cale. À rebours de cette déva­lua­tion du quo­ti­dien, la cher­cheuse Geneviève Pruvost s’est atta­chée à retrou­ver ce qu’im­plique un quo­ti­dien poli­tique, c’est-à-dire le fait de don­ner une por­tée éman­ci­pa­trice aux acti­vi­tés de tous les jours qui assurent la sub­sis­tance d’un indi­vi­du, d’un foyer, d’un col­lec­tif. On a vite fait de railler ce fan­tasme : « vivre à la cam­pagne et s’y bri­co­ler une vie alter­na­tive ». Pourtant, peu sont celles et ceux qui mettent en œuvre un tel chan­ge­ment. Sur trois ter­rains eth­no­gra­phiques, Geneviève Pruvost a explo­ré les fac­teurs per­met­tant ces ins­tal­la­tions, de la cri­tique pri­mor­diale de « la quo­ti­dien­ne­té en régime capi­ta­liste-indus­triel » jus­qu’à la mise en réseau, à l’é­chelle régio­nale, des ini­tia­tives sem­blables aux siennes. On par­court dans cet essai les envi­rons d’une com­mune ayant accueilli une lutte éco­lo­giste dans les années 1970, là où plu­sieurs vagues d’ins­tal­la­tion se sont suc­cé­dé. Puis, un hameau dans lequel un groupe de citoyen·nes insuffle des actions col­lec­tives avec le sou­tien de la muni­ci­pa­li­té. Enfin, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont l’ex­pé­ri­men­ta­tion quo­ti­dienne a été et reste l’un des moteurs. L’autrice pré­vient dès les pre­mières pages : l’en­quête eth­no­gra­phique s’est dou­blée d’une plon­gée biblio­gra­phique dont Quotidien poli­tique rend compte. Elle a exhu­mé ain­si un cor­pus de textes écrits dans les années 1970 et 1980 par plu­sieurs écri­vaines consti­tuant une par­tie du cou­rant éco­fé­mi­niste, cen­tré autour de la sub­sis­tance : par­mi elles, les éco­no­mistes alle­mandes Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, la cher­cheuse d’o­ri­gine ita­lienne Sylvia Federici, la mili­tante et essayiste fran­çaise Françoise d’Eaubonne. Une mine d’or concep­tuelle pour Geneviève Pruvost, qui conclut : « C’est à par­tir de la néces­si­té de la sub­sis­tance que se pense la démo­cra­tie — la révo­lu­tion — la bas­cule. » [R.B.]

La Découverte, 2022

Pikinini, de Jose Miguel Varas et Raquel Echenique

« Pikinini ! » Ce cri s’é­chappe de la bouche des mères Selk’nam à qui les sou­dards de riches pro­prié­taires de la région de Punta Arenas en Terre de Feu ont arra­ché les enfants pour les vendre comme main‑d’œuvre cor­véable. Cet album jeu­nesse, pour adolescent⋅es, est tiré d’une chro­nique du jour­na­liste chi­lien José Miguel Varas, qui a vécu dix-sept ans en exil sous le régime de Pinochet. Il est illus­tré par les des­sins de Raquel Echenique qui, tout en res­tant pudiques, par­viennent à retrans­mettre le sen­ti­ment d’hor­reur de la nar­ra­trice, Clémentine Fridet, et de sa famille face aux exac­tions des colons. Elle a livré son témoi­gnage en 1958, alors qu’elle habi­tait tou­jours Punta Arenas. Si Pikinini raconte un épi­sode de la colo­ni­sa­tion des régions aus­trales de l’Amérique, c’est aus­si une his­toire d’exil, et une his­toire de femmes. Celle des mères à qui on arrache leurs enfants, et celle des cinq femmes qui com­posent la famille de Clémentine. Sa mère, à la mort de son époux, décide de par­tir pour Buenos Aires, séduite par les récits de pro­pa­gande qui pro­met­taient « argent facile et abon­dance ». Mais « après sept années […] d’une vie faite de pri­va­tions », elle décide de nou­veau de lar­guer les amarres et part avec ses filles à Punta Arenas, au bord du détroit de Magellan, rêvant cette fois « d’or abon­dant et de terres offertes ». Mais en fait d’or, c’est le froid et le sang que croi­se­ront la famille. La ville est connue pour sa colo­nie péni­ten­tiaire où l’on envoie les cri­mi­nels les plus dan­ge­reux. Avec pour les gar­der, des sol­dats fai­sant eux-mêmes l’ob­jet de sanc­tions dis­ci­pli­naires. Les cinq femmes sur­vivent ain­si dans « une ambiance bru­tale où [règne] une domi­na­tion mas­cu­line abso­lue », à l’é­poque où les pro­prié­taires des estan­cias recrutent des armées pri­vées pour sur­veiller les terres qu’ils s’ap­pro­prient, mas­sa­crant les ani­maux sau­vages et les peuples autoch­tones pour une pra­tique d’é­le­vage de mou­tons tou­jours plus exten­sif. Et plantent ain­si les graines de la dic­ta­ture à venir. [L.]

Éditions Petit poulpe, 2021

Guide d’au­to-défense numé­rique, Collectif

En même temps que la répres­sion des mou­ve­ments sociaux s’ac­cen­tue, les outils numé­riques deviennent incon­tour­nables dans leur orga­ni­sa­tion, qu’il s’a­gisse de pla­ni­fier une action, de com­mu­ni­quer, d’é­chan­ger et de publier des infor­ma­tions. Les États l’ont bien com­pris : ils se sont dotés de capa­ci­tés de sur­veillance et de contrôle des réseaux de plus en plus sophis­ti­quées. Si ces outils étaient l’a­pa­nage des seuls ser­vices anti-ter­ro­ristes il y a quelques années encore, ils sont désor­mais lar­ge­ment uti­li­sés pour répri­mer la contes­ta­tion sociale. « Ainsi, dans une enquête visant le mou­ve­ment anti­nu­cléaire autour de Bure, des dizaines d’ordinateurs et de télé­phones ont été exper­ti­sés. » Les milieux mili­tants, eux, res­tent à la traîne sur la ques­tion des bonnes pra­tiques et de l’au­to-défense numé­rique. Or nul ne sait à quel moment la dif­fu­sion de ses don­nées peuvent nuire, à soi ou à ses proches, si elles tombent entre de mau­vaises mains. « Beaucoup de gens, que ce soient les gou­ver­nants, les employeurs, les publi­ci­taires ou les flics, ont inté­rêt à obte­nir l’accès à nos don­nées. La place crois­sante que prend l’information dans l’économie et la poli­tique mon­diale ne peut que les encou­ra­ger. » C’est à ce manque de for­ma­tion que le Guide d’au­to­dé­fense numé­rique, télé­char­geable libre­ment, entend appor­ter une réponse, en pro­po­sant des élé­ments de com­pré­hen­sion et des solu­tions pour reprendre le contrôle de ses don­nées, et sécu­ri­ser autant que pos­sible les usages infor­ma­tiques. Le guide, qui se veut péda­go­gique et prend soin d’é­vi­ter de tom­ber dans le jar­gon infor­ma­tique, ne traite tou­te­fois pas de l’u­ti­li­sa­tion des Smartphones et de leur sécu­ri­sa­tion, les auteur·es expli­quant que le sujet méri­te­rait un ouvrage en soi. La lec­ture des deux tomes, l’un trai­tant de l’u­ti­li­sa­tion hors connexion et l’autre de l’u­ti­li­sa­tion en ligne des ordi­na­teurs, donne à la fois des clés de com­pré­hen­sion théo­rique des enjeux de la confi­den­tia­li­té, de l’in­té­gri­té et de la sécu­ri­té de nos don­nées, et des solu­tions concrètes à mettre en œuvre. [L.]

Auto-édi­tion, 2023

Ils étaient l’Amérique — De remar­quables oubliés, tome 3, de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque

Ils étaient l’Amérique est le troi­sième tome des « Remarquables oubliés », un pro­jet édi­to­rial qui a com­men­cé dans une émis­sion de Radio-Canada en 2005, et s’est pro­lon­gé chez Lux Éditeur. Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard, dis­pa­rus res­pec­ti­ve­ment en 2020 et en 2021, ont vou­lu écrire « un autre roman natio­nal pour l’Amérique du Nord », qui redonne sa juste place à celles et ceux oubliés par les colons, qui ont eu l’a­pa­nage de la mémoire écrite. Décédé avant d’a­voir pu ache­ver son œuvre, les écrits de Serge Bouchard s’ar­rêtent à la fin du XVIIIe siècle sur l’his­toire de Pontiac, guer­rier oda­wa, « grand per­son­nage de l’his­toire nord-amé­ri­caine, bien plus grand que tous ces cri­mi­nels de guerre qui ont gra­vi­té autour de lui ». « L’Anglais roya­liste ne cède en rien au Français catho­lique : le pre­mier cou­ronne la terre […], tan­dis que l’autre la sacra­lise […]. Dans les deux cas, un pathé­tique besoin d’ef­fa­cer le pas­sé se paye du lourd prix de l’in­si­gni­fiance ». Bouchard conclut qu’« il nous revient […] de ne pas oublier les drames, la fier­té et la beau­té des peuples d’une Amérique qui aurait pu être et de celle qui pour­rait encore être ». À tra­vers la série de courtes his­toires et de por­traits nar­rés par Bouchard et Lévesque, se déroule au fil des pages le récit de la colo­ni­sa­tion de l’Amérique du Nord. Trop mécon­nue, elle mérite pour­tant qu’on s’y arrête, pour mieux com­prendre à la fois l’his­toire du Canada et des États-Unis, mais éga­le­ment celle de l’Europe. En France, on aime se gar­ga­ri­ser des Lumières et de leurs avan­cées ; il serait bon de se rap­pe­ler la mémoire de Kandiaronk. Ses dis­cours ont été rap­por­tés en Europe par le baron de Lahontan sous le titre de Dialogues avec un sau­vage ; l’ou­vrage influen­ce­ra for­te­ment Les Lettres per­sanes de Montesquieu. Et les auteurs de conclure : « Des hommes d’é­lo­quence comme Kandiaronk ont su, par leur saga­ci­té, impo­ser aux Européens l’i­mage de socié­tés éga­li­taires et libres, plus grandes que nature. » [L.]

Lux, 2022

La Bataille de la Sécu, de Nicolas Da Silva

Déserts médi­caux, pénu­rie de méde­cins géné­ra­listes, hôpi­tal public sous pres­sion mana­gé­riale et aus­té­ri­té bud­gé­taire : c’est peu dire que bien se faire soi­gner en France n’a rien d’évident, sur­tout pour les classes popu­laires. L’économiste Nicolas Da Silva ne traite pas direc­te­ment de ces pro­blé­ma­tiques actuelles, mais s’inscrit dans un temps plus long en écri­vant une « his­toire de la pro­duc­tion de soin de san­té en France ». La construc­tion du sys­tème de san­té est inti­me­ment liée à l’État : dès la Révolution fran­çaise, il régle­mente et orga­nise les pro­duc­teurs de soin. La mutua­li­té s’étend durant le Second Empire, tout en étant vidée de « tout poten­tiel sub­ver­sif », ce qui témoigne pour l’auteur d’une « récu­pé­ra­tion de la cri­tique sociale » par l’État, et pas seule­ment par le capi­tal. C’est ici la thèse cen­trale déve­lop­pée par Da Silva au fil des cha­pitres : l’État social — sou­vent défen­du comme pro­tec­teur face à un néo­li­bé­ra­lisme rava­geur — n’est pas une ins­ti­tu­tion favo­ri­sant le déploie­ment du mou­ve­ment social auto­gé­ré. C’est même le contraire, car l’accroissement du rôle de l’État au début du siècle pré­cé­dent (dans l’économie et toutes les dimen­sions de la socié­té), a aus­si eu pour rôle de « main­te­nir l’ordre social ». À cet État social, davan­tage « allié » du « capi­ta­lisme phar­ma­ceu­tique » que rem­part, l’économiste lui oppose la Sociale. C’est-à-dire la « pro­tec­tion sociale auto-orga­ni­sée contre l’État, contre le capi­tal et contre les formes de pater­na­lisme anté­rieur » — dont la Commune et le régime géné­ral de la sécu­ri­té sociale de 1946 sont des réa­li­sa­tions his­to­riques. La seconde moi­tié du XXe siècle est en effet mar­quée par la lutte entre l’au­to-orga­ni­sa­tion des tra­vailleurs et l’étatisation de la Sécu : « Non seule­ment l’État s’est réap­pro­prié la sécu­ri­té sociale, mais il s’est aus­si réap­pro­prié la défi­ni­tion du tra­vail de soin — au détri­ment des pro­fes­sion­nels et des patients. » Préfacé par Bernard Friot, l’ouvrage consti­tue une brique essen­tielle de l’histoire ouvrière, nous invi­tant à « embras­ser à nou­veau l’i­déal de la Sociale ». [M.B.]

La Fabrique, 2022

Du Sexisme dans le sport, de Béatrice Barbusse

Apolitique, le sport ? Rien n’est moins sûr. Parfois outil géo­po­li­tique, sou­vent creu­set des dis­cri­mi­na­tions et tou­jours enjeu de pou­voir, la pra­tique spor­tive est plei­ne­ment inté­grée dans le régime poli­tique dans lequel elle s’ins­crit et dans le modèle éco­no­mique hégé­mo­nique de son temps. Béatrice Barbusse, socio­logue, ancienne joueuse de hand­ball et diri­geante d’un club pro­fes­sion­nel mas­cu­lin, en est bien consciente. Dans Du sexisme dans le sport, elle entre­mêle enquêtes socio­lo­giques et récit de sa longue fré­quen­ta­tion du milieu spor­tif pour dévoi­ler à quel point les ins­ti­tu­tions spor­tives, les pratiquant·es et les dirigeant·es sont tra­ver­sés par les inéga­li­tés et dis­cri­mi­na­tions de genre. L’autrice fait de sa posi­tion d’ob­ser­va­trice et de par­ti­ci­pante une force et, par­fois, un bou­clier lorsque les situa­tions dans les­quelles elle est impli­quée sont invrai­sem­blables. « Participation obser­vante », c’est en effet ain­si qu’elle défi­nit sa méthode d’en­quête, enga­gée d’a­bord comme pro­fes­sion­nelle du sport. Le pro­pos alterne entre les pages de son jour­nal, où les anec­dotes sont plus édi­fiantes les unes que les autres (que ce soit depuis les loges d’une salle omni­sports, sur le tra­jet de retour d’un dépla­ce­ment de l’é­quipe pre­mière du club, ou lors d’une réunion fédé­rale qui, pour­tant, a pour objet la « fémi­ni­sa­tion du sport ») et les ana­lyses des normes de « fémi­ni­té » impo­sées par les ins­tances inter­na­tio­nales, des évo­lu­tions de l’ha­bille­ment des spor­tives ou encore de la place des diri­geantes dans un uni­vers où les hommes n’en­tendent pas céder d’un pouce sur leurs pré­ro­ga­tives. Cet entre­mê­le­ment donne un essai riche et vif, dont la conclu­sion fait figure d’ap­pel autant que de pro­gramme : « Il faut au fond qu’un fémi­nisme spor­tif émerge ». [R.B.]

Anamosa, 2022

Le Tyran, ano­nyme

Texte énig­ma­tique par son ori­gine et son conte­nu, Le Tyran paraît de manière ano­nyme à Londres en 1870 dans une édi­tion bilingue fran­çais-latin et consti­tue un guide pour débus­quer, par­tout au sein de la socié­té, les symp­tômes de la tyran­nie. Il cherche à conver­tir nos regards sur les ins­ti­tu­tions, les hommes et les idéaux qui nous gou­vernent : quelle dif­fé­rence y a‑t-il, fon­da­men­ta­le­ment, entre une armée et une horde de pillards ? entre un sou­ve­rain et n’importe quel autre homme, qui pos­sède comme lui deux yeux et deux bras ? La radi­ca­li­té du ques­tion­ne­ment peut par­fois don­ner l’impression que c’est, entre les lignes, toutes les formes de domi­na­tion qui sont condam­nées par l’auteur. Mais der­rière l’analyse cri­tique de la tyran­nie se cache aus­si un appel révo­lu­tion­naire, qui tra­hit sans doute la rédac­tion rela­ti­ve­ment tar­dive du texte : dans la lignée de La Boétie, l’auteur du Tyran décrit sur­tout le peuple oppri­mé par le des­pote comme un trou­peau qui a abdi­qué et renon­cé à son propre gou­ver­ne­ment. La per­son­na­li­té du tyran importe fina­le­ment peu : « On peut chan­ger le des­pote, on ne change pas la nature du des­po­tisme. » En pen­sant la tyran­nie comme un véri­table régime, l’auteur du trai­té nous aver­tit ain­si qu’aucune nation n’est immu­ni­sée contre elle ; mais la moder­ni­té de l’analyse réside aus­si dans la des­crip­tion, sous un régime des­po­tique, d’une fusion dans l’atomisation qui pré­fi­gure, d’une manière sai­sis­sante, ce que cer­tains phi­lo­sophes poli­tiques du XXe siècle ran­ge­ront sous le terme de « tota­li­ta­risme » — les citoyens, ou du moins ce qu’il en reste, répondent tous en chœur aux mêmes signaux de leur maître sans pour autant faire com­mu­nau­té. Car le prin­cipe même de la tyran­nie, la convoi­tise et l’esprit de ser­vi­tude qu’elle dis­sé­mine dans le corps social ren­voient les hommes à une bar­ba­rie hyper­bo­lique puisque tous entrent en com­pé­ti­tion pour deve­nir le meilleur des valets. Leçon de luci­di­té que nous ferions bien d’appliquer à notre temps, en fai­sant valoir « la loi des révo­lu­tions » contre celle du des­po­tisme. [A.C.] 

Allia, 2023

Revenir, l’épreuve du retour, de Céline Flécheux

La phi­lo­so­phie fran­çaise a conser­vé cette sin­gu­la­ri­té de nous offrir à inter­valles régu­liers, noyés dans une pro­duc­tion aca­dé­mique rela­ti­ve­ment imper­son­nelle, des ouvrages qui se pré­sentent comme de libres médi­ta­tions exis­ten­tielles, tels ceux de Jean-Louis Chrétien hier ou ceux de Claire Marin aujourd’hui, pour ne citer que quelques noms. C’est dans cette veine que s’inscrit le der­nier livre de Céline Flécheux, Revenir. Constatant « l’importante dis­sy­mé­trie entre le grand nombre d’ouvrages consa­crés aux voyages, aux départs, aux récits d’aventure, de ren­contres avec l’inconnu, et, inver­se­ment, le peu de livres por­tant sur des voyages de retour », l’autrice s’évertue à scru­ter l’histoire de l’art, de la lit­té­ra­ture et de la phi­lo­so­phie, mais aus­si celle des grandes explo­ra­tions, pour pen­ser le retour. Sont ain­si suc­ces­si­ve­ment convo­qués Homère et la figure légen­daire d’Ulysse, Piero Della Francesca, Christophe Colomb, Magellan, Kafka, Nietzsche, etc. Aussi dif­fé­rentes qu’aient été leurs expé­riences, toutes ces figures révèlent à leur façon l’irréversibilité de temps qui ne révèle jamais mieux que dans l’épreuve du retour : « Là où, avant son départ, il était plon­gé dans un monde social où les rela­tions sociales et réci­proques se nour­ris­saient taci­te­ment les unes les autres, il se retrouve à son retour avec des sou­ve­nirs qui remontent à un moment tem­po­rel dif­fé­ré, des rela­tions avec les membres du groupe qui se sont inter­rom­pues et des bribes d’expériences par­ta­gées ». L’épreuve du retour ne serait-elle pas, avec la nais­sance, l’amour et la mort, « l’un des rares évé­ne­ments qui viennent bri­ser la répé­ti­tion consti­tu­trice de la vie quo­ti­dienne » ? [P.M.]

Le Pommier, 2023


Photographie de ban­nière : Ernö Vadas | Budapest, 1957


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REBONDS

Cartouches 81, novembre 2022
Cartouches 80, octobre 2022
Cartouches 79, sep­tembre 2022
Cartouches 78, juillet 2022
Cartouches 77, juin 2022

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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