La France atomique, l’Irlande du Nord, un simple berger, la guerre des femmes, la mer des disparus, le pilote d’Hiroshima, les communes italiennes, une société en Alaska, l’autodétermination des peuples colonisés et le regard des vaches : nos chroniques du mois de mars.
☰ La France atomique, de Daniel de Roulet
C’est d’abord l’histoire d’un livre — d’un autre livre —, lu par des millions d’élèves sur les bancs des écoles de la IIIe République. Ce livre, c’est Le Tour de France de deux enfants. Le tour de France de deux garçons. Julien et André. Deux garçons qui ne cessent de s’émerveiller des progrès techniques de leur époque. Qu’auraient-ils pensé des canaux de dérivation et des hautes cheminées qui souvent signalent quelques tranches atomiques ? Daniel de Roulet, auteur de plusieurs récits et roman sur le nucléaire, s’est posé la question et l’a prise comme prétexte à un voyage sur les traces de la France atomique. On visite des centrales en cours de démantèlement (Chooz, Lanilis), on aborde, de loin, les sites de stockage et d’enfouissement des déchets radioactifs (La Hague, Bure), on se souvient de luttes fameuses, qu’elles aient été victorieuses ou non (Creys-Malville, Plogoff). Pas de célébration béate de l’industrie française ici : chaque site entrevu est l’occasion de rappeler la longue série des incidents survenus, de se remémorer les discours ayant eu lieu au lancement des politiques publiques en faveur de l’atome — discours que les actuelles propositions pour construire de nouveaux réacteurs EPR ne font que prolonger. Toutefois, l’auteur ne s’en tient pas à la description technique, aux détails historiques. Ce qui l’intéresse, ce sont les centrales telles qu’elles s’inscrivent dans un milieu écologique, social, économique. Ainsi s’étonne-t-il des très neuves infrastructures et de l’impeccable voirie qu’il rencontre dans les communes nucléarisées, ces mêmes communes qui pour beaucoup sont désertées. De la Manche à la vallée du Rhône, des bords de la Loire aux plaines de la Meuse, Daniel de Roulet propose, non sans bonhomie, une plongée dans un paysage inquiétant. [R.B.]
Héros-Limite, 2021
☰ Ne dis rien — Meurtre et mémoire en Irlande du Nord, de Patrick Radden Keefe
Le 7 décembre 1972, Jean McConville, protestante, veuve d’un ancien soldat catholique de l’armée britannique et mère de dix enfants, est enlevée à son domicile par un groupe de femmes et d’hommes aux visages dissimulés par des cagoules ou des bas de nylon. Elle ne réapparaitra plus jamais. Partant de cette disparition, Patrick Radden Keefe, journaliste au New Yorker, tisse un récit haletant, fruit d’une enquête de quatre ans sur la période des « Troubles » en Irlande du Nord, des années 1970 au début des années 2000. À travers les portraits entremêlés de figures de l’IRA provisoire, il nous fait, plus que raconter, ressentir l’atmosphère de l’époque et de la lutte pour leur auto-détermination des Irlandais du Nord qui considèrent vivre sous occupation britannique. Non sans peine, car la loi du silence règne encore. Devenus de respectables hommes politiques, certains, à l’instar du député Gerry Adams, nient toujours leur implication dans la lutte armée et n’apprécient guère qu’on remue une mémoire qui pourtant infuse toujours la société. L’abandon de la lutte armée ne s’est pas accompagnée d’un processus de réconciliation ; le poids des cadavres et des disparus pèse toujours, tandis que l’IRA laisse entendre qu’elle est toujours là. L’ouvrage invite à une réflexion sur l’usage de la violence politique et sur la transition complexe entre lutte militaire et lutte civile, que pourrait résumer une métaphore de Brendan Hugues, ancien commandant de la brigade de Belfast-Ouest de l’IRA, tombé dans l’oubli avant sa mort : « Imaginez que vous mobilisez une centaine de personnes pour pousser un bateau. Il est coincé dans le sable, vous voyez, et il faut le pousser dans l’eau, et puis, quand le bateau est enfin à flot, vous abandonnez les cent personnes sur le rivage. C’est l’impression que j’ai. Le bateau est parti, il vogue en haute mer, avec tous les avantages que ça apporte, et les pauvres gens qui l’ont poussé restent assis dans la boue, la crasse, la merde et le sable, abandonnés. » [L.]
Belfond, 2020
☰ Histoire de Tönle, de Mario Rigoni Stern
Deux hommes observent une vache qui, adossée à un relief formé par un obus lors d’un conflit passé, regarde la vallée qui lui fait face. L’un commente : « Cependant la nuit descendait le long des bois et de la montagne ; mais même dans l’obscurité, dans le ciel étoilé, la vache restait là, immobile, à regarder. On aurait dit le temps. » Étrange préambule qui mène le commentateur à raconter l’histoire de Tönle Bintarn, né en ces lieux et mort de même — sûrement que la vie ce dernier, à sa manière, figure aussi bien la succession des heures. Avec lui, comme souvent chez Mario Rigoni Stern, c’est une région entière du nord de l’Italie qui se trouve dépeinte. Si les monts d’où est originaire Tönle sont à cheval entre trois pays, Tönle lui-même arpente la région à califourchon sur les frontières. Les avalanches mieux que les gendarmes contraignent les déplacements de l’homme, contrebandier d’abord, avant d’être mineur, colporteur, berger. Un coup de bâton assené sur la tête d’un agent trop zélé le conduit à la fuite — et alors c’est tout l’est d’un continent qui s’ouvre à lui. Tönle parcourt les routes et apprend les langues, Tönle est un vagabond que ceint une « inquiétude paisible ». Une inquiétude sourde, aussi. Le bruit du monde lui est plus distinct qu’aux autres et, quelques années après qu’il est revenu dans les montagnes qui lui sont chères, la guerre éclate. Une guerre mondiale. La première. Tönle sait que des armées s’entrechoquent au détriment des plus pauvres. « Je ne suis qu’un simple berger et un prolétaire socialiste » résume-t-il à un soldat qui l’interroge. On réquisitionne les pâtures, puis vient le tour des récalcitrants. On emprisonne Tönle. Mais Tönle toujours s’échappe : « ce n’était qu’un vieux vagabond, pas très bavard, qui d’une façon ou d’une autre cherchait à vivre ». Avec Tönle, avec Stern, c’est une époque tordue en tous sens qui se donne à voir — une époque que l’on croit trop lointaine. [E.M]
Verdier, 2008
☰ La Guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch
« J’écris l’histoire des sentiments. Non pas l’histoire de la guerre ou de l’État, mais l’histoire d’hommes ordinaires menant une vie ordinaire, précipités par leur époque dans les profondeurs épiques d’un événement colossal. » Alexievitch inaugure dans ce premier livre une méthode qu’elle appliquera dans la suite de son travail : elle laisse à d’autres la reconstruction surplombante du déroulé des évènements de la Seconde Guerre mondiale et « recompose une histoire à partir de fragments de destins vécus ». Elle cherche à restituer l’expérience intime et quotidienne de la guerre en recueillant la parole de celles qui ont combattu, en les questionnant sur leurs peurs, leurs sensations, leurs souvenirs. Elles racontent l’élan patriotique qui les pousse par milliers à s’engager, à élaborer des stratégies pour vaincre les réticences des recruteurs, leur découverte de la violence inouïe. Elles se rappellent les tenues militaires inadaptées — l’absence de linge qui les laisse démunies au moment des règles, les chaussures trop grandes qui blessent leurs corps et modifient leurs démarches. À demi-mot, le minorant sans doute pour ne pas affliger leurs camarades, elles disent la crainte des violences sexuelles. Elles parlent des séquelles de la guerre et de la stigmatisation qu’elles ont subie à leur retour. Beaucoup ont été orientées vers des métiers « féminins » : infirmières, brancardières, blanchisseuses. Mais elles sont aussi nombreuses à avoir intégré des bataillons de tireuses d’élites, à avoir été tankistes ou agents de transmission. Toutes ont pour point commun de ne jamais avoir été interrogées sur leur expérience de la guerre. Seuls le récit glorieux de la Victoire et la parole des hommes a eu voix au chapitre. La leur était inaudible. C’est pour tenter de remédier à cette invisibilisation qu’Alexievitch compose, par le montage de cette multitude de témoignages, ce récit choral de la Seconde Guerre mondiale du point de vue des femmes russes. [B.G.]
J’ai lu, 2005 [1985]
☰ Au pays des disparus, de Taina Tervonen
Depuis 2014, près de 23 000 exilé·es ont trouvé la mort en tentant de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Un nombre qui donne le vertige : l’équivalent d’une ville de taille moyenne. L’esprit peine à saisir. « Mais, pour compter les morts, il faut commencer par un. Pour moi, ce sera PM390047 », explique Taina Tervonen. La journaliste, qui travaille depuis longtemps sur le sujet des migrations, a tenté de redonner chair et os à des statistiques qui parfois déshumanisent, cachant les vies humaines qu’elles représentent. PM39007 est le code d’identification donné aux restes d’une personne décédée lors du naufrage, le 18 avril 2015, d’une embarcation de fortune à bord de laquelle se trouvaient entassé·es les un·es sur les autres près de 800 exilé·es. Seul·es 28 survivront. Les données sont minces pour retrouver qui était PM39007. L’enquête commencera en Italie et en Grèce, dans les services chargés d’identifier des victimes toujours plus nombreuses. Puis elle conduira la journaliste au Niger, carrefour des migrations africaines. Comme à d’autres endroits, l’Europe y a signé avec le gouvernement des accords qui, en échange de juteuses aides au développement (dont les populations locales peinent à voir la couleur), lui permet d’installer un centre de tri des exilé·es, premier pas vers l’externalisation de ses frontières et la sous-traitance hors de son territoire, loin des regards, de la gestion des migrations. La recherche finira « au pays des disparus », le Sénégal, d’où sont parti·es nombre d’exilé·es. Croisant leurs paroles avec celles de familles et d’anciens passeurs, Taina Tervonen nous fait percevoir la violence des mesures prises par l’Union européenne pour entraver les déplacements d’une partie de l’humanité qui rêve d’un avenir un peu meilleur. « Tu es un héros, Ousman. Seuls les héros peuvent accomplir le voyage que tu as accompli, si long et si difficile », dit un oncle à son neveu qui revient après échoué à travers la Méditerranée. [Y.R.]
Fayard, 2019
☰ Le Rêve des machines, de Günther Anders
Voici pour la première fois traduites en français les deux lettres de Günther Anders adressées à l’aviateur américain Francis Gary Powers, qui, en 1960, s’était fait capturer en URSS lors d’une mission de reconnaissance. Bien moins connues que la correspondance entre Anders et le Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima, sans doute parce qu’ils sont restés sans réponse, ces deux textes n’en sont pas moins l’occasion d’une poursuite de la réflexion fondamentale sur la technique engagée dans L’Obsolescence de l’homme. Il s’agit en effet de de confronter l’analyse du « décalage promothéen » — phénomène par lequel l’Homme demeure fatalement en retard sur les objets techniques — à l’Histoire en train de se faire : comment se fait-il que des sujets humains peuvent dorénavant être conduits à mener des actions dont ils ignorent — dans tous les sens du terme — les conséquences ? Mieux, par quel processus d’asservissement acceptent-ils de commettre l’inimaginable ? Tout réside, selon Anders, dans ce « rêve des machines », sorte de vision cauchemardesque d’un monde dans lequel tout « fonctionnerait » et ne ferait que fonctionner, à la manière d’un grand « Appareil » anonyme et totalitaire abolissant tout écart, tout comportement banalement humain. « Rêve » des machines, cauchemar humain : perspective effrayante qui ne signifie pas que les machines se mettraient à penser, à échafauder des plans, mais à l’inverse que ce sont les hommes qui adoptent le « regard » et la conscience des machines. Le misérable Powers fait partie de cette humanité qui appartient désormais à la classe des machines ; il n’est qu’une « pièce d’instrument » d’une immense machinerie que pas même ses maîtres ne peuvent maîtriser. La seule différence entre Powers et l’authentique machine étant que le premier, aussi asservi et ignorant soit-il, n’est jamais entièrement réductible à son être technique : ainsi son imperfection ontologique fait-elle de lui à la fois un rebut bon à « liquider » et un membre, au moins provisoire, de l’espèce humaine. [A.C.]
Allia, 2022
☰ Somnambules d’un nouveau monde — L’émergence des communes italiennes au XIIe siècle, de Chris Wickham
Le Moyen Âge a connu ces dernières années un regain d’intérêt public, qui a conduit à mettre en lumière un certain nombre d’inventions politiques (on pense à la question des communs) et permis de se défaire d’une vision moyenâgeuse du monde médiéval. C’est à la description de l’émergence d’une de ses créations les plus singulières que s’attèle Chris Wickham : les communes italiennes, qui virent le jour au début du XIIe siècle sur fond de vacance du pouvoir et d’effondrement des hiérarchies traditionnelles consécutifs au conflit entre l’empereur et la papauté. Et il le fait sans idéalisation : rien de démocratique dans les cités italiennes, toutes marquées par une forte stratification sociale, et toutes dirigées par une élite civique marquée ou dominée par la culture et la présence des aristocrates. Le livre se concentre sur l’étude de trois cas : Milan, Pise et Rome. Il y suit pas à pas la « lente cristallisation » des institutions communales. Tout en préservant les dynamiques propres et les singularités de chacune d’entre elles, l’auteur dégage ainsi plusieurs caractéristiques communes. Il insiste sur l’importance des assemblées, « principale forme de réaction défensive à la crise du Royaume d’Italie ». Elles précèdent l’apparition d’un pouvoir consulaire autonome, cet « ensemble de magistratures dont les titulaires tournent régulièrement choisis ou du moins validés par une collectivité urbaine consciente d’elle-même », qui est plutôt le signe d’une prise de contrôle par les élites. Il retrace aussi la construction de leur autonomie en matière de guerre et de justice. Le titre du livre pointe enfin le fait que, dans la plupart des cas, l’institutionnalisation progressive des communes italiennes s’est faite sous l’impulsion d’acteurs « qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient », alors que par leurs actions successives, prenait forme, autour d’eux, un monde nouveau. Leur émergence n’obéit pas à un plan, mais procède d’« une succession de hasards, de routes empruntées par des gens dont le regard était souvent tourné dans la direction opposée ». [B.G.]
Zones Sensibles, 2021
☰ Les Âmes sauvages, de Nastassja Martin
Avant de partir poursuivre ses recherches de l’autre côté du détroit de Béring, dans le Kamtchatka, en Russie, auprès d’un groupe d’Évènes, Nastassja Martin a mené sa première enquête ethnographique auprès d’une société de chasseurs animistes d’Alaska : les Gwich’in. Elle retrace l’histoire au long cours de l’appropriation de leurs terres, raconte les discriminations subies et les lourdes conséquences sociales et économiques de la colonisation, les dévastations écologiques (perturbation du rythme des saisons et des routes migratoires des animaux) et les perturbations ontologiques qui en découlent (« altération du dialogue » interspécifique qui laisse les humains « comme nus dans la taïga »). Ainsi : « Le sens commun ne fait plus sens. » Les Gwich’in se trouvent pris en étau entre les ravages d’un capitalisme extractiviste avide de s’approprier les ressources alaskiennes et l’agenda de certaines associations écologiques hors-sol qui cherchent à sanctuariser certains espaces sans prendre en compte ni l’histoire ni les revendications des premiers concernés. « L’exploitation et la protection de l’environnement sont les deux registres grâce auquel s’exprime le naturalisme alaskien […]. Le point commun, qui sous-tend ces deux conceptions de l’environnement est capital et fondateur : c’est, dans les deux cas, l’extériorité de l’homme face à l’environnement qui permet soit sa sacralisation, soit son exploitation. » Mais ce livre n’est pas seulement le récit d’une désolation, de la fin d’un monde ; il s’attache à mettre en lumière les répertoires d’action d’une culture gwich’in en mouvement : les ressources d’un principe d’incertitude « qui préside à toutes les existences », une « forme d’ironie narquoise […] qui leur permet de rester fidèles à leur monde », l’actualisation de certaines figures de leur mythologie. Et l’autrice de conclure en insistant « sur le bouillonnement des pratiques gwich’in et sur leur aspect instable et créatif plutôt que sur l’aspect institué de leur cosmologie : non pour la détruire mais pour montrer les potentialités qu’elle recèle ». [B.G.]
La Découverte, 2016
☰ Nous sans l’État, de Yásnaya Elena Aguilar Gil
La lutte pour l’autodétermination des peuples ne passe plus forcément par la création d’un État-nation. Öcalan dans ses écrits théorisant le confédéralisme démocratique l’a bien montré – l’autrice cite d’ailleurs le mouvement kurde. Les luttes des peuples autochtones des Amériques proposent également de nombreuses réflexions sur le sujet. Préfacé par l’universitaire Jules Falquet, Nous sans l’État rassemble quelques-unes de celles de Yásnaya Elena Aguilar Gil, écrivaine, chercheuse et militante des droits humains d’origine mixe : un peuple vivant dans une région située dans cet État qu’on appelle le Mexique, et qui s’est construit il y a peine deux cents ans en écrasant la pluralité des peuples sur son territoire pour espérer n’en faire plus qu’un. « L’idée que l’État est la seule option possible en matière d’organisation de la vie des sociétés est si influente qu’elle a détruit la capacité d’imaginer ne serait-ce qu’une vie différente », affirme l’autrice, qui esquisse ce que pourrait être un « nous sans le Mexique », « une confédération de communautés autonomes ». Linguiste, elle est sensible à la question des idiomes et à leur place dans ce qui constitue l’identité d’une nation dissociée de la structure de la « monoculture politique de l’État-nation ». Dans plusieurs des articles, l’exemple de l’Académie française — qui, en 1998, déclarait que « les langues régionales portent atteinte à l’identité nationale » — est volontiers cité. Elle cherche ainsi à désessentialiser l’identité d’indigène : un terme qui, pour elle, désigne « des nations, des personnes et des communautés ayant souffert de processus de colonisations ». Un des textes expose la relation complexe des femmes autochtones au féminisme : elle y explique la nécessité pour chacune d’elles de développer leur propre concept de lutte des femmes — le féminisme devenant alors une de ces luttes (ses réflexions évoquent également celles menées par la jineolojî au sein du mouvement des femmes kurdes). L’autodétermination des peuples colonisés ne passera pas, en clair, par les États colonisateurs. [L.]
Ici-bas, 2021
☰ Vaches, de Frédéric Boyer
Elles n’ont pas grand-chose pour elles, semble-t-il. Ni l’admiration que suscitent les chevaux, ni l’amitié qu’on prête aux chiens, ni la crainte émerveillée qu’on voue aux lions, ni la tendresse qu’on réserve aux chats. Elles, ce sont les vaches. Gros mammifères par trop ordinaires. Pour un peu, un point de décor dans nos campagnes. On les mange sans penser qu’elles auraient pu vivre ; on les regarde regarder les trains qui passent et on se moque un peu. Dans le meilleur des cas, on dit comme Nietzsche qu’il faut philosopher comme elles ruminent. En pas même soixante pages, l’écrivain et éditeur Frédéric Boyer offre pourtant un exercice d’admiration. Les vaches, ce sont « les premières à mourir« , lit-on en ouverture. Animal temporaire, précaire, entièrement soumis au bon vouloir des humains. Animal utile et remplaçable. « Leur existence est un nombre infini de présents successifs. On comprend alors avec quel plaisir nous les avons exterminées. » La méditation de l’auteur n’a nulle ambition éthologique : elle s’avance avant tout sur les sentiers de la poésie et de la philosophie. « Les vaches ont des robes pleines de ronces et de fleurs et de poudre des champs. Elles ne savent rien de l’exception de la vie terrestre sous les étoiles. » En parlant d’elles, le livre parle également de nous — bien sûr. « Les vaches sont peut-être ce qui nous est arrivé à la fois de meilleur et de pire. Elles se réfléchissent en nous telles qu’elles sont et ont toujours été et nous font expérimenter que nous sommes fantômes de chair, pitres vivants. » Au fil de sa marche, l’auteur s’arrête : rien ne permet de penser que le mot « personne » soit l’apanage des seuls humains. Tout ce qui vit, souffre et appréhende le temps qui passe est une personne. Chaque vache est une personne. À travers leurs yeux innocents — car « Jamais vache n’a bu la couleur du sang frais » —, c’est « le vaste et cruel univers » qui se livre à nous. Leurs yeux interrogent nos lois, nos empires, nos carnages. Leur paix profonde avise nos abattoirs. « Dans les batailles personne n’a jamais tremblé pour elles. » Sans doute en aurait-il été autrement si nous avions su le tremblement. [E.B.]
P.O.L, 2008
Photographie de bannière : postier aux environs de la frontière entre l’Irlande du Nord et la République irlandaise en mars 1966 | Terence Spencer | Popperfoto | Getty Images
REBONDS
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