Cartouches (89)


Les sou­ve­nirs d’un ouvrier agri­cole, une enquête sur le renou­veau pay­san, pho­to­gra­phier les fron­tières de l’Europe, un illu­soire Nietzsche de gauche, le nucléaire et ses mythes, le théâtre d’Armand Gatti, cou­rir à tra­vers les États-Unis, le récit d’un Juif d’Allemagne dans la Résistance, une socio­lo­gie du mou­ve­ment auto­nome, écrire une vie les­bienne : nos chro­niques du mois de mars.


Joseph, de Marie-Hélène Lafon 

Une des­crip­tion des mains de Joseph ouvre le roman. Puis rapi­de­ment, et dou­ce­ment, l’écriture s’attache aux objets, aux per­sonnes, aux gestes, paroles et silences qui font la vie et le tra­vail dans la ferme où Joseph est employé. Le patron, la patronne, le fils et lui savent par­ta­ger les tâches et répar­tir le temps. Il reste peu d’ouvriers agri­coles comme Joseph. Après eux, sans doute, il n’y en aura plus. Mais ce qui a été, ce qui a fait la vie de Joseph, lui revient en mémoire. La nar­ra­tion dit les noms propres, pré­noms, noms de famille, noms de chiens qu’on a aimés, et aus­si les noms de com­munes, de can­tons, de villes ou de pays plus ou moins per­dus du Cantal et d’autour : Murat, Marcenat, Les Chazeaux, Soulages, le Jaladis, Condat, Allanche, Riom, Saint-Saturnin, Ségur… Comme d’autres, Joseph a eu la vie trouée par la bois­son — quelques années autour de trente ans, per­dues dans le vin qu’il avait triste. Comme d’autres, il a eu un amour mal­heu­reux qui s’est appe­lé Sylvie. Il a main­te­nant cin­quante ans ou plus et ira jusqu’à la retraite, jusqu’à sa fin, dans cette ferme auprès des patrons et des bêtes avec les­quelles il sait faire. L’ouvrier pay­san plu­tôt tai­seux fait place aux sou­ve­nirs. Les siens, ceux de l’enfance, de son frère Michel, de sa mère, des dif­fé­rentes places qu’il a eues en ferme. Et ceux des autres — bals, bagarres, démé­na­ge­ments, affaires mon­tées ou quit­tées. Joseph convoque par frag­ments des généa­lo­gies, des mor­ceaux de des­tins, évoque des butoirs qui ont pu esquin­ter des vies ou des joies qui ont pu y pas­ser. Joseph a la mémoire des chiffres. Des dates, des inter­valles, des durées. Il se les récite, il les sait. Dans ce roman, les dia­logues sont indi­rects et libres, mais ser­rés dans les mailles de situa­tions don­nées sans sur­plus. Les paroles et les pen­sées qui pèsent aus­si leur poids, s’enroulent dans les phrases dépliées, semble-t-il, au rythme où vont les choses. Sans arti­fice, avec une pré­ci­sion conti­nuelle et éco­nome qui fait des mots autant d’entrées dans des vies qui résonnent avec les nôtres, ou qu’on ren­contre. [L.M.]

Buchet-Chastel, 2014

Qui va nous nour­rir ?, d’Amélie Poinssot

« Le monde agri­cole est en train de bas­cu­ler », lit-on dans les pre­mières pages de cette enquête menée par la jour­na­liste Amélie Poinssot sur le renou­vel­le­ment des géné­ra­tions dans l’a­gri­cul­ture. Une bas­cule, vrai­ment ? Les récentes mobi­li­sa­tions agri­coles, en France et en Europe, laissent pré­su­mer, au contraire, la pour­suite d’un sta­tu quo délé­tère entre­te­nu par les forces poli­tiques au pou­voir depuis des décen­nies et les prin­ci­paux syn­di­cats du sec­teur. Ce serait se trom­per, pour­tant, que de prendre cet immo­bi­lisme pour gage d’une situa­tion maî­tri­sée. Car, explique Amélie Poinssot, la bas­cule n’est pas à cher­cher dans les poli­tiques publiques ou les dis­cours des repré­sen­tants syn­di­caux. Elle est démo­gra­phique et socio­lo­gique : c’est une véri­table « sai­gnée » qui a court. Pourquoi le renou­vel­le­ment des géné­ra­tions, ce qu’en­tend jus­te­ment per­mettre la future loi d’o­rien­ta­tion agri­cole, est-il à ce point en panne ? S’il y a des freins, c’est qu’il y a aus­si des res­pon­sables. Parce que les candidat·es à l’ins­tal­la­tion sont nom­breux et nom­breuses. C’est auprès d’elles et eux, sur­tout, que la jour­na­liste a enquê­té. En écou­tant leurs déboires, elle a « décou­vert com­bien l’al­lo­ca­tion des res­sources publiques conti­nuait d’empêcher une trans­mis­sion ver­tueuse ». À pre­mière vue, des méca­nismes existent : prime à l’ins­tal­la­tion, sub­ven­tions, pro­grammes d’ac­com­pa­gne­ment… Aucun, pour­tant, ne per­met l’a­vè­ne­ment d’une « agri­cul­ture pay­sanne de masse ». Dès lors, que nous reste-t-il ? Selon l’au­trice, seul « un mou­ve­ment social, popu­laire, de grande ampleur […] pour­ra réel­le­ment trans­for­mer l’a­gri­cul­ture et ces­ser d’en­tre­te­nir le pay­sage dicho­to­mique que nous connais­sons actuel­le­ment, agroa­li­men­taire indus­triel pour les plus pauvres, ali­men­ta­tion bio pour les plus aisés ». Mais, outre les mobi­li­sa­tions, plu­sieurs leviers pour­raient être acti­vés. Parmi eux, deux en par­ti­cu­lier : l’ac­cès au fon­cier et la garan­tie de reve­nus décents. [R.B.]

Actes Sud, 2024

Penser avec la fron­tière, de Bastien Deschamps et Sophie Djigo

Les édi­tions D’une rive à l’autre croisent le regard d’un·e pho­to­graphe avec celui d’un·e spé­cia­liste en sciences sociales afin d’éclairer par ce dia­logue « les ques­tions que notre époque sou­lève ». C’est sur « Penser avec la fron­tière » que se sont pen­chés Bastien Deschamps, pho­to­graphe, et Sophie Djigo, phi­lo­sophe, dési­gnée comme cible par l’extrême droite pour ses tra­vaux et actions sur les per­sonnes exilé·es. C’est d’une fron­tière en par­ti­cu­lier que Bastien Deschamps a cher­ché à cap­ter des ins­tants : le fleuve aux trois noms, Evros en grec, Marica en bul­gare et Meriç en turc. Côté grec, il est bor­dé par un no-man’s land inter­dit d’accès, où les forces répres­sives armées par Frontex attendent de pou­voir en toute illé­ga­li­té repous­ser les migrant·es — push­back — qui auraient réus­si à déjouer murs et grillages aux bar­be­lés acé­rés, camé­ras ther­miques, drones et canons sonores. Les images sombres, d’un noir et blanc contras­té où la lumière révèle les tex­tures, montrent des corps abî­més par les coups, les corps de per­sonnes qui attendent mal­gré tout de ten­ter à nou­veau de fran­chir le mur que l’Europe a dres­sé devant elles. Déchirantes sont les images finales, inven­taire des maigres pos­ses­sions trou­vées sur celles et ceux qui y auront lais­sé leur vie. Que nos gou­ver­ne­ments soient res­pon­sables de ces assas­si­nats n’est plus un mys­tère. Les crimes sont docu­men­tés, et « force est de consta­ter les limites du pou­voir judi­ciaire, sur­tout lorsqu’il émane d’instances inter­na­tio­nales. Il n’y a jamais eu autant de refou­le­ments, autant de morts. » « On sai­sit alors l’importance de lut­ter contre l’effacement pro­gram­mé, de rendre leur chair, leur voix, leur nom » aux exilé·es. « Démaquiller le réel. » La phi­lo­sophe ques­tionne éga­le­ment ce qu’elle appelle « les nœuds dans le tapis » : « des embar­ras, des confu­sions ou encore des contra­dic­tions » qui, d’après elle, « grèvent la plu­part des dis­cours sur la fron­tière ». Identité natio­nale, sou­ve­rai­ne­té et jus­tice inter­na­tio­nale, concept d’hospitalité… Ses réflexions per­mettent d’armer la pen­sée pour mettre en place, par­tout, une soli­da­ri­té concrète avec les per­sonnes exilé·es. [L.]

D’une rive à l’autre, 2024

Les foudres de Nietzsche, de Jacques Bouveresse

Dans cet ouvrage publié à titre post­hume, le phi­lo­sophe Jacques Bouveresse s’attaque à une méprise : par quel miracle her­mé­neu­tique un Nietzsche « de gauche » a‑t-il pu voir le jour au sein de la phi­lo­so­phie fran­çaise des années 1960 et 1970 ? Comment inter­pré­ter l’éruption de ce « nietz­schéisme à la fran­çaise », incar­née par des pen­seurs aus­si dif­fé­rents que Foucault et Deleuze ? Bien qu’ayant tra­cé sa propre voie au sein de la phi­lo­so­phie ana­ly­tique, Bouveresse n’a ces­sé de médi­ter ces ques­tions pen­dant des décen­nies, non seule­ment du point de vue de l’histoire de la phi­lo­so­phie, mais aus­si en ayant en tête les pro­blèmes poli­tiques qui en découlent. La cri­tique de Bouveresse porte sur deux points prin­ci­paux. D’une part la més­in­ter­pré­ta­tion, inau­gu­rée selon lui par Foucault, du rap­port nietz­schéen à la « véri­té », et par laquelle la cri­tique de la véri­té se meut en pure et simple liqui­da­tion de la notion de véri­té, en tant que celle-ci n’est jamais que le pro­duit d’un pou­voir ins­ti­tué — que Foucault ait dédié une par­tie consi­dé­rable de ses cours au Collège de France au « dire vrai » en est l’illustration. D’autre part, « l’herméneutique de l’innocence », pra­ti­quée par de nom­breux « nietz­schéens de gauche », consis­tant à inter­pré­ter « méta­pho­ri­que­ment » ou tout sim­ple­ment à occul­ter la dimen­sion émi­nem­ment réac­tion­naire de l’œuvre nietz­schéenne. Bouveresse montre qu’il existe bel et bien une « pen­sée poli­tique » de Nietzsche, fon­dée sur une natu­ra­li­sa­tion sans équi­voque de la hié­rar­chie sociale, de la divi­sion du monde entre forts et faibles, maîtres et esclaves — les forts et les maîtres étant indu­bi­ta­ble­ment du côté des forces vitales et de la créa­tion. L’éloge de la liber­té indi­vi­duelle et de l’élan créa­teur, loin d’être assi­mi­lable à quelque sen­si­bi­li­té liber­taire, est indis­so­ciable chez Nietzsche de la haine de l’égalité et, sur le plan his­to­rique, du rejet vis­cé­ral de la Révolution fran­çaise et de la Commune. Dès lors, force est d’admettre que Nietzsche est tou­jours res­té sourd à la ques­tion sociale, et impi­toya­ble­ment cri­tique envers le socia­lisme de son temps qui, selon lui, consti­tue une « volon­té de néga­tion de la vie », une doc­trine ima­gi­née par « des hommes ou des races ratés ». N’est-ce pas au reste cette même détes­ta­tion du socia­lisme qu’actualise Foucault, lorsqu’il affirme que « tout ce que cette tra­di­tion socia­liste a pro­duit dans l’histoire est à condam­ner » ? Que Nietzsche soit un pen­seur déci­sif pour com­prendre notre temps, nul ne sau­rait le contes­ter ; la pro­bi­té intel­lec­tuelle devrait néan­moins nous inter­dire d’en faire un apôtre de l’é­man­ci­pa­tion col­lec­tive. [A.C.]

Hors d’at­teinte, 2021

☰ Le Nucléaire ima­gi­né — Le rêve du capi­ta­lisme sans la terre, d’Ange Pottin

En février 2022, Emmanuel Macron annonce une série de grands tra­vaux pour relan­cer l’in­dus­trie nucléaire fran­çaise. Au pro­gramme : la mise en ser­vice d’au moins six réac­teurs pres­su­ri­sés euro­péens (EPR) d’i­ci 2050. Deux termes viennent légi­ti­mer un pro­jet digne des années d’a­près-guerre : décar­bo­na­tion et pla­ni­fi­ca­tion. L’énergie nucléaire aurait pour avan­tage d’être pilo­table, maî­tri­sée et, sur­tout, sans émis­sion pol­luante, au point que le Parlement euro­péen l’a qua­li­fiée d’ « éner­gie verte ». L’extraction de mine­rais ? Une brou­tille. Les risques ? Sous contrôle. Les déchets radio­ac­tifs sur des mil­liers d’an­nées ? Une épine qu’on aime­rait plu­tôt enfouir sous terre, balan­cer dans les hauts-fonds océa­niques ou, mieux, qui pour­rait ser­vir à son tour de com­bus­tible. C’est ce der­nier élé­ment qui fait la trame du pré­sent essai, écrit par le phi­lo­sophe Ange Pottin. Selon lui, « le capi­ta­lisme indus­triel est tra­ver­sé par une étrange contra­dic­tion : en pro­met­tant l’in­dé­pen­dance vis-à-vis de la Terre, il étend sans cesse sa pesante emprise ter­restre ». Et quoi de plus par­lant pour l’at­tes­ter que l’his­toire de l’in­dus­trie nucléaire ? Celle-ci devrait son suc­cès poli­tique à un rêve, celui du capi­ta­lisme sans la terre, que l’i­ma­gi­naire de ce que l’au­teur appelle le « capi­tal fis­sile » entre­tient depuis les années 1950. Son objet : « accu­mu­ler un ensemble de sub­stances radio­ac­tives aux fins de l’ac­cu­mu­la­tion de la valeur éco­no­mique […] par-delà les limites maté­rielles qu’im­pose la dépen­dance de l’é­co­no­mie aux com­bus­tibles fos­siles ». En se concen­trant sur la stra­té­gie du « cycle du com­bus­tible fer­mé », Ange Pottin détri­cote un mythe por­té conjoin­te­ment par des ingé­nieurs et des poli­ti­ciens, qui « légi­time et jus­ti­fie la mise en place d’une infra­struc­ture dan­ge­reuse, pol­luante et contro­ver­sée ». Alors que l’é­poque devrait être au déman­tè­le­ment plu­tôt qu’à la construc­tion, à la décrois­sance plu­tôt qu’à l’ac­cu­mu­la­tion, Le Nucléaire ima­gi­né démontre la per­pé­tua­tion rai­son­née de ver­rous indus­triels qui entre­tiennent un héri­tage dont il n’est sans doute déjà plus pos­sible de se défaire. [E.M.]

La Découverte, 2024

☰ Armand Gatti, théâtre-uto­pie, d’Olivier Neveux

De la fin des années 1950 aux années 2010, Armand Gatti, qui fut résis­tant-maqui­sard, grand repor­ter, cinéaste, poète et noyau dur, avec d’autres, de La Parole errante à Montreuil, a fait œuvre de théâtre. On lui doit des inven­tions dra­ma­tur­giques radi­cales, abor­dées ici par le prisme de deux caté­go­ries poli­tiques : l’anarchisme qui était le sien et l’utopie qu’il a écha­fau­dée par et pour l’art du théâtre. Un théâtre pro­pre­ment déme­su­ré, frayant autant avec l’agit-prop et l’université popu­laire qu’avec un for­ma­lisme révo­lu­tion­naire et des pièces d’une com­plexi­té « élé­phan­tesque » qui ont lan­cé à l’endroit du réel et de l’Histoire d’irréductibles sou­lè­ve­ments. Théâtre mili­tant ? Oui, puisqu’il n’a ces­sé d’être « secoué par les bat­te­ments car­diaques des luttes et des évé­ne­ments » (sa pièce La pas­sion du géné­ral Franco est d’ailleurs cen­su­rée par le gou­ver­ne­ment fran­çais en 1968). Cependant ce n’est ni l’efficacité directe ni la pré­ten­tion à tou­cher juste, mais l’infini des pos­sibles que cette œuvre pose en ligne de mire : l’aventure d’une « parole errante », c’est « le refus for­ce­né que quelque chose puisse ne pas être dit, par paresse, inca­pa­ci­té ou oubli ». Les pièces de Gatti pro­cèdent, nous dit Olivier Neveux, d’un « acti­visme du fic­tif » où le pas­sé n’est pas clos, où les vaincu·es ont droit de retour (un retour sans coïn­ci­dence avec ce qui a été), où les morts ont la parole — à com­men­cer par le propre père de Gatti, anar­chiste ita­lien mort en grève, à qui est consa­crée La Vie ima­gi­naire de l’éboueur Auguste G., mon­tée en 1961. Outre les dizaines de pièces ou expé­riences théâ­trales évo­quées, entre tant d’autres celle de Saint-Nazaire en 1977 avec Le Canard sau­vage, Olivier Neveux com­pose dans ce livre une constel­la­tion poli­tique (Blanqui, Makhno, Luxemburg, Durruti), poé­tique (Khlebnikov, Mandelstam, Le Brun), phi­lo­so­phique (Benjamin, Abensour, Bloch) qui éclaire la sin­gu­la­ri­té d’un théâtre tout autant han­té par la bar­ba­rie concen­tra­tion­naire et les défaites du XXe siècle, que par un « prin­cipe espé­rance » qui l’invite à se pen­ser comme une bar­ri­cade liber­taire jetée dans l’orbite du temps. [Y.R.]

Libertalia, 2024

La Grande course de Flanagan, de Tom McNab

Le 4 mars 1928, une étrange équi­pée s’é­lance de Los Angeles pour enta­mer la tra­ver­sée des États-Unis d’Ouest en Est. Près de 300 cou­reurs et cou­reuses prennent part à la pre­mière course orga­ni­sée d’un bout à l’autre du pays. S’il y a là quelques cham­pions célèbres venus de tous les conti­nents, le gros des participant·es n’a jamais fait plus d’une dizaine de kilo­mètres à pied sur une seule jour­née dans sa vie. Ce mor­ceau d’his­toire du sport et sa col­lu­sion avec la publi­ci­té, les paris en tous genres, la mise en spec­tacle des efforts extrêmes four­nissent le maté­riau prin­ci­pal d’un grand roman paru au milieu des années 1980. Ajoutez trois années à la date ini­tiale, chan­gez le pro­mo­teur Charles C. Pyle pour le fan­tasque Richard C. Flanagan et la véri­table Bunion Derby pour la fic­tive Trans-America : vous lisez La Grande course de Flanagan, du roman­cier Tom McNab. Dans sa pré­face, l’é­cri­vaine Cécile Coulon nous ren­seigne sur la vie de ce der­nier. S’il écrit par­fois des livres, Tom McNab a été avant tout cou­reur, puis entraî­neur d’ath­lé­tisme, avant de figu­rer au géné­rique des Chariots de feu, fameux film sur les Jeux Olympiques de 1924, en tant que conseiller tech­nique. D’où, selon l’é­cri­vaine, la viva­ci­té des des­crip­tions dès lors que les cou­reurs et les cou­reuses s’é­lancent dans l’un de leurs mara­thons jour­na­liers pour rejoindre New York au terme de 5 500 kilo­mètres. Les trois années en plus par rap­port à l’é­vé­ne­ment réel ne sont pas for­tuites : durant ce laps de temps, la crise de 1929 est pas­sée et les États-Unis sont lami­nés par le chô­mage et la misère. La plu­part des participant·es, d’ailleurs, ne courent que pour y échap­per. Une fois le départ lan­cé, ce sont plus de 600 pages qu’il faut ava­ler comme d’autres avalent les kilo­mètres, la pous­sière, la neige et une série de défis tou­jours plus incon­grus à mesure qu’ils avancent. Certains doivent affron­ter un che­val au sprint ; un autre ren­contre un ancien cama­rade de boxe clan­des­tine sur le ring ; un der­nier, l’or­ga­ni­sa­teur de ce cirque gran­diose, doit parer les assauts de poli­ti­ciens haut pla­cés qui voient d’un mau­vais œil la popu­la­ri­té gran­dis­sante de la course. Un grand car­na­val pro­lé­taire ? Un trem­plin pour le capi­ta­lisme sau­vage ? Une leçon de soli­da­ri­té tein­tée de crasses en tous genres ? Un peu de tout ça, sûre­ment, ce qui donne son sel au roman. [E.M.]

J’ai lu, 2018

☰ L’Art de la résis­tance — Quatre ans dans la clan­des­ti­ni­té en France, de Justus Rosenberg

Alors que dis­pa­raissent peu à peu les dernier·es Résistant·es à avoir com­bat­tu le nazisme durant la Seconde Guerre mon­diale, on assiste en France à la réha­bi­li­ta­tion orches­trée par le régime macro­niste du par­ti héri­tier de Pétain et Vichy, cofon­dé par un ancien SS et un tor­tion­naire fran­çais de la guerre d’Algérie. L’ignominie a été pous­sée au point que ces enfants de Pétain ont pu défi­ler sous les applau­dis­se­ments du gou­ver­ne­ment lors d’une marche contre l’antisémitisme. Conserver les témoi­gnages de la lutte anti­fas­ciste est dès lors vital, pour ne pas oublier les hor­reurs du pas­sé et appré­hen­der com­ment des popu­la­tions ont petit à petit glis­sé vers des régimes d’abord auto­ri­taires, puis ouver­te­ment fas­cistes. Né dans une famille de com­mer­çants juifs de l’enclave de Dantzig en Pologne, Justus Rosenberg est envoyé en 1937 par ses parents étu­dier en France. Avant de par­tir, il assiste à la mon­tée du nazisme et à ses pre­miers pogroms, voit les nazis atti­ser la haine des foules, observe les liens sociaux se déli­ter quand les rela­tions entre Juifs et non-juifs deviennent inter­dites. Les pre­miers cha­pitres du livre montrent que le glis­se­ment n’est jamais sou­dain : c’est de renon­ce­ment en renon­ce­ment que se dif­fuse l’idéologie nazie dans la socié­té, jusqu’à la prise de pou­voir d’Hitler. En France, après quelques années stu­dieuses à la Sorbonne, la guerre rat­trape Justus Rosenberg. Il intègre la Résistance petit à petit. Son récit nous montre que là aus­si, l’engagement est pro­gres­sif et se fait au gré des situa­tions vécues et des ren­contres. Alors que l’armée fran­çaise est en déroute, Justus veut s’engager avec les Polonais, mais il arrive trop tard pour s’embarquer avec eux. Il tra­vaille un temps pour une ONG éta­su­nienne, puis finit par rejoindre un réseau de résis­tance. D’abord recru­teur, il passe dans la clan­des­ti­ni­té et prend le nom de Jean-Paul Guiton après avoir été arrê­té. D’agent de ren­sei­gne­ment, il devient maqui­sard, puis sol­dat dans l’armée éta­su­nienne après le débar­que­ment de Provence, avant de rede­ve­nir tra­vailleur huma­ni­taire. Les mots de Justus sont humbles : « à chaque fois, ce que j’appelle un concours de cir­cons­tances m’a offert une fenêtre de pos­si­bi­li­té, ou don­né une occa­sion à sai­sir. [J]e ne peux pas mieux expli­quer com­ment j’ai sur­vé­cu. » [L.]

Divergences, 2024

Devenir révo­lu­tion­naire — Sociologie de l’en­ga­ge­ment auto­nome, de Colin Robineau

Membres du black bloc, gau­chistes, par­ti­sans de l’ul­tra­gauche… Si les qua­li­fi­ca­tifs ne manquent pas pour dési­gner la frac­tion de l’ex­trême gauche qui se déploie à l’é­cart des orga­ni­sa­tions syn­di­cales et par­ti­sanes, tous tombent à côté de leur cible. C’est que les militant·es qui se recon­naissent et sont recon­nus comme appar­te­nant au « milieu auto­nome » ne se laissent pas faci­le­ment décrire, encore moins objec­ti­ver. Pour le socio­logue Colin Robineau, c’é­tait donc « faire œuvre de salu­bri­té sinon publique, du moins socio­lo­gique que de mettre au jour les condi­tions de pro­duc­tion d’un enga­ge­ment en rup­ture avec l’ordre social » tel que le leur. À rebours des sté­réo­types repris avec faci­li­té dans les médias et, par­fois, jus­qu’au sein de la gauche par­le­men­taire, il s’a­gis­sait pour l’au­teur de com­prendre les res­sorts qui peuvent conduire à « une phase d’en­ga­ge­ment total au cours de laquelle le milieu auto­nome [a ten­du] à satel­li­ser toutes les sphères de [l’]existence ». Au terme d’un rapide retour his­to­rique allant des opé­raïstes ita­liens au monde des squats en Allemagne, en pas­sant par Action directe en France, il avance que « c’est la coha­bi­ta­tion entre vel­léi­tés insur­rec­tion­nelles et dési­rs de séces­sion qui fait tenir, encore aujourd’­hui, l’au­to­no­mie sur ses deux jambes ». Mais au-delà des posi­tion­ne­ments théo­riques, stra­té­giques et pra­tiques recon­duits d’une géné­ra­tion à l’autre, c’est le pro­ces­sus de socia­li­sa­tion des auto­nomes d’au­jourd’­hui qui a inté­res­sé Colin Robineau. Une simple ques­tion oriente en effet l’en­semble de son tra­vail : com­ment en sont-ils et elles arrivé·es là ? Pour y répondre, il a recons­ti­tué les récits de vie d’une ving­taine de participant·es à l’a­ni­ma­tion d’une can­tine de l’Est pari­sien ins­pi­rée par les centres sociaux auto­gé­rés ita­liens. Socialisation fami­liale, expé­rience sco­laire, pre­miers enga­ge­ments poli­tiques : autant d’élé­ments qui, pour l’au­teur, expliquent que ses enquêté·es soient tous et toutes marqué·es par « une rela­tion désac­cor­dée au monde tel qu’il est et tel qu’il va ». On s’a­per­çoit à la lec­ture de Devenir révo­lu­tion­naire que les dis­po­si­tions sociales jouent pour une bonne part dans « la fabrique des mili­tants auto­nomes ». Il res­tait encore à com­prendre les­quelles : voi­là qui est chose faite. [R.B.]

La Découverte, 2022


Peau — À pro­pos de sexe, de classe et de lit­té­ra­ture, de Dorothy Allison

« J’essaie de com­prendre com­ment nous inté­rio­ri­sons les fables de notre socié­té même lorsque nous leurs résis­tons. » Dorothy Allison est née pauvre, en 1949, dans une famille blanche ouvrière de Caroline du sud. Enfant, elle a connu l’horreur de l’inceste. Adolescente, elle s’est sue les­bienne. Elle a pu, grâce à une bourse, faire des études. Jeune adulte, elle est deve­nue acti­viste fémi­niste et écri­vaine d’essais et de fic­tions (par­mi les­quelles le roman L’Histoire de Bone). Dans ce recueil de textes écrits entre 1981 et 1994, elle ana­lyse, décrit, raconte ce qu’a été sa vie, sa tra­jec­toire ponc­tuée de « miracles », d’amantes, d’amies, de cama­rades les­biennes, gays, fémi­nistes, mais aus­si d’échecs, de vio­lences, de dif­fi­ciles heurts poli­tiques — dans les années 1980, les fémi­nistes amé­ri­caines s’affrontent notam­ment autour des ques­tions de sexua­li­té et de por­no­gra­phie. Dorothy Allison, pro-sexe, place la ques­tion du désir au cœur, au fon­de­ment de son acti­visme et de sa créa­tion. Désir et sexua­li­té dans leur puis­sance, leur vita­li­té, mais aus­si leur noir­ceur, leur amo­ra­li­té ou plu­tôt leurs véri­tés morales tou­jours sin­gu­lières. « Je crois en la véri­té. J’y crois comme seule peut y croire une per­sonne à qui on a refu­sé le droit de la dire. Je connais son pou­voir ». Ce livre est l’analyse intran­si­geante des moteurs, res­sorts, méandres d’une vie qui a connu la honte, le déses­poir, le dégoût, les pertes mas­sives et déchi­rantes (du sida, du can­cer) mais aus­si la liber­té, la révo­lu­tion, l’amour. Et le désir. C’est pour nous lecteur·ices un appel d’air, qui prend acte de ce que « la véri­té de nos vies n’est pas belle » : « Je veux des his­toires dures. Je les exige de moi. […] Elles sont là pour toutes mes sem­blables, qu’elles soient ou non capables d’écrire leur propre his­toire. Mes his­toires ne sont pas contre quelqu’un·e, elles sont pour la vie dont nous avons besoin », écrit Allison qui a pas­sé la sienne à déter­rer les men­songes. Avec elle, grâce à elle, racon­ter devient le ter­rain de bataille pour faire hon­neur à nos mort·es et trans­for­mer le monde. [L.M.]

Cambourakis, 2023


Photographie de ban­nière : Gordon Matta-Clark en train de créer Garbage Wall sous le Brooklyn Bridge, 1970 


image_pdf

REBONDS

Cartouches 88, février 2024
Cartouches 87, décembre 2023
Cartouches 86, novembre 2023
Cartouches 85, sep­tembre 2023
Cartouches 84, juin 2023

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.