Cartouches (77)


Le dan­ger éco­fas­ciste, la langue des ser­pents, la fabrique des hommes, l’a­mi­tié par trois fois, l’en­sei­gne­ment du jour­na­lisme, les vies d’un révo­lu­tion­naire, les trois der­nières décen­nies de Rancière, un meu­nier du Frioul, un sabo­tier de l’Orne et Jérusalem : nos chro­niques du mois de juin.


Écofascismes, d’Antoine Dubiau

L’écologie est-elle intrin­sè­que­ment de gauche, et donc néces­sai­re­ment liée aux idéaux et com­bats éman­ci­pa­teurs ? Si l’écologie poli­tique est his­to­ri­que­ment atta­chée aux mou­ve­ments sociaux et trouve des points d’ancrage socia­listes ou liber­taires, la réduire à cette équi­va­lence relève d’une forme de paresse intel­lec­tuelle. Partant de là, Antoine Dubiau ana­lyse un double mou­ve­ment en cours : « la fas­ci­sa­tion de l’écologie et l’écologisation du fas­cisme ». Le pre­mier se nour­rit de thé­ma­tiques qui, tout en infu­sant cer­tains cou­rants éco­lo­giques, par­ti­cipent davan­tage du brouillage poli­tique — voire d’une fas­ci­sa­tion de l’écologie. Il en est ain­si du « popu­la­tion­nisme » (ou néo-mal­thu­sia­nisme) et ses relents sou­vent racistes, de cer­tains pans de l’approche effon­driste (ou col­lap­so­lo­gie), du rejet en bloc et sans aucune nuance de la moder­ni­té, des « limites de la décrois­sance » ou encore de ten­ta­tions de réponses non démo­cra­tiques face à une urgence éco­lo­gique de plus en plus pré­gnante… La seconde dyna­mique se déploie de l’autre côté du spectre poli­tique. Bien que le cli­ma­tos­cep­ti­cisme — ou même le car­bo­fas­cisme — soit sou­vent de mise dans ces sphères idéo­lo­giques, une par­tie de la droite et de l’extrême droite sont impli­quées dans « une recon­fi­gu­ra­tion de l’idéologie fas­ciste suite à la prise en compte du pro­blème éco­lo­gique ». La Nouvelle Droite et le GRECE, l’écologie inté­grale, les volon­tés d’enracinement com­mu­nau­taire et iden­ti­taire ne consti­tuent pas un mou­ve­ment poli­tique homo­gène mais ont pour point com­mun de prendre au sérieux la ques­tion éco­lo­gique en la fon­dant dans un moule raciste, anti-éga­li­taire et/ou patriar­cal. Une fois faites ces mises au point, l’auteur carac­té­rise l’écofascisme dans une approche dia­lec­tique, en expo­sant les conti­nui­tés comme les rup­tures avec le fas­cisme. Un tra­vail salu­taire pour armer l’é­co­lo­gie d’an­ti­fas­cisme : « L’absence aujourd’hui d’un impor­tant mou­ve­ment éco­fas­ciste ne signi­fie tou­te­fois pas qu’une telle dyna­mique ne puisse voir le jour pro­chai­ne­ment. » [M.B.]

Éditions Grevis, 2022

L’Homme qui savait la langue des ser­pents, d’Andrus Kivirähk

Quelle iden­ti­té et quelle place reven­di­quer à l’é­chelle inter­na­tio­nale lors­qu’on ne pèse guère plus qu’un mil­lion d’habitant·es ? quand l’on sort de plu­sieurs siècles d’oc­cu­pa­tion, qu’elle fut ger­ma­nique, litua­nienne, sué­doise, russe, sovié­tique ? Que faire de cette Union Européenne à laquelle on adhère depuis moins de vingt années ? d’une culture stable pen­dant plu­sieurs mil­lé­naires avant la chris­tia­ni­sa­tion for­cée ? C’est jus­te­ment à cette époque char­nière, au XIIIe siècle, qu’Andrus Kivirähk situe L’Homme qui savait la langue des ser­pents. D’abord, on ne com­prend guère ce qui se trame dans cette Estonie médié­vale. Dans les larges forêts du pays, les ani­maux se sou­mettent à qui les appelle et un curieux Sage sacri­fie à tort et à tra­vers pour satis­faire des génies. Le pain est un met infâme, des hommes de fer che­vauchent avec mépris dans les plaines alen­tours, des moines fondent des monas­tères dans quelque clai­rière. Puis, à mesure que les forêts se font plus dis­tinctes, que ses drôles d’habitant·es nous sont mieux connu·es, que leurs voisin·es nou­vel­le­ment chré­tiens se parent de leurs atours les plus beaux — c’est-à-dire ceux de grand·es idiot·es —, se dévoile une satire contem­po­raine du pays balte. À la suite de Leemet, jeune enfant, on découvre la langue des ser­pents, un idiome de sif­fle­ments qui per­met de com­mu­ni­quer avec toutes les bêtes syl­vestres. L’apprentissage est labo­rieux mais, sitôt les pre­miers mots connus, Leemet découvre un monde : « Je ne me conten­tais plus de voler dans les bois comme avant, je leur par­lais. » Dès lors les paysan·nes paraissent plié·es dans leurs champs, « tout ça pour pou­voir se payer un petit bout de terre où ils pour­raient mois­son­ner à la fau­cille, le cul dres­sé vers le soleil » ; dès lors ours et ser­pents semblent à l’en­fant dignes de plus de consi­dé­ra­tion que ces humains qu’il méprise et qui, pour­tant, ne cessent de l’at­ti­rer. Car Leemet n’au­ra de cesse d’être tiraillé entre une moder­ni­té repous­sante et un archaïsme dont il devient peu à peu le seul repré­sen­tant. Tout l’art de L’Homme qui savait la langue des ser­pents est de lou­voyer entre ces uni­vers, péri­pé­ties et rocam­boles aidant. [R.B.]

Le Tripode, 2015

On ne naît pas mec — Petit trai­té fémi­niste sur les mas­cu­li­ni­tés, de Daisy Letourneur

Il y a encore urgence à ques­tion­ner le genre. L’ouvrage de Daisy Letourneur, autrice du blog La Mecxpliqueuse, s’y attelle avec une grande péda­go­gie : une excel­lente porte d’en­trée, dès lors, pour qui s’in­té­resse au sujet. Écrit et illus­tré non sans humour, et s’ap­puyant sur un vaste cor­pus per­met­tant de pour­suivre ses propres réflexions, il inter­roge la construc­tion des mas­cu­li­ni­tés dans un contexte occi­den­tal. « Que se passe-t-il si on consi­dère les hommes comme un sous-groupe avec ses par­ti­cu­la­ri­tés, ses bizar­re­ries, ses méca­nismes de régu­la­tion internes ? », lance Daisy Letourneur. En pre­nant les hommes comme sujet d’é­tude, elle rejette l’i­dée d’une pré­ten­due « nature mas­cu­line » ; éva­cuant toutes les construc­tions bio­lo­gi­santes basées sur l’a­na­to­mie ou les hor­mones, elle s’at­tache à décrire les méca­nismes qui font du genre une construc­tion sociale. « Qu’est-ce qui fait qu’un homme est un homme ? Ce sont ses actions, et celles des per­sonnes autour de lui. » Le genre se « per­forme » au quo­ti­dien. « Côté mas­cu­lin, ça veut dire concrè­te­ment que l’on passe beau­coup de temps à prou­ver qu’on est un mec et à mettre les autres hommes à l’épreuve. » Et, la plu­part du temps, cette dyna­mique a des consé­quences qui pèsent vio­lem­ment sur la vie des femmes. La vio­lence n’est pas que phy­sique, elle est struc­tu­relle. Si le sys­tème de domi­na­tion patriar­cale per­dure, c’est qu’il béné­fi­cie aux hommes, même pas­si­ve­ment, dans un monde capi­ta­liste construit à leur avan­tage. Quand bien même les injonc­tions à la mas­cu­li­ni­té auraient un « coût » — les trois quarts des morts par sui­cide sont des hommes —, « il semble que la plu­part des hommes ont taci­te­ment accep­té de les payer. Et c’est qu’ils en tirent quelques béné­fices ». La domi­na­tion des hommes n’est pas incons­ciente. Réfutant Bourdieu expli­quant que les hommes sont « domi­nés par leur domi­na­tion », l’au­trice appuie la thèse du socio­logue Léo Thiers-Vidal : « [L]es hommes ont conscience de domi­ner les femmes et déve­loppent au fil de leur vie un ensemble de stra­té­gies pour y par­ve­nir. » [L.]

Zones, 2022

Une si longue lettre, de Mariama Bâ

La paru­tion récente, pour la pre­mière fois en France aux jeunes édi­tions Les Prouesses, d’Un chant écar­late, le second et der­nier roman de Mariama Bâ, est un bon pré­texte pour se plon­ger, en amont ou en aval de cette lec­ture, dans Une si longue lettre, qui fit connaître l’au­trice séné­ga­laise en 1979. « Amie, amie, amie ! Je t’ap­pelle trois fois », lit-on après quelques pages. Le nombre, sou­li­gné, compte. Trois fois une amie est appe­lée — c’est donc que l’af­faire est grave. Une affaire qui mérite une lettre retra­çant le che­min d’une vie. Ramatoulaye, la nar­ra­trice, écrit à son amie Aïssatou à l’heure où l’an­cien mari de cette der­nière est enter­ré. Mari ancien, car Aïssatou a choi­si de quit­ter cet homme qu’elle devait par­ta­ger en ver­tu d’une poly­ga­mie accep­tée et défen­due. C’est pour Ramatoulaye l’oc­ca­sion de racon­ter des faits simi­laires, avec une issue bien dif­fé­rente. Le récit de sa rela­tion avec Modou Fall, syn­di­ca­liste en vue et méde­cin char­meur, est aus­si une des­crip­tion du Sénégal de l’in­dé­pen­dance. Une par­tie, du moins. Celui d’une femme éle­vée dans un milieu musul­man tra­di­tion­nel et tôt orphe­line de sa mère. Si son père fut ministre, Mariama Bâ n’en fut pas moins tou­chée par les inéga­li­tés dues à son genre. Celles-ci sont appa­rues de manière écla­tante au cours de sa vie comme elles le sont dans celle de son per­son­nage. Ainsi du mariage avec Modou Fall « dans notre ville muette d’é­ton­ne­ment » et de la cupi­di­té d’une belle-famille qui s’im­pose sans gêne ni honte dans son quo­ti­dien ; de l’af­front d’un par­tage non consen­ti avec une cadette, ava­li­sé par les proches, l’i­mam, les notables de la ville, l’im­pos­si­bi­li­té de s’y oppo­ser ; du deuil qui attire les pré­ten­dants comme les mouches et la dif­fi­cul­té de les repous­ser. Seule alors, et per­sis­tant à l’être, Ramatoulaye mesure « aux regards éton­nés, la min­ceur de la liber­té accor­dée à la femme ». Une longue lettre, donc, comme la moindre des choses pour décrire une exis­tence char­nière, engon­cée entre des héri­tages contraires. Et à qui adres­ser ces mots sinon à une amie, par trois fois amie ? « L’amitié a des gran­deurs incon­nues de l’a­mour. Elle se for­ti­fie dans les dif­fi­cul­tés, alors que les contraintes mas­sacrent l’a­mour. » [E.M.]

Le Serpent à Plumes, 2001

Le Temps du repor­tage – Entretiens avec les maîtres du jour­na­lisme lit­té­raire, de Robert S. Boynton

Comment enseigne-t-on le jour­na­lisme ? Comment mener une enquête et l’é­crire ensuite ? Ces ques­tions sont com­plexes, ne serait-ce que par la diver­si­té des pra­tiques que recouvre le terme de « jour­na­lisme ». La série d’en­tre­tiens menés par Robert S. Boynton, lui-même jour­na­liste, est un outil pré­cieux, notam­ment pour les auto­di­dactes. L’ouvrage est né d’un ques­tion­ne­ment qui a sur­gi lors­qu’il a com­men­cé à ensei­gner la pra­tique, après dix ans à écrire pour le New Yorker. « J’avais en tête que ce que je leur ensei­gnais n’était fina­le­ment que ma méthode […] qui n’était que le fruit de ma propre réflexion. Pourquoi aurais-je dû par­tir du prin­cipe que la mienne convien­drait à d’autres ? » Il décide alors d’in­vi­ter d’autres jour­na­listes à par­ta­ger leurs méthodes. Dans un métier for­te­ment indi­vi­dua­li­sé, l’ex­pé­rience a plu aus­si bien aux étudiant·es qu’aux professionnel·les. La ving­taine d’en­tre­tiens à bâtons rom­pus nous entraîne aux côtés des plus grandes plumes du slow jour­na­lism aux États-Unis. Ce qui inté­resse l’au­teur, c’est en effet le type de repor­tages qui a fait le suc­cès du New Yorker : des enquêtes de longue haleine à l’écriture soi­gnée, qui, par­tant d’his­toires par­ti­cu­lières, tentent d’é­clai­rer des pans de la socié­té. Les interviewé·es racontent à la fois leurs démarches d’en­quête, la façon dont elles et ils mènent leurs inter­views — est-ce qu’on enre­gistre ou pas ? —, et com­ment se crée un lien par­fois per­son­nel avec celles et ceux qui écrivent. Sont aus­si, plus pro­saï­que­ment, évo­qués leur sys­tème de prise de note, d’or­ga­ni­sa­tion de celles-ci ; com­ment ils syn­thé­tisent des mil­liers de page, déter­minent le plan de leur article et conduisent leur pro­ces­sus d’é­cri­ture — il est d’ailleurs inté­res­sant de noter que pour nombre d’entre elles et eux, c’est sou­vent la phase la plus dif­fi­cile. L’ouvrage, réa­li­sé au début des années 2000, date un peu et se limite géo­gra­phi­que­ment aux États-Unis — donc à une cer­taine vision. Mais on en res­sort avec l’en­vie d’é­crire, mieux armé métho­do­lo­gi­que­ment pour ce faire. [L.]

Éditions du sous-sol, 2021

moires d’un révo­lu­tion­naire 1905–1940, de Victor Serge

« Dès avant même de sor­tir de l’en­fance, il me semble que j’eus, très net, ce sen­ti­ment qui devait me domi­ner pen­dant toute la pre­mière par­tie de ma vie : celui de vivre dans un monde sans éva­sion pos­sible où il ne res­tait qu’à se battre pour une éva­sion impos­sible. » Ainsi com­mencent les Mémoires de Victor Serge, né Kibaltchitch à Bruxelles dans les der­niers bouillons du XIXe siècle. S’évader d’un monde clos : toute une his­toire. Sa vie entière, le mili­tant, jour­na­liste et roman­cier que fut Serge fré­quen­ta « des hommes tra­qués », adjec­tif qu’il aurait pu faire sien tout autant. Ces hommes, ces femmes aus­si, ce furent, d’a­bord, les anar­chistes indi­vi­dua­listes de la Belle Époque que l’a­dop­tion de l’illé­ga­lisme comme mode d’ac­tion révo­lu­tion­naire condam­na à la fuite, à la mort, à la pri­son. Ce furent, ensuite, et pour de nom­breuses années, les premier·es bol­che­viks et leurs allié·es liber­taires, que le tota­li­ta­risme se géné­ra­li­sant décou­pa les un·es après les autres. Entre ces deux moments, par­fois pen­dant, les geôles froides de France et de Russie. Et s’il fut sui­vi, espion­né tou­jours, Serge ne s’est jamais enfui qu’aux der­nières extré­mi­tés, lorsque la mort était cer­taine dans les heures à venir sur le sol qu’il lais­sait der­rière lui. Ainsi a‑t-il quit­té l’URSS de Staline avec les regrets immenses de celui qui vit et dénon­ça les crimes de ce der­nier, d’un sys­tème entier, tout en res­tant dévo­te­ment atta­ché aux pre­miers élans qui avaient sus­ci­té la révo­lu­tion de 1917. Bien que le genre consa­cré des Mémoires implique géné­ra­le­ment soli­tude, voire solip­sisme, Serge appa­raît comme un être col­lec­tif, rechi­gnant à se décrire, pré­fé­rant l’exer­cice du por­trait pour les autres. Une immense fresque en résulte, com­po­sée de révo­lu­tion­naires aux aguets, on l’a dit, mais aus­si enfer­més, un temps vic­to­rieux et sou­vent défaits, com­mu­nistes ou anar­chistes, femmes et hommes de tous pays. C’est en creux, seule­ment, qu’ap­pa­raît l’au­teur, cet acteur et obser­va­teur intran­si­geant, cri­tique sans relâche, d’un temps taché d’es­poirs, lami­né par les décep­tions. [R.B.]

Lux, 2010

Les Trente inglo­rieuses — Scènes poli­tiques, de Jacques Rancière

Le pré­sent recueil ras­semble des articles, confé­rences et entre­tiens éla­bo­rés par le phi­lo­sophe Jacques Rancière entre les années 1991 et 2021. Tous inter­rogent, à leur manière, le « fonc­tion­ne­ment régu­lier de la machine consen­suelle » : l’ordre du monde libé­ral, ou l’a­bo­li­tion affi­chée — sous cou­vert de « paix » et de « moder­ni­té » — des divi­sions his­to­riques du conflit et de la lutte des classes. C’est-à-dire, au regard des caté­go­ries chères à l’au­teur, la dis­so­lu­tion de l’i­dée même de poli­tique. « Ces trente années ont ain­si vu l’ac­com­plis­se­ment de la contre-révo­lu­tion intel­lec­tuelle », résume-t-il. Ce consen­sus et les résis­tances qu’il pro­voque appa­raissent sous sa plume en trois grands blocs : l’é­di­fi­ca­tion d’un « racisme d’en haut » — éta­tique, média­tique, intel­lec­tuel — visant la popu­la­tion fran­çaise musul­mane ; l’im­pé­ria­lisme « démo­cra­tique » éta­su­nien ; les diverses ripostes popu­laires. Rancière accuse d’a­bord d’une par­tie du monde intel­lec­tuel — et de « la gauche » — d’a­voir, sur fond de lutte contre l’ex­trême droite offi­cielle et de l’in­dé­fi­nis­sable « popu­lisme », détour­né les notions d’u­ni­ver­sel, de laï­ci­té et de République. « Le répu­bli­ca­nisme est ain­si deve­nu une extrême droite d’un type nou­veau, une extrême droite de gauche. Un front répu­bli­cain contre Marine Le Pen ? Mais elle est 100 % répu­bli­caine au sens que ce mot a pris aujourd’­hui. » Dissolution du poli­tique que le phi­lo­sophe décèle éga­le­ment dans le dis­cours mar­tial et anti­ter­ro­riste occi­den­tal : « le Bien », c’est, par la pré­ten­due « har­mo­ni­sa­tion heu­reuse du droit et du fait », et plus encore du « droit illi­mi­té », l’im­po­si­tion à marche for­cée dudit consen­sus. On retrouve enfin les esquisses éman­ci­pa­trices fami­lières à tout lec­teur de Rancière — fami­lières mais dis­cu­tables : « ouvrir des brèches » est l’u­nique espoir pour bri­ser « le temps clos ». Critique du mar­xisme, des grandes ambi­tions « stra­té­giques » révo­lu­tion­naires et de toute « démo­cra­tie » repré­sen­ta­tive, le pen­seur loue ain­si, de Nuit Debout aux gilets jaunes, l’a­van­cée du geste éga­li­taire par la grâce, impré­vue, de « moments sin­gu­liers ». [B.P.]

La Fabrique, 2022

Le Fromage et les vers — L’univers d’un meu­nier du XVIe siècle, de Carlo Ginzburg

« J’ai dit que, à ce que je pen­sais et croyais, tout était chaos, c’est-à-dire terre, air, eau et feu tout ensemble ; et que ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fro­mage dans le lait et les vers y appa­rurent et ce furent les anges […] ; au nombre de ces anges, il y avait aus­si Dieu, créé lui aus­si de cette masse en ce même temps. » Autour de cette cos­mo­go­nie maté­ria­liste, Menocchio, meu­nier du Frioul, construit une série de convic­tions héré­tiques qui attirent sur lui l’œil de l’Inquisition et le mènent au bûcher à la fin du XVIe siècle. Et c’est en sui­vant les traces lais­sées par ses pro­cès, avec pour ambi­tion de faire entendre une parole subal­terne, que Ginzburg s’attèle à faire l’histoire d’une pro­po­si­tion d’apparence si sin­gu­lière. D’où lui viennent de telles idées ? On ne peut com­prendre la parole de Menocchio qu’en la repla­çant au croi­se­ment de deux dyna­miques his­to­riques d’ampleur : l’onde de choc de la Réforme pro­tes­tante, qui a bri­sé l’u­ni­té reli­gieuse, et l’invention de l’imprimerie. Mais ce qui inté­resse Ginzburg, ce n’est pas tant le fait mas­sif de la dif­fu­sion de l’écrit que de savoir quels livres Menocchio a pu consul­ter et de décrire sa manière si par­ti­cu­lière de les lire. Et ce qu’il montre, c’est que ce « n’est pas le livre en tant que tel, mais la ren­contre entre la page écrite et la culture orale qui for­mait, dans la tête de Menocchio, un mélange explo­sif ». En se pla­çant à hau­teur d’une vie d’individu, l’au­teur pointe ain­si la néces­si­té de varier les échelles d’analyse. Il fait aus­si l’hypothèse que pour l’historien « l’exception est plus riche que la norme parce que la norme y est sys­té­ma­ti­que­ment impli­quée », et que por­ter le regard sur un « cas limite » per­met de repé­rer dans un même mou­ve­ment les régu­la­ri­tés sociales et les dis­cor­dances dans une série. Il va même plus loin ici puisqu’il envi­sage les concep­tions hété­ro­doxes de Menocchio comme la voie d’accès « à un fonds de croyances pay­sannes vieux de plu­sieurs siècles mais jamais tout à fait éli­mi­né. » Et si ces der­nières conclu­sions ont été cri­ti­quées, on ne sau­rait trop insis­ter sur la fécon­di­té d’un livre majeur qui pose les bases de la démarche micro­his­to­rique. [B.G.]

Flammarion, 2019 [1976]

Le Monde retrou­vé de Louis-François Pinagot — Sur les traces d’un incon­nu (1798–1876), d’Alain Corbin

Autre exemple de la richesse du champ cou­vert par la micro­his­toire, le livre de Corbin s’inscrit dans le pro­lon­ge­ment du tra­vail de Ginzburg mais dif­fère tant par sa méthode que par le choix de son objet. Pinagot, contrai­re­ment à Menocchio, n’est pas cet « excep­tion­nel nor­mal » qui per­met de sai­sir en même temps les méca­nismes d’imposition des normes et la marge de manœuvre des acteurs. Il ne s’est pas dis­tin­gué par une atten­tion par­ti­cu­lière du pou­voir qui aurait atti­ré quelques siècles plus tard l’attention du cher­cheur. Pas d’autres traces que celles, admi­nis­tra­tives et imper­son­nelles, qui attestent de sa nais­sance et de sa mort ou de sa pré­sence sur les listes élec­to­rales et les registres cadas­traux. Et le choix de lui consa­crer un livre a été lais­sé au hasard des archives que fré­quen­tait l’auteur, gui­dé par un pro­jet impos­sible : écrire la bio­gra­phie d’un incon­nu. C’est donc autour de cette absence que s’organise le tra­vail de l’historien : « [M]a tâche […] consis­tait à s’ap­puyer sur des don­nées cer­taines, véri­fiables ; à enchâs­ser en quelque sorte la trace minus­cule et à décrire tout ce qui a gra­vi­té, à coup sûr, autour de l’in­di­vi­du choi­si ; puis à four­nir au lec­teur des élé­ments qui lui per­mettent de recréer le pos­sible et le pro­bable. » Faire l’histoire de ce sabo­tier de l’Orne néces­si­tait ain­si de recons­ti­tuer l’univers social, cultu­rel et sen­sible dans lequel il a vécu. Il fal­lait pour cela décrire les formes de socia­bi­li­té vil­la­geoise, les règles de pré­sen­ta­tion de soi et les stra­ti­fi­ca­tions sociales. Raconter aus­si les moments de disette qui vident le vil­lage de ses habi­tants, les muta­tions du tra­vail et des usages de la forêt et l’apprentissage de la citoyen­ne­té. Mais tout cela ne doit pas nous faire perdre de vue que ses pen­sées, ses joies ou ses dou­leurs demeurent mal­gré tout hors d’atteinte : « Pinagot sera pour nous le centre inac­ces­sible, le point aveugle du tableau que je dois consti­tuer en fonc­tion de lui — fût-ce en son absence —, en pos­tu­lant son regard. […] Il nous fau­dra pra­ti­quer une his­toire en creux, de ce qui est révé­lé par le silence même. » [B.G.]

Flammarion, 1998

L’Erouv de Jérusalem, de Sophie Calle 

Le tra­vail de l’artiste Sophie Calle char­rie sou­vent autant de mots que de pho­to­gra­phies — dans ce petit livre déjà vieux de presque vingt-cinq ans, ces deux médiums sont très sim­ple­ment alliés, en regard les uns des autres, pour offrir une pro­me­nade dans la ville de Jérusalem. Le dis­po­si­tif de l’Erouv est d’abord pré­sen­té : ce « mur ima­gi­naire » consti­tué de poteaux reliés par un fil encer­clant la cité selon un large tra­cé répond d’un impé­ra­tif de la Loi juive, selon lequel, chaque semaine, au moment de Shabbat, les croyants doivent s’abstenir de tra­vailler et de por­ter hors de chez eux tout objet. La Torah appa­ren­tant les murs d’enceinte d’une ville à un domaine clos, sem­blable au domaine pri­vé de la mai­son, la conti­nui­té des fils de l’Erouv assure la clô­ture sym­bo­lique de l’espace urbain, qui contracte alors ponc­tuel­le­ment, pour des rai­sons reli­gieuses, un carac­tère pri­vé. Explorant cette idée d’indistinction des domaines du dehors et du dedans, Sophie Calle a récol­té plu­sieurs his­toires racon­tées par des habi­tants israé­liens et pales­ti­niens de Jérusalem, qui l’ont « emmen[ée] dans un lieu public ayant, à leurs yeux, un carac­tère pri­vé ». Chaque sou­ve­nir prend la forme d’un texte de quelques lignes. Chaque lieu est illus­tré par une pho­to­gra­phie. Se des­sine alors dou­ce­ment un por­trait sou­vent nos­tal­gique de Jérusalem, qui n’a aucune pré­ten­tion exhaus­tive mais nous pro­pose une déam­bu­la­tion dans ce que la ville fut, pour cer­tains et cer­taines, dans les années 1960 et 1970, avant ou après les guerres des Six jours et du Kippour. On croise peu les illustres monu­ments et sites de la vieille ville : on a plu­tôt affaire ici à un puits, là à un coin de lumière à l’angle d’une rue, là encore à un banc esseu­lé ou à un rocher deve­nu inac­ces­sible. Si la forme d’une ville ne cesse de chan­ger et de nous échap­per, les his­toires intimes qui l’ont tra­ver­sée n’ont guère besoin que d’un peu de papier et de quelques lec­teurs pour s’animer, et nous par­ler. [L.M.]

Actes Sud, 2002 [1996]


Photographie de ban­nière : Johannes Pääsuke


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REBONDS

Cartouches 76, mai 2022
Cartouches 75, avril 2022
Cartouches 74, mars 2022
Cartouches 73, février 2022
Cartouches 72, jan­vier 2022
Ballast

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